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La réflexion sur le silence et le droit, à laquelle l’appel de textes des Cahiers de droit nous convie, s’éclaire d’une certaine actualité législative et théorique dont il convient de rendre compte pour situer le présent article.

D’abord, sur le plan législatif, la récente réforme du Code de procédure civile du Québec fournit en effet une occasion de réfléchir sur ce rapport entre le droit et le silence. Certaines dispositions législatives adoptées par le législateur québécois permettent de juger de la pertinence de remettre aujourd’hui le thème du silence sur le métier de la philosophie juridique. Ainsi, l’article 10 du nouveau Code de procédure civile du Québec prévoit que les tribunaux « ne peuvent refuser de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi[1] ». Cette disposition ne vient pas vraiment combler une lacune, ou un silence, de la législation québécoise, puisque cela était déjà énoncé à l’article 41.2 de la Loi d’interprétation[2].

En légiférant ainsi, le législateur convoque une certaine conception du droit. En ne permettant pas aux tribunaux de refuser de juger, en vertu de cette obligation doublement légiférée, le législateur maintient la fiction de l’absence de silence de la loi : la loi n’est ni silencieuse, ni obscure, ni insuffisante ; le législateur a tout prévu, clairement. Pourtant, les juristes savent, au moins depuis The Concept of Law de H.L.A. Hart[3], sinon depuis le début du xxe siècle avec la sociological jurisprudence et le réalisme juridique, que la « règle ne peut pas non plus aller jusqu’à énoncer ses propres cas d’application[4] ».

Une telle conception correspond à la théorie officielle de l’interprétation : « le sens du texte repose dans celui-ci, il y est prédéterminé[5] » par le législateur, il est déjà là. Le droit provincial s’inscrit en quelque sorte dans la filiation des législations européennes qui font de ce refus de juger un déni de justice. En France, par exemple, c’est à l’époque de la codification qu’est apparue cette disposition, alors qu’une dizaine d’années auparavant le référé législatif interdisait au juge d’interpréter la loi.

Ainsi, là où la loi se ferait silencieuse, le discours des tribunaux comble ce silence. De plus, l’article 9 du nouveau Code de procédure civile du Québec édicte ceci : « Les tribunaux ont pour mission de trancher les litiges dont ils sont saisis en conformité avec les règles de droit qui leur sont applicables et, ce faisant, de dire le droit[6] ». En arrière-plan de cette fonction de dire le droit, on trouve non seulement la fiction performative selon laquelle, ce faisant, les tribunaux font, ou rendent, justice[7], mais aussi la prétention que la loi parle toujours.

Cette double obligation qui est faite aux tribunaux, de ne pas refuser de juger sous prétexte du silence de la loi et de dire le droit, nous conduit au coeur du problème que nous souhaitons aborder ici, soit le rapport entre le silence et le droit.

Plus encore, outre la concomitance législative avec ce numéro des Cahiers de droit, la pertinence du thème proposé est d’autant accrue par la découverte récente d’un manuscrit, jusqu’à récemment demeuré inconnu, du professeur H.L.A. Hart. Lors d’un séjour à l’Université Harvard où il était professeur invité[8], le titulaire de la Chaire de philosophie du droit de l’Université d’Oxford avait participé aux travaux du groupe de discussion sur la philosophie juridique réunissant les professeurs d’Harvard et les professeurs invités. Lon Fuller l’ayant invité à passer une année (1956-1957) à Harvard, Hart y a prononcé une conférence sur la discrétion en droit, thème retenu pour le cycle de conférences cette année-là. C’est le texte de cette conférence qui était demeuré introuvable jusqu’à nos jours[9]. Suivant l’approche de la philosophie analytique qu’il a introduite dans la pensée du droit, Hart a proposé une analyse linguistique et conceptuelle de la discrétion[10].

La pensée positiviste de Hart se confrontait alors à celle de la Legal Process School puisque plusieurs professeurs présents à Harvard à ce moment-là étaient les fondateurs et les tenants de cette approche processualiste qui cherchait, tout comme la théorie de Hart, une voie mitoyenne entre le formalisme juridique et le legal realism[11]. L’importance que Hart attachait au langage dans l’analyse du droit contrastait cependant avec l’approche des processualistes américains, qui s’intéressaient davantage aux processus, au fonctionnement des institutions, à l’élaboration du raisonnement et à l’interprétation téléologique fondée sur les problèmes sociaux à corriger[12]. Même si, dans son essai, Hart fondait la discrétion sur l’ignorance des faits (l’information imparfaite) et des fins (leur imparfaite compréhension), la philosophie linguistique qu’il privilégiait a plutôt insisté sur la texture ouverte du langage pour expliquer la pénombre du droit et son caractère indéterminé[13]. Son approche linguistique a ainsi mis en évidence l’indétermination du langage juridique, donnant à ce problème une dimension sémantique. Depuis, le problème de la discrétion judiciaire continue de retenir l’attention et de préoccuper les juristes. En effet, aujourd’hui encore, la limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi est considérée comme une condition de la primauté du droit[14]. Au surplus, le recours accru du législateur à des normes à contenu variable laisse entrevoir la pertinence d’une poursuite de la réflexion sur cette dimension interprétative du droit et le pouvoir discrétionnaire du juge. De même, la théorie du droit administratif s’intéresse à la discrétion et à la primauté du droit[15].

