Résumés
Résumé
Dans la foulée d’une première étude détaillant le contexte où fut rédigé et publié en 1919 Le bassin de la Sarre. Clauses du traité de Versailles. Étude historique et économique, nous analysons la pensée exprimée dans cet ouvrage de Paul Vidal de la Blache et de Lucien Gallois. Nous expliquons comment cette pensée, en combinant science et rhétorique, élabore un récit géographique qui présente l’histoire de la Sarre sous un jour favorable à la France.
Mots-clés :
- Paul Vidal de la Blache,
- Lucien Gallois,
- Sarre,
- bassin houiller de la Sarre,
- Grande Guerre,
- traité de Versailles,
- traités de Paris de 1814 et 1815,
- épistémologie,
- rhétorique,
- récit,
- militantisme scientifique
Abstract
Following a first study detailing the context in which Le bassin de la Sarre. Clauses du traité de Versailles. Étude historique et économique was written and published, this article analyzes the thought expressed in this work authored by Paul Vidal de la Blache and Lucien Gallois in 1919. It explains how this thought, by combining science and rhetoric, creates a geographical narrative of the history of the Saar region that portrays France in a favorable light.
Keywords:
- Paul Vidal de la Blache,
- Lucien Gallois,
- Saar,
- coal basin of the Saar,
- Great War,
- Treaty of Versailles,
- Treaties of Paris of 1814 and 1815,
- epistemology,
- rhetoric,
- narrative,
- scientific activism
Resumen
Dentro del impulso de un primer estudio que detalla el contexto de escritura y publicación, 1919, Le bassin de la Sarre. Clauses du traité de Versailles. Étude historique et économique, analizamos la reflexión presente en la obra de Paul Vidal de la Blache y de Lucien Gallois. Explicamos cómo esta idea, combinando ciencia y retórica, elabora un relato geográfico que presenta la historia del Sarre bajo un aspecto favorable a Francia.
Palabras clave:
- Paul Vidal de la Blache,
- Lucien Gallois,
- Sarre,
- cuenca carbonífera del Sarre,
- Gran Guerra,
- Tratado de Versalles,
- Tratados de París de 1814 y 1815,
- epistemología,
- retórica,
- narrativa,
- activismo centífico
Corps de l’article
Inflexion politique d’une géographie
Fort probablement en septembre 1919, paraissait chez Armand Colin, sous la signature de P. Vidal de la Blache et de L. Gallois, Le bassin de la Sarre. Clauses du traité de Versailles. Étude historique et économique, un opuscule de 55 pages qui décrivait une région dont le destin national venait de basculer. Le traité de Versailles, signé un peu plus tôt dans l’année, avait établi les conditions de paix imposées à l’Allemagne au sortir de la Grande Guerre. La Sarre était de ce fait détachée de l’Allemagne et offerte à la France, qui pouvait ainsi tirer des réparations de guerre du charbonnage et de la métallurgie de la région. La question de la souveraineté restait toutefois en suspens. Un territoire dit du « bassin de la Sarre », délimité à cette fin expresse, était confié à la Société des Nations, créée par le même traité, de sorte que la France n’avait droit qu’à l’usufruit en attendant que le rattachement national ne fût décidé lors d’un référendum prévu en 1934[1]. Le premier chapitre de l’ouvrage expliquait d’ailleurs ces dispositions, tandis que les trois autres brossaient le tableau géographique de la Sarre en faisant ressortir comment la France avait tenu un rôle déterminant dans la constitution et dans le dynamisme de la région. Ainsi, sans que ne fût revendiqué explicitement le rattachement de la Sarre à la France, le tableau géographique proposé n’en suggérait pas moins qu’une telle issue n’eût pas été sans raison ni légitimité (figure 1).
Nous avons montré dans un précédent article, selon une approche bibliologique, en quoi Le bassin de la Sarre est, en sa production et en sa diffusion, un ouvrage fortement marqué par les circonstances. Son contenu provient largement des travaux du Comité d’études formé en 1917 pour contribuer à définir les buts de guerre de la France, tandis que sa diffusion séquencée est rythmée par l’histoire même du traité de Versailles dans l’immédiat après-guerre : sa signature le 28 juin 1919, sa ratification par les institutions nationales françaises en octobre 1919 et la frustration de la France en 1923 face à la réticence de l’Allemagne à lui verser les réparations convenues. Cette conjecture imprime à l’ouvrage une surdétermination politique indéniable. Mais le contexte ne peut tout expliquer de la géographie que Vidal de la Blache et Gallois énoncent dans Le bassin de la Sarre. Aussi, il importe d’étudier en elle-même cette géographie de la Sarre afin de comprendre en quoi, par le fond et par la forme, elle est en soi une manière de faire de la politique.
À cette fin, il convient de convoquer la textologie en complément de l’étude bibliologique déjà conduite.
Alors que la bibliologie a permis d’en reconstituer l’histoire éditoriale, la textologie invite à analyser Le bassin de la Sarre en son verbe. L’examen s’attache dans cette optique aux mots qui forment le texte et aux idées que ce texte formule et enchaîne les unes aux autres. La démarche pose le texte comme une unité en soi, dotée d’une fonction propre. Certes, une telle fonction ne se manifeste pas spontanément et d’un seul coup dans toute sa complexité. Il faut, rappelle Berthelot (2003), aborder un texte plus d’une fois et sous divers angles. Concernant les écrits scientifiques, il peut par exemple s’avérer utile, en s’inspirant de Husserl (2020), d’explorer ce qui, des concepts mobilisés et des propositions formulées par Vidal de la Blache et Gallois, provient de couches préthéoriques, voire antéprédicatives. Cette démarche régressive, en retraçant l’aperception qui met l’oeuvre en branle, donnerait à saisir les courants profonds de la dynamique discursive (Berdoulay, 1988) ou l’imaginaire sous-jacent où puise la pensée forgée par le texte (Soubeyran, 1997). On pourrait également y constater l’emprise d’un genre (Berdoulay, 1988 : 29-43 ; Laplace-Treyture, 2000) ou d’un paradigme (Orain, 2009). Bien qu’il doive beaucoup à ce qui le précède, à sa matrice disons, un texte n’en est pas moins structuré par l’effet qu’il cherche à produire. Ainsi, à l’amont du texte correspond son aval, qui n’est pas moins déterminant, car le chemin emprunté pointe nécessairement vers un but, même quand l’auteur n’en est pas conscient lui-même, ne désire pas l’avouer ou le cache sous un prétexte plus convenable. D’où l’approche ici retenue d’étudier l’intention qui anime Le bassin de la Sarre[2]. En concevant l’ouvrage comme un objet intentionnel, le regard se porte sur les procédés de l’organisation des concepts et des propositions au sein du texte. Cette organisation sert le but, unique ou multiple, que l’oeuvre poursuit et constitue les moyens déployés en conséquence. La source du texte, répétons-le, n’y est certainement pas sans influence, mais elle y agit en quelque sorte tel un atavisme. Sa destination, en revanche, mobilise sciemment une argumentation dont l’efficacité est en soi un motif central du texte : elle en active la pensée. C’est pourquoi, bien qu’un texte puisse brouiller son propre but, il en laisse inévitablement la trace. D’où l’intérêt d’en décortiquer l’argumentation en ses procédés autant rationnels que rhétoriques[3].
Un exercice particulier de géographie régionale
Avant d’examiner la pensée active que recèle Le bassin de la Sarre et d’en ausculter la matière textuelle, il convient de décrire tout simplement le contenu de cet ouvrage qui compte un avertissement (page 5, non foliotée), une table des matières (page 55, non foliotée), deux cartes hors texte en couleurs et quatre textes, numérotés de I à IV, qui forment autant de chapitres. Fait notable, l’ensemble est privé d’une introduction qui aurait pu en préciser d’entrée de jeu le but et la méthode. Certes, on comprend aisément, au fil de la lecture, la méthode utilisée. Hormis le chapitre I, l’exercice est en effet assimilable à une monographie régionale, comme la géographie française la pratiquait avec libéralité à l’époque. Il demeure que la variabilité historique des frontières de la région en cause et son exemplarité industrielle conféraient au propos une tonalité sui generis. Mais, au-delà du procédé et du dessein monographique, il est difficile de saisir a priori l’intention générale de l’ouvrage, même si, à l’évidence, le but n’est pas simplement de décrire géographiquement la Sarre.
Avertissement
L’avertissement indique l’origine des textes que le livre rassemble et rappelle évasivement un voeu de Paul Vidal de la Blache à l’égard de la France rhénane. Cette note liminaire, signée L. G., qui tient en quelques lignes, mérite d’être citée au complet :
Cette brochure est en partie la reproduction d’articles parus dans le no du 15 juillet 1919 des Annales de Géographie. Le chapitre II, La Frontière de la Sarre d’après les traités de 1814 et de 1815, est un mémoire qu’avait écrit en 1917 M. Vidal de la Blache pour le Comité d’études présidé par M. Ernest Lavisse. Il complète le livre si plein d’idées La France de l’Est (Lorraine-Alsace) qu’il publiait à la même époque. M. Vidal de la Blache est mort en avril 1918 sans avoir eu la joie de voir, sur notre frontière de l’Est, le retour de la France au Rhin qu’il considérait comme nécessaire à la paix de l’Europe.
Sans plus de préambule, cette courte entrée en matière fait ensuite place à quatre chapitres. Aucun d’entre eux n’est attribué à un auteur en particulier, sinon le deuxième, par l’entremise du renseignement fourni dans l’avertissement. On en déduit que les trois autres sont de la main de Gallois.
Chapitre I
Le premier chapitre, « Les clauses du traité de Versailles » (Le bassin de la Sarre, première édition, p. 7-10)[4], reprend, en y greffant un déterminant initial, le premier sous-titre de l’ouvrage. Gallois y explique d’abord les droits attribués à la France sur la Sarre en résumant les clauses 45-50 du traité de Versailles et les trois chapitres de l’annexe qui s’y rapporte. Pour assurer l’exercice de ces droits, le traité instituait le territoire du bassin de la Sarre, dont l’administration était confiée à la Société des Nations, elle-même créée par le traité de Versailles. Afin de garantir que l’exploitation de ses mines fût optimale, ce territoire était par ailleurs uni à la France sur le plan douanier. Le traité prévoyait qu’au terme d’une période de 15 ans, une consultation serait tenue, de sorte que la population concernée pourrait décider si elle souhaitait que le territoire en cause restât sous l’autorité de la Société des Nations, fût cédé à la France, en totalité ou en partie, ou réuni, en totalité ou en partie, à l’Allemagne. Gallois rappelle ensuite que ces droits ne présumaient pas de l’appartenance nationale de la Sarre, mais découlaient uniquement de la nécessité d’accorder à la France des réparations en compensation des dommages subis durant la guerre. Par-delà ce rappel, il mentionne que la Sarre, même si son incorporation à la France n’avait été que sporadique, avait grandement bénéficié de ce pays depuis des siècles et qu’il était opportun et légitime que cette relation fût consolidée. Quant au référendum, Gallois demeure prudent. La solution négociée lui semble honorable. Dans l’immédiat, la France, pays soucieux des intérêts de la Sarre, prendrait le relais de la Prusse qui avait été installée dans la région en 1815, lors du Congrès de Vienne, dans l’unique but d’y monter la garde contre la France, soutient Gallois. Selon ce dernier, la Prusse, au moment où on lui remit la Sarre, « n’avait jamais eu aucun droit sur ce pays » (BS : 9) et il fallait déplorer que « l’on ne s’inquiét[ât] guère alors des intérêts et des désirs de ses habitants » (ibid.). C’est pourquoi Gallois salue l’invitation faite dans le traité de Versailles à la population de la Sarre à se prononcer librement. Qu’importe le résultat du scrutin, avance-t-il, il n’en serait pas moins digne de respect, puisque conforme « aux principes qui ont inspiré la paix de Versailles » (ibid.), en l’occurrence le droit des peuples de vivre sous l’autorité de leur choix[5]. Le chapitre enchaîne sur la délimitation du territoire du bassin de la Sarre selon le traité de Versailles (figure 2), avant de présenter très sommairement, en terminant, les autres chapitres du livre.
Chapitre II
Le deuxième chapitre, nommément attribué à Paul Vidal de la Blache dans l’avertissement ouvrant le livre, est intitulé « La frontière de la Sarre, d’après les traités de 1814 et de 1815 » (BS : 11-29). Avant d’aborder les changements frontaliers découlant de la chute de Napoléon, Vidal y décrit la vallée de la Sarre. La description évoque d’emblée la région naturelle avant de laisser toute la place, ou presque, à la géographie humaine. La rivière y est présentée comme une voie de circulation unissant un chapelet de villes, de Sarre-Union et Sarreguemines, du côté français, à Sarrebruck, Merzig et Sarrelouis, du côté allemand[6]. Vidal note que l’avantage qu’en tirait le transport se consolida au gré de la construction d’infrastructures favorisant la navigation. Les voies de communication terrestres nouèrent encore davantage les liens économiques de la vallée avec les régions environnantes. Ainsi, l’interfluve entre la Sarre et la Moselle, « sillonné de routes » (BS : 12), souda les deux vallées, de sorte que la vallée sarroise, souligne l’auteur, devint partie prenante des « destinées de la Lorraine » (BS : 11). Avec le temps, la Sarre s’érigea en centre d’échanges majeur. Le commerce du charbon en vint à dominer, surtout quand fut ouvert, en 1866, le canal des houillères de la Sarre qui, partant de Sarreguemines, rejoint le canal de la Marne au Rhin près de Sarrebourg, plus au sud. Dès lors, la houille du bassin de la Sarre se déversa en masse vers la Lorraine et l’Alsace, de sorte que bientôt se constitua une vaste contrée qui, grâce à un charbonnage intensif, à l’essor de l’industrie métallurgique et au déploiement du chemin de fer, s’imposa comme « un des carrefours populeux de l’Europe » (BS : 13)[7].
Cette évolution n’était cependant que la forme nouvelle d’une condition ancienne. Selon Vidal, la centralité de la Sarre remontait plus loin dans le temps. « Noeud de relations et centre d’influence » (ibid.) dès le XIVe siècle, la Sarre avait attiré l’attention de ses voisins, chacun veillant d’une manière ou l’autre à s’allier à elle, voire à se l’adjoindre. D’où l’impossibilité, d’après Vidal, de comprendre cette région sans considérer les répercussions frontalières qui en découlèrent, au cours des derniers siècles. C’est ce à quoi l’auteur du chapitre s’emploie par la suite en retraçant l’évolution de la frontière du territoire sarrois depuis la période de Louis XIV, époque où la France en vint à y tenir un rôle déterminant. Le premier fait marquant, indique Vidal, fut la fondation de Sarrelouis en 1680 (figure 3), quand le royaume de France se substitua au duché de Lorraine (traités de Nimègue, 1678-1679). Son rayonnement immédiat fut tel qu’« [o]n put croire un moment que Sarrelouis deviendrait la capitale d’une nouvelle province » (BS : 14) du royaume de France. Car depuis cette ville, la France aurait exercé une force unificatrice « au coeur de régions livrées au morcellement » (ibid.).
