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Le pénaliste comparatiste Pierre Rainville a, par le passé, entretenu son lectorat sur les humeurs du droit pénal au sujet de l’humour et du rire[1]. Pour son deuxième ouvrage à paraître dans la collection Dikè publiée aux Presses de l’Université Laval, il nous propose cette fois-ci une incursion dans le monde de l’art ou plutôt dans celui de sa répression quand l’art fait dans la profanation et qu’il avilit le sacré. De tout temps, lorsqu’un artiste choisit sciemment et outrancièrement d’aborder avec force et véhémence des thèmes religieux sensibles dans le dessein évident de choquer les fidèles, il s’expose à la possibilité de voir son oeuvre censurée et sa démarche sanctionnée par les tribunaux.
Une proposition artistique qui aurait eu comme intention claire d’insulter la religion et de choquer la communauté de ses croyants en manquant délibérément de respect envers leur confession (p. 23) aurait été sanctionnable encore jusqu’à tout récemment par l’article 296 du Code criminel canadien[2]. Depuis 1892 jusqu’à naguère, nous aurions pu dire de cet artiste frondeur et incendiaire qu’il eût perpétré un crime de blasphème. Or, ce dernier chef d’accusation n’existe plus à proprement parler au Canada depuis le mois de décembre 2018 alors que le Parlement canadien a abrogé officiellement l’article 296 C.cr. qui portait précisément sur le crime de libelle blasphématoire.
La nouvelle position canadienne en matière de délit blasphématoire n’est pas un cas unique. En effet, l’abolition du crime de blasphème par le Canada s’inscrit dans le sillon de bien d’autres États occidentaux : par exemple, l’Angleterre a aussi rayé l’infraction de son code criminel en 2008 ; les Pays-Bas ont fait de même en 2014 ; puis la Norvège, en 2015 ; le Danemark, en 2017 ; et, enfin, l’Irlande a supprimé le crime de blasphème enchâssé dans sa constitution à l’issue d’un référendum qui s’est tenu en 2017 (p. 34). Destinés originalement à contrer les esprits dissidents « – qu’ils fussent d’une religion autre que chrétienne ou simplement athées –, cette infraction jadis destinée à museler le discours anti-divin […] en vint à se cantonner à la prohibition de la calomnie religieuse » (p. 18) et finit graduellement par ne punir que les cas les plus excessifs. Voué historiquement à la protection de la seule religion chrétienne dominante (on parle plus précisément de l’anglicanisme chez les uns ou du catholicisme chez les autres), le crime de blasphème est tombé peu à peu en désuétude au fur et à mesure que la chrétienté perdait de son emprise sur l’État.
Le crime de blasphème, tel qu’il se présentait jusqu’à tout récemment, a toujours visé la protection d’une seule religion. Il n’a jamais su s’adapter aux réalités d’aujourd’hui ni à la pluralité religieuse contemporaine. Sollicités à cet égard et contraints à agir néanmoins à l’occasion, les États n’avaient pas beaucoup d’options sur la table. Plutôt que de chercher à donner un caractère universel au crime de blasphème et d’élargir son application à d’autres religions et croyances, ils ont tout simplement choisi d’abolir l’infraction. Malgré ces nombreux exemples de replis législatifs, il serait bien hasardeux de penser que le crime de blasphème ait pour autant été éliminé, voire que le blasphème est autorisé, toujours toléré, ou encore qu’il ne soit pas sanctionné dans les sociétés contemporaines. « L’abrogation du crime de blasphème n’épuise pas la question de l’interdit d’une oeuvre outrageante », dit Rainville (p. 47). Du coup, le blasphème et sa répression demeurent d’actualité au Canada comme ailleurs.
Toutes les formes d’expression artistique qui s’autorisent à narguer la religion au sens large suscitent habituellement la controverse. Cette dernière constitue même la plupart du temps une des finalités recherchées par son auteur. La transgression des valeurs religieuses dans la pratique d’un art impose une discussion parfois houleuse entre les fidèles et leurs détracteurs. Puisqu’elle touche une corde sensible de l’ordre de la croyance, ces conversations sociales difficiles, mais nécessaires, finissent par aboutir, pour la majorité, dans l’enceinte d’un tribunal. Avec, d’un côté, les croyants offensés et, de l’autre, les opposants à une censure, ces procès toujours hautement médiatisés soulèvent les passions et ravivent même à l’occasion la controverse de façon plus intense que lors de la publication ou de la diffusion des oeuvres artistiques qui les y a menés au départ. Le décorum judiciaire impressionne et enflamme les débats. Les commentaires fusent alors de partout et dépassent bien souvent le cadre et l’objet même du procès. Décider du sort d’une pièce de théâtre ou d’une installation dans un musée est une manière pour la société de se parler à elle-même.