Au-delà de ces récents développements législatif et théorique, qui montrent la pertinence de réinterroger à l’heure actuelle les rapports entre le silence et le droit, une question fondamentale est soulevée par le problème de l’indétermination du droit. C’est d’ailleurs pourquoi la question de l’application, par le juge, d’une règle juridique floue, indéterminée, interprétative, a, depuis toujours, préoccupé les juristes. Déjà Platon et Aristote débattaient de la question de savoir s’il vaut mieux être gouverné par les hommes les meilleurs ou par les lois les meilleures[16]. Platon faisait valoir, selon sa fameuse théorie du philosophe-roi, que jamais les lois n’auront suffisamment de sagesse pour embrasser le tout, en raison de leur trop grande généralité[17] — dans son dernier ouvrage, il se rendra finalement à la primauté des lois, en maintenant toutefois qu’elles demeurent trop générales[18] —, ce à quoi Aristote répondait qu’aux lois n’est avantageusement attachée aucune passion[19]. Pour Aristote, l’omission du législateur pouvait être corrigée par l’équité :

Lorsque la loi s’exprime pour la généralité des cas, et que postérieurement il se produit quelque chose qui contrarie ces dispositions générales, il est normal de combler la lacune laissée par le législateur et de corriger l’omission imputable au fait même qu’il s’exprimait en général. Le législateur lui-même, s’il était présent, y consentirait et, s’il eût prévu la chose, eût introduit des précisions dans la loi. Aussi ce qui est équitable est-il juste, supérieur même en général au juste, non pas au juste en soi, mais au juste qui, en raison de sa généralité, comporte de l’erreur. La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général. Voilà pourquoi tout n’est pas compris dans la loi : sur certains cas, il est impossible de légiférer et il faut avoir recours, pour la préciser, à une décision de l’assemblée du peuple. En effet, pour tout ce qui est indéterminé, la règle ne peut donner de détermination précise, au contraire de ce qui se passe dans l’architecture à Lesbos, avec la règle de plomb ; cette règle, qui ne reste pas rigide, peut épouser les formes de la pierre ; de même les décrets s’adaptent aux circonstances particulières[20].

Ainsi, Aristote offrait déjà une réponse au problème du silence de la loi. Cette solution sera reprise par la théorie du dynamisme pragmatique de William Eskridge, comme nous le verrons plus loin.

Dès la fin du xixe siècle, de nombreux juristes n’ont pas manqué de dénoncer les illusions mécanicistes du formalisme juridique. Que ce soient par les critiques réalistes (américaines ou scandinaves) ou l’école française du droit libre avec François Gény ou la jurisprudence des intérêts en Allemagne, le caractère paradoxal (l’incapacité de la règle à régler sa propre application) et réfléchissant (c’est au moment de son application que le sens de la règle se définit) du jugement juridique a amplement été démontré[21].

Malgré ces critiques à l’égard des limites du textualisme, la théorie et la pratique de l’interprétation juridique ont continué d’accorder une place prépondérante à la lettre de la loi. Si la thèse du silence de la loi a pu se perpétuer, c’est précisément en raison de cette persistance de la prédominance du texte et, en conséquence, parce que cette thèse est fondée sur une conception sémantique de l’interprétation — et de l’indétermination — du droit. Si l’on s’appuie sur une telle conception sémantique, il n’est pas étonnant que la solution au problème de l’indétermination de la loi ait été cherchée, tant par la théorie que par la pratique de l’interprétation juridique, en fonction du seul texte législatif.

Dans la première partie de notre article, nous traiterons de cette indétermination sémantique du droit, alors que dans la seconde nous examinerons la solution de rechange que représente une conception pragmatique de cette indétermination.

1 L’indétermination sémantique du droit

L’indétermination du droit et le silence de la loi ont principalement été conceptualisés en termes sémantiques. L’indétermination sémantique du droit a maintes fois été affirmée et démontrée. La texture ouverte du langage et l’importance du contexte en sont les principales causes[22]. Même s’il a souvent été attribué à Hart — non sans raison puisque sa position sur ce point est plus forte dans Le concept de droit — l’idée que, dans les cas difficiles, le juge bénéficiait d’un pouvoir discrétionnaire absolu[23], la découverte récente de son essai de 1956 laisse plutôt entrevoir qu’il concevait cette discrétion comme tout à fait compatible avec la primauté du droit pour autant que la méthode retenue en vue de résoudre cette indétermination permette rationnellement de distinguer la discrétion de l’arbitraire[24].