La diplomatie en voulut toutefois autrement, et le roi dut restituer la Lorraine dès 1697 (traité de Ryswick). Si la rétrocession avait changé la donne, précise Vidal, Sarrelouis maintenait son influence et préservait l’héritage français au sein d’une contrée qui, au siècle suivant, dut subir d’incessants retournements. Au gré d’une série de traités et de conventions qui lui réservaient souvent la portion congrue, la Sarre se vit en effet soumise à diverses dominations qui, de surcroît, s’y enchevêtraient. D’après Vidal, en prenant part à ce ballet des souverainetés, la couronne française poursuivait deux finalités qui ne furent pas sans effet. D’une part, la France aurait réussi à libérer la Sarre de quelques contraintes arbitraires – comme d’inutiles complications douanières – résultant de son émiettement politique. D’autre part, suivant l’idée d’adosser sa frontière à une rivière, elle accrut un tant soit peu son emprise sur la rive gauche de la Sarre. Mais ce dernier succès eut son revers, car, déplore notre auteur, il en découla des « concessions parfois regrettables consenties sur la rive droite » (BS : 17). Ainsi, au XVIIIe siècle, en dépit d’obstacles et d’errements, la France aurait veillé, conformément aux usages diplomatiques d’ancien régime, à ses intérêts en Sarre tout en y apportant une utile et durable contribution.
La Révolution française, note Vidal, changea favorablement la donne. Sarrelouis fut intégrée dès 1790 au département de la Moselle. Un peu plus tard, alors que la toute récente république était en guerre contre les princes des environs, la Convention nationale appela, le 19 novembre 1792, leurs sujets à l’indépendance. L’heure n’était plus aux prérogatives aristocratiques, mais à la voix du peuple. Ainsi, des pétitionnaires de Schaumburg (au nord-est de Sarrelouis) demandèrent, après que ce baillage en eut été séparé en 1786, « le retour à la France » (BS : 18). Dans la foulée, la France se lança dans des conquêtes qui, après la création en 1795 du département des Forêts (chef-lieu : Luxembourg) et des autres départements réunis dans l’actuelle Belgique, aboutirent à la création en 1798 de nouveaux départements sur la rive gauche du Rhin : Sarre (chef-lieu : Trèves), Mont-Tonnerre (chef-lieu : Mayence), Rhin-et-Moselle (chef-lieu : Coblence), Roer (chef-lieu : Aix-la-Chapelle). La poussée territoriale dépassait largement la vallée de la Sarre et n’était pas, pour l’essentiel, une simple réponse à une demande de libération formulée par les populations locales. Ne s’en déployaient pas moins, souligne Vidal, les conditions de l’essor économique et du progrès social d’une France rhénane où la Sarre allait dorénavant tenir un rôle de premier plan. La clé de voûte en était le bassin houiller de Sarrebruck, dont l’exploitation s’engageait résolument. L’union formelle de la Moselle et de la Sarre au sein de la France stimula le développement conjoint du charbonnage et de la sidérurgie. La région y gagna en nombre et en prospérité, signale Vidal, en même temps que, grâce aux principes républicains, s’y formaient un attachement à la France et un esprit d’entreprise. Le Premier Empire (1804-1814), poursuit le géographe, intensifia cette marche par maintes initiatives, notamment en prospectant systématiquement le bassin houiller de la Sarre. Cet inventaire, incomparable à nul autre en Europe à l’époque, témoignait à lui seul, suggère Vidal, du grand apport du génie français à la région.
La coalition des couronnes européennes contre l’entreprenant Napoléon arriva à ses fins en 1814. Déposé le 13 avril de cette année-là, l’empereur fut remplacé par Louis XVIII. Il restait à disposer de ses conquêtes. Non sans prévention mutuelle, les coalisés cherchèrent, tout en dépeçant l’empire napoléonien, à préserver le territoire du royaume de France, ce qui, reconnaît Vidal, ne manquait pas de fondement dans un contexte où il fallait d’urgence cesser les hostilités et délivrer la France de l’occupation étrangère. C’est pourquoi le premier traité de Paris, du 30 mai 1814, lui paraît raisonnable, même s’il obéissait davantage aux circonstances qu’à la géographie. Selon l’article 2 de ce traité, « le royaume de France conserve l’intégrité de ses limites telles qu’elles existaient à l’époque du 1er janvier 1792 » (BS : 22), soit avant la déclaration de la guerre contre l’Autriche (20 avril 1792) et la proclamation de la République (22 septembre 1792). La France perdit par conséquent les départements réunis et tous ceux qu’elle avait constitués sur la rive gauche du Rhin, dont celui de la Sarre. Elle gardait néanmoins plusieurs de ses possessions dans la vallée de la Sarre, notamment Sarrebruck, Sarrelouis et Geislautern, siège d’une école des mines qu’elle y avait récemment implantée. Ainsi, elle n’était pas totalement dépouillée du bassin houiller de la région.
Mais il s’en fallut de peu, insiste Vidal, car le principe d’intégrité territoriale sous-jacent au traité de 1814 avait sérieusement été compromis par l’ambition militaire et industrielle de la Prusse, qui se voyait déjà figure de proue et protectrice d’une Allemagne en quête d’unité depuis la dissolution du Saint-Empire sous la contrainte napoléonienne. Des événements ayant précédé la signature du traité en témoignaient éloquemment, d’après Vidal : en janvier 1814, l’armée prussienne avait pénétré en Sarre et la barrière douanière avait été enfreinte, de sorte « qu’une inondation de produits avait submergé la contrée » (ibid.). L’introduction massive des fers provenant de la rive droite du Rhin avait alors été tout particulièrement dommageable. Une élite opportuniste sensible aux intérêts prussiens en profita, ajoute Vidal, pour s’installer aux commandes de la région. Elle y propagea un message antifrançais et mina les bases de l’alliance de la Sarre et de la France. Ainsi atteinte, l’économie de la région eût risqué, selon le géographe, de perdre définitivement son assise si cette « occupation étrangère » (ibid.) avait persisté. La crainte était que l’unité géographique qui avait été forgée au fil du temps et qui donnait à la région son caractère propre fût rompue : « Entre les usines à fer de la Moselle et les houilles de la Sarre, un pacte de solidarité s’était formé : devait-il être définitivement rompu ? » (ibid.). Le traité du 30 mai 1814, affirme Vidal, permit d’éviter le pire. L’essor que la France avait su donner à cette partie de l’Europe était préservé : « C’était pour l’ensemble de la région lorraine, dès lors si fortement engagée dans les voies de l’industrie, un avantage considérable que de conserver le contact direct [...] avec son complément naturel » (BS : 25). Si le traité garantissait ses intérêts économiques, la France n’en éprouvait pas moins une grande perte, souligne Vidal, au double titre de la réputation et de la puissance, d’où de pénibles souvenirs : « L’écroulement d’une domination qui avait élargi le rayonnement de la civilisation française, la perte des conquêtes de la République, l’abandon de treize départements en Belgique et sur la rive gauche du Rhin » (ibid.).
Au reste, la France n’avait pas encore bu la coupe jusqu’à la lie. Le traité de Paris de 1814, à la vérité, n’avait pas et ne pouvait pas tout solder. C’est pourquoi, rappelle Vidal, des clauses secrètes y prévoyaient d’autres arrangements (Lesaffer, 2021)[8]. En effet, l’Europe postnapoléonienne était encore à concevoir en grande partie, ce à quoi s’employèrent les tombeurs de l’empire français lors du Congrès de Vienne, du 18 septembre 1814 au 9 juin 1815. Sans compter que Napoléon lui-même, qui n’avait pas dit son dernier mot, exacerba les tensions. Quittant le 25 février 1815 l’île d’Elbe où il avait été exilé, il reconquit la France, reconstitua son armée et partit de nouveau en campagne contre les couronnes européennes. L’esprit des plénipotentiaires viennois n’était plus, dans ces conditions, à rétablir le royaume de la maison capétienne de Bourbon, mais de réduire la France à sa plus simple expression pour laisser place aux ambitions européennes des autres protagonistes. Le délicat équilibre des forces à établir à cette fin divisait les coalisés. Néanmoins, dès le 9 juin 1815, note Vidal, ces coalisés annoncèrent la domination, tenue secrète dans le traité de 1814, que la Prusse allait désormais exercer sur la rive gauche du Rhin. La défaite de Napoléon à la bataille de Waterloo, le 22 juin 1815, précipita le cours des événements. Les alliés réoccupèrent une grande partie de la France en faisant comprendre qu’ils étaient bel et bien devenus les maîtres du jeu. Quant au traité de 1814, il ne leur convenait plus. Ainsi, pas plus tard qu’en juillet 1815, un autre était en préparation. Forte de la prépondérance qui venait de lui être reconnue, la Prusse s’empressa de revendiquer des droits entiers sur la Sarre, tout en encourageant ses agents sur place à oeuvrer à cette même fin, ce qu’ils firent notamment, souligne Vidal, en promettant à la population locale qu’elle serait affranchie des contributions de guerre en contrepartie de son renoncement à la France. Le nouveau traité de Paris du 30 novembre 1815, dont la France n’était pas signataire, confirma la mainmise prussienne sur la région. La France était ramenée à ses frontières de 1790. Elle perdait ainsi l’essentiel de la Sarre dont la base économique, du coup, était sapée. Tel était d’ailleurs, clame Vidal, le but de l’opération qui consistait à disloquer la métallurgie lorraine pour favoriser celle de la Prusse ou de ses alliés. La Sarre devenait alors une simple place forte tenue par cette même Prusse qui s’y était installée de force en attendant, déplore Vidal, d’en découdre à nouveau avec la France. Or, regrette le géographe, la France et, plus encore, toute l’Europe devraient en payer le prix, plus tard :
Une brèche avait été ouverte à notre frontière dans l’intention bien avouée de l’élargir; car [...] cette paix n’était qu’une trêve. On en avait fini avec Napoléon ; le compte restait à régler avec la France ; tels étaient les propos courants dans les cercles militaires prussiens. – Ces dispositions auraient pu éclairer la diplomatie britannique sur les dangers qu’elle préparait à l’Europe en adoptant, comme un chef-d’oeuvre de politique, l’idée de mettre la Prusse en contact avec la France sur la rive gauche du Rhin
BS : 29[9]
Ajout de Lucien Gallois au chapitre II
Dans son récit des déboires français en Sarre autour des deux traités de Paris, Vidal de la Blache évoque un personnage, Henri Boecking, qui aurait, à la faveur de l’instabilité du moment, pris de l’ascendant au sein des institutions locales. Né dans le Palatinat, Boecking, révèle Vidal, « tenait de son éducation et de sa jeunesse, passée dans le centre industriel d’Iserlohn et le comté de la Mark, une des plus anciennes possessions rhénanes de la Prusse, des sentiments tout prussiens » (BS : 23). D’où l’activisme antifrançais qu’il aurait déployé en vue de soutenir les intérêts prussiens, notamment en cherchant à démanteler l’école de mines de Geislautern, implantée par la France napoléonienne en 1806. Vidal dénonce ce semeur de troubles à deux reprises (BS : 22-23 et 27) et y consacre une note (BS : 22-23), où il fournit les sources de ses informations sur cet affidé de la Prusse[10]. Or Lucien Gallois jugea utile de compléter cette note en y mentionnant, entre crochets, que ce même Boecking avait pourtant été, en d’autres circonstances, un ami de la France. Le commentaire de Gallois, qui suggère la duplicité voire la trahison du personnage dénoncé, est ainsi libellé :
[On a respecté ici le texte de M. Vidal de la Blache. Il convient cependant d’ajouter que Boecking n’avait pas toujours été si dévoué aux intérêts prussiens. Sous le régime français, il s’était montré partisan zélé de la France. Il avait reçu la croix de la Légion d’honneur. L’empereur lui avait même offert une réplique de son buste en marbre par Canova. – L. G.].
Chapitre III
Le troisième chapitre, rédigé par Lucien Gallois, s’intitule « Le bassin houiller de la Sarre » (BS : 30-41)[11]. Il s’amorce par une brève description géologique : le bassin y est associé à une formation du Carbonifère formant un anticlinal. Cette formation, qui n’est pas d’origine marine comme dans le nord de la France et en Westphalie, surgit en surface par endroits, notamment entre Sarrebruck et Neunkirchen, où se concentraient au début du XXe siècle de nombreux puits d’extraction, alors qu’elle plonge sous terre en d’autres endroits. Suit le portrait de l’exploitation minière de cette formation. Là où elle affleure, la houille était extraite depuis le XVe siècle. En 1776, le prince Guillaume de Nassau-Sarrebruck s’attribua, par droit régalien, la propriété des mines de la région et les afferma. Sous le régime français, les mines devinrent des propriétés de l’État et le Directoire (1795-1799) les céda à bail. Voulant y susciter l’expansion du charbonnage, Napoléon créa, en 1806, l’école des mines de Geislautern, sur la rive gauche de la Sarre, de même qu’il commanda un vaste inventaire du potentiel minier de l’endroit et ouvrit 15 houillères d’État. En 1815, ces entreprises furent récupérées par les Prussiens. Pour compenser cette perte, on prospecta, côté français, au sud de la Sarre et, au fil du XIXe siècle, plus avant en Lorraine. Parallèlement, côté allemand, on explora l’extension du gisement dans le Palatinat bavarois. Le gisement apparut alors dans toute son ampleur, ce qui explique pourquoi le bassin houiller dont il est question dans le chapitre ne se limite pas à la Sarre elle-même, mais embrasse un domaine géographique plus étendu.
Gallois décline ensuite les différents types de houille qu’on y trouve et souligne la qualité générale du minerai. Dans la foulée, il brosse le tableau de l’exploitation du bassin à la veille de la Grande Guerre. En 1913, près de 17,5 millions de tonnes en avaient été extraites, dont 12,8 dans les « mines prussiennes », comme l’auteur les désigne. Les « mines lorraines » en produisirent 3,8 millions et les « mines bavaroises », un peu moins d’un million. La production prussienne et bavaroise correspondait à 7,1 % du total allemand. Pour la France, la houille extraite dans sa part du bassin de la Sarre représentait 8,6 % de la production nationale. Comme la métallurgie locale et les usages domestiques en absorbaient la moitié dans la région même, note Gallois, l’autre moitié était versée sur les marchés extérieurs.
