Corps de l’article
Ce livre se veut un hommage à Philippe Aydalot, économiste de talent, dont la mort – à la fin des années 1980 – a interrompu des travaux absolument indispensables.
Coordonné par Andrée Matteaccioli, l’ouvrage se compose de quatre parties. Les deux premières, signées par Matteaccioli, contiennent une analyse de la pensée et des travaux d’Aydalot ainsi que les développements récents des recherches du laboratoire que celui-ci fonda et dirigea (GREMI). Les deux dernières rassemblent des textes de différents économistes, sorte d’analyse critique du maître, et d’extraits de son oeuvre proprement dite.
Après une rapide biographie, Andrée Matteaccioli examine, dans un premier chapitre fondamental, les problématiques majeures développées par Aydalot. Grâce à une méthode où l’étude des faits est première, ce dernier aboutit à une critique sévère, mais solidement fondée, non seulement de la théorie néo-classique, mais aussi du marxisme, des thèses de Perroux, voire de ses propres travaux passés, lorsqu’ils ne coïncident plus avec l’actualité de sa recherche. Toutefois, moins qu’une approche purement inductive, Aydalot adopte plutôt une « démarche théorique critique » fondée sur le concept de déséquilibre et sur une analyse dynamique qui se démarque largement des équations statiques de l’économie traditionnelle. Les trois autres chapitres de cette première partie traitent de la difficile intégration de l’espace dans la théorie néo-classique (chapitre 2), de la tentative de poser les bases d’un appareil théorique qui emprunte à la fois aux corpus des écrits de Marx et de Schumpeter (chapitre 3) et d’une critique des politiques d’aménagement. À ce propos, Aydalot déplorait « l’incapacité à comprendre la nature globale socioéconomique […] du phénomène spatial », et considérait qu’agir sur l’espace sans politique économique cohérente n’avait pas plus de sens que de tenter de remplir le tonneau des Danaïdes.
La seconde partie s’intéresse aux travaux qui se réclament de la filiation de la pensée d’Aydalot, en particulier ceux des chercheurs du GREMI. Andrée Matteaccioli s’y montre particulièrement à l’aise puisqu’elle participe elle-même à cette entreprise. Les autres disciples d’Aydalot, qui ne connaîtraient pas ces travaux, ont en revanche de quoi être un peu déroutés tant ils « se distancient », de l’aveu même d’Andrée Matteaccioli, de la pensée du maître. Aussi bien le rôle dévolu aux avantages de proximité (chapitre 4) – très proche du concept d’externalité que critiquait si vivement Aydalot –, que la reprise des thèses à la mode en sciences humaines d’auto-organisation (où le hasard – même si le rôle de celui-ci est encore discuté dans les travaux actuels du GREMI – se substitue aux rapports de forces économiques et sociaux, comme cause de la dynamique économique et spatiale) peuvent apparaître comme un reniement, pour ne pas dire une trahison, de la pensée d’Aydalot. Ainsi, lorsque le milieu urbain est présenté comme « un réseau d’externalités favorable au soutien d’une démarche d’innovation » aboutissant à des « milieux innovateurs » qui « s’auto-organisent », n’est-on pas en présence de thèses contre lesquelles l’ancien directeur du GREMI lutta sa vie durant ? Il est vrai que Matteaccioli est assez mal placée pour une approche critique de choix heuristiques auxquels elle participe. N’est-ce pas là, au fond, ce qui la pousse à affirmer de manière tout à fait discutable qu’Aydalot « n’aurait certainement pas désavoué cette trajectoire » ?
Les deux dernières parties sont très différentes des précédentes dans la mesure où il s’agit de textes signés par différents économistes (3e partie) et par Aydalot lui-même (4e partie).
Classés par thèmes (hommage à l’auteur, regards sur sa démarche scientifique, sur ses apports théoriques), les textes de la 3e partie sont fort intéressants – en particulier ceux de C. Tulin sur la périurbanisation et de A. Sallez sur la division spatiale du travail. On regrettera seulement la briéveté de cette partie, bien plus utile que la précédente.
