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Le droit administratif français s’est construit par dérogation au droit civil. C’est ce qui ressort du célèbre arrêt Blanco de 1873 rendu par le Tribunal des conflits :

Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l’État, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ;

Que cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés[1].

Le particularisme du droit administratif est également organique puisque, immédiatement après la Révolution de 1789, interdiction est faite aux juridictions judiciaires de connaître des litiges où l’Administration est en cause[2]. L’Administration aura donc son propre juge, qui progressivement acquerra son indépendance[3], aboutissant à ce que le dualisme juridictionnel en France soit implicitement consacré au niveau constitutionnel par le Conseil constitutionnel lui-même[4].

L’administration française dans son ensemble, que ce soit au niveau de son organisation, de son fonctionnement ou de ses agents, est par conséquent régie par un régime particulier et des règles spécifiques[5].

Cependant, au sein de cet ensemble administratif déjà en lui-même particulier, il ressort que certaines administrations, du fait essentiellement de la nature de leur activité, font l’objet d’un régime dérogatoire au régime administratif général. L’on peut citer les services publics de la santé, la police, mais peut-être surtout l’armée.

Comme dans la plupart des États, l’armée a toujours joué un rôle essentiel dans la vie internationale française, de l’époque de Louis xiv à celle du général de Gaulle, en passant par celle de Napoléon[6]. Elle regroupe à présent trois composantes comprenant des effectifs militaires et civils, l’Armée de terre, l’Armée de mer et l’Armée de l’air, aujourd’hui réunies au sein d’un même statut militaire[7], pour la dernière fois réformé par la loi du 24 mars 2005[8].

Toutefois, pendant longtemps on a plutôt assisté à une séparation entre le pouvoir militaire et le pouvoir politique[9]. Ainsi les militaires influençaient-ils grandement la politique étrangère et militaire française. Ce rapport s’est ensuite modifié à partir de la ive République et plus encore depuis 1958. Pour Clausewitz, c’est le cabinet, et non les soldats professionnels, qui doit élaborer « les grandes lignes d’une guerre, car lui seul détient une connaissance interne de la situation politique que le chef militaire, simple spécialiste, ne peut pas posséder[10] ». Le rôle du politique et donc des autorités civiles dans la maîtrise de l’armée s’est affirmé, mais sans pour autant remettre en cause le traitement dérogatoire de la défense nationale au sein même du droit administratif français. Ce régime particulier semble pouvoir trouver, pour une part, explication et justification du fait que l’armée, longtemps dénommée « la grande muette », apparaisse, à plusieurs égards, comme régie par le secret[11].

Le concept structuré du secret apparaît très tôt, dès le Ve siècle avant J.-C. et il est dès l’origine associé à une organisation[12]. Il ressort dès lors que « ce caractère collectif du secret implique le respect de règles fortes, suivies par tout un groupe, pour en maintenir la permanence[13] ». Le secret ayant avant tout une fonction de protection du groupe[14], son respect conduit à ce que ses membres soient contraints à une forme de discrétion, de retenue, autrement dit, à garder le silence, au moins relatif, à propos de l’organisation. Dans le même sens, en partant des définitions données par les dictionnaires, Jean-Denis Bredin présente le secret comme fait « de connaissances, d’informations, que le détenteur ne doit pas révéler[15] ». Il s’en suit que l’on « peut y voir l’expression du silence, de l’intimité, de la discrétion, un mot très rassurant, ou tout au contraire un mot inquiétant, désignant ce qui est opaque, clandestin, ténébreux[16] ». « Le secret est aussi vieux que l’État. Outre sa fonction de protection des intérêts des individus, il répond à la nécessité de protéger l’administration dont certains domaines d’action doivent être tenus à l’abri de toute publicité[17] ». Au regard de ce double objectif de protection à la fois de la « personne individuelle », l’individu, et de la « personne collective », l’Administration, on pressent déjà que l’expression du secret ne peut être que protéiforme.

Toutefois, trop de secret présente des inconvénients majeurs, tels que le renforcement des prérogatives du gouvernement et de l’Administration face aux citoyens, l’impossible contrôle de leurs agissements, les tentations d’arbitraire et de corruption[18]. C’est pour cela que, au nom de la transparence de la vie publique, le secret dans l’Administration recule[19], à l’exception encore notable des informations liées à la défense. En effet, il peut apparaître « naturel que le secret s’épanouisse dans les affaires de l’État et en particulier dans les relations plus ou moins conflictuelles qu’il peut entretenir avec ses voisins proches ou plus éloignés[20] ».

Le rapport consubstantiel existant, sans conteste, entre le domaine militaire et le secret s’exprime de la manière la plus explicite à travers la notion de « secret-défense ». Toutefois, cette dernière, en elle-même déjà bien difficile à définir[21], nous apparaît trop restreinte pour aborder la place du silence concernant les questions militaires.

Par conséquent, nous avons souhaité choisir une analyse à la fois pluridisciplinaire[22] et transversale du lien unissant secret et défense, afin de proposer un nouvel éclairage sur le traitement des questions militaires en France. En effet, le droit français comporte un certain nombre de dispositifs dérogatoires protecteurs, à des degrés et sous des formes divers, du secret. L’approche choisie ici entend conduire à constater qu’un certain nombre de ces dispositifs sont opérationnels en matière de défense. S’il s’agit ni de prétendre que ces dispositifs s’appliquent exclusivement dans ce domaine, ni que la protection du secret est la cause de l’ensemble de ses spécificités, cette approche analytique permet en revanche d’établir une connexion, qui ne peut être le fruit du hasard, d’un certain nombre d’éléments favorisant la protection du secret militaire.

Toutefois, dans le cadre d’une telle démarche scientifique pluridisciplinaire et transversale, notre argumentation visant à attester des diverses expressions du secret dans l’armée ne saurait prétendre à l’exhaustivité : elle sera donc, au contraire, illustrative[23].