Les travaux en matière d’interprétation juridique ont par la suite montré que la reconnaissance de l’indétermination sémantique de l’énoncé législatif n’équivaut pas pourtant à une liberté totale de l’interprète. La théorie de la création soumise à des contraintes du professeur Pierre-André Côté en est un exemple[25]. La question de savoir si ces contraintes influent suffisamment sur l’interprète a bien sûr été discutée pour établir s’il existe un vrai sens en droit[26]. Résoudre le problème de l’indétermination du droit devient fondamental dans la mesure où, avec lui, c’est toute l’entreprise de la primauté du droit qui est en cause.

Néanmoins, la forte association, établie par Hart, entre l’indétermination du droit et la texture ouverte du langage a marqué notablement la théorie juridique, à un point tel d’ailleurs que l’indétermination demeure largement pensée en termes sémantiques, tant par la jurisprudence (1.1) que la doctrine (1.2).

1.1 L’affirmation jurisprudentielle de la primauté du texte

Depuis quelques décennies, la Cour suprême du Canada a souvent réitéré dans ses arrêts[27] qu’elle s’en remet à la méthode moderne d’interprétation, suivant en cela la formulation tirée de l’ouvrage de 1983 d’Elmer A. Driedger[28]. Dans les Mélanges en l’honneur du professeur Pierre-André Côté, le juge Louis LeBel a récemment réaffirmé que cette méthode moderne constitue l’approche interprétative à adopter[29]. Bien que cette méthode ait été élaborée pour dépasser le texte, la méthode moderne retenue par la Cour suprême maintient, dans sa formulation consacrée, la référence au sens ordinaire des mots : « Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur[30]. »

En somme, cette approche moderne de Driedger combine les trois grandes règles d’interprétation législative développées en common law : la Literal Rule, la Golden Rule et la Mischief Rule. Comme l’ont montré les professeurs Stéphane Beaulac et Pierre-André Côté[31], du fait qu’il s’agit de la combinaison de trois règles, aussi importantes aient-elles été dans l’histoire de l’interprétation du droit statutaire, l’approche moderne ne saurait prétendre à l’exhaustivité dans son explication du phénomène interprétatif. D’autres éléments doivent être considérés par l’interprète, en vertu des autres méthodes d’interprétation, dont l’historique législatif, les autorités jurisprudentielles et doctrinales ainsi que les présomptions d’interprétation relatives à la justice et à l’équité[32].

C’est en ce sens que le principe moderne a d’ailleurs fait l’objet d’une reformulation par Ruth Sullivan dans la continuité de l’ouvrage de Driedger. En effet, la méthode d’interprétation « moderne » a été reformulée au Canada par la professeure Sullivan :

Il n’existe qu’une seule règle d’interprétation moderne : les tribunaux sont tenus d’interpréter un texte législatif dans son contexte global, en tenant compte de l’objet du texte en question, des conséquences des interprétations proposées, des présomptions et des règles spéciales d’interprétation, ainsi que des sources acceptables d’aide extérieure. Autrement dit, les tribunaux doivent tenir compte de tous les indices pertinents et acceptables du sens d’un texte législatif. Cela fait, ils doivent ensuite adopter l’interprétation qui est appropriée. L’interprétation appropriée est celle qui peut être justifiée en raison a) de sa plausibilité, c’est-à-dire sa conformité avec le texte législatif ; b) de son efficacité, dans le sens où elle favorise la réalisation de l’objet du texte législatif ; et c) de son acceptabilité, dans le sens où le résultat est raisonnable et juste[33].

De même, la règle d’or d’interprétation, formulée par les tribunaux et maintes fois citée en interprétation législative, retient également une formulation qui en réfère au texte. Cela n’est pas étonnant cependant lorsqu’on considère qu’elle a été élaborée par Lord Wensleydale en 1857 dans l’affaire Grey v. Pearson[34], soit à une époque où l’interprétation littérale et la doctrine du sens clair étaient dominantes :

[Traduction] J’ai toujours été profondément impressionné par la sagesse de la règle, qui est, je crois, actuellement adoptée par tout le monde, du moins par les tribunaux judiciaires de Westminster Hall, et selon laquelle, en interprétant les testaments, et de fait les lois et tous les documents, il faut adhérer au sens grammatical et ordinaire des mots, à moins que cela n’entraîne quelque absurdité, contradiction ou incompatibilité eu égard au reste du texte : dans ce dernier cas, on peut modifier le sens grammatical et ordinaire des mots de façon à éviter cette absurdité ou incompatibilité, mais uniquement dans cette mesure[35].

Plus encore, il arrive à l’occasion que la jurisprudence retienne encore aujourd’hui l’approche traditionnelle. C’est ainsi que le juge Antonio Lamer dans l’affaire McIntosh, la juge en chef Beverly McLachlin dans l’affaire Potash et la juge Rosalie Abella dans l’affaire Celgene, ont réitéré l’approche du sens ordinaire ou clair :

Pour résoudre la question d’interprétation soulevée par le ministère public, je pars de la proposition qu’il faut donner plein effet à une disposition législative qui, à sa lecture, ne présente pas d’ambiguïté. C’est une autre façon de faire valoir ce que l’on a parfois appelé la « règle d’or » de l’interprétation littérale ; une loi doit être interprétée d’une façon compatible avec le sens ordinaire des termes qui la composent. Si le libellé de la loi est clair et n’appelle qu’un seul sens, il n’y a pas lieu de procéder à un exercice d’interprétation (Maxwell on the Interpretation of Statutes (12e éd. 1969), à la p. 29)[36].