L’objectif d’un litige en matière de blasphème n’est pas de donner raison à l’une ou à l’autre des parties, mais de fixer une limite raisonnable aux droits des uns par rapport aux droits des autres dans le but de maintenir la paix dans le groupe. Historiquement, précise Rainville, le crime de libelle blasphématoire s’était vu attribuer un rôle pacificateur (p. 42). Son emploi avait pour objet de limiter la violence et le désordre dans la société. S’il est vrai que la répression a permis de nombreuses fois de calmer le jeu et la grogne des croyants, à l’inverse, la censure et les contrôles ont eu à maintes reprises l’effet contraire et plutôt soulevé la colère des incroyants, ce qui a mené à des débordements. Peu importe l’allégeance, l’époque ou la confession, « l’intervention du droit répressif au soutien de la foi est une chose foncièrement délicate » (p. 15). La limite de même que la limite de cette limite apparaissent au coeur du raisonnement en matière de blasphème. Du reste, la bonne limite, si elle doit être, n’est jamais assurée. Les caricatures de Mahomet, les Versets sataniques, les spectacles de Dieudonné, les unes de Charlie Hebdo ou encore la pièce Golgotha Picnic sont des exemples pour lesquels une limite a été fixée. Aux fins de son analyse, Rainville y reviendra par ailleurs avec plus ou moins d’insistance selon les épisodes judiciaires.
Ces cas bien connus que nous venons de citer témoignent d’une répression du blasphème encore bien vivante malgré une tendance répandue à la dépénalisation de l’offense en tant que telle. Le crime de blasphème est sorti de l’usage, et pourtant l’incrimination du blasphème demeure. Seulement, elle se fait dorénavant sous le couvert d’infractions contemporaines comme celle de l’incitation à la haine, l’indécence, l’obscénité ou diverses formes de discrimination, indique Rainville : « L’enjeu pénal glisse imperceptiblement de l’affront à la religion à l’affront aux croyants » (p. 47). Or, cette transmutation impose une nouvelle forme de raisonnement et ne saurait se faire sans soulever au passage de nombreuses questions d’ordre constitutionnel. La protection du culte et la protection de l’intime ne relèvent pas de la même logique, précise Rainville. Autrement dit, on ne protège pas le sacré comme on le fait pour des personnes.
La modification de fraîche date au Code criminel canadien aura servi de prétexte à Rainville, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval, pour l’analyse de l’incrimination de blasphème d’hier à aujourd’hui (parties II et III) qu’il propose dans son ouvrage intitulé L’art de la répression et la répression de l’art. À la confluence des libertés d’expression, de religion et de répression, cette publication de Rainville « se veut une réflexion sur les liens entre la liberté d’expression et l’art, la protection des identités religieuses par l’entremise du droit criminel et l’ampleur de l’impunité juridique réservée à la satire » (p. 9). Au surplus, il couple son étude « d’une réflexion portant à la fois sur l’évaluation de la suffisance du préjudice éprouvé par une communauté de croyants offensée à l’aune des finalités propres au droit criminel et sur l’ampleur de l’impunité offerte à l’artiste » (p. 15). Rainville aborde aussi parallèlement les disparités de traitement possibles entre les religions, mais également et surtout entre les croyants et les athées dans une société qui semble accorder à la foi une prédominance sur l’incroyance (p. 37). Le droit pénal est sollicité de diverses façons lorsqu’il est question de la juridicité du fait religieux. Fréquemment pris entre l’arbre et l’écorce – entre culte et culture (partie I) ou entre liberté de religion et liberté d’expression (partie IV) –, les dilemmes auxquels doit faire face le droit pénal ne sont pas simples à résoudre et ils imposent souvent un traitement subjectif à un interdit pénal qui a pourtant reçu le mandat fort de n’être ni imprévisible ni aléatoire et toujours sans parti pris.