Cet aspect amène ensuite le géographe à traiter du problème du transport et, plus largement, de l’acheminement de la matière première. Une critique de la Prusse s’y exprime à mots couverts en constatant une déficience. Les charbonnages sarrois, déplore Gallois, souffraient d’être privés, depuis le traité de Paris de 1815, d’un réseau de transport approprié. Faute d’une relation épanouissante avec son voisinage, la Sarre n’avait pu s’intégrer dans une infrastructure de transport adaptée à ses besoins croissants en ce domaine. Ainsi, elle s’en était trouvée de plus en plus confinée, sans espoir d’offrir les meilleurs débouchés à ses charbons. Sans changement majeur à cet égard, l’avenir paraissait compromis. Cette position, Gallois l’exprime sans ambages : « L’avenir du bassin, comme d’ailleurs son extension possible, est vers le Sud. Ses relations naturelles sont avec l’Alsace-Lorraine, la France de l’Est, la Suisse et l’Italie » (BS : 36).
Le chapitre reprend un ton neutre pour aborder trois sujets complémentaires. D’abord, Gallois quantifie la main-d’oeuvre respective des mines prussiennes, bavaroises et lorraines du bassin. Ensuite, il décrit les industries de la région, en distinguant celles de la vallée de la Sarre de celles de l’ensemble du bassin et en faisant ressortir la prépondérance de trois secteurs : la faïencerie et la céramique, la verrerie et surtout la métallurgie, que la production allemande domine. Il spécifie à ce sujet que 12 % de l’acier produit en Allemagne en 1912 provenait du bassin de la Sarre. Enfin, un tableau de l’ensemble de la main-d’oeuvre de la région est brossé. Le géographe précise que l’essor minier et industriel, au milieu du XIXe siècle, avait entraîné un afflux de travailleurs étrangers dans la région. Devenue populeuse, la Sarre, explique l’auteur, n’était pas moins stabilisée, au sortir de la guerre, autant sur le plan démographique que social puisque les habitants de la région y trouvaient un habitat et des conditions somme toute convenables.
Chapitre IV
Le quatrième et dernier chapitre, rédigé par Lucien Gallois également, est titré « La répartition de la population dans le bassin de la Sarre et les régions environnantes » (BS : 42-54)[12]. Ce chapitre consiste en un classique commentaire de carte, carte en l’occurrence présentée hors texte et portant à peu de choses près le même titre : « Bassin de la Sarre et régions environnantes. Répartition de la population ». L’attention déborde la région de la Sarre pour inclure également les pays rhénans jusqu’à Coblence, la Lorraine et le Luxembourg. Gallois justifie ce choix par le fait que le bassin houiller de la Sarre était devenu « solidaire » de ce plus vaste ensemble (BS : 42). Établie selon des recensements de 1910 (Allemagne, Grand-Duché, Belgique) et de 1911 (France), la carte exprime des densités d’occupation associées, note le commentateur, à l’essor des secteurs miniers et industriels, la métallurgie au premier chef. Ces secteurs en croissance avaient provoqué, au cours du XIXe siècle, des concentrations de population notables dans le bassin houiller de la Sarre, mais aussi dans les vallées, notamment celles de la Moselle et du Rhin. Gallois décrit tour à tour et avec détails ces concentrations, les associe aux facteurs de production les ayant favorisées au cours du dernier siècle et signale les villes en ayant tout particulièrement bénéficié, ce qui lui donne l’occasion de remarquer, par exemple, que Coblence, pas plus que Metz, elle aussi vouée à la fonction militaire, n’était vraiment une « ville de progrès » (BS : 53).
Une pensée géographique en action
Le bassin de la Sarre, au sortir de la Grande Guerre, énonçait une géographie : celle d’une région qui avait autrefois appartenu à la France et dont l’appartenance nationale était incertaine, à l’époque. Pour cette seule raison, on se doute qu’une telle géographie dût porter la marque de la longue histoire des relations franco-allemandes, de la terrible guerre que ces deux pays venaient de se livrer et du traité de Versailles, qui devait changer la donne (Berdoulay, 1995 : 33-41 ; Claval, 1998 : 97-98). C’est pourquoi l’ouvrage doit être considéré selon le contexte où il advint, voire qui le fit advenir. Dans un autre article, nous avons détaillé cette conjecture en expliquant, à l’aide de la bibliologie, que l’ouvrage participa autant qu’il réagit à une histoire politique qui l’enveloppait de près. Aussi nécessaire soit-elle pour étudier les conditions de la rédaction de l’ouvrage, une telle approche, circonscrite au contexte, ne peut toutefois pas les révéler toutes (Berdoulay, 1993). Certaines de ces conditions appartiennent plus spécifiquement à la manière de penser et de s’exprimer, de sorte qu’il faut par ailleurs, pour saisir pleinement Le bassin de la Sarre, analyser la teneur et l’entrelacement des mots, des idées et des images que cette oeuvre contient. Le besoin, dans cette optique, est d’expliquer comment une pensée géographique, en plus de s’y exprimer, voire de s’y constituer, peut en retour se saisir d’une situation pour tenter d’orienter le cours de l’histoire. Autrement dit, tandis que la bibliologie commente le texte en le rapportant à ce qui lui a donné existence socialement et matériellement, la textologie l’appréhende afin de mettre en évidence comment une pensée tire avantage d’un contexte et tente de le modeler pour en être elle-même un agent. S’ouvre dès lors, pour l’étude du Bassin de la Sarre, une vaste problématique sur les stratégies argumentatives de la pensée géographique qui s’y déploie. Il convient d’analyser ces stratégies autant sous l’angle rationnel que rhétorique, ce que nous ferons tour à tour, en sachant que ces deux dimensions sont, en un même texte, nécessairement fusionnées[13]. Quant à la rationalité structurant la géographie de la Sarre, dont il sera d’abord question, nous posons que le titre de l’ouvrage de Vidal de la Blache et Gallois, particulièrement extensif, en est un révélateur direct, d’où l’idée d’engager la réflexion à ce sujet en commentant ses composantes et leur organisation.
La métamorphose régionale des attributs géographiques
Le titre de l’ouvrage comporte trois membres, soit un titre principal et deux sous-titres : Le bassin de la Sarre. Clauses du traité de Versailles. Étude historique et économique. Le premier membre désigne une région ; le deuxième réfère au régime auquel fut soumise cette région après la Grande Guerre ; le troisième évoque la connaissance scientifique de cette même région. Ainsi, une région du monde (premier membre) et son étude (troisième membre) sont associées l’une à l’autre par le politique (deuxième membre). Il est ainsi suggéré que la science et le politique, attachés de conserve à une région, sont tous les deux redevables de l’histoire et de l’économie, du moins dans le cas de la Sarre.
Concernant la science en question, on présume qu’il s’agit de la géographie, même si elle ne s’affiche pas d’emblée comme telle. Mais était-ce nécessaire ? La notoriété des auteurs, tous les deux géographes, pouvait suffire pour placer l’ouvrage sous l’égide de cette discipline. La figure de Vidal de la Blache, inscrit comme premier auteur, avait à cet égard valeur de symbole. Ce géographe, indéniablement, jouissait d’une notoriété au-delà du cercle immédiat de ses condisciples (Ozouf-Marignier, 2000 ; Robic, 2006 et 2011). La bonne fortune éditoriale de son Tableau de la géographie de la France, notamment, avait avantageusement porté sa réputation et celle de la science géographique qu’il incarnait auprès du grand public (Robic, 2003).
Il demeure que le contenu de l’ouvrage, tout comme son titre, ne revendique pas clairement un rattachement à la géographie. D’ailleurs, le mot « géographie », incluant ses dérivés « géographe » et « géographique », y est très peu utilisé. Il n’y apparaît qu’onze fois[14], dont six dans le paratexte (deux présences en note de bas de page, une dans un titre de section et trois en quatrième de couverture, dans une annonce d’autres ouvrages publiés par le même éditeur[15]). De ces onze occurrences, sept appartiennent à des dénominations ou à des titres (Annales de Géographie, Traité de géographie physique, Description historique et géographique de la France ancienne et moderne, Service géographique de l’armée, etc.). Deux fois, le mot sert à qualifier un auteur (« comme le désigne un vieux géographe », BS : 12) ou la pensée d’autrui (« suivant les idées géographiques dont s’inspiraient alors la diplomatie dans ces règlements de frontières », BS : 17). Seulement à deux occasions le terme « géographie » désigne l’objet dont traitent les auteurs ou leur manière de le traiter. Chez Gallois, la portée épistémologique du mot paraît plus restreinte, quoique le propos plutôt elliptique permet difficilement d’en juger. Il est assurément plus large chez Vidal, sans jamais, toutefois, que la géographie n’y recouvre la totalité de la réalité régionale. Car la géographie – tout englobante serait-elle des diverses connaissances portant sur une région – doit être, selon Vidal, politiquement fondée pour qu’une telle plénitude advienne. Comme si une région ne pouvait pleinement exister sans être politiquement instituée.
La première des deux indications d’une géographie comme objet d’étude ou comme étude de cet objet apparaît sous la plume de Lucien Gallois, dans le petit paragraphe qui clôt le chapitre I portant sur les clauses du traité de Versailles. L’auteur y présente sommairement ce que réservent les trois autres chapitres. La géographie y est présentée comme le premier élément d’une série à considérer pour brosser le tableau de la Sarre :
On étudiera dans les pages qui suivent la géographie de la région et son histoire depuis le premier établissement de la France sur la Sarre, à Sarrelouis, puis l’état actuel des mines et des usines du bassin houiller et enfin la répartition de sa population comparée à celle des régions voisines
BS : 10
Autrement dit, l’étude de la Sarre s’amorce par une géographie dont rien n’est dit et se prolonge en une histoire qui fait ressortir l’oeuvre d’une nation, la France, pour enfin déboucher sur la mise en valeur contemporaine des ressources de la région et sur la population qui s’y active et en bénéficie. Ainsi, s’entrevoit la trajectoire de la Sarre à travers le temps, puisque l’histoire fait le pont entre, d’une part, une géographie qui expose une condition héritée et, d’autre part, l’usage qu’on en fait au présent.
Vidal de la Blache reprend et précise le scénario analytique esquissé par Gallois. Le procédé s’amorce en ouverture de son chapitre au gré d’une description de la Sarre. Cette description en occupe une section (BS : 11-13) dont le titre, « Coup d’oeil géographique », constitue la seconde indication, dans Le bassin de la Sarre, d’un objet géographiquement pensé. Cette section consiste en un panorama des attributs de la région[16] dont l’organisation spatiale s’est intensifiée au fil du temps.
La rivière est d’abord évoquée. Le cours de la Sarre, de la source au mont Donon à la confluence avec la Moselle à Conz, est rappelé en faisant glisser le regard – par touches successives – vers les figures terrestres traversées, au premier chef les plaines de la rive gauche et la bordure des Vosges à droite. Dans la foulée, s’ajoutent les passages, les routes et les ponts qui articulent l’ensemble. Après avoir dégagé ces éléments de base, Vidal revient ensuite à la rivière en la segmentant selon ses principales inflexions, ce qui donne l’occasion de distinguer les milieux.
En raison des formes changeantes du relief, la région se présente telle une mosaïque qui, en chacun de ses aspects, sollicite l’esprit : « La physionomie de la région de la contrée change à tout instant ; chaque étape mérite attention » (BS : 11). La géomorphologie offre l’occasion de pointer des formations géologiques et végétales ou des traces d’occupation humaine. Des associations entre ces attributs sont parfois suggérées, sans qu’une explication ne soit pour autant recherchée. À cette étape, il importe plutôt de décrire la région en rappelant sommairement que, selon les lieux, des attributs géographiques se juxtaposent ou interagissent. Leur cooccurrence spatiale ou leur complémentarité constitue une simple évidence factuelle qu’égrènent de brèves remarques additionnées au gré d’un cheminement au travers de la région. Ainsi, on sait que vers Wadgasse (aujourd’hui Wadgassen), entre Sarrebruck et Sarrelouis, des coteaux calcaires encadrent des plaines fertiles, que plus au nord, à Vaudrevange (Wallerfangen), une place forte occupe le promontoire qui domine la rivière, et qu’à l’est, la Blies, tributaire de la Sarre, parcourt « une région forestière, fortement entamée aujourd’hui, qui a longtemps fourni le combustible à de vieilles industries de forges et de verreries » (BS : 11).
Progressivement, cependant, l’intérêt se concentre. Le bassin houiller, en revenant dans le propos, se distingue des figures de passage. De plus, son maillage à la circulation se consolide quand l’évolution commune du transport et du charbonnage est portée à l’avant-plan. Ainsi, partant de la navigabilité naturelle de la Sarre entre Sarrebruck et Merzig, une narration de l’histoire de la région s’organise : la canalisation a accru la navigation en même temps que se sont accentuées l’extraction du minerai et sa valorisation industrielle. Avec le déploiement du réseau ferroviaire, cette vocation s’est confirmée encore davantage, au point d’être devenue le coeur même de la Sarre, réalisant historiquement le potentiel des attributs géographiques de la région, ce que Vidal exprime en recourant à l’image de la métamorphose :
Le bassin houiller est aujourd’hui l’organe central d’où partent toutes les pulsations. De Sarrebruck à Dilling, les usines se pressent aux alentours de la Sarre ; la population, extraordinairement accrue depuis un demi-siècle, atteint une densité supérieure à 300 habitants au kilomètre carré ; la grande industrie, contemporaine des chemins de fer, a fixé là un des carrefours populeux de l’Europe. Mais déjà, antérieurement à cette métamorphose, les avantages géographiques de cette partie moyenne du cours de la Sarre s’étaient manifestés. L’ampleur qu’y acquiert la vallée, s’interposant comme une clairière entre des régions forestières et stériles, l’avait de bonne heure désignée comme lieu de rassemblement pour les hommes. Les traces d’occupation y sont très anciennes
BS : 13
Si la Sarre advint à sa réalité régionale grâce à l’actualisation du potentiel économique de ses « avantages géographiques », il reste à déceler ce qui aiguillonna ce processus[17].