Le secret est donc encore souvent perçu comme le meilleur moyen de maîtriser le domaine militaire afin de protéger, dans l’intérêt général, la défense nationale. Si les choses ne sauraient être immuables, l’expression du secret prend plusieurs dimensions. Il concerne autant les acteurs de l’élaboration et de la mise en oeuvre de la politique militaire et ainsi l’organisation de cette administration (1) que son action proprement dite (2).

1 Une organisation imprégnée du secret

Le traitement des questions militaires implique la présence d’acteurs, au niveau tant de l’élaboration que de la mise en oeuvre de cette politique. Il appert que l’organisation de l’armée apparaît, à bien des égards, dérogatoire de l’organisation générale de l’administration, à tel point qu’il en ressort une forme de secret qui entretient un rapport ambivalent avec le silence.

Au niveau constitutionnel, le secret est plutôt le fruit d’une « cacophonie » conduisant au constat d’une intrication des compétences militaires (1.1). Le secret est en revanche exprimé par divers silences au sein du statut administratif spécifique des agents de l’administration militaire (1.2).

1.1 Une intrication constitutionnelle des compétences militaires

Pour tout un chacun, l’actualité, notamment l’intervention militaire française au Mali ou encore la participation aux opérations militaires menées contre l’État islamique[24], démontre une fois de plus la place prépondérante du président de la Ve République concernant les questions militaires.

Loin d’être silencieuse sur la question, la Constitution de la Ve République est au contraire relativement prolixe quant à la question de la répartition des compétences militaires. De cette profusion naît une ambiguïté constitutionnelle (1.1.1) qui, en pratique, a conduit à assurer une prééminence incontestée au chef de l’État (1.1.2).

1.1.1 L’ambiguïté de la Constitution

L’ambiguïté générale de la Ve République consistant à être fondamentalement un régime parlementaire, tout en attribuant un rôle actif au président de la République[25], se retrouve dans la question de l’attribution des compétences militaires.

La question de la répartition de ces compétences est double, répartition entre l’exécutif et le législatif, et réparation au sein de l’exécutif, soit entre le chef de l’État et le chef du gouvernement.

Toutefois, les compétences du législateur en matière militaire sont limitées[26], notamment, « [l]’article 34 de la Constitution permet au Parlement de tracer le cadre dans lequel le gouvernement pourra agir, mais ne lui donne aucun pouvoir de décision militaire[27] ». C’est ainsi que, concernant les principes fondamentaux de l’organisation de la défense nationale, la loi précitée du 24 mars 2005 a porté modification du statut général des militaires[28]. Par ailleurs, l’article 35 de la Constitution énonce que « [l]a déclaration de guerre est autorisée par le Parlement[29] », mais la doctrine s’accorde désormais à reconnaître que cet article est tombé en désuétude[30]. Compte tenu des nouvelles formes d’interventions militaires, l’article 35 a été modifié en 2008. Il prévoit désormais l’information du Parlement en cas de décision gouvernementale de faire intervenir des forces armées à l’étranger et une autorisation parlementaire lorsque cette intervention excède quatre mois[31]. L’article 53 de la Constitution prévoit également la compétence du législateur pour la ratification des traités de paix, ce qui apparaît assez restreint même si l’on constate que le gouvernement élargit volontiers cette compétence en soumettant régulièrement à la ratification législative des accords de défense, d’assistance militaire technique, des traités d’alliance[32]

En fin de compte, c’est probablement par le biais du vote de la loi de finances, et donc du budget de la défense et des lois pluriannuelles de programmation militaire[33], que le Parlement peut le mieux débattre de la politique de la défense. La rationalisation du régime parlementaire de la Ve République et le fait majoritaire qui la caractérise conduisent cependant à devoir considérer le pouvoir du Parlement plus en termes d’influence et de contrôle que de décision.

Les moindres compétences militaires du législateur conduisent à constater, à l’inverse, des compétences importantes de l’exécutif. De surcroît, le texte constitutionnel présente une intrication des compétences entre le président de la République et le premier ministre.

La Constitution est particulièrement floue quant à la répartition des attributions militaires entre le président de la République et le premier ministre et son gouvernement. Par exemple, l’article 5 alinéa 2 proclame que le président de la République est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités[34]. L’article 13 alinéa 2 prévoit qu’« il nomme aux emplois civils et militaires[35] ». L’article 15 de la Constitution, quant à lui, dispose que le président de la République est « le chef des armées », alors que, en vertu de l’article 20, le gouvernement « dispose de l’administration et de la force armée » et que le chef du gouvernement est qualifié, par l’article 21, de « responsable de la défense nationale[36] ». Par conséquent, « cette apparente contradiction a bien entendu donné matière à nombre de débats doctrinaux quant à la question de savoir qui du Président ou du Premier ministre jouit des prérogatives les plus importantes[37] ».

Il apparaît ici peu utile de rechercher quelle est la « vraie » interprétation littérale de la Constitution. En effet, il ne fait aucun doute que le constituant de 1958 a souhaité cette ambiguïté, voire cette rédaction paradoxale[38]. Deux remarques peuvent cependant être faites. Tout d’abord, alors que la Constitution de 1958 attribue au président de la République certains pouvoirs propres qu’il pourra exercer sans le contreseing du premier ministre[39], les attributions présidentielles précitées n’en font pas partie. En revanche, alors que rien n’est prévu par la Constitution[40], la décision nucléaire appartient au chef de l’État. Ce pouvoir présidentiel trouve sa source dans un décret de 1964[41], codifié depuis à l’article R1411-5 du Code de la défense. Quoique la compétence du président soit formulée de manière indirecte, le sens de l’article est clair : « [l]e chef d’état-major des armées est chargé de faire exécuter les opérations nécessaires à la mise en oeuvre des forces nucléaires. Il s’assure de l’exécution de l’ordre d’engagement donné par le Président de la République[42]. » Ainsi, « [d]ans le domaine nucléaire, le droit positif français opère donc une présidentialisation complète de la décision militaire[43] ».