L’interprétation d’une loi s’entreprend par l’examen de son libellé, et lorsque celui-ci est clair, la démarche prend fin[37].

S’il est clair, le libellé prévaut ; sinon, il cède le pas à l’interprétation qui convient le mieux à l’objet prédominant de la loi[38].

1.2 La prégnance du texte dans la doctrine

Les règles et les principes d’interprétation colligés et commentés par la doctrine continuent d’affirmer l’importance et, parfois, la primauté du texte. Même lorsqu’elle affirme qu’il y a lieu de faire la distinction entre le texte législatif et la règle de droit, la doctrine continue de véhiculer une conception de l’interprétation qui insiste sur le texte, faisant ainsi perdurer la prégnance du sémantisme dans la conceptualisation de l’indétermination. Ce n’est pas dire que la doctrine préconise toujours une approche littérale. Par exemple, les auteurs Pierre-André Côté, Stéphane Beaulac et Mathieu Devinat s’écartent de l’approche textuelle et de l’indétermination sémantiquement conçue lorsqu’ils affirment que la méthode contextuelle moderne préconisée par la Cour suprême « apparaît inconciliable avec l’idée que la prise en compte des “valeurs de la Charte” ne puisse se justifier qu’en présence d’une obscurité sémantique[39] ». Néanmoins, très souvent, l’interprétation continue d’être principalement située dans son rapport au texte.

Depuis la troisième édition de son ouvrage intitulé Interprétation des lois, Pierre-André Côté insiste sur la nécessaire distinction entre le sens des textes et le sens des règles[40]. C’est là une distinction plusieurs fois affirmée par la théorie contemporaine du droit[41]. Pour reprendre l’image de Pierre Moor, le texte n’est que l’ombre de la norme[42]. Le passage du texte à la norme exige, à tout le moins, un travail d’argumentation juridique[43].

Le professeur Côté reconnaît que « [t]ous les textes n’énoncent pas des règles de droit[44] ». Ainsi, « [l]a manière dont les juristes parlent du droit les conduit fréquemment à confondre la règle de droit et le texte qui lui sert de support formel […] La disposition peut être lue et être interprétée ; seule la règle ou la norme que l’interprète construit à partir du texte peut être appliquée[45] ».

Et le professeur Côté de poursuivre :

C’est sans doute une évidence, mais il importe d’y insister : l’interprète des lois recherche le sens de règles de droit et non simplement le sens « littéral » des énoncés législatifs. Ce qui l’intéresse, c’est la teneur de la règle ou de la norme, et il l’établit en tenant compte du texte, certes, mais il prend en considération de nombreux autres facteurs. Le texte appartient à l’ordre des moyens ; la règle, à celui des fins. Le texte est un élément dans l’élaboration de la règle, sans aucun doute l’élément le plus important, ou en tout cas son point de départ, mais ce serait une erreur de le confondre avec la règle[46].

Bien qu’elle retienne cette distinction entre l’énoncé législatif et la norme, la doctrine de l’interprétation législative continue de situer le processus interprétatif essentiellement en fonction du texte. Si la prédominance du texte s’observe dans la doctrine, c’est bien sûr attribuable en partie au fait que celle-ci se contente le plus souvent de colliger et de systématiser les règles et les principes d’interprétation dégagés par les tribunaux. Cependant, il devient difficile, pour le juriste qui cherche à comprendre l’interprétation des lois, d’harmoniser la distinction conceptuelle entre le texte et la norme avec la présentation doctrinale des méthodes d’interprétation.

Ainsi, pour donner quelques exemples de cette perspective textualiste adoptée par la doctrine, le recours à la méthode systématique et aux arguments de cohérence est encore conçu pour clarifier la disposition législative ambiguë ou pour « s’écarter d’un texte dont le sens peut paraître clair et précis[47] » ; aussi, l’interprétation du bilinguisme législatif est formulé comme un problème de conflit entre des « textes bilingues[48] » ; de même, lorsqu’il s’agit de résoudre un conflit entre des lois, souvent nommé « conflit de textes[49] », « il devra être réglé par une hiérarchisation des textes[50] ».

À l’inverse, la distinction entre les textes législatifs et les règles de droit est bien assumée lorsqu’il faut trouver une solution à des conflits de lois, ce qui illustre, a contrario, l’absence de cette distinction dans les exemples précédents :

Une précision d’ordre terminologique mérite d’être ici apportée. Lorsqu’il est question de conflits de lois, on fait normalement référence à un conflit entre deux normes énoncées dans deux textes différents. C’est bien d’antinomies dont il s’agit, c’est-à-dire d’incompatibilité entre des normes ou des règles, et non pas, à strictement parler, de conflits de textes ou de conflits entre des textes.