La géographie comme raison d’être d’une région
D’après Vidal de la Blache, la Sarre se forma par renforcement mutuel de causes et d’effets au fil de l’histoire. Cette opération, assimilée à une « métamorphose », assura à terme la prépondérance du bassin houiller, que Vidal qualifie « d’organe central d’où partent toutes les pulsations » (BS : 13). C’est ce que souligne, au demeurant, le titre principal de l’ouvrage, Le bassin de la Sarre. Or, ce titre, qui sous cet angle paraît justifiable, recourt à une construction syntaxique qui mérite attention : il procède par adjonction, en guise de complément déterminatif, d’un nom propre (Sarre) à un nom commun (bassin), lequel pour sa part qualifie un attribut géographique. Or, la dénomination « bassin de la Sarre », constituée d’un groupe nominal dont le sujet déterminé est un nom commun, est inhabituelle, car on utilise à l’accoutumée, dans ce cas, uniquement le nom propre. En effet, en français, seul le mot Sarre est généralement employé. Il désigne, outre la rivière du même nom qui se jette dans la Moselle, l’actuel Land de Sarre (soit le Saarland, l’un des 16 États de la République fédérale d’Allemagne). De plus, on nomme ainsi une province française de l’Ancien Régime, un département du Premier Empire français (1797-1815) et un territoire sous protectorat français après la Seconde Guerre mondiale (1947-1957)[18]. Il faut remonter à la toponymie ancienne, où l’on retrouve l’expression « pays de la Sarre » (Bouteiller, 1874 : 238), pour attester de la désignation de la région par un groupe nominal.
En dépit de la dénomination utilisée, le titre principal n’en suggère pas moins que l’ouvrage est une monographie régionale, genre que cultivait avec succès, à l’époque, la science géographique française en suivant le séminal exemple du Tableau de la géographie de la France (1903b), qui avait valu la notoriété à Vidal de la Blache (Robic, 2003). Aussi, malgré son petit format, Le bassin de la Sarre se rangeait naturellement auprès de La Valachie d’Emmanuel de Martonne (1902), de La Picardie d’Albert Demangeon (1905), de La Flandre de Raoul Blanchard (1906), du Berry d’Antoine Vacher (1908) ou encore de La France de l’Est de Vidal lui-même (1917). Faut-il pour autant présumer que la formulation du titre n’a aucune signification particulière ? À y regarder de près, il s’avère que cette formulation est tout à fait représentative de la pensée géographique mise de l’avant dans l’ouvrage. En effet, Vidal et Gallois, au lieu de considérer a priori la Sarre comme une institution territoriale, y voyaient avant tout une région dont l’identité procédait essentiellement de ses propres attributs géographiques, mieux, de leur transformation pour bénéficier au maximum des grands avantages de l’un de ces attributs. En d’autres mots, que la Sarre fût une région tenait moins, d’après eux, aux frontières et aux autorités qui jusque-là l’avaient institutionnalisée qu’à la dynamique économique qui l’avait animée et qui définissait son véritable potentiel. D’où la pertinence, dans leur optique, de recourir au lexique de la science géographique pour qualifier ladite région, le terme « bassin » évoquant en l’occurrence cette géographie concrète qu’une science du même nom tente de qualifier.
Il demeure que le mot choisi, « bassin », employé sans qualificatif, peut porter à confusion, du moins au premier abord. L’ambigüité, s’il en est une, se dissipe toutefois rapidement : la lecture de l’ouvrage montre clairement que le bassin en question n’est pas hydrographique, ni géologique, même s’il en possède les qualités. Il se rapporte plus encore à tous les facteurs qui ont contribué à l’essor industriel de cette région. Parmi ces facteurs, l’un se distingue cependant, la houille, d’où la pertinence de qualifier la Sarre de « bassin houiller ». D’ailleurs, l’expression « bassin de la Sarre », bien que compréhensible, apparaît très peu dans le texte même. Excepté dans le titre et la table des matières, elle n’y est mentionnée que cinq fois, et toujours sous la plume de Lucien Gallois[19]. Dans le seul chapitre dont il est l’auteur, Vidal ne l’utilise jamais. Chez lui, l’épithète « houiller » est toujours accolée au terme « bassin ». C’est aussi fréquemment le cas chez Gallois, et lorsque que celui-ci omet l’adjectif, le sens n’en est pas moins rendu évident par le contexte. Bref, c’est bel et bien l’exploitation de la houille que Vidal et Gallois érigent, sous les auspices de la science géographique, en pilier définitoire de la Sarre. Mais puisque le titre principal de leur ouvrage use malgré tout du sous-entendu pour se condenser en [Le] bassin de la Sarre, il faut certainement y voir une référence au traité de Versailles, qui utilise la même expression. Science et politique sont donc subtilement assorties dès le titre principal, assortiment que rappelle plus directement la juxtaposition des deux sous-titres qui suivent.
Les accointances politiques de la géographie
Implicite dans le titre principal, le lien avec le traité de Versailles est proclamé dans le premier sous-titre (Clauses du traité de Versailles). Cette mise en évidence pourrait sembler exagérée. Après tout, seul le premier chapitre de l’ouvrage aborde directement le sujet en se concentrant sur l’avenir réservé à la Sarre dans ce traité conçu après la Grande Guerre pour sceller le sort de l’Allemagne défaite. Ce court chapitre, au contenu descriptif et au ton neutre, du moins en apparence, est de plus le seul des quatre à avoir été rédigé après la signature dudit traité. Pourtant, on ne peut en conclure que les autres chapitres ne sont pas concernés par ce sous-titre. Les trois où le traité de Versailles n’est pas mentionné en sont en réalité complètement tributaires : ils ont bel et bien été rédigés en vue de la négociation de ce traité, dans l’espoir d’en orienter le contenu. D’ailleurs, ils avaient été publiés dans le rapport du Comité d’études formé en 1917 pour définir les buts de guerre de la France. Ce document devait servir les plénipotentiaires français lors de la conférence de paix, au terme du conflit.
Mais alors, pourquoi ce lien ne fut-il pas mis en évidence dans Le bassin de la Sarre ? Certes, il est indiqué dans l’avertissement que « le chapitre II [...] est un mémoire qu’avait écrit en 1917 M. Vidal de la Blache pour le Comité d’études présidé par M. Ernest Lavisse ». Il reste que cette mention est aussi peu explicite – le mandat du Comité n’y est pas rappelé – qu’elle est potentiellement trompeuse, car elle laisse croire qu’un seul chapitre de l’ouvrage trouve son origine dans ce comité, ce qui n’est pas exact. Quoique retouchés, et dans un cas de façon décisive, les chapitres III et IV de Gallois en proviennent également.
Or, à quoi tient cette retenue doublée d’une omission ? La coupure effectuée dans le chapitre III est certainement révélatrice à cet égard. Dans sa version éditée en 1918 dans le rapport du Comité d’études, ce texte comportait une seconde partie où était détaillé un projet d’annexion de la Sarre par la France. Tout en sachant que les alliés de la France s’y opposeraient, le Comité était resté convaincu de la légitimité du projet et l’avait tout de même publié. Amputée de son explicite programme politique, la version parue dans Le bassin de la Sarre masque son lien direct avec le traité devant clore la Grande Guerre[20]. En fait, reprendre ce projet d’annexion à l’automne 1919, comme du reste en juillet de la même année, eût marqué une opposition directe au traité de Versailles et eût, par conséquent, risqué de susciter la polémique. Or, le but manifeste de l’ouvrage n’était pas d’approuver le traité de Versailles ni non plus de le contester. En atteste le ton employé dans le chapitre I qui aborde explicitement le sujet. Il s’agissait plutôt de rester dans l’orbite du traité de Versailles tout en évitant de trop rappeler que la connaissance géographique de la Sarre prodiguée dans les trois autres chapitres de l’ouvrage lui était largement redevable. Mais quelle est la raison de cette géographie qui minore ses accointances politiques, quand elle ne tente pas de les effacer ? Le troisième membre du titre révèle que l’intention était de mettre de l’avant une science géographique qui, apparemment neutre, n’en était pas moins sans intention ou sans efficacité politique.
Une science géographique aux résonances politiques
Le second sous-titre, Étude historique et économique, annonce un acte attentif et méthodique de la pensée : l’étude. La science et sa neutralité infuse y sont connotées. C’est pourquoi, si une finalité politique doit s’y mêler, encore faut-il qu’elle s’y exprime sotto voce, voire qu’elle s’y tapisse. Or, quelle serait cette science qui s’accorde si discrètement à des intérêts politiques ? Comment opère-t-elle ? L’analyse menée jusqu’ici a montré que la science en cause dans Le bassin de la Sarre s’identifie à la géographie. La section « Coup d’oeil géographique » du chapitre de Vidal de la Blache précise que cette science, du moins quand elle s’applique au cas de la Sarre, considère plus particulièrement la trajectoire historique de la mise en valeur économique des attributs régionaux[21]. Ceux-ci présentent un potentiel que les sociétés humaines, selon les moyens dont elles disposent, actualisent plus ou moins. Or, cette actualisation est une opération politique, du moins si on s’en remet au texte vidalien, en l’occurrence aux dernières quatre sections de « La frontière de la Sarre » (BS : 13 et suivantes), où le géographe explique comment l’instance politique fut et demeure un facteur principiel de l’histoire de cette région, autant en ses succès qu’en ses échecs, qui, les uns comme les autres, sont avant tout évalués sous de l’angle de l’économie[22].
La description historique de la Sarre par Vidal de la Blache accorde d’emblée la prépondérance au politique. Le but de l’exercice, en effet, est de montrer que la région, bien qu’elle ne soit pas peuplée, ou à peine, de personnes d’origine française, partage avec la France une histoire commune. Et cette histoire commune, Vidal n’en marque pas le terme, si bien que le lecteur pouvait, au sortir de la Grande Guerre, remettre en cause le rattachement de la région au Reich allemand.
Une telle ouverture ne manque de détonner avec l’opinion, de plus en plus fréquente à l’époque, voulant que les nations – ou les peuples comme on le disait encore souvent – pussent vivre dans leur propre État. Les Fourteen Points de Woodrow Wilson confortèrent cette opinion et la conférence de paix de 1919, malgré le grand défi que cela représentait, avait dans cet esprit tenté de recomposer les territoires de l’Europe selon les « lignes de nationalités » (lines of nationalities) (Deperchin, 2012)[23]. Et là où cela n’était possible, il fallait qu’un droit des minorités fût garanti. La position à contrecourant de Vidal n’était cependant pas sans raison. Dans La France de l’Est publiée en 1917, le géographe venait de soutenir que le fort caractère allemand de l’Alsace n’empêchait pas celle-ci d’être résolument française. Étant donné sa situation même, aux confins du monde germanique, il allait de soi que ce caractère imprégnât grandement la région. Cela étant, ce trait ne pouvait emporter l’identité nationale de l’Alsace, qui était devenue française par l’adhésion même de son peuple. De cette manière, Vidal pouvait renverser le paradoxe et soutenir que l’Alsace était française non pas en dépit de son caractère allemand, mais parce que son peuple d’ascendance allemande en avait voulu ainsi. Or cet argument, que le traité de Versailles allait en quelque sorte entériner, Vidal le recycla pour traiter de la Sarre. En fait, l’histoire de cette région, sous sa plume, se résume à l’interprétation de certains épisodes de son histoire partagée avec la France. Dans Le bassin de la Sarre, Vidal remonte au XVIIe siècle quand, dans la foulée d’une occupation militaire, se serait engagée l’oeuvre bienfaitrice du royaume français pour la région. Il note à cet égard la fondation de Sarrelouis en 1680, qui témoigne d’un fait majeur, puisque le royaume de France, qui se substituait alors au duché de Lorraine, « intervenait avec le poids de sa puissance, son prestige, l’influence de ses moeurs administratives et judiciaires, au coeur de régions livrées au morcellement » (BS : 14). Les pressions territoriales des diverses puissances en cause ne cessèrent pas pour autant, de sorte que la carte politique de la région resta encore largement émiettée. Il n’en demeure pas moins, insiste Vidal, que la couronne française sut malgré tout offrir à la Sarre une stabilité et des institutions qui lui valurent un indéniable essor au XVIIIe siècle. D’où le ralliement, avance-t-il, à la république après la Révolution française, non seulement de la Sarre, mais de plusieurs régions de la Lorraine et du Bas-Rhin. Ce fut, selon lui, l’expression même de la volonté du peuple et, de surcroît, un atout pour l’économie de la région, principalement en raison de l’arrimage qui s’établit entre la Sarre et la Moselle à la faveur de l’essor de l’industrie métallurgique, la première fournissant le charbon et la seconde, le minerai de fer. Cet élan, signale Vidal, se poursuivit pendant le Premier Empire, de sorte que le traité de Paris de 1814 ne put que reconnaître cette réalité géographique et maintint la Sarre dans la France. À la chute de Napoléon, survint toutefois un sursaut des puissances plus intéressées à la domination qu’à l’épanouissement des peuples, déplore Vidal, si bien que le second traité de Paris, en 1815, soutira la Sarre à la France et la donna à la Prusse. Cela était doublement déplorable selon le géographe, car la région était privée du dynamisme issu de la collaboration interrégionale que le rattachement de la Sarre à la France avait rendu possible, de même que la population locale était soumise à la puissance d’un État qui, à vrai dire, lui était étranger[24].
Telle que reconstituée par Vidal de la Blache, la trajectoire historique de la Sarre, intrinsèque à sa géographie, dessine un progrès économique d’autant plus intense qu’il bénéficie d’une bienveillance politique, mieux encore s’il est servi par l’idéal républicain. Or, pour lui, cette condition politique favorable est principalement française. Déjà la province de la Sarre constituée sous Louis XIV avait pourvu la région d’une centralité formant la trame d’une prometteuse économie régionale. La République française avait, pour sa part, offert aux Sarrois la liberté de prendre part aux affaires publiques de leur région. Le Premier Empire, enfin, les avait dotés de moyens pour tirer plus grand profit encore du bassin houiller, tout en défendant leur liberté face aux désidératas des couronnes européennes. Si la France n’avait pu dispenser directement sa bienveillance politique à la Sarre depuis le second traité de Paris, le mouvement qu’elle y avait imprimé gardait sa direction, même si la région dut subir, selon Vidal, une condition politique moins favorable. Le voisinage conciliant de la France avait été à tout le moins utile pour maintenir la flamme de l’économie sarroise en intégrant, au XIXe siècle, l’exploitation de son bassin houiller dans une dynamique régionale plus vaste. En formulant une telle géographie, où le progrès économique régional apparaît comme l’ultime réalisation que l’histoire doit achever par l’entremise du politique, Vidal énonçait donc bien davantage qu’une connaissance scientifique[25]. Il se prononçait aussi politiquement. Certes, sous ce couvert, il n’avait pas à revendiquer ouvertement un quelconque retour de la Sarre à la France. Toutefois, la géographie qu’il formula et que Gallois rendit publique dans Le bassin de la Sarre contenait implicitement cette finalité politique, de sorte qu’il suffisait au lecteur de suivre le raisonnement géographique proposé pour déduire ce qui était politiquement approprié[26].