Viennent enfin les extraits de l’oeuvre d’Aydalot lui-même (4e partie) abordant différents thèmes, dont le classement par ordre chronologique rend la lecture un peu compliquée. Ainsi sont abordées les questions d’économie régionale (textes 1, 2, 5, 7), d’économie urbaine (texte 8) et de théorie économique générale (textes 3 et 4). On y retrouve les thèses chères à l’auteur : critique de la théorie néo-classique, division spatiale du travail, inversion centre/périphérie, rôle des innovations technologiques, interrogations sur le renversement de la croissance urbaine. Même si on peut regretter que les extraits de ce qui reste à ce jour son meilleur essai (Dynamique spatiale et développement inégal) soient trop courts, c’est toujours un plaisir de découvrir ou de redécouvrir une pensée dont la lucidité, la finesse et la profondeur rappellent combien son absence pèse sur la recherche économique française actuelle.
Au-delà des reproches à la marge que l’on peut adresser à cet essai, énoncés brièvement dans la description qui précède, on ne peut qu’insister sur la critique majeure que le lecteur de ces lignes y aura probablement décelée en filigrane, à savoir l’éloignement des thèses développées par Andrée Matteaccioli et le GREMI par rapport à la pensée d’Aydalot dont ils se réclament pourtant. On a déjà souligné la place accordée au principe d’auto-organisation, qui doit plus à certaines écoles de pensée issues de la géographie quantitative qu’aux problématiques économiques de Philippe Aydalot. De même, le fait d’insister sur l’analyse systémique, qui est plus chez lui un outil heuristique qu’une fin en soi, semble diriger implicitement la pensée d’Aydalot vers une perspective postmoderne largement étrangère à celui-ci. Cette tentative de rattacher l’oeuvre d’Aydalot aux modes actuelles en sciences humaines pèse lourdement sur la cohérence du livre. Il était toutefois difficile pour Andrée Matteaccioli de faire autrement, dans la mesure où le même reproche pourrait être adressé aux orientations actuelles du GREMI. À cet égard, il est tout à fait significatif de constater la sévérité de Matteaccioli lorsqu’elle parle de la période « marxiste dure » d’Aydalot – alors que ce dernier a toujours jalousement défendu son indépendance vis-à-vis du marxisme en général (voir à ce sujet les remarques de Zoller dans la troisième partie) – ou lorsqu’elle critique la théorie de la division spatiale du travail. En outre, lorsqu’elle insiste sur l’orientation tardive de la pensée d’Aydalot en ce qui concerne la problématique métropolisation/contre-urbanisation, vers de nouvelles formes de croissance urbaine, elle transforme arbitrairement ce qui n’était encore qu’une hypothèse de travail en un axe de recherche majeur purement hypothétique. La mort d’Aydalot, alors même qu’il travaillait sur ces questions, empêchera évidemment à tout jamais de savoir quelles conclusions il aurait finalement tiré de ces études. On peut toutefois douter qu’une approche en termes de choix individuels (pour les espaces péri-urbains) et de responsabilité de l’automobile (dans la périurbanisation) – qui, en évitant de poser les problèmes de type rente foncière/revenus des facteurs de production, s’apparente en fait de manière implicite aux thèses néo-classiques – ait pu satisfaire longtemps Aydalot.
Au total, on retiendra l’intérêt indéniable de cet ouvrage qui permettra sans doute à certains, qui ignoreraient les travaux indispensables d’Aydalot en économie spatiale, de prendre contact avec la pensée de ce grand économiste. Toutefois, au-delà de la lecture de ce titre, on recommandera à ceux qui souhaiteraient approfondir leurs connaissances sur Aydalot et ses travaux de lire ses oeuvres majeures, telle Dynamique spatiale et développement inégal ou Économie régionale et urbaine, qui restent à ce jour inégalées en économie spatiale.