Un conflit de textes n’implique pas nécessairement un conflit de règles. La rédaction bilingue conduit parfois à un manque de concordance entre les deux versions linguistiques, mais ces deux versions, par hypothèse, ne peuvent fonder qu’une seule règle et ne peuvent donc entraîner une antinomie. Le fait de souligner que le conflit se situe au plan des règles et non au plan des textes permet de mieux réaliser que l’identification du conflit suppose, comme démarche préalable, que les deux textes soient interprétés en vue de construire les règles[51].

Autre exemple de l’absence de distinction entre le texte et la norme, les applications de la méthode téléologique, souvent présentée[52] à juste raison dans sa sempiternelle opposition à la Literal Rule (Plean Meaning Rule ou doctrine du sens clair), sont conçues dans ce même rapport à la primauté du texte. C’est ainsi que le recours à l’objectif permet de « rectifier des erreurs matérielles manifestes », de « lever des incertitudes quant au sens d’une disposition[53] », de restreindre le sens d’une disposition[54] et d’étendre le sens d’une disposition[55]. Ce dont il est question ici, c’est bien de l’indétermination de la disposition législative entendue dans le sens de texte législatif.

2 L’indétermination pragmatique du droit

Tout comme pour la jurisprudence, la prédominance du texte prévaut aussi dans la doctrine. En cela, l’une et l’autre montrent bien que l’indétermination du droit est d’abord conçue comme un problème sémantique. La jurisprudence et la doctrine relatives à l’interprétation juridique demeurent infectées par la « piqûre du dard sémantique » :

Les gens en sont victimes quand ils ont une certaine représentation du fonctionnement du langage. Ils pensent que nous pouvons parler intelligemment entre nous si – et seulement si – nous acceptons tous de suivre les mêmes règles quand nous décidons de l’usage de chaque mot, même si nous ne pouvons pas dire exactement, comme un philosophe pourrait le faire, quelles sont ces règles[56].

Dans la seconde partie de notre article, nous étudierons le problème de l’indétermination au-delà de celui de l’interprétation judiciaire (2.1), ce qui exige de s’intéresser à l’application du droit (2.2).

2.1 L’indétermination des règles interprétatives

Depuis la fin du xixe siècle, les critiques sociologique et réaliste du positivisme juridique du type formaliste ont mis en évidence l’indétermination du droit, ce qui a amené la théorie du droit à concentrer beaucoup de ses énergies sur la dimension interprétative des textes législatifs et à placer la figure du juge au coeur de l’opération normative[57]. Aussi importantes qu’elles aient pu être, ces critiques n’ont pas entièrement débarrassé la théorie et la pratique de l’interprétation de certaines scories à relent métaphysique, que l’on croyait réservées au jusnaturalisme[58]. Dans le cas de l’interprétation positiviste, il s’agit du « caractère illusoire des prétentions formalistes de la pensée juridique[59] », qui relèvent d’une certaine ontologie de l’objet droit et de présupposés épistémologiques quant à la croyance en la raison. Aujourd’hui encore, l’interprétation juridique continue d’occuper un espace important de la pensée juridique, à telle enseigne que l’herméneutique juridique est considérée comme le modèle épistémologique par excellence de la connaissance du droit[60].

L’approche préconisée pour résoudre le problème de l’indétermination du droit a consisté à la fois à formuler des règles d’interprétation pour pallier l’indétermination sémantique des règles juridiques — mais d’où viendrait que ces règles interprétatives ne souffriraient pas de la même indétermination que les règles juridiques elles-mêmes ? — et à chercher la solution dans le mentalisme du juge, car les règles interprétatives sont supposées agir comme des guides pour la conscience[61]. Il peut paraître étonnant, voire paradoxal, que, après la critique du modèle des règles par Ronald Dworkin[62], l’herméneutique juridique en soit réduite à s’en remettre à son tour à des règles pour résoudre le problème du caractère indéterminé du droit[63] : « Mobiliser un concept de droit qui reste défini ultimement en termes de règle est-il compatible et cohérent avec la juste intuition qui a commandé ce qu’on appelle communément le tournant herméneutique de la théorie du droit et de la fonction de juger[64] ? » Le jugement juridique serait rendu possible par une règle, c’est-à-dire une règle interprétative qui remplirait une fonction heuristique de guide pour la conscience. Au surplus, « l’approche herméneutique présuppose données des règles dans l’esprit du juge lui permettant de subsumer la variété des situations particulières sous les catégories générales de la moralité institutionnelle (les principes)[65] ».

Chez Dworkin, dont la théorie du droit comme interprétation demeure l’une des versions les plus avancées de l’herméneutique juridique, l’indétermination du positivisme juridique de Hart trouve une réponse dans les facultés mentales du juge qui posséderait dans son esprit une capacité d’interpréter l’histoire du droit comme intégrité ou unité, et d’en élaborer le sens en fonction des exigences de la morale de la société. En raison du problème de l’indétermination, l’attention des juristes s’est portée, depuis un siècle, sur la figure du juge : « la pensée juridique contemporaine est restée trop souvent focalisée sur la seule question des transformations du pouvoir du juge pour en réfléchir les significations théorique et pratique[66] ».

Pour en rester au juge et à l’interprétation législative, la théorie du « dynamisme pragmatique[67] » a, plus récemment, redécouvert la conception aristotélicienne du jugement juridique, pour corriger l’omission et, donc, le silence de la loi. Une telle approche interprétative relève du pragmatisme critique[68] : la résolution de cas spécifiques n’exige pas de théorie générale, en ce sens il s’agit d’une approche antifondationnaliste, évolutive, situationniste, qui insiste sur la pratique et les conséquences d’une interprétation sur les pratiques sociales et politiques ; aucune convention unique ne gouverne l’interprétation, mais toutes les conventions juridiques sont pertinentes, et les facteurs à considérer sont multiples :

[TRADUCTION] Aristote a insisté sur le fait que l’application de lois générales à des situations imprévues exige de l’interprète qu’il « corrige l’omission – qu’il dise ce que le législateur aurait dit s’il avait été présent et ce qu’il aurait inscrit dans la loi s’il avait été au courant ».

La tradition pragmatique américaine suggère une analyse aristotélicienne en matière d’interprétation législative. Le pragmatisme veut qu’il n’existe aucune méthode fondamentale (dominante et unique) d’analyse des questions de droit. Au contraire, la personne appelée à régler le problème devrait plutôt examiner la question sous divers angles, et tenir compte de l’expérience pratique et du contexte factuel avant d’arriver à une solution. L’expérience pratique, tant en Europe qu’aux États-Unis […], suggère que l’interprète législatif qui applique une loi à des situations données doit se demander « non seulement quel est le sens de la loi dans l’abstrait, ou même à la lumière de l’historique législatif, mais aussi son sens en fonction des besoins et des objectifs de la société actuelle ».

[Mon] argument [inspiré par le pragmatisme] se fonde sur la théorie, préconisée par Aristote, de l’application de la loi en fonction de l’évolution des circonstances : une loi est relativement abstraite jusqu’à ce qu’elle soit appliquée à une situation donnée. En effet, avec le passage du temps, les circonstances ne seront pas celles que la loi ou ses rédacteurs avaient prévues, et toute application de cette loi sera dynamique dans un sens faible, allant au-delà des prévisions des rédacteurs. Les circonstances seront parfois considérablement différentes de celles qui avaient été envisagées par les rédacteurs d’une loi ; dans un tel cas, l’application de la loi sera dynamique dans un sens fort, allant à l’opposé des prévisions des rédacteurs, qui se trouvent réduites à néant du fait que d’importantes prémisses ont été invalidées[69].

La juge Claire L’Heureux-Dubé a toutefois rejeté cette approche, en dépit du fait que cette dernière pourrait expliquer l’activisme dont elle a elle-même si souvent fait preuve en tant que juge et qui a entraîné d’importantes avancées du droit, notamment en matière d’égalité[70]. Selon la juge L’Heureux-Dubé, le dynamisme pragmatique aurait toutefois

pour effet de fournir au judiciaire un fondement justificatif pour manufacturer des interprétations diamétralement opposées à l’objet manifeste d’une loi. Eskridge fonde cette approche sur une opinion exprimée par Aristote dans son Éthique de Nicomaque. Or, cette opinion a une tendance divergente par rapport aux concepts de règle de droit et d’état de droit tels que nous les acceptons aujourd’hui dans nos sociétés démocratiques. Nous devons donc conserver une attitude extrêmement circonspecte par rapport aux opinions socio-politiques exprimées par les auteurs classiques, afin d’éviter de fonder le développement de notre système judiciaire sur un soubassement théorique lézardé[71].

Cette opinion quant à la pertinence du recours à l’histoire de la philosophie tranche avec la pratique si souvent observée dans la jurisprudence de la Cour suprême où des philosophes non seulement de la Modernité, mais aussi de la Renaissance, du Moyen Âge ou de l’Antiquité, sont cités par les juges eux-mêmes afin d’ajouter à la justification de leurs décisions. Plus important encore pour nos fins, l’approche du dynamisme pragmatique, rejetée par la juge L’Heureux-Dubé, témoigne d’une intuition que partagent les différentes approches du pragmatisme, soit cette idée que « les effets d’une règle, c’est-à-dire sa signification, sont fonction de facteurs d’arrière-plan, c’est-à-dire de facteurs qui ne sont pas réductibles à ceux formellement énonçables par cette règle mais qui sont propres à l’opération d’application[72] ».

Cependant, à la différence du pragmatisme d’Eskridge qui, en proposant une forme de pouvoir d’interprétation extensive, marque une certaine ouverture vers les circonstances d’application ou le contexte, mais demeure néanmoins attaché à une conception traditionnelle de l’opération d’application de la règle par le juge, l’approche pragmatiste suggérée ici, en insistant davantage sur la procéduralisation et le nécessaire déplacement vers une réorganisation des dispositifs de gouvernance, permet de déplacer l’organisation de la fonction de juger vers d’autres formes de régulation sociale ; plutôt que de maintenir cette forme de régulation par l’intermédiaire de l’opération mentale du juge, le second pragmatisme prête attention aux « conditions qui conditionneront les effets que son application produira dans la réalité sociale[73] ». La réalisation effective du droit exige de « réorganiser nos dispositifs de gouvernance de l’action collective en fonction de cette rétroaction de l’opération d’application, c’est-à-dire, de cette conditionnalité d’arrière-plan[74] ». Il s’agit, en somme, de prolonger l’ouverture pragmatiste vers une théorie de la gouvernance par le droit[75].

2.2 L’application au-delà de l’interprétation

La théorie et la doctrine de l’interprétation juridique ont prétendu résoudre le problème de l’indétermination du droit en recourant à des règles interprétatives censées agir comme des guides pour la conscience du juriste, plus précisément du juge. Cependant, « une compréhension correcte et complète de l’opération d’application d’une norme (juridique) nous oblige à repenser notre concept de droit en des termes qui ne reposent pas ultimement sur le concept de règle comme le proposent les approches positivistes en termes de norme fondamentale ou de règle de reconnaissance[76] ». Plus récemment, la doctrine et la théorie interprétatives ont proposé de prendre en considération le contexte dans l’interprétation, mais cette évolution demeure construite sur le modèle traditionnel des règles d’interprétation produites et appliquées par l’opération mentale du juge. C’est là un premier niveau de pragmatisme, qui appelle toutefois un approfondissement.

Plus encore, la théorie et la doctrine de l’interprétation juridique sont demeurées fortement attachées au texte, comme si un problème d’application du droit n’exigeait qu’une clarification linguistique : « Nul n’est censé ignorer la loi linguistique qui a son corps de juristes, les grammairiens[77]. » L’approche sémantique cherche à dissoudre les problèmes juridiques dans la seule analyse linguistique. Dans son analyse de l’indétermination, la théorie du droit contemporaine vit sous l’impulsion que lui a donnée Hart en direction de la philosophie linguistique. Il faut cependant préciser que ce dernier s’est intéressé à la philosophie linguistique de John L. Austin[78], et non à celle de Ludwig Wittgenstein[79] qui aurait pu insuffler à la philosophie et la pratique du droit un élan pragmatiste.

Inscrite dans la perspective ouverte par Wittgenstein, le second Wittgenstein[80], une approche pragmatiste insiste non seulement sur l’usage (la signification est déterminée par l’usage et non par une représentation ou réalité mentale), mais aussi sur l’importance du contexte, de la forme de vie, pour comprendre le jeu de langage. La philosophie contemporaine du droit propose une approche pragmatique pour régler le problème de l’indétermination qui a toujours été conçu comme un problème sémantique. À la suite de la critique réaliste de l’indétermination sémantique du langage juridique, suivant la variante herméneutique du tournant linguistique, la solution envisagée n’a consisté qu’à s’en remettre à l’interprétation du juge. Wittgenstein a proposé, dans la variante analytique, une explication pragmatique du problème sémantique : « c’est l’usage qui détermine la signification, et non la signification qui détermine l’usage[81] ». Cette conception pragmatique a d’importantes implications pour le jugement juridique : elle permet, par exemple, de revisiter la théorie de l’imprécision législative développée par la Cour suprême[82].

Un déplacement s’impose, du fait que la signification est dans l’usage, et non dans le texte. Ainsi, l’enjeu de l’indétermination du droit n’est pas d’ordre sémantique mais pragmatique. Pour le dire autrement, l’aspect qui pose problème dans l’application du droit n’est pas tant l’interprétation du texte législatif que l’anticipation de l’usage qui sera fait de la norme juridique dont le texte n’est que le support. C’est pourquoi il importe de s’intéresser à la dimension génétique du jugement juridique et à la transformation effective des représentations[83] :

S’en remettre au seul jeu formel des procédures juridiques basées sur la convocation des droits fondamentaux risque de ne pas accorder attention aux usages qui seront effectivement faits des solutions normatives que le droit édictera. D’où viendrait cette capacité de la norme à anticiper les effets de son application et, par conséquent, à maîtriser les conditions requises pour l’adaptation du réel à la représentation qu’elle entend en donner ? Déjà la philosophie contemporaine du langage oblige à interroger une telle capacité d’anticipation. N’indique-t-elle pas, en effet, que la signification est dans l’usage ? Mais, l’enjeu n’est pas tant sémantique que pragmatique. C’est que la finitude de la raison implique qu’il est impossible de maîtriser par anticipation formelle les conditions de cet usage[84].

Si l’on insiste sur l’usage, l’indétermination est comprise non plus dans sa dimension sémantique mais pragmatique. De même, les effets d’une norme ne relèvent pas du savoir substantiel des experts de l’État, mais sont toujours fonction de l’usage qui en est fait par ceux qui ont la charge de l’appliquer. D’où l’insistance sur la « garantie normative[85] », à condition de bien percevoir que ce sont les destinataires de la norme qui sont ici interpellés. Pour prendre acte du niveau d’intersubjectivité convoquée par la norme, il convient de prêter davantage attention au conflit[86] : c’est lui qui révèle et active la normativité de la norme[87] ; plus encore, « en même temps que la normativité de la règle litigieuse, il réactive la normativité du contexte normatif d’arrière-plan dans lequel il s’inscrit[88] ».

Concevoir l’application du droit de façon pragmatique[89], c’est-à-dire comme une pratique, suppose d’élargir le cercle des destinataires de la norme : ce ne sont plus seulement les autorités chargées d’appliquer le droit, comme le pensait Hart notamment, mais aussi des justiciables ou des citoyens qui doivent mettre en oeuvre le droit dans leur forme de vie. C’est en ce sens qu’ « [é]lucider le phénomène juridique revient à comprendre cette pratique par laquelle un groupe social produit une signification normative partagée[90] ». De surcroît, depuis que signification et validité sont liées[91], l’élément visé est moins la signification de la règle que sa validité ou sa normativité[92].

La mise en oeuvre d’une norme dépend de son acceptation pratique de la part de ses destinataires et de leur capacité à transformer leur forme de vie afin que l’objectif visé puisse se réaliser effectivement[93]. Les effets de sens qu’une norme produit dans le réel « s’appuieront toujours sur l’usage qui en sera fait par ses destinataires finaux[94] ».

Néanmoins, la réflexion sur les processus de construction des normes touchent également la fonction judiciaire. La coopération des acteurs visés, nécessaire pour la réalisation effective du droit, oblige à prêter attention au contexte d’application et à la possibilité de la gouvernance par le droit. D’ailleurs, « [l]es transformations récentes de la fonction de juger s’inscrivent, en effet, dans un cadre plus vaste qui concerne la remise en cause, depuis une quarantaine d’années, de nos dispositifs de gouvernance[95] ». L’opération d’application d’une règle ne se réduit plus à l’opération mentale du juge.

Selon Jacques Lenoble, « [p]our éviter cette mentalisation, l’idée que l’effet d’une norme est toujours fonction de l’usage qui en est fait par ceux qui ont charge de l’appliquer doit être comprise, non pas sémantiquement, mais pragmatiquement[96] ». L’effectuation du droit exige la mise en place d’une action coopérative entre les acteurs visés afin qu’ils transforment leur forme de vie, qu’ils révisent leurs croyances et leurs comportements, le juge renvoyant la décision aux parties en cause et se limitant à contrôler le respect des conditions propres à une telle action coopérative : en procéduralisant sa tâche, le juge renvoie ainsi le pouvoir d’interprétation aux acteurs, « tout en vérifiant les procédures de négociation et de coopération que l’institution publique (législateur ou autorité administrative) ou privée (management d’une entreprise par exemple) concernée aurait à mettre en place pour organiser ce dispositif coopératif. Le contrôle se ferait plus procédural [au sens du contrôle des conditions d’une action coopérative capable de maximiser le potentiel de gouvernance][97]. »

Il en résulte une insuffisance des approches interprétatives qui ont prétendu pouvoir régler le problème de l’indétermination (sémantique) et de l’application du droit sur la seule base d’un examen du mécanisme interprétatif par le juge : « Cela montre aussi que réfléchir [aux] problèmes d’application du droit sur base du seul modèle des problèmes d’interprétation d’un texte comme on a l’habitude de le faire est profondément réducteur[98] ». Bien sûr, ce travail est essentiel, comme l’écrit Jacques Lenoble, mais « la production, dans le réel social, de cet effet de sens mobilise d’autres conditions que celles qui ont été mobilisées par le seul travail herméneutique du juge[99] ».

Non seulement il faut que le groupe social reconnaisse une légitimité au pouvoir du juge, ce qui peut poser problème dans des contextes fortement conflictuels, mais les acteurs visés doivent coopérer pour définir en commun ce qu’exigerait une effectuation de l’exigence normative[100] :

À défaut d’une telle coopération garantissant une construction commune du contexte à résoudre, les effets produits par la solution normative imposée, non seulement ne refléteront qu’une perception propre à certains acteurs mais aussi risqueront d’engendrer des blocages de la part de ceux dont les perceptions n’auront pas été intégrées ou adaptées en conséquence. C’est dire aussi que les effets concrets d’une solution normative sont toujours fonction des « perceptions » propres à ceux qui useront de cette norme[101].

Ainsi, l’application du droit, bien au-delà du travail interprétatif du juge, exige une reconnaissance et une acceptation de la part des destinataires que sont les citoyens et les justiciables. À cette condition, le droit ne s’adresse plus qu’aux seules autorités publiques. Évidemment, cela pourrait exiger de s’intéresser à la logique d’action des individus, mais « [s]ur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence[102] » … Chut !…