Une géographie partisane aux accents rhétoriques
Le bassin de la Sarre témoigne d’une discipline géographique politiquement stimulée. Une perspective politique y oriente le choix des faits considérés et les principes de leur interprétation. Sur le plan empirique, les événements historiques associés à la France y sont privilégiés, tandis que l’analyse accorde un poids prépondérant à l’économie. Comptant sur la bonne disposition du lecteur, l’argumentation, qui convoque la raison en appui à une juste cause, n’est pas sans moyen de convaincre. Elle n’en compte pas moins sur le secours de la rhétorique. En effet, dans son chapitre, Vidal recourt à plusieurs figures de style, dont certaines semblent de surcroît en résonance avec sa conception même de la géographie.
Une géographie régionale à la faveur d’un simple fait historique
La tournure rhétorique de l’argumentation de Paul Vidal de la Blache se manifeste d’entrée de jeu dans le titre de son texte. Bien qu’il y soit question, comme l’intitulé le mentionne, de « [l]a frontière de la Sarre d’après les traités de Paris de 1814 et 1815 », c’est plus largement une monographie régionale qui y est esquissée. Ainsi, ce titre est une litote, soit « une expression qui dit moins pour en laisser entendre plus » (Dupriez, 1984 : 277). En la circonstance, Vidal s’interrogeait en fait sur ce qui, au regard de la géographie, était propre à la Sarre. La frontière était certes en cause, mais l’existence de la Sarre en tant que région lui importait davantage. Cette existence, selon Vidal, se déployait selon une trame historique plus complexe où la frontière n’était finalement qu’une agitation de surface. Que la frontière s’accordât ou non à la réalité régionale demeurait secondaire. Si l’accord était préférable, le désaccord n’était pas rédhibitoire. Bref, le contenu du texte de Vidal est beaucoup plus large que ce que laisse entendre son titre. Mais alors, pourquoi aussitôt attirer l’attention vers une frontière héritée des derniers sursauts du règne de Napoléon ? Cela laisse à tout le moins penser que la question du territoire de la Sarre est, depuis cette époque, demeurée ouverte.
Une entrave à la vie régionale
En mettant l’accent sur la frontière de la Sarre à la chute du Premier Empire, le titre du texte de Vidal de la Blache laisse dans l’ombre ce qui est pourtant au coeur du propos : une région qui, par la métamorphose de ses attributs géographiques, a acquis une identité propre encore en mal d’affirmation politique. En revanche, par ce procédé, Vidal accorde une attention toute particulière à un fait historique : la perte territoriale infligée à la France par les coalisés au travers des traités ayant marqué la chute de Napoléon. Ainsi, la litote introduit une hyperbole, soit une insistance excessive sur une vérité pour créer une forte impression (Dupriez, 1984 : 237-239). Dans Le bassin de la Sarre, l’hyperbole concerne les deux traités de Paris, responsables non seulement de « la perte des conquêtes de la République »[27], mais plus encore de « l’écroulement d’une domination qui avait élargi le rayonnement de la civilisation française » (BS : 25). Or, aux yeux de Vidal, cet écroulement n’est ni plus ni moins qu’une atteinte à l’idéal politique que porte la France, soit le droit du peuple et la démocratie. Dans Le bassin de la Sarre, le géographe défend avec insistance ces conquêtes de la République. Il le fait notamment en dénonçant vigoureusement la Prusse qui, selon un sentiment fort répandu à l’époque parmi ses compatriotes, en était l’antithèse même. En s’exprimant de la sorte, Vidal ne cédait pas à l’opportunisme, puisqu’il partageait ce point de vue depuis longtemps. Déjà en 1889, dans Autour de la France : États et nations de l’Europe, il avait été explicite quant aux effets bénéfiques de la France sur la Sarre et sur les méfaits corrélatifs de la Prusse qui en vint, en 1815, à dominer complètement la région, voire à la déranger jusque dans sa mentalité :
Dans les traités de 1815 aucun des arrangements pris contre nous ne fut plus grave que celui qui fit de la Prusse une grande puissance rhénane. La Prusse fut établie à nos portes afin de surveiller nos frontières, et reçut l’héritage des anciens électeurs ecclésiastiques de Trêves, Mayence et Cologne, dont la domination paternelle s’était étendue pendant sept ou huit siècles sur ces contrées. L’influence française y était ancienne et profonde ; elle y tenait, non seulement aux relations politiques que les électeurs avaient l’habitude d’entretenir avec Versailles, mais aux traditions mêmes du pays, à la fois romain et germanique, mixte par son histoire et sa civilisation. Aussi la domination française, quand elle avait été apportée par les armées de la République, n’avait porté atteinte à aucun de ces sentiments profonds et enracinés qui se traduisent par une protestation vivace contre la conquête. Au contraire, par la suppression d’une foule d’entraves locales, par l’octroi de libertés civiles et l’affranchissement des mille sujétions qui rendaient dans tous ces petits États la vie étroite et mesquine, elle avait amélioré le sort des populations et put laisser en elles, malgré sa brève durée, des traces qui lui survécurent. // La Révolution française avait déposé dans ces provinces des germes de transformation, mais ce fut la domination prussienne qui en profita. La propriété continua à se morceler sous l’influence du Code civil ; la libre navigation du Rhin, et plus tard les chemins de fer imprimèrent une impulsion nouvelle au commerce et à l’industrie. Mais peu à peu une transformation s’opéra dans les esprits. Le régime prussien n’avait pas seulement apporté un changement de maître, mais un changement de discipline. Les générations nouvelles s’habituèrent à éliminer une partie de leurs traditions ; elles s’enfermèrent dans un germanisme exclusif, et des sentiments d’antagonisme, inspirés par l’éducation prussienne, succédèrent à ceux qu’avaient longtemps nourris envers la France les populations de cette partie des pays rhénans
Vidal de la Blache, 1889 : 159-160[28]
En dénonçant le mauvais parti que la Prusse impose à la Sarre, Vidal invoque ce qui s’apparente à une « morale géographique » dont l’enjeu est l’épanouissement ou non d’une région engagée dans la pleine et légitime actualisation de son potentiel. Sans être nommée comme telle, cette morale se manifeste quand Vidal exige du pouvoir politique une vertu géographique : l’adéquation au caractère de la région. Ce faisant, Vidal revêt la Sarre – comme on pourrait le faire de mainte région – des privilèges d’un droit naturel dont les autorités politiques sont justiciables[29]. Ainsi, au droit d’un État sur un territoire correspondrait nécessairement un devoir étatique envers cette région. Dans le cas de la Sarre, selon le jugement de Vidal, la France aurait suscité et encouragé son avènement régional, alors que la Prusse en aurait entravé le cours.
En insistant sur la frontière de 1814, et plus encore de 1815, Vidal ouvrait donc la voie à une stigmatisation de l’injure géographique faite à la Sarre. Mais comment en assurer la juste réparation ? À cette fin, il n’interpela aucune autorité politique. Il ne jugea pas nécessaire, dans le contexte, de préciser quelle instance devait décider des frontières de la Sarre. Il insistait plutôt sur le fait que le problème de la Sarre concernait, au premier chef, une science sachant en interpréter la géographie, plus particulièrement en sa trajectoire historique où s’était affirmée tant bien que mal sa personnalité régionale. C’est pourquoi, pour lui, il importait avant tout de comprendre en quoi la Sarre était devenue une région, à l’origine. Après quoi, il fallait saisir comment son caractère régional avait évolué et quelles étaient les conditions de son maintien, voire de son renforcement. En plus de s’attacher aux facteurs internes de la région, l’analyse devait considérer les liens noués à l’extérieur pour voir comment la Sarre s’inscrivait dans une entité géographique plus vaste, celle qu’elle formait avec les régions voisines ou encore avec l’État qui, de gré ou de force, l’avait incorporée. En somme, pour Vidal, la justice à rendre à la Sarre tenait dans le respect de sa réalité géographique. D’où l’oeuvre moralisatrice qu’achevait la science simplement en définissant le caractère régional de la Sarre. De là, il importait que la politique s’accordât aux conclusions d’une science apte à dire le droit naturel devant s’appliquer en la circonstance.
Cet argument qui fait découler de la science géographique les conditions d’une politique territoriale ne manque pas d’efficacité. Encore faut-il s’assurer que l’exercice scientifique ne soit pas contraint par l’interprétation politique qu’on veut en tirer, sinon la réalité en question ne serait finalement qu’illusoire et le supposé droit naturel, malmené. Or, dans le cas de la géographie de la Sarre qu’énonce Vidal de la Blache, on peut se poser la question, car cette géographie convoque une histoire où seule la France tient le bon rôle, de même qu’elle dénonce, à renfort de figures de style, le mauvais sort que la Prusse a fait subir à la région. Et la perplexité s’accroît lorsque l’on considère sa manière de décrire les attributs géographiques de la Sarre.
Une illusion réaliste
Vidal de la Blache était un maître reconnu de la monographie régionale. Il avait pratiqué le genre à l’envi au fil de sa carrière, forgeant d’une étude à l’autre une pensée géographique qui, réputée peu encline à la théorisation, n’en constitua pas moins un système (Claval, 1979 : IV ; Claval, 1998 : 114). Et signe qu’une telle vision globale de la discipline savait rallier les esprits, ce système fut, en France et ailleurs dans le monde, longtemps érigé en modèle (Buttimer, 1971 ; Larkin et Peters, 1993 : 333). Il n’en demeure pas moins que Vidal gardait la théorie à distance, du moins en sa fonction prédictive (Da Costa Gomes, 1993 ; Loi, 2000). C’est pourquoi il lui importait davantage de brosser des tableaux géographiques, de la Sarre, de l’Alsace-Lorraine ou de la France par exemple, que de généraliser ses idées géographiques (Besse, 2000 et 2009 : 278). Bien que de tels tableaux commandassent nécessairement une théorie, ce qu’au reste il reconnut en s’y adonnant lui-même à plus d’une occasion (Robic, 1993 ; Mercier, 1995)[30], il refusait que cette théorie fût prépondérante et rigide, comme si l’acmé de la discipline géographique fût d’établir la « personnalité » – pour reprendre son expression – de chacune des entités qui composent la surface terrestre, et non d’en dégager, à l’aide d’abstractions rationnelles, les principes universels qui les gouvernent[31]. Au-delà de ces considérations épistémologiques qui, en l’espèce, peuvent se défendre, il demeure qu’en maintenant tacites ou en arrière-fond les idées constitutives qui guidaient sa démarche scientifique, Vidal de la Blache acquérait une forte marge de manoeuvre pour décrire librement une région, ce que Claval (1979 : VIII-IX) a relevé à propos du Tableau de la géographie de la France[32]. L’opération est manifeste dans Le bassin de la Sarre, où la description géographique paraît avoir été conçue sans apprêt théorique et méthodologique ; comme si elle était avant tout, non pas une explication raisonnée de la région, mais son immédiate manifestation verbale. Or, une telle narration ne pouvait susciter spontanément le sentiment d’authenticité géographique sans le secours d’un artifice assimilable, en rhétorique, à l’hypotypose (Dupriez, 1984 : 240-241). Cette figure de style, qui s’étend à tout un segment de texte[33], consiste à donner à une scène, par la simple évocation de certains de ses éléments, un caractère à la fois réaliste et pittoresque. Elle dénote ainsi une volonté d’attirer l’attention sur un phénomène ou un événement et de convaincre de son authenticité sans recourir au raisonnement stricto sensu. La crédibilité du narrateur et, surtout, la vividité de son propos sont seules mobilisées à cette fin. Rapportée à la géographie, l’hypotypose est un expédient qui, sous couvert de description régionale, crée une illusion. Et comme en atteste l’impressionniste description de la Sarre par Vidal, le procédé est élémentaire, puisqu’il se résume à mettre en évidence, dans un discours sobre et, pour reprendre l’expression de l’auteur, en un « coup d’oeil », des attributs géographiques de la région[34]. Si la langue est évocatrice, ou à tout le moins exempte de difficultés inhérentes, et si l’énonciation insinue une expérience humaine réelle, les attributs nommés sont aisément réputés factuels et, par conséquent, décisifs. L’opération est d’autant efficace qu’elle ne manque pas de légitimité. Après tout, relater sans apprêt les faits tels qu’ils se présentent à nous est une manière courante de leur rendre justice. Cela n’en demeure pas moins un témoignage qui, sous l’angle de la science géographique, porte sa propre limite, car s’y effectue un glissement aussi subtil que radical : les attributs retenus pour décrire la région s’imposent comme les catégories mêmes de cette description, ce qui implique la forclusion d’autres catégories pour mener l’exercice. Ainsi, une thèse implicite, qui n’a pas à s’annoncer et encore moins à s’expliquer, a tout le loisir, sous couvert de réalisme, de guider la pensée. Or, quelle thèse Vidal pouvait-il bien défendre en l’occurrence ?
Détermination patriotique du récit géographique
Empirisme préférentiel : ouvrir la voie à la détermination axiologique
La réduction de l’intelligibilité d’une région au rendu verbal de quelques-uns de ses attributs constitue une fragilité méthodologique qui, en revanche, facilite l’infléchissement axiologique de la description géographique. En effet, il suffit dans ce contexte qu’un des attributs régionaux sélectionnés soit investi d’une valeur emportant la faveur – ou, à l’inverse, la défaveur – pour que la description devienne la défense et l’illustration d’une cause. Autrement dit, il s’agit d’un empirisme préférentiel qui sélectionne les faits de manière opportune[35]. Dans Le bassin de la Sarre, Vidal cherche pour sa part à convaincre de la légitimité du rattachement de la Sarre à la France. Cette cause patriotique, il la défend à l’aide d’une argumentation à caractère économique. D’où l’intérêt qu’il a, d’une part, à accorder la faveur à l’attribut industriel dans sa description de la Sarre et, d’autre part, à conférer à cet attribut un rôle-clé dans ce qu’il appelle la « métamorphose » de la région. Il n’a ensuite qu’à lier cet attribut et ce qui en découle à la France pour infuser une valeur patriotique à sa description géographique. Chez Vidal, dans « La frontière de la Sarre », la détermination patriotique de la description géographique s’engage quand il est posé que cette région doit son unité à une initiative de la France, à l’époque de Louis XIV. Jusque-là confins traversés de frontières changeant au gré des alliances que l’aristocratie européenne nouait et dénouait, la Sarre n’aurait pas eu, selon Vidal, d’identité régionale propre avant ce moment fondateur. Dans cette perspective, ce qui deviendrait la Sarre n’aurait été auparavant qu’un tribut reçu ou pris, un segment de l’espace géographique privé d’une capacité propre d’initiative. Si un développement avait pu y advenir, il eût dû provenir de l’extérieur, pour l’essentiel. Or, selon Vidal, son incorporation dans le territoire du royaume de France, la fondation de Sarrelouis par le Roi Soleil et ensuite l’adhésion aux valeurs républicaines que la Révolution et le Premier Empire y diffusèrent auraient changé la donne : une centralité urbaine agissante aurait insufflé une dynamique interne à une région enfin capable de mobiliser ses propres forces, par la mise en valeur industrielle du bassin houiller, et de les arrimer à celles de ses voisines. Partant d’un fait historique, Vidal établit donc que la France, en y favorisant un attribut économique principiel, avait été le facteur fondamental ayant présidé à l’avènement de la Sarre comme région en soi.