Le travail de Rainville s’avère remarquable et très exhaustif. Les tables de la législation et de la jurisprudence citée, sans oublier la sélection bibliographique proposée (p. 93-116), témoignent sans contredit d’une recherche fouillée et pointue sur la manière dont les délits blasphématoires ont été abordés et traités devant les tribunaux nationaux et internationaux avant et après l’abrogation du crime de blasphème. La profondeur de l’analyse sur le blasphème que propose Rainville dans son ouvrage fait de ce dernier un incontournable et le rend indispensable à quiconque pourrait s’intéresser au blasphème et aux interactions entre la liberté de religion et la liberté d’expression par laquelle la liberté créatrice de l’artiste trouve son salut. Notons ici par ailleurs que le professeur Rainville inscrit sa démarche dans un projet plus vaste intitulé L’art en procès. Financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ce projet pluridisciplinaire franco-québécois réunit notamment à la même table de discussion, et pour une rare fois, des juristes et des linguistes, mais également des littéraires autour de la question de la liberté de création[3].
L’artiste est libre et doit le demeurer. Il lui est possible de s’exprimer et de créer comme bon lui semble. Il peut dire ce qu’il veut et utiliser les moyens qui l’enchantent pour ce faire. Sa liberté est totale et elle le restera pour autant que le fruit de son travail ne sorte pas de son atelier. À partir du moment où l’oeuvre d’un artiste a vocation à s’adresser à un public, c’est-à-dire qu’elle est publiée, diffusée ou exposée, sa liberté de créateur risque alors de se heurter à la liberté des autres. Au Canada, la Charte canadienne des droits et libertés[4] assure la liberté de conscience et de religion à son article 2 a), alors que la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression est protégée à l’article 2 b). « L’incrimination du blasphème porte inexorablement atteinte à l’ensemble de ces droits » (p. 27), souligne Rainville. Quand deux libertés se rencontrent au détriment l’une de l’autre, la situation devient rapidement intenable et le conflit pratiquement inévitable. Le travail des tribunaux s’en trouve alors complexifié, car il n’est pas simplement question pour les juges de choisir entre l’une ou l’autre des libertés, mais idéalement de tendre à un équilibre entre les deux au moment où ils sont appelés à les limiter.
En théorie, la Cour suprême du Canada et la Cour européenne des droits de l’homme recherchent toutes les deux l’équilibre entre les libertés au moment de trancher en matière de blasphème. Pourtant, quand vient concrètement le temps de réaliser la difficile et nécessaire conciliation entre liberté d’expression et liberté de religion, il appert que le Canada donne la liberté d’expression comme gagnante de la confrontation, alors que la logique voulant que « la liberté d’expression ne doit pas l’emporter sur la liberté de religion et vice versa » (p. 90) semble davantage être maintenue en Europe. C’est précisément aux divergences de traitement par ces deux grandes cours qu’est consacrée la quatrième et dernière partie du livre de Rainville. Dans cette ultime portion, il trace un portrait exhaustif et comparatif des tendances jurisprudentielles en ce qui concerne la répression de la liberté d’expression sous motif de liberté de religion.
« Il est certaine façon d’adorer Dieu, qui me fait l’effet d’un blasphème. Il est certaine façon de nier Dieu, qui rejoint l’adoration[5] » : cette citation d’André Gide s’avère fort pertinente dans le débat qui nous occupe. Elle fait poindre à tout le moins de nouveaux questionnements. Ainsi, où se trouverait la limite lorsque la croyance de certains fidèles est poussée à outrance et devient un blasphème pour les autres croyants ou encore, comment considèrerait-on une incroyance qui serait telle qu’elle prendrait la forme d’un culte ? Si l’on fait chaque fois d’une attaque contre la religion une affaire personnelle, n’est-on pas en train de transformer les croyants en victimes, voire en martyrs ? Le procès pour blasphème n’est-il pas devenu un instrument pour faire avancer une cause religieuse ou politique ? Autrement dit, plutôt que de travailler à maintenir la paix, la répression du blasphème contemporain n’organise-t-elle pas une montée aux barricades ? Rainville ne fournit pas de réponses précises à toutes ces questions. Cependant, en raison de son portrait du blasphème et des pans de l’histoire qu’il évoque, cet auteur offre brillamment tous les moyens pour y réfléchir.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pierre Rainville, Les humeurs du droit pénal au sujet de l’humour et du rire, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.
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[2]
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 (ci-après « C.cr. »).
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[3]
Voir : L’Art en procès, [En ligne], www.uqtr.ca/art-en-proces (20 avril 2020).
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[4]
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
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[5]
André Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, 1960, p. 582.