Les occasions de clarifier l’attribution des compétences militaires au sein de l’exécutif n’ont sans aucun doute pas manqué[44]. Toutefois, l’absence de démarche en ce sens confirme la volonté politique de conserver un texte constitutionnel ambigu sur la question comme pour mieux couvrir du secret l’exercice même de ce pouvoir militaire. Cette ambivalence textuelle a donc permis la naissance et la pérennité d’une pratique assurant la prééminence du président de la République en matière militaire.

1.1.2 La prééminence de fait du chef de l’État

L’ambiguïté constitutionnelle a pour vocation, dès 1958, de favoriser le rôle du président de la République. Cette volonté confortée par la pratique n’a été remise en cause par aucun chef d’État de la Ve République.

En 1959, Jacques Chaban-Delmas va conceptualiser le « domaine réservé » du président de la République[45]. La diplomatie, les relations internationales et la défense relèvent de la compétence directe et exclusive du chef de l’État. Il s’agit d’un concept purement politique et non juridique dans la mesure où il fait fi des dispositions du texte constitutionnel. Le général de Gaulle a donc défendu « la présidentialisation du pouvoir militaire afin que “désormais, le Chef de l’État soit réellement […] le chef des armées […] Quant au Premier ministre, ne procédant que du Président, il ne pourra évidemment agir sur ces graves sujets que d’après ses directives”[46]. »

Si le « domaine réservé » ne dispose pas d’une légitimité constitutionnelle, pour autant il va se mettre en oeuvre par le droit. Marie-Thérèse Viel constate que « [l]a répartition des compétences en matières militaires entre les deux chefs de l’exécutif prévue par les normes supérieures n’a pas été respectée[47] » et que « le Président de la République agit en vertu de textes, postérieurs à l’ordonnance du 7 janvier 1959, qui ont modifié la répartition des compétences entre lui et le Premier ministre en violation de la Constitution et de l’ordonnance, soit il intervient au niveau de la signature de décrets qui ne relèvent pas de lui[48] ».

À la suite du général de Gaulle, la primauté du chef de l’État concernant les questions militaires s’est confirmée en période de majorités présidentielle et parlementaire concordantes, mais également en période dite de cohabitation. Plus qu’une pratique, l’on peut parler d’une coutume constitutionnelle[49].

Le pouvoir présidentiel s’exprime à tout niveau, l’intervention militaire, les stratégies de défense, l’armement… Le premier ministre est totalement absent de cette politique et le ministre de la Défense tient une place à part au sein du gouvernement. En effet, ce ministre apparaît plus comme un « homme du président » en relation directe avec lui, à la fois son « bras droit » pour ces questions et son subordonné. En cas de désaccord entre les deux, le ministre de la Défense se démet de ses fonctions[50]. Dans le cadre des interventions militaires françaises actuelles, le « duo exécutif » est composé de François Hollande et de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense. Selon Bastien Irondelle, « [l]a prééminence du président de la République dans les affaires militaires favorise la mise en place de circuits de décision très courts, par l’intensité des relations directes entre le chef de l’État, son Ministre de la défense et le Chef d’État-Major des armées[51] ». Ce rapport particulier s’exprime même en période de cohabitation lorsque François Mitterrand, en 1986, oppose son veto à la nomination de François Léotard au poste de ministre de la Défense.

C’est en application de son programme présidentiel que Jacques Chirac déclare ceci en 1996 : « [n]otre outil de défense aujourd’hui est tout à fait inadapté et ne peut pas assurer réellement et efficacement les missions qui doivent être les siennes […] Je fais une réforme qui conduit la France à avoir […] une armée professionnelle[52]. » Déjà quelques mois plus tôt, comme pour marquer son leadership militaire, Jacques Chirac avait décidé la reprise des essais nucléaires. Son ministre de la Défense avait alors justifié cette posture gaullienne : « la défense est par excellence le domaine où s’exprime la compétence régalienne du Président de la République, chef des Armées[53] ». Ce présidentialisme militaire ressort encore de la décision prise par Nicolas Sarkosy en 2009 conduisant à la réintégration par la France des instances militaires de l’OTAN[54]. Le président Hollande, lors de son discours du 19 février 2015, s’inscrit dans cette même perspective lorsqu’il déclare que, en « tant que chef de l’État, j’ai le devoir impératif de prendre ces menaces en compte, car rien ne doit atteindre notre indépendance […] Je vous l’ai dit, c’est ma responsabilité en tant que Président de la République, en tant que chef des armées[55]. »

En période de cohabitation, le président de la République se trouve « isolé dans la mesure où l’Assemblée nationale est contrôlée par une majorité politique adverse dont est issu le Premier ministre[56] ». Pourtant, quand bien même les relations président-premier ministre auraient pu être plus ou moins harmonieuses[57], le président de la République a toujours su conserver une emprise certaine — peut-être d’ailleurs la seule — sur le domaine militaire. C’est ainsi qu’en 1986 François Mitterrand imposa à son premier ministre, Jacques Chirac, sa stratégie militaire[58]. Toutefois, plus qu’un domaine réservé, la défense est apparue comme un domaine privilégié, voire partagé entre le président de la République et le premier ministre[59]. Il n’empêche que ce partage ou ce privilège présidentiel est en lui-même déjà très remarquable dans la mesure où, sauf cette exception — à laquelle on peut ajouter la politique étrangère —, le président est très en retrait de l’action politique.