Analepse : assujettir l’histoire au récit géographique
La détermination axiologique de la description géographique de la Sarre repose chez Vidal sur un empirisme qui, tout en étant favorable à une cause, paraît à première vue raisonnable. L’authenticité des événements évoqués pour lier la naissance et l’essor de la Sarre à l’action de la France n’est pas, après tout, difficile à avérer. Il demeure que seuls les faits révolus offrent cet avantage et Vidal ne pouvait se contenter d’un cadre temporel ainsi limité. Car s’il prenait à témoin le passé, c’était pour engager l’avenir. C’est pourquoi sa description géographique est, à ce titre, plus précisément un récit qui certes mobilise le passé, mais qui, plus encore, envisage le futur d’une région[36]. Un récit, rappelle Dupriez (1984 : 382), « est créé par la séparation du destinataire et de l’histoire ». Dans cette configuration, le destinataire apprend l’histoire par l’entremise de celui qui la lui narre. Et comme l’histoire est portée par le récit, elle lui en devient redevable. En d’autres mots, l’histoire racontée obéit à la raison d’être du récit lui-même. Dans cette optique, le récit géographique n’est pas simplement celui que narre le géographe, mais plus fondamentalement celui dont une raison d’être d’ordre géographique assujettit l’histoire racontée.
En un tel contexte, le géographe raconte ce que la géographie promet, voire commande, aux temps nouveaux. Dans son récit géographique de la Sarre, Vidal exerce cette capture de l’histoire par simple analepse, soit l’évocation d’événements antérieurs. Ce rappel sélectif des temps anciens favorise l’adhésion au récit géographique sans toutefois en absorber l’essentiel. L’histoire, qui dévoile le passé, n’est en l’espèce que la servante de la géographie, plus spécifiquement d’une géographie qui, elle, détiendrait les clés du futur. Or, le but premier de ce récit géographique est de persuader que la Sarre est l’actualisation de la France dans ce coin du monde, que cette région ne peut, par conséquent, cesser d’être française. Sinon elle cesserait de facto d’être une région et redeviendrait un simple segment terrestre qui ne serait plus apte à servir entièrement ses propres intérêts et à s’accomplir selon son plein potentiel. Pis, elle serait livrée à tout vent aux forces externes.
Réduction eidétique et métonymie : conférer un statut téléologique au récit géographique
Au nom d’une science géographique, Vidal veut amener le lecteur à comprendre que la Sarre doit revenir à la France parce qu’elle est par définition française. Pour ce faire, une fois instrumentalisé le passé par la sélection de faits propices (empirisme préférentiel) et leur judicieuse insertion dans le texte (analepse), il lui faut plus encore pour consolider son récit géographique, conférer à la région un statut téléologique, car il importe plus que tout d’assimiler la Sarre à la fin qui, présumément, la gouverne. L’identification de la Sarre à un telos, chez Vidal, commande une réduction eidétique (Nadeau, 1999 : 593 ; Inwood, 1995 : 383) qui, en l’espèce, condense l’entendement de cette région dans une seule causalité française se manifestant, par-delà les vicissitudes de l’histoire, au sein de la géographie elle-même. Cet exercice lui permet de saisir ce qu’il conçoit être l’essence de la Sarre en écartant les faits qui, dans l’existence de cette région, ne seraient qu’accessoires, incidences, reliquats ou accidents. Parce que Vidal réussit avec brio l’opération, on n’y voit au premier regard qu’une adroite synthèse. Il n’en demeure pas moins qu’une Sarre ainsi abstraite de son existence, sinon que sous l’angle restreint d’une économie aiguillée par la France, devient l’image d’une région plutôt que cette région même. Mais il est vrai que l’image épurée de la région, à cette étape, a plus d’importance que sa complexité factuelle, puisque le récit géographique a besoin de ce concentré sémantique pour fondre l’association de la Sarre et de la France en une métonymie qui la dégage de son enfermement historique pour lui attribuer la perpétualité. Ainsi, par effectuation rhétorique, la Sarre devient pour la France, aujourd’hui et demain comme hier, effet et cause, fin et moyen. Elle en est aussi une partie intrinsèque, essentielle au destin de la nation tout entière et qui, s’il lui arrive d’en être séparée, exige d’y être réunifiée. Par la force de cette métonymie, le narrateur n’a pas à plaider explicitement, sur le registre politique, la justesse de la cause d’un rattachement de la Sarre à la France. Le récit géographique, plus discrètement, le fait à sa place, et peut-être plus efficacement.
Conclusion
Si notre démonstration a quelque valeur, la géographie, telle qu’elle s’entend dans Le bassin de la Sarre, engage donc, par une voie rationnelle mâtinée de rhétorique, l’académie en renfort de la diplomatie. L’ouvrage serait de ce fait l’expression d’un militantisme scientifique, en l’occurrence la poursuite d’une finalité politique en recourant à la science géographique ou en faisant valoir une compétence en cette discipline. Au regard des études vidaliennes, ce tableau de la géographie de la Sarre est-il exceptionnel ? Le répertoire de Vidal de la Blache, assez étendu en matière de militantisme, suggère que non. Le géographe, on le sait, avait appuyé ouvertement, en d’autres occasions, diverses causes politiques en faisant valoir leur concordance avec la science géographique. Ainsi, il avait mené une longue campagne en faveur de la décentralisation de la France (Vidal de la Blache, 1910 ; Legendre, 1968 : 90 et passim ; Berdoulay, 1995 : 132-137 ; Sanguin, 1993 et 2009 ; Mercier, 2001 ; Miossec, 2009). De plus, il avait pris la défense des intérêts français dans le litige avec le Brésil relativement à la frontière sud de la Guyane (Vidal de la Blache, 1902b ; Mercier, 2009), de même qu’il avait soutenu que l’Alsace et la Lorraine (Vidal de la Blache, 1917) appartenaient bel et bien à la France, selon une perspective géographique. Enfin, il avait partagé, jusqu’à la toute fin de sa vie, l’idéal d’un colonialisme humaniste à teneur économiste (Vidal de la Blache, 1917 : 257-261 ; Berdoulay, 1995 : 54-61). Bref, le corpus vidalien comprend maints éléments témoignant d’un récurrent militantisme géographique[37]. Il apparaît toutefois que cette propension, dans Le bassin de la Sarre, prend une tonalité particulière. Le militantisme géographique y commande en effet une suréminente intrication de la science et du politique : ces deux instances y mélangent, selon un intime chassé-croisé, des conditions et des prétentions de l’une et de l’autre, sans compter que l’explication, volontiers scientifique, sait aussi compter sur les artifices du style. Sous ce jour, Le bassin de la Sarre s’impose comme une oeuvre tout spécialement hybridée. Telle est d’ailleurs son élégance, qui tient en cet art de construire, par la force d’un récit géographique, une image crédible de la Sarre française. Mais là est aussi sa faiblesse, car l’efficacité de l’image en question ne pouvait se contenter d’être narrative. Encore eût-il fallu qu’elle eût la force du symbole pour devenir sociale, politique. Sans cette puissance symbolique, le récit géographique d’une Sarre française se cantonnait à la littérature, certes de qualité et peut-être juste, mais privée du soutien de l’opinion. Or, déjà à l’époque, la plupart n’y croyaient plus, si d’ailleurs on y eût jamais vraiment cru : la Sarre n’emportait pas une faveur patriotique comme l’Alsace-Lorraine. Vidal de la Blache et Gallois eurent beau attiser la flamme en appelant en renfort la science et la rhétorique, leur récit géographique de la Sarre, dépourvu de la passion symbolique qui érige une idée en motif d’action, une fois la lecture terminée, perdait dès lors en intérêt.
Parties annexes
Remerciements
Les auteurs expriment leurs remerciements à Luc Mercier et à Vincent Berdoulay pour leurs précieux conseils.
Notes
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[1]
Le référendum fut finalement tenu en 1935. Pas moins de 98 % des 540 000 électeurs se prononcèrent. Plus de 90 % d’entre eux optèrent pour l’unification à l’Allemagne. Seulement 0,4 % favorisaient un rattachement à la France.
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[2]
Notons qu’il faut tout de même, dans cette optique, convoquer les sources de la pensée, ce que nous nous autorisons ponctuellement.
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[3]
Vincent Berdoulay (1988 : 57-73) fut l’un des premiers à montrer l’intérêt d’analyser le discours géographique en sa dimension rhétorique. Suivant son exemple, nous empruntons, pour conceptualiser les relations de la science et de la rhétorique au sein du discours géographique, à Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988 : 34 et suivantes) qui, dans leur Traité de l’argumentation, distinguent deux sortes d’argumentation, selon que le but est de persuader ou de convaincre. L’argumentation persuasive vaut pour un auditoire particulier, auquel elle s’adapte ; l’argumentation convaincante vise un auditoire universel, car elle « est censée obtenir l’adhésion de tout être de raison » (idem, p. 36). Entre les deux, l’effet recherché diffère. Le motif de la persuasion serait l’action et celui de la conviction, l’intelligence. Or, selon l’effet recherché, la part rationnelle de l’argumentation serait plus ou moins grande. Si on recherche la conviction, les assertions rationnelles, c’est-à-dire logiquement cohérentes et empiriquement vérifiables, devraient avoir la préséance. Paradoxalement, il est possible qu’une minorité seulement, dans l’auditoire universel interpelé, soit à même de comprendre ces assertions, de sorte que l’argumentation destinée au grand nombre peut avoir tendance à sortir du cadre strict de la rationalité pour recourir à d’autres procédés de l’art oratoire qui, en ajoutant la persuasion à la conviction, peuvent susciter l’adhésion d’un plus grand nombre. Perelman et Olbrechts-Tyteca reprennent enfin l’ancienne distinction entre la dialectique et la rhétorique. La première sied lorsqu’il y a peu d’auditeurs, voire un seul, et que l’argumentation se construit au fil d’une discussion. La dialectique exige des ajustements de l’argumentation au fur et à mesure du dialogue, pour réagir sur-le-champ aux répliques, à l’humeur changeante des interlocuteurs et aux revirements de situation. Cette interaction immédiate étant impossible, sinon difficile, face à un large auditoire, l’argumentation s’y replie plutôt sur la rhétorique, soit des procédés divers, mais convenus, dont le maillage s’intègre dans la facture même du propos énoncé. Dans le présent article, comme dans celui qui le précède, la question de l’auditoire n’est pas abordée directement, bien qu’elle surgisse à l’occasion. Il n’en demeure pas moins qu’il serait pertinent d’analyser systématiquement Le bassin de la Sarre sous l’angle du public auquel il est destiné, d’autant que ce public évolua depuis le Comité d’études (qui commanda la plupart des textes formant l’ouvrage et qui en discuta privément en séance) jusqu’au lectorat des Annales de Géographie (où ces mêmes textes, certains modifiés, furent réunis en un dossier) et ensuite sous l’angle de la première édition du livre qui nous occupe ici. En revanche, la part respective de la rationalité et de la rhétorique et leur combinaison dans l’élaboration de l’argumentation sont au coeur de l’attention que nous portons maintenant à l’opuscule de Vidal de la Blache et Gallois.
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[4]
Cette référence sera par la suite indiquée sous l’abréviation BS.
-
[5]
On peut en effet dire que les plénipotentiaires de la conférence de paix avaient, pour leur part, fait voeu d’être attentifs aux intérêts et aux désirs des habitants. À leurs yeux, ces intérêts et ces désirs dépendaient toutefois de la nationalité des habitants en question. Aussi, il suffisait que cette nationalité fût connue et reconnue pour qu’on en déduisît leurs intérêts et leurs désirs. En principe, le recours au référendum n’était nécessaire qu’en cas d’incertitude, afin de dégager une majorité nationale, tout en prenant la mesure des populations à protéger, malgré leur minorité. En ce qui concerne la Sarre, une telle incertitude n’était pas de mise. C’est pourquoi Gallois insiste plutôt sur le fait que le territoire avait été occupé depuis 1815 par la Prusse et que ses intérêts, de ce fait, n’avaient pas été pleinement servis. Quant à la décision des plénipotentiaires de prévoir un référendum dans le territoire du bassin de la Sarre au terme du mandat de 15 ans de la Société des Nations, il exprime non pas une indécision sur l’origine nationale des Sarrois, mais un compromis diplomatique entre vainqueurs. L’Angleterre et, plus encore, les États-Unis s’étaient opposés à l’annexion de la Sarre par la France, mais n’avaient pas voulu pour autant frustrer complètement cette dernière, qui en avait fait la demande, une demande d’ailleurs peut-être plus stratégique, aux fins de la négociation des réparations, qu’inspirée des intérêts et des désirs des habitants de la Sarre (Deperchin, 2012).
-
[6]
Nous reprenons les toponymes employés par Vidal de la Blache, tout en sachant qu’il s’agit aujourd’hui, pour certains d’entre eux, d’exonymes.
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[7]
Si la Sarre n’était plus politiquement rattachée à la France depuis 1815, elle s’y intégra encore davantage, selon Vidal, sur le plan économique au cours du XIXe siècle, ce qu’évoquait déjà son Atlas général (Vidal de la Blache, 1894 : 68).
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[8]
Le traité de Paris de 1814 contenait des « articles séparés et secrets ». Le quatrième article prévoyait la façon de céder, notamment au bénéfice de la Prusse, les « pays allemands » de la rive gauche du Rhin conquis par la France après 1792 : « Les Pays Allemands sur la rive gauche du Rhin, qui avaient été réunis à la France depuis 1792, serviront à l’agrandissement de la Hollande et à des compensations pour la Prusse et autres États Allemands » (Traité de Paris 1814. Digithèque de matériaux juridiques et politiques : https://mjp.univ-perp.fr/traites/1814paris.htm). Sur les deux traités de Paris et le Congrès de Vienne, voir notamment Droz (1959 : 263 et suivantes) et Lentz (2020a et b).
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[9]
La position qu’exprimait Vidal de la Blache dans Le bassin de la Sarre à propos du traité de Paris de 1815 et, plus largement, sur l’emprise de la Prusse dans cette partie de l’Europe rejoignait celle qu’il avait déjà formulée en 1889 dans Autour de la France : États et nations de l’Europe. Dans cette publication antérieure, l’argument y était même un peu plus détaillé quant aux effets bénéfiques de la France sur ce territoire que la Prusse en vint à dominer et, selon Vidal, à déranger jusque dans les mentalités : « Dans les traités de 1815 aucun des arrangements pris contre nous ne fut plus grave que celui qui fit de la Prusse une grande puissance rhénane. La Prusse fut établie à nos portes afin de surveiller nos frontières, et reçut l’héritage des anciens électeurs ecclésiastiques de Trêves, Mayence et Cologne, dont la domination paternelle s’était étendue pendant sept ou huit siècles sur ces contrées. L’influence française y était ancienne et profonde ; elle y tenait, non seulement aux relations politiques que les électeurs avaient l’habitude d’entretenir avec Versailles, mais aux traditions mêmes du pays, à la fois romain et germanique, mixte par son histoire et sa civilisation. Aussi la domination française, quand elle avait été apportée par les armées de la République, n’avait porté atteinte à aucun de ces sentiments profonds et enracinés qui se traduisent par une protestation vivace contre la conquête. Au contraire, par la suppression d’une foule d’entraves locales, par l’octroi de libertés civiles et l’affranchissement des mille sujétions qui rendaient dans tous ces petits États la vie étroite et mesquine, elle avait amélioré le sort des populations et put laisser en elles, malgré sa brève durée, des traces qui lui survécurent. // La Révolution française avait déposé dans ces provinces des germes de transformation, mais ce fut la domination prussienne qui en profita. La propriété continua à se morceler sous l’influence du Code civil ; la libre navigation du Rhin, et plus tard les chemins de fer imprimèrent une impulsion nouvelle au commerce et à l’industrie. Mais peu à peu une transformation s’opéra dans les esprits. Le régime prussien n’avait pas seulement apporté un changement de maître, mais un changement de discipline. Les générations nouvelles s’habituèrent à éliminer une partie de leurs traditions ; elles s’enfermèrent dans un germanisme exclusif, et des sentiments d’antagonisme, inspirés par l’éducation prussienne, succédèrent à ceux qu’avaient longtemps nourris envers la France les populations de cette partie des pays rhénans. // Les arrangements territoriaux de 1815 aboutirent dans ces contrées à la formation de trois provinces prussiennes, bientôt réduites à deux par la constitution définitive de la Province rhénane (Rhein-provinz), qui n’eut lieu qu’en 1824. La Westphalie et la Province rhénane formèrent une seule masse compacte, qui toutefois resta séparée jusqu’en 1866 par une lacune territoriale du reste de la monarchie des Hohenzollern » (Vidal de la Blache, 1889 : 159-160). On notera par ailleurs que Vidal de la Blache consacra, dans son Atlas général de 1894, une planche aux traités issus du congrès de Vienne, dont le traité de Paris du 20 novembre 1815. Alors que la carte centrale illustre l’Europe postnapoléonienne en son entier, deux cartons montrent les pertes de la France sur sa frontière nord-est, dont celle de Sarrebruck et de Sarrelouis (Vidal de la Blache, 1894 : 44-45).
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[10]
Vidal avait évoqué les mêmes agissements de ce personnage (en utilisant l’orthographe Böcking) dans La France de l’Est (1917 : 219-220). Comme le rapporte le procès-verbal, il en rappela également la mémoire lors de la séance du 19 mars 1917 du Comité d’études (Ginsburger, 2010 : 1545-1546 ; Soutou et Davion, 2015 : 43-45 ; ).
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[11]
Ce texte est la reproduction intégrale d’un article paru dans le numéro 154 des Annales de Géographie, sorti quelques mois plus tôt, en juillet 1919 (Gallois, 1919c). L’article, et par conséquent le chapitre III du Bassin de la Sarre, est composé de la première partie d’un document (Gallois, 1918c) produit lors des travaux du Comité d’études chargé de définir les buts de guerre de la France. Dans la seconde partie de ce document, Gallois justifiait et exposait un projet d’annexion de la Sarre à la France.
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[12]
Ce texte est lui aussi la reproduction intégrale d’un article paru dans le numéro 154 des Annales de Géographie (Gallois, 1919c) et provient également des travaux du Comité d’études qui l’avait publié dans son premier rapport (Gallois, 1918e).
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[13]
Rappelons que, suivant Perelman et Olbrechts-Tyteca (1988), la rationalité, sous l’angle de l’argumentation, se rapporte aux assertions logiquement cohérentes et empiriquement vérifiables qui cherchent à emporter la conviction, alors que la rhétorique concerne le recours à des figures de style (ou des procédés littéraires) dont l’effet attendu est plutôt la persuasion.
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[14]
Douze si on compte la répétition du titre de la section « Coup d’oeil géographique » (p. 11) dans la table des matières.
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[15]
En raison de son caractère un tant soit peu introductif, nous n’incluons pas l’avertissement (BS : 6) dans le paratexte.
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[16]
Le terme « attribut » correspond ici à ce que la géographie française, à l’époque de Vidal, nommait « donnée », « phénomène » ou, plus souvent, « fait ». Par exemple, dans Principes de géographie humaine, le seul ouvrage où Vidal – quoique le livre fut formalisé après sa mort par Emmanuel De Martonne à partir d’un manuscrit inachevé – offre à sa discipline une théorie systématiquement énoncée, l’usage de la notion « fait géographique » est assez précis. Chez ce Vidal de la dernière heure, les faits géographiques, bien que distincts des faits sociaux (Vidal de la Blache, 1922 : 98), n’en sont pas moins tout autant humains que naturels. Ainsi, parmi les faits géographiques, Vidal différencie les « faits naturels » des « faits de géographie humaine », en notant souvent, parmi ces derniers, les « faits économiques », par exemple les infrastructures de transport ou les équipements industriels. Il avance sur cette base que la géographie humaine étudie les relations qu’entretiennent les faits géographiques et les faits sociaux. S’il signale parfois que des faits sociaux ont « des causes géographiques » (ibid. et passim), cela ne signifie pas, en raison de sa définition des faits géographiques, qu’ils sont déterminés par des faits naturels. Voyant souvent les faits géographiques, naturels ou non, comme des atouts pour les sociétés humaines, il évoquera plutôt leur « rôle », en général favorable, dans la dynamique sociale. Ainsi, rappelle-t-il le rôle de la montagne dans le peuplement d’une région (idem : 88 et suivantes), comme, au demeurant, celui de la ville (idem : 94) ou de l’irrigation (idem : 84), qui sont pour leur part des faits de géographie humaine. Les faits géographiques forment, selon Vidal, la substance à la fois naturelle et humaine des lieux, qui sont l’objet même de la discipline dont il se fit le promoteur. En effet, la géographie humaine répond, selon lui, à la curiosité spontanée et continue que suscite « le spectacle de diversités sociales associé à la diversité des lieux » (idem : 3). Or, cette géographie humaine est fondamentalement régionale. En effet, la combinaison spécifique des faits géographiques en un endroit constitue, en interagissant avec des faits sociaux, un milieu (idem : 4). Et les milieux, lorsqu’ils font davantage que coexister dans un voisinage, mais se stimulent mutuellement, érigent les bases d’une région dont la dynamique interne est autant son identité que le gage de sa perpétuation. Dans un tel contexte, les faits géographiques deviennent plus spécifiquement des attributs d’une région, d’où l’usage que nous faisons ici de ce terme.
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[17]
En recourant ainsi au concept de métamorphose, Vidal mobilisait une tradition épistémologique qui s’inspirait du rôle respectif que Kant, un siècle plus tôt, avait attribué à la géographie et à l’histoire quant à la connaissance de la nature, soit le monde dont l’être humain fait l’expérience (Berdoulay, 1988 : 45-56). En introduction de sa Géographie, Kant avait en effet posé que la raison pouvait considérer sous deux angles la nature. La première, qui adopte le point de vue du temps, consiste à faire le récit d’événements « qui se sont déroulés les uns après les autres » (Kant, 1999 : 69). La seconde, en se référant plutôt à l’espace, « est la relation d’événements qui se produisent les uns à côté des autres » (idem, p. 70). Ainsi, bien que les deux disciplines embrassent la diversité des phénomènes, l’histoire s’attache à leur succession, tandis que la seconde s’intéresse à leur combinaison. Pour Kant, la géographie concerne des éléments hérités qui forment, par leur caractère propre et par leur combinaison, des conditions de la succession. Mais cette succession, en ce qui est de l’être humain, n’est pas entièrement déterminée, selon Kant, par ces conditions géographiques. L’être humain tire en fait de son expérience de la nature un enseignement lui permettant d’anticiper une expérience future différente, dans la mesure où cet enseignement lui offre la possibilité d’orienter différemment le cours des choses. Ainsi se conçoit une évolution marquée par la connaissance et la volonté de l’être humain. Cette conception intégrée de la géographie et de l’histoire, Kant la compléta d’une théorie du lieu. Car la combinaison et la succession des phénomènes se réalisent toujours en des lieux ; c’est en ces lieux que les conditions héritées de leur combinaison et les tensions inhérentes à leur succession sont opérantes. D’où, d’après le philosophe, la préséance, dans l’ordre des sciences, que la géographie doit conserver par rapport à l’histoire. En formulant sa théorie du lieu, Kant sema le germe d’une « nouvelle géographie » que d’autres dans sa foulée élaboreraient. En effet, cette géographie portant les ambitions d’une histoire des lieux mobilisa bientôt, à la suite de quelques pionniers, dont Ritter et Humboldt, une communauté savante. Dans la foulée, l’université souscrivit au projet, ce dont le parcours institutionnel de Vidal de la Blache témoigne d’ailleurs éloquemment. Cette nouvelle géographie se consolida, s’imposant même à terme telle une doxa. Il est vrai qu’elle bénéficiait d’un environnement favorable en raison d’une forte adhésion des milieux intellectuels aux principes évolutionnistes. À ceci près qu’elle ne pouvait facilement s’associer au darwinisme, en raison de son atavisme kantien qui fait du lieu un facteur explicatif premier. Qu’elle le reconnût ou non (elle préféra d’ailleurs cette seconde option en général), elle était en quelque sorte irrémédiablement rattachée au paradigme lamarckien et ne pouvait être, au mieux, qu’un avantageux néolamarckisme (Berdoulay et Soubeyran, 1991 ; Livingstone, 1992 : 187-189 et passim ; Archer, 1993 ; Berdoulay, 2003).
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[18]
La Sarre fut à la fin du XVIIe siècle une province du Royaume de France. Elle résultait d’une conquête sous Louis XIV dans les années 1670. Cette province eut une brève existence. Au terme de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, ce territoire fut restitué au duc de Lorraine en 1697 (traité de Ryswick). De 1797 à 1815, la Sarre fut également un département de l’Empire français. Si le territoire de la province de la Sarre correspond assez bien avec celui de l’actuel Land de la Sarre, ce n’est pas le cas de celui de l’ancien département du même nom. Le territoire sous protectorat français après la Seconde Guerre mondiale correspond pour sa part au Saarland d’aujourd’hui (Cahn, 2017).
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[19]
Une fois dans le chapitre I, trois fois dans le chapitre III et une fois dans le chapitre IV.
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[20]
Signalons que cette coupure s’accompagne d’un changement de titre. Dans le rapport du Comité d’études (1918), le texte de Gallois s’intitule « Le bassin houiller de Sarrebruck, étude économique et politique ». Dans l’ouvrage de 1919, le titre est « Le bassin houiller de Sarre ». D’une part, « de la Sarre » y remplace « de Sarrebruck », ce qui indique la recherche d’une désignation régionale plus large et surtout en phase avec le traité de Versailles. D’autre part, le segment « étude économique et politique » est retiré. L’adjectif « politique » correspondant assurément à la partie omise sur l’annexion projetée de la Sarre à la France, il allait de soi qu’il fût retiré. Il n’était pas non plus opportun d’afficher ouvertement le caractère politique de la géographie que les auteurs défendaient dans leur ouvrage.
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[21]
Les commentaires abondent sur le rôle capital que tient l’économie, selon Vidal de la Blache, dans la dynamique régionale. Parmi eux, nommons Robic (2000a et 2009). Aussi, la lecture vidalienne du cas sarrois ne peut être considérée comme une exception.
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[22]
Nous retrouvons là le fameux « possibilisme », soit la théorie géographique ainsi nommée en 1922 dans La Terre et l’évolution humaine, où Lucien Febvre célébrait l’oeuvre de Paul Vidal de la Blache. Cette théorie, qui perpétue l’héritage kantien en la matière, doit probablement autant à Febvre qu’à Vidal. Il demeure que, depuis, un incessant flot de commentaires a irrémédiablement amalgamé la pensée géographique de Vidal de la Blache au possibilisme (Berdoulay, 1995 : 214-227 ; Berdoulay et Soubeyran, 2003). Or, cette abondante glose, à notre connaissance, n’a pas encore exploré comment, chez Vidal, l’étude de la métamorphose des attributs régionaux permet à la science géographique d’être partie prenante du politique, voire de faire de la politique.
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[23]
L’expression lines of nationalities se retrouve dans le neuvième des Fourteen Points, relatif à l’Italie.
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[24]
Il n’est pas inconvenant de noter que Vidal de la Blache, dans son rappel historique, n’attribue pas la même valeur morale à la conquête militaire de territoires selon qu’elle est le fait de la France ou de la Prusse. Sous sa plume, Louis XIV, qui mena une politique expansionniste (Mikaberidze, 2020 : 14), fut un conquérant bienfaiteur de la Sarre, et la ville qu’il y fonda, toute fortifiée eût-elle été, devint le coeur rayonnant d’une identité régionale naissante. Mais la Prusse, tout aussi conquérante, n’y aurait servi que ses propres intérêts en colonisant une région qui, du coup, était privée de son propre dynamisme. La même asymétrie existe si on compare comment Vidal décrit l’oeuvre sarroise respectivement du Premier Empire et de la Prusse. Cela étant dit, il faut reconnaître l’existence, tout particulièrement durant la Grande Guerre, d’un sentiment antiprussien dans plusieurs provinces allemandes, notamment dans le sud-ouest du Reich (Clark, 2014 : 721 et suivantes).
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[25]
Robic (1994 ; 2000b) et Ozouf-Marignier (2000) concluent à une identique osmose de la science et du politique dans leur étude du Tableau de la géographie de la France (1903b) de Paul Vidal de la Blache.
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[26]
Cet argument que Vidal applique à la Sarre correspond à la doctrine, intrinsèque au républicanisme français mais approfondie à partir du XXe siècle, de maîtrise de l’espace national (Legendre, 1968). Cette doctrine, qui d’ailleurs doit beaucoup à Vidal de la Blache et à son plaidoyer en faveur de la décentralisation, légitime scientifiquement le découpage du territoire de la France en départements. Contrairement à l’Ancien Régime, qui aurait fait peu de cas de la cohérence interne et externe des divisions territoriales, la France républicaine y accorde une grande attention afin que « le département réalise l’utilisation politique du capital géographique » (idem : 117). Conçu dans cet esprit, le département s’érige comme pôle et vecteur d’une « structuration libérale de l’espace ». L’objectif est la « personnalisation du département » (idem : 21) par l’entremise d’une instance administrative, d’une infrastructure économique et d’une armature urbaine qui, en s’approfondissant, garantissent l’avenir non seulement du département en cause, mais plus encore de la nation tout entière.