Ainsi le flou constitutionnel a-t-il conduit à une primauté de fait de la présidence de la République concernant les questions de défense. Cette ambiguïté quant à l’attribution et à l’exercice de ces compétences peut être considérée comme la première strate du secret entourant l’armée française[60]. La marque du secret se prolonge ensuite à travers les acteurs de la mise en oeuvre de la politique militaire. En effet, la situation de ces agents est régie par un statut administratif spécifique.

1.2 Un statut administratif spécifique

Les moyens de la défense nationale s’expriment en personnel et en matériel. Ce personnel est à la fois militaire et civil, fonctionnaire et contractuel. Selon des chiffres donnés par le ministère de la Défense, l’effectif total pour 2013 est de 278 715 personnes[61], sachant que, depuis la professionnalisation des armées, on assiste à une réduction du nombre des personnels. Les militaires français ont toujours fait l’objet au sein de l’Administration d’un statut particulier eu égard à leur mission. L’article 1er du nouveau statut de 2005 est, de ce point de vue, dans la continuité des législations antérieures lorsqu’il énonce que « [l]’armée de la République est au service de la Nation. Sa mission est de préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et les intérêts supérieurs de la nation […] L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité[62]. » Le même statut s’applique désormais aux militaires de carrière, ceux sous contrat et dans une certaine mesure, aux réservistes.

Le secret est donc de manière permanente au coeur de la spécificité du statut des militaires. Il va se révéler à travers différentes expressions du silence (1.2.1)[63]. Toutefois, le cantonnement juridique qui en découle[64] tend à se voir, pour une part, remis en cause (1.2.2).

1.2.1 Des agents soumis à un régime dérogatoire

L’article 3 du statut général des militaires dispose que les militaires « jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens », mais la portée en est limitée puisqu’il précise ensuite que « l’exercice de certains d’entre eux est soit interdit, soit restreint[65] ». Ainsi le temps où les militaires n’avaient pas le droit de vote est-il révolu[66] ; toutefois, ces agents sont soumis à des obligations particulières où le secret tient une place centrale.

La spécificité de ce statut du militaire est traditionnellement défendue pour deux raisons : « [i]l s’agit d’une part de sa mission, d’autre part de l’étroitesse des relations qui l’unissent à l’État[67] ». Le professeur Jacques Robert constate dès lors que ces impératifs ne sont « guère propices à l’épanouissement des libertés individuelles[68] ».

Le secret qui pèse sur les militaires s’exprime à travers les cinq principes fondateurs du statut de ces agents, repris à l’article 1er de la loi de 2005 : esprit de sacrifice, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité[69].

Effectivement, au nom d’une forme de discrétion, les libertés individuelles des militaires sont restreintes. Si le conditionnalat, « procédé consistant à promouvoir des officiers généraux à condition qu’ils signent une lettre de démission non datée[70] », a été abandonné de manière progressive, pèse encore sur les militaires une obligation de neutralité et de réserve renforcée, fortement en lien avec la notion de discipline. L’article L4121-2 du Code de la défense prévoit que « l’usage de moyens de communication et d’information, quels qu’ils soient, peut être restreint ou interdit pour assurer la protection des militaires en opération, l’exécution de leur mission ou la sécurité des activités militaires[71] ». Au sens propre, dans certaines circonstances, le silence peut être imposé aux militaires. C’est également au nom du secret que le Code de la défense ne reconnaît pas le droit de grève aux militaires ou encore leur interdit d’adhérer à des groupements ou associations à caractère politique[72]. Ainsi leur liberté d’expression et leur liberté de communication sont-elles limitées. L’article L4121-5 du même code prévoit encore que, « la liberté de résidence des militaires peut être limitée dans l’intérêt du service. Lorsque les circonstances l’exigent, la liberté de circulation des militaires peut être restreinte[73]. »

Le statut de 2005 allège toutefois un peu les sujétions qui pèsent sur les militaires, notamment quant à leur liberté de parole : ils « peuvent désormais au même titre que les autres fonctionnaires s’exprimer sans autorisation préalable dans le cadre de conférences, exposés ou articles de presse sur des sujets politiques ou des questions internationales militaires. Ils demeurent cependant soumis au devoir de neutralité, de réserve et de secret-défense[74]. »

Par ailleurs, pendant longtemps les militaires ont été astreints à un régime de sanctions disciplinaires peu protecteur des droits de la personne. L’évolution de la jurisprudence administrative a ici été déterminante. C’est ainsi que désormais le statut général des militaires prévoit le respect des droits de la défense en cas de procédure de sanctions[75], et cela, en conformité avec une jurisprudence administrative déjà bien ancrée[76]. Entre autres, le respect notamment du principe du contradictoire est assuré, ce qui va permettre aux militaires de faire entendre leurs arguments dans le cadre d’une telle procédure.

De surcroît, depuis l’arrêt du Conseil d’État Hardouin du 17 février 1995, les sanctions disciplinaires des militaires, eu égard à leurs conséquences sur la situation de l’agent (atteinte aux libertés, avancement, etc.) sont des mesures faisant grief et dès lors sont susceptibles d’être déférées au juge de l’excès de pouvoir[77]. En ne les considérant plus comme des mesures d’ordre intérieur, le juge administratif met fin à l’immunité juridictionnelle du pouvoir disciplinaire militaire et à une forme de silence juridictionnelle[78]. Si les exigences sur le fond demeurent les mêmes, les militaires bénéficient à présent de droits procéduraux, ce qui tend à les protéger des abus d’un pouvoir hiérarchique fortement discrétionnaire.

Quoique l’on puisse noter, notamment à travers le statut de 2005, une relative inflexion des conséquences du secret dans l’organisation de l’armée, le droit français réserve encore aux militaires un statut très spécifique que le droit européen tend, pour une part, à remettre en question.

1.2.2 Un cantonnement juridique pour une part discuté

C’est en partie en raison du principe de loyauté que le Code de la défense ne reconnaît pas aux militaires de droits collectifs à caractère politique[79]. En revanche, les militaires peuvent adhérer à tout groupement non politique, la frontière entre les deux n’étant pas toujours évidente. Présentés à titre de compensation, deux organes de concertation ont été mis en place, soit le Conseil supérieur de la fonction militaire et les conseils de fonction militaire. Les militaires peuvent les interroger à propos de questions d’ordre général concernant leur statut[80].

La commission qui a travaillé sur la réforme du statut des militaires a justifié l’interdiction de liberté d’expression collective par le fait que « la discipline militaire ne saurait s’accommoder de l’apparition d’un pouvoir peu ou prou concurrent de la hiérarchie[81] ». De surcroît, le droit syndical et le droit de grève sont très souvent associés. L’exercice de ces deux droits est de nature à conduire à la revendication, mais surtout pour l’armée à la divulgation de certains aspects de son organisation et de son fonctionnement. C’est donc pour préserver certains « secrets » que ces droits sont interdits et que la liberté d’expression est limitée.

Si le Conseil d’État a validé l’interdiction du droit syndical pour les militaires[82], dans un arrêt du 2 octobre 2014, la Cour de Strasbourg a en revanche considéré qu’il s’agissait d’une violation de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme[83]. Pour la Cour, la liberté syndicale reconnue par l’article 11§1 est un aspect spécial de la liberté d’association. L’article 11§2 n’exclut aucune catégorie professionnelle du bénéfice de ce droit. Si la Cour admet des restrictions de ce droit pour certaines catégories professionnelles, elles doivent être d’interprétation stricte et « elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser[84] ». Ainsi, considérant l’interdiction prévue par le Code de la défense français, la Cour considère que celle-ci poursuit « un but légitime de préservation de l’ordre et de la discipline nécessaire aux forces armées[85] », que lesdites dispositions, toutefois, « interdisent purement et simplement la constitution et l’adhésion des militaires à tout groupement de nature syndicale[86] », que « le Gouvernement n’établit pas l’existence d’une tolérance de la part des autorités militaires à l’égard des organisations de nature syndicale formées par des membres des forces armées[87] », et que « les motifs invoqués par les autorités pour justifier l’ingérence dans les droits de la requérante[88] n’étaient ni pertinents ni suffisants[89] ». Elle conclut que, « si la liberté d’association des militaires peut faire l’objet de restrictions légitimes, l’interdiction pure et simple pour une association professionnelle d’exercer toute action en lien avec son objet social porte à l’essence même de cette liberté une atteinte prohibée par la Convention[90] ». Par conséquent, l’interdiction du droit syndical pour les militaires français est non conforme au droit européen des droits de l’homme.

La protection des secrets de l’armée trouve ici une limite supplémentaire, l’État français se devant d’adapter sa législation relative au statut des militaires. Le ministère de la Défense a affirmé le jeudi 2 octobre 2014 qu’il prenait « acte de ces décisions », précisant qu’un travail de réflexion avait été « lancé pour rénover la concertation militaire ». Le Ministère a en outre affirmé qu’il allait « prendre le temps d’expertiser avec précision » les motifs de la Cour afin de déterminer « quelles évolutions du droit français doivent être mises en place[91] ». Le 19 décembre 2014, François Hollande a chargé le gouvernement de préparer un projet de loi « relatif au droit d’association professionnelle des militaires[92] ». Sans reconnaître l’intégralité d’un droit syndical, on s’achemine vers la mise en place de plus de concertation dans la gestion des agents. Il n’est pas certain que cette évolution réponde totalement aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme.

La préservation du « secret » permet déjà de mieux comprendre nombre de spécificités relatives à l’organisation militaire. Mais ce secret s’étend également à l’action de l’armée française.

2 Une action couverte par le secret

C’est parce qu’elle peut être cachée que l’action militaire pourrait être qualifiée de silencieuse. En effet, le « secret-défense », notion « à la frontière entre la raison d’État et l’État de droit[93] », se révèle être un moyen efficace pour protéger l’intimité de l’action militaire (2.1). Et, s’il semble se développer, le contrôle de ces activités se déroule encore selon des modalités dérogatoires (2.2).

2.1 Une intimité protégée par le « secret-défense »

Les secrets militaires bénéficient de la protection du « secret-défense » (2.1.1), à laquelle s’ajoutent des répercussions extensives de ce que l’on pourrait dénommer le « secret-défense militaire »(2.1.2).

2.1.1 Les secrets militaires : une catégorie de « secrets-défense »

« La première difficulté que recèle le secret de la défense nationale tient à sa propre définition[94] ». Le nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994 a finalement opté pour une définition formelle, et non matérielle, du « secret-défense » en indiquant que

présentent un caractère de secret de la défense nationale au sens de la présente section les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l’objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès.

Peuvent faire l’objet de telles mesures les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers dont la divulgation ou auxquels l’accès est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d’un secret de la défense nationale[95].

Ainsi, « [d]isparaît donc la notion de secret de la défense nationale “par nature”[96] » et ne devient « secret-défense » qu’un procédé, objet, document ou autre ayant fait l’objet d’une mesure de classification. Il s’agit d’une « définition qui se veut large en ne précisant pas la nature des supports, et qui établit le secret non en raison de leurs contenus, mais dans le but de protéger un intérêt de la défense nationale »[97]. Le troisième alinéa de l’article 413-9 du Code pénal renvoie au pouvoir réglementaire la compétence de déterminer les niveaux de classification[98]. L’article R2311-2 du Code de la défense détermine trois niveaux de classification : le « très secret-défense », le « secret-défense » et le « confidentiel-défense[99] ». Les éléments classés « secret-défense » vont bénéficier d’une protection particulière et, en cas de violation de ce secret, des sanctions substantielles sont prévues par le Code pénal[100].

Le champ d’application du « secret-défense » est à la fois étendu et, pour une part, non totalement déterminé. Toutefois, sans conteste, les secrets militaires en font partie. Jean Fougerouse remarque que « [c]’est historiquement le domaine de naissance du secret de la défense nationale[101] ». Ainsi vont relever du « secret-défense » les opérations militaires proprement dites, la fabrication des armes, leur stockage, leur utilisation[102]. Le ministre de la Défense établit une liste des documents qui concernent les structures, les moyens et les opérations militaires qui ne peuvent pas être communiqués[103]. Il peut également s’agir de lieux classés « secret-défense[104] ». Le décret du 21 juin 2010 et l’arrêté du 30 novembre 2011 portant approbation de l’instruction générale interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale précisent l’ensemble des modalités de protection[105].

Les secrets militaires classifiés « secret-défense » par l’Administration vont bénéficier d’une protection ayant pour objectif de restreindre leur divulgation[106]. Les services de contre-espionnage vont défendre le « secret-défense ». Il s’agit essentiellement de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) créée par le décret du 30 avril 2014[107]. Les lieux où se trouvent ces documents sont physiquement protégés. Selon le niveau de classification, l’accès aux supports classés sera plus ou moins ouvert. Concernant les autorités compétentes pour prendre les décisions de classement, l’article R2311-5 du Code de la défense dispose que « [l]e Premier ministre détermine les critères et les modalités d’organisation de la protection des informations et supports classifiés au niveau Très Secret-Défense […] Dans les conditions fixées par le Premier ministre, chaque ministre, pour ce qui relève de ses attributions, détermine les informations ou supports protégés qu’il y a lieu de classifier à ce niveau[108] ». L’article R2311-6 du même code, quant à lui, détermine les modalités de classement des deux autres niveaux de protection, « [d]ans les conditions fixées par le Premier ministre, les informations ou supports classifiés au niveau Secret-Défense ou Confidentiel-Défense, ainsi que les modalités d’organisation de leur protection, sont déterminés par chaque ministre pour le département dont il a la charge[109] ». En outre, « [l]es modifications du niveau de classification et la déclassification ainsi que les modifications et les suppressions des mentions particulières sont décidées par les autorités qui ont procédé à la classification[110] ». Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale est chargé de coordonner l’ensemble des dispositifs de protection liés au secret-défense[111].

Ces supports classés ne sont alors accessibles qu’aux personnes[112] habilitées lorsque ces informations sont nécessaires pour l’exercice de leur fonction ou l’accomplissement de leur mission[113] :

La décision d’habilitation précise le niveau de classification des informations et supports classifiés dont le titulaire peut connaître ainsi que [l’emploi] ou les emplois qu’elle concerne. Elle intervient à la suite d’une procédure définie par le Premier ministre.

Elle est prise par le Premier ministre pour le niveau Très Secret-Défense et indique notamment la ou les catégories spéciales auxquelles la personne habilitée a accès.

Pour les niveaux de classification Secret-Défense et Confidentiel-Défense, la décision d’habilitation est prise par chaque ministre pour le département dont il a la charge[114].

Il ressort que « l’habilitation a pour but d’opérer une sélection préalable permettant de vérifier la capacité d’une personne à garder le secret[115] ». Les ministres et les membres d’un cabinet ministériel sont dispensés de l’habilitation compte tenu de leur fonction.

Les supports militaires protégés par le « secret-défense » sont susceptibles d’un déclassement[116]. Toutefois, il ressort sans conteste que cette protection de l’intimité de l’action militaire affecte les droits et libertés des citoyens[117] et soulève des questions quant à la transparence administrative[118], d’autant plus que, concernant les « secrets militaires », on constate que le « secret-défense » est susceptible d’avoir des répercussions extensives.

2.1.2 Les répercussions extensives du « secret-défense militaire »

La classification d’un support militaire en « secret-défense » est susceptible de générer des conséquences quant à la responsabilité de l’État. L’on peut notamment s’interroger au sujet des contrats d’armement aux enjeux financiers importants. Il s’agit de « contrats ayant pour objet le développement et l’achat de systèmes d’armes[119] ». Ce type de contrats administratifs par détermination de la loi est fortement susceptible d’être lié au secret de la défense nationale. Pour Fouad Eddazi, « [e]n cas de contentieux touchant un contrat lié au secret de la défense nationale, on peut parler d’une plausible neutralisation de la responsabilité contractuelle, qui devrait cependant ménager un certain rôle au juge[120] ». En effet, pour traiter de l’éventuelle responsabilité contractuelle de l’État, le juge administratif doit accéder aux dispositions du contrat classé « secret-défense » et ainsi obtenir au préalable la déclassification et la communication des informations militaires protégées. Cette procédure implique que la Commission consultative du « secret-défense », obligatoirement saisie, rende un avis favorable, sachant qu’ensuite il reviendrait à l’autorité administrative qui a procédé au classement, et donc vraisemblablement partie audit contrat contesté devant le juge, de procéder à la déclassification. Il ressort que, « [s]elon toute probabilité, l’engagement de la responsabilité contractuelle sera neutralisé du fait de l’impossibilité pour le juge administratif d’accéder aux clauses protégées d’un contrat d’armement en cas de litige précisément suscité par ces dernières[121] ».

Toutefois, l’irresponsabilité, de fait, de l’État dans le cadre des contrats d’armement pourrait plus largement encore trouver son fondement dans le lien à faire, en matière militaire, entre la protection due au « secret-défense » et la théorie des actes de gouvernement.

Le Conseil d’État a depuis longtemps abandonné la théorie du mobile politique de l’acte de gouvernement[122], qui conduit à rendre insusceptible de tout recours contentieux un tel acte. Ainsi, « l’acte de gouvernement ne se définit dès lors pas par sa nature propre ou par son mobile, mais par son objet ou sa portée[123] ». La catégorie des actes de gouvernement concerne à présent deux séries de décisions prises par l’exécutif : « celles touchant aux rapports entre le gouvernement et le Parlement, d’une part et celles concernant les rapports du gouvernement avec un État étranger ou une organisation internationale d’autre part[124] ». Il ressort qu’un certain nombre de décisions administratives dans le domaine militaire, classées « secret-défense », correspond vraisemblablement à la catégorie des actes de gouvernement « concernant les rapports du gouvernement avec un État étranger ». Laferrière justifiait ces actes de gouvernement par le fait que gouverner, « c’est pourvoir aux besoins de la société politique tout entière, veiller à l’observation de sa Constitution, au fonctionnement des grands pouvoirs publics, aux rapports de l’État avec les puissances étrangères, à la sécurité intérieure et extérieure[125] ».

Les décisions relatives aux questions d’armement sont donc susceptibles d’être qualifiées d’actes de gouvernement et, par voie de conséquence, elles deviennent alors insusceptibles de tout contrôle juridictionnel[126]. La décision du président de la République, Jacques Chirac, de reprendre les essais nucléaires en est d’ailleurs la parfaite illustration[127] ou encore la décision d’engager les forces militaires en Yougoslavie en liaison avec les événements au Kosovo[128].

Cependant, tout comme Florence Chaltier notamment, on doit constater « le rétrécissement régulier de la catégorie de l’acte de gouvernement[129] ». En effet, le juge administratif utilise la technique de l’« acte détachable des relations internationales », ce qui lui permet de recouvrer sa compétence. La difficulté demeure du fait que le juge administratif ne donne pas de définition de l’acte détachable, l’appréciation se fait in concreto. Il ressort que, si l’on observe les arrêts rendus en pareille matière, « il apparaît que les qualifications sont souvent elliptiques. La difficulté se cristallise autour de la notion de “détachabilité des relations internationales de la France”. Il n’est effectivement pas aisé d’identifier ce qui est détachable et ce qui ne l’est pas[130]. » Eu égard à ce critère juridictionnel de « détachabilité », la notion d’acte de gouvernement apparaît de plus en plus comme étant à dimension variable. Il n’empêche que non seulement les actes de guerre, mais toute une série d’actes militaires, restent encore susceptibles d’être couverts par cette immunité juridictionnelle[131].

Ainsi les régimes juridiques dérogatoires s’imbriquent-ils les uns aux autres pour aboutir à une réelle protection des secrets militaires, ce qui n’exclut pas l’existence d’un certain nombre de contrôles.

2.2 Un contrôle en voie d’extension

Si l’on doit constater que les contrôles traditionnels sont assez modestes (2.2.1), les nouvelles modalités de l’aval gouvernemental à ce contrôle présentent de meilleures garanties en lien avec la transparence de la vie publique (2.2.2).

2.2.1 Des contrôles traditionnels modestes

Dans une société démocratique, deux types de contrôle sont attendus : le contrôle juridictionnel et le contrôle parlementaire. À propos des secrets militaires, ces deux modes de contrôle montrent assez vite leurs limites[132].

En effet, s’il revient au juge pénal de juger des infractions portant atteinte au secret de la défense et donc d’apprécier son existence, dans les faits sa marge est réduite dans la mesure où le Code pénal définit comme « secret-défense » tout élément faisant l’objet d’une telle classification par l’exécutif[133].

Le juge administratif en tant que contrôleur des actes adoptés par l’Administration est également amené à être confronté au secret militaire[134]. Toutefois, en application d’une jurisprudence constante, le juge administratif reconnaît que le « secret-défense » lui est opposable[135]. Son office sera conditionné par l’Administration selon qu’elle souhaitera ou non rendre accessible l’information. Paradoxal au regard du principe de ne pas être à la fois juge et partie, cet obstacle administratif est à présent limité par une nouvelle forme d’encadrement sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Concernant le contrôle parlementaire, l’arsenal procédural apparaît lui aussi neutralisé par le secret qui peut être opposé aux représentants de la nation, finalement « traités comme de simples citoyens[136] ». Par exemple, l’exécutif ne répond pas aux questions parlementaires qui traitent de sujets couverts par le secret de la défense. L’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires interdit l’usage des moyens de contrôle parlementaire pour les sujets de caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure et extérieure de l’État. Cette restriction s’applique aux travaux des commissions d’enquête[137], à ceux des commissions permanentes ou spéciales[138] et à ceux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques[139]. Le contrôle des commissions chargées des finances est également limité[140].

Seule la mission parlementaire, parce qu’elle présente moins de formalisme, semble présenter de nouvelles perspectives. À ce propos, la mission d’information sur le Rwanda, « pour la première fois […] s’intéresse au domaine d’intervention privilégié du Président de la République, la défense et les affaires étrangères[141] ». En application du règlement de chaque assemblée[142], la Conférence des présidents peut créer une mission d’information, temporaire, sur un sujet sensible. Cette mission, rattachée à une ou plusieurs commissions, rendra un rapport, susceptible d’un débat sans vote en séance publique. La mission d’information bénéficie d’un régime juridique souple[143], ce qui peut conduire les parlementaires à la préférer à la création d’une commission d’enquête. Par ailleurs, son objectif initial d’information et non de contrôle, au sens de sanction, suggère moins de réticence et de méfiance à son égard. Ainsi, rattachées à la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, on constate l’existence d’un certain nombre de missions d’information, qui portent sur les questions militaires[144]. Ces missions d’information sont dépourvues de tout pouvoir[145]. Elles dépendent donc du bon vouloir de l’Administration. Toutefois, cette absence de caractère contraignant n’est pas forcément nuisible à leur action, car « les pouvoirs de la mission d’information résultent […] autant du compromis politique que de la compétence juridique[146] ». Ces « arrangements » permettent à la mission d’information « tant que le Gouvernement le souhaite […] d’avoir un accès facilité aux documents et même d’auditionner des fonctionnaires alors qu’aucun texte n’a reconnu ce droit pour elle[147] ». On mesure bien là qu’on se trouve être à la limite entre le droit et la raison politique et que sous couvert d’un droit à l’information transparaît une forme de contrôle, qui reste toutefois dépendant de la volonté gouvernementale[148].

Dans le domaine militaire, le contrôle des actes est encore largement entravé par la protection du secret. Le progrès juridique a donc consisté à faire évoluer les modalités d’expression de l’aval gouvernemental encore nécessaire au contrôle.

2.2.2 Les modalités de l’aval gouvernemental

Au nom de la transparence, l’État français a adopté toute une série de lois limitant le secret entourant les documents publics. Ce mouvement a pris naissance à la fin des années 70[149]. Parmi ces textes, la loi du 17 juillet 1978 relative à l’accès aux documents administratifs « aurait pu profondément remettre en cause l’équilibre entre secret de la défense nationale et État de droit[150] ». En effet, son article 1er proclame « [l]e droit de toute personne à l’information », lequel « est garanti […] en ce qui concerne la liberté d’accès aux documents administratifs[151] ». Ce principe de la communicabilité de tout document administratif est malgré tout limité puisque la loi énonce ensuite une série de secrets publics qui justifient, au nom de leur protection, que certains documents administratifs ne soient pas communicables[152]. Nous retiendrons notamment, en lien avec les questions militaires, le secret de la défense nationale, la conduite de la politique extérieure de la France, la sûreté de l’État, la sécurité publique ou la sécurité des personnes. Ces secrets qui protègent les intérêts publics sont absolus. Néanmoins, la loi a créé la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), qui peut être saisie par toute personne qui s’est vu refuser l’accès à un document administratif. Cette autorité administrative indépendante se prononce alors sur le caractère communicable ou non du document au regard dudit secret invoqué[153]. Le juge administratif exerce ensuite un contrôle normal sur le « refus de communication d’un document qui porterait atteinte au secret de la défense nationale[154] ». Au final, parce que le secret de la défense s’avère être une dérogation à la communication d’un document administratif, cette loi affecte assez peu la protection des secrets de la défense, sauf à mieux en circonscrire le périmètre.

Condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme[155], la France a alors fait évoluer sa législation relative aux écoutes téléphoniques[156]. Cette loi pose le principe du secret des communications, tout en permettant la possibilité d’écoutes téléphoniques, sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), autorité indépendante, pour des questions de sécurité nationale notamment. Dans le cadre de sa mission, la CNCIS peut être amenée à prendre connaissance d’informations couvertes par le « secret-défense ». Il s’agit là d’un accès très ponctuel et circonscrit.

En revanche, d’une portée plus générale, la loi du 8 juillet 1998 institue la Commission consultative du secret de la défense nationale. Qualifiée d’autorité administrative indépendante par la loi, cette commission est chargée de donner un avis sur la déclassification et la communication d’informations ayant fait l’objet d’une classification secret-défense[157]. L’article L2312-4 du Code de la défense précise les modalités de saisine de la Commission : « Une juridiction française dans le cadre d’une procédure engagée devant elle peut demander la déclassification et la communication d’informations, protégées au titre du secret de la défense nationale, à l’autorité administrative en charge de la classification. Cette demande est motivée. L’autorité administrative saisit sans délai la Commission consultative du secret de la défense nationale[158]. » La Commission dispose de pouvoirs d’investigation[159]. Elle rend un avis dans le délai de deux mois suivant sa saisine[160]. Dans le délai de quinze jours francs à compter de la réception de l’avis, l’autorité administrative notifie sa décision, assortie du sens de l’avis, à la juridiction qui a demandé la déclassification et la communication de l’information[161]. L’avis est lui-même publié au Journal officiel de la République.

La compétence de la Commission est doublement limitée. D’une part, la demande doit émaner d’une juridiction française. D’autre part, l’avis de la Commission ne lie pas le ministre dont les informations relèvent du ministère. Il lui appartiendra toujours, in fine, de procéder ou non à la déclassification partielle ou totale de l’information, ce qui permettra ou non son accessibilité par le juge. Ainsi, « [l]e législateur n’a pas cherché à remettre en cause la notion de secret en matière de défense nationale. La nouvelle autorité administrative indépendante qu’il a créée n’est là que pour en éviter une utilisation abusive[162]. » Néanmoins, « la nouvelle loi garantit désormais que la décision du pouvoir exécutif sera prise après avis d’une autorité indépendante dont le sens sera rendu public[163] ». Si le pouvoir exécutif reste « maître de la décision de lever le secret de la défense nationale lorsqu’un juge le lui demande[164] », la publicité de l’avis rendu par la Commission ne peut que l’inciter à s’y conformer[165].

Par ailleurs, la Loi no 2009-928 du 29 juillet 2009 relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions concernant la défense[166] a élargi les pouvoirs de la Commission consultative du secret de la défense nationale en rapport avec la catégorie des « lieux classifiés secret-défense » : « Il s’agit des lieux qui, de par leur destination, sont susceptibles d’abriter ordinairement des éléments classifiés[167] ». Ainsi, lorsqu’une perquisition est envisagée dans un lieu classifié « secret-défense », celle-ci ne peut être réalisée que par un magistrat en présence du président de la Commission consultative ou d’un de ses délégués