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[27]
Géographe méticuleux, Vidal de la Blache ne manque pas de rappeler cette perte territoriale. C’est pourquoi, dans son Atlas général de 1894, il consacra une planche aux traités issus du Congrès de Vienne, dont le traité de Paris du 20 novembre 1815. Alors que la carte centrale illustre l’Europe postnapoléonienne en son entier, deux cartons montrent les pertes de la France sur sa frontière nord-est, dont celles de Sarrebruck et de Sarrelouis (Vidal de la Blache, 1894 : 44-45).
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[28]
Gallois interprète cet épisode dans le même esprit que Vidal, à ceci près qu’il distribue autrement les torts. En effet, dans sa note complémentaire à l’introduction du rapport du Comité d’études, Gallois (1918a) critique également Napoléon, ce qu’on ne retrouve pas sous la plume de Vidal, pour qui la responsabilité du malheur de la France découlant des traités de Paris, surtout le second, appartient tout entière aux coalisés. D’après Gallois, Napoléon aurait nui à la vocation libératrice de la France. Sous l’empereur, insiste Gallois, la France n’avait pas perdu que des territoires, mais elle avait plus encore failli à sa mission libératrice : « Pour le malheur de la France, le grand général et le grand organisateur qui s’empara du pouvoir le 18 Brumaire et le garda pendant quinze ans sans le moindre contrôle fut, en même temps, le plus follement ambitieux des hommes et le plus dénué de scrupules. L’Empire qu’il édifia pièce à pièce était un défi à l’Europe et à tous les principes de la Révolution. La France perdit toutes les sympathies que lui avait values son rôle de libératrice et récolta des haines que l’on exploite encore contre elle après un siècle. Quand Napoléon fut tombé, en 1814, les Alliés rétablirent chez nous la royauté avec les limites de l’ancien royaume. Il fut décidé, au premier traité de Paris (30 mai 1814), que les frontières seraient celles du 1er janvier 1792. (…) Nous gardions le bassin houiller de Sarrebruck que l’on n’avait pas voulu séparer de la Lorraine. Mais le Congrès de Vienne nous donnait des voisins beaucoup plus forts que ceux de 1792 : le royaume des Pays-Bas qui comprenait toute la Belgique et le Luxembourg actuels, la Bavière dans ce que l’on appela dès lors le Palatinat bavarois et, entre les deux, la Prusse qui recevait la plus grande partie de la rive gauche du Rhin. Sur ces arrangements on ne pensa même pas à consulter les populations intéressées. C’était le retour aux procédés de l’Ancien Régime. Si au moins la France avait pu conserver cette frontière de 1814. Mais Napoléon tenta une dernière fois la chance qui, cette fois encore, lui fut contraire. Après Waterloo, les Alliés exaspérés voulurent nous faire payer ce qu’ils considéraient comme une trahison. Ils ne parlaient de rien moins que de nous enlever toutes nos forteresses, l’Alsace, la Lorraine, la Flandre. Les rivalités des puissances, la sagesse de l’Angleterre et de la Russie nous sauvèrent de ce désastre. (…) // On transigea. Le second traité de Paris du 20 novembre 1815 ouvrit plusieurs brèches dans notre frontière de 1814. Il nous enleva Philippeville et Mariembourg (…) ; — il nous enleva l’ancien duché de Bouillon et les territoires adjacents (…) ; — il nous enleva Sarrelouis, Sarrebruck et son bassin houiller, c’est-à-dire la ligne de la Sarre qui couvrait la Lorraine ; — il nous enleva Landau qui défendait la plaine d’Alsace. Sur le Rhin enfin, au voisinage de Bâle, les fortifications d’Huningue durent être démolies. // Tel était le bilan du Premier Empire » (Gallois, 1918a : 51-52). Vidal, pour sa part, suggère que le Premier Empire aurait servi à sa manière l’idéal républicain et ne blâme pas Napoléon pour les pertes territoriales. Quoi qu’il en soit de ce distinguo, Vidal et Gallois placent tous les deux la question du droit du peuple et de la mission civilisatrice de la France au coeur du débat sur le Congrès de Vienne, tout comme le fit d’ailleurs Napoléon lui-même, comme en atteste le discours qu’il prononça au Champ-de-Mars le premier juin 1815, une fois de retour à Paris après avoir rompu son exil. De fait, les trois font de cet événement un jalon historique fondamental qui prend, dans leur argumentation, un accent dramatique, le drame étant que la Sarre, depuis les événements de 1814-1815, serait privée d’un élément essentiel à son dynamisme régional : la liberté. L’histoire, en conséquence, n’aurait de sens qu’en restaurant cette condition fondamentale, soit en rétablissant la France, porteuse de l’idéal républicain, dans ses pleins droits territoriaux.
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[29]
Reid (2004 : 206) définit le droit naturel comme suit : « Ensemble de principes universels, conformes à la nature et à la conscience, qui représentent un idéal de justice et ont, d’un point de vue moral, priorité sur le droit positif ». Largement débattu depuis au moins deux millénaires par les philosophes et autres penseurs, le droit naturel ne manque pas non plus d’être instrumentalisé à des fins politiques (Sériaux, 2003 ; Dufourcq, 2019). En conséquence, il n’est pas surprenant que la géographie, en contexte militaire ou diplomatique, postule le droit naturel d’une région et juge, comme dans le plaidoyer vidalien en faveur de la Sarre, les bienfaits ou les méfaits des États en cause.
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[30]
Vidal de la Blache rédigea plusieurs articles (1896, 1898, 1899, 1902a, 1903a, 1904, 1911-1912, 1913a, 1914), auxquels s’ajoute Principes de géographie humaine, où il systématisa un tant soit peu sa pensée géographique.
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[31]
On note fréquemment, et depuis longtemps, la prudence de Vidal face à la systématisation propre à la théorie. D’ailleurs, Vidal lui-même formula des réserves à cet égard, notamment en commentant la géographie politique de Friedrich Ratzel (Vidal de la Blache, 1898). L’affaire semble entendue. Il en est toutefois autrement si on examine la question sous l’angle de la théorie kantienne du lieu, à laquelle la pensée vidalienne, sans y référer nommément, fait largement écho. En effet, une telle conception du lieu peut justifier un rétrécissement de la causalité en géographie humaine, en même temps qu’elle accrédite, en ce même domaine, l’idée d’une causalité sujette à une forte variabilité. Selon cette théorie, le lieu est une scène – le terme est utilisé par Kant – où se déroule une histoire. Combinaison de faits géographiques diversifiés, cette scène est autant donnée qu’appropriée par un groupe humain engagé dans l’histoire du lieu même. Le rétrécissement de la causalité tient au fait que la géographie humaine, dans une optique régionale, n’a pas à expliquer le caractère, la diversité et structuration des faits naturels. Elle n’a qu’à les interpréter sous l’angle de la connaissance qu’en a le groupe en question, de l’usage qu’il en fait, de sa volonté d’en profiter plus avant et de sa capacité politique de s’engager en ce sens. C’est pourquoi Vidal peut se contenter, comme dans Le bassin de la Sarre, de décrire – en général sommairement – les faits naturels, sans avoir à chercher à comprendre leur raison d’être, sinon incidemment et ponctuellement, pour satisfaire la curiosité. Dans la stricte perspective de l’étude d’une région sous l’angle de la géographie humaine, il n’avait pas à démontrer l’organisation ou la genèse de ces faits naturels, si bien qu’il n’avait pas à mobiliser une quelconque théorie à leur sujet. Certes, il arrivait par ailleurs à Vidal de réfléchir aux principes de la structuration des faits naturels, et par conséquent de tous les faits géographiques, en considérant l’influence de la géologie, de l’hydrographie ou, comme en attestent ses Principes de géographie humaine, de la biologie. Mais cela restait somme toute périphérique à ce dont il avait besoin pour brosser le tableau géographique d’une région, la Sarre ou une autre. Quant à la variabilité qu’autorise la causalité sous l’emprise de la théorie kantienne du lieu, elle découle du statut épistémologique qui y est accordé à la capacité de l’être humain d’anticiper son expérience future et d’infléchir par ce moyen le cours de l’histoire. Or, ce facteur livre chaque groupe à son propre telos, de même qu’il l’expose, avec les promesses et les risques que cela représente, à celui des autres. Dans ce contexte, l’enchaînement des causes et des effets ne peut être enfermé en une simple formule donnant à la théorie une forte prédictibilité. Bien que les causes et les effets s’enchaînent logiquement, la complexité de leur interaction confère nécessairement à chaque lieu un caractère unique et une histoire ouverte, d’où l’attachement de Vidal au concept d’identité régionale, identité non seulement héritée, mais aussi en devenir. Cela justifie également un certain effacement de la théorie devant l’impératif empirique qu’exige, selon ces termes, l’analyse scientifique d’une région. En effet, dans cette perspective, aucune théorie ne peut expliquer a priori une identité régionale, puisqu’il faut chaque fois, pour la comprendre, remonter et anticiper une chaîne causale spécifique, ce à quoi s’emploie la monographie régionale qui, chez Vidal, vise à dégager une personnalité géographique (Claval, 1998 : 106-108 et passim).
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[32]
Cette marge de manoeuvre et la liberté de ton qui l’accompagne, Vidal les revendiquait et les justifiait, jusqu’à prescrire des procédés littéraires idoines. Elles étaient au coeur même de sa méthode descriptive qui, d’après lui, est l’essentiel de la géographie : « La géographie se distingue comme science essentiellement descriptive. Non pas assurément qu’elle renonce à l’explication : l’étude des rapports des phénomènes, de leur enchaînement et de leur évolution, sont autant de chemins qui y mènent. Mais cet objet même l’oblige, plus que toute autre science, à suivre minutieusement la méthode descriptive. Une de ces tâches principales n’est-elle pas de localiser les divers ordres de faits qui la concernent, de déterminer exactement la position qu’ils occupent, l’aire qu’ils embrassent ? Aucun indice, aucune nuance même ne saurait passer inaperçue ; chacune a sa valeur géographique, soit comme dépendance, soit comme facteur, dans l’ensemble qu’il s’agit de rendre sensible. Il faut donc prendre sur le fait chacune des circonstances qui les caractérisent, et en dresser exactement le bilan. Dans le riche clavier de formes que la nature étale à nos yeux, les conditions sont si diverses, si entre-croisées, si complexes qu’elles risquent d’échapper à qui croit trop tôt le tenir. Deux écueils sont particulièrement à craindre : celui des formules trop simples et rigides entre lesquelles glissent les faits, et celui des formules à tel point multipliées qu’elles ajoutent à la nomenclature et non à la clarté. Décrire, définir et classer, pour de là déduire, sont des opérations qui logiquement se tiennent ; mais les phénomènes naturels d’ordre géographique ne se plient pas avec un empressement toujours docile aux catégories de l’esprit. // La description géographique doit être souple et variée comme son objet même. C’est souvent profit pour elle de puiser dans la terminologie populaire ; celle-ci s’étant formée directement en contact avec la nature, telle désignation saisie sur le vif, tel dicton rural ou proverbe peuvent ouvrir un jour sur un rapport, une périodicité, une coïncidence, toutes choses qui se réclament directement de la géographie » (Vidal de la Blache, 1913a et 1913b : 297-298).
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[33]
Limitée à quelques mots, la figure est une diatypose (Dupriez, 1984 : 156).
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[34]
Bonnefont (1993) reconnaît ce procédé, qu’il associe à l’expressionnisme, lorsque Vidal décrit la Lorraine dans son Tableau de la géographie de la France.
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[35]
L’expression « empirisme préférentiel » peut paraître sévère, mais elle l’est certainement moins que la charge menée en 1845 par Alexandre de Humboldt, dans l’introduction de son célèbre Cosmos, contre « les erreurs qui prennent leur source dans un empirisme vicieux et dans des inductions imparfaites » (Humboldt, 2000 : 51), erreurs qui, en substance, se rapprochent de ce que nous rapportons à propos de la description géographique de la Sarre par Vidal de la Blache.
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[36]
Paul Claval (2001 : 73-80) explique avec précision en quoi la géographie vidalienne, lorsqu’elle se prête au tableau régional, se conçoit et s’exprime tel un récit.
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[37]
En s’adonnant au militantisme scientifique, Vidal de la Blache, précisons-le, ne dérogeait pas aux pratiques de l’époque. Le genre était en fait assez commun, si bien que la science géographique pouvait alors s’engager à l’occasion dans des disputationes d’un nouveau genre autour de l’appartenance contestée ou revendiquée de quelque région à un État ou à un autre. À ce titre, la géographie était en quelque sorte devenue, en raison de sa crédibilité scientifique, un supplément d’âme à la diplomatie d’ancien régime, où les cessions territoriales n’étaient souvent, au sein de l’aristocratie européenne, qu’une autre façon de payer le prix de la défaite (Gouttman, 2020 : 305). Pour ce qui est de la Sarre, on peut voir, par exemple dans le Saar-Atlas d’Hermann Overbeck et Georg Wilhelm Sante, opportunément publié en 1934 à la veille du référendum tenu en vertu du traité de Versailles, une réplique, feutrée mais ferme, de deux éminents savants allemands aux interprétations géographiques de leurs collègues français. Dans l’un et l’autre camp, l’attachement patriotique est prégnant. Quoique subordonné aux intérêts supérieurs de la nation, le souci d’une géographie scientifique n’y est pas moins vivace. À ce compte, on comprend pourquoi Emmanuel de Martonne, dressant le bilan de sa discipline au début du XXe siècle, a écrit qu’il « n’est peut-être pas de science dont le caractère national soit aussi marqué que la Géographie » (Martonne, 1915 : 375).
Bibliographie
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- BERDOULAY, Vincent (1988) Des mots et des lieux. La dynamique du discours géographique. Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique.
- BERDOULAY, Vincent (1993) La géographie vidalienne : entre texte et contexte. Dans Paul Claval (dir.) Autour de Vidal de la Blache. La formation de l’école française de géographie. Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, p. 19-26.
- BERDOULAY, Vincent (1995) La formation de l’école française de géographie. Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques.
- BERDOULAY, Vincent (2003) Lamarkisme. Dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.) Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Paris, Belin, p. 539.
- BERDOULAY, Vincent et SOUBEYRAN, Olivier (1991) Lamarck, Darwin et Vidal : aux fondements naturalistes de la géographie humaine. Annales de Géographie, vol. 100, nos 561-562, p. 617-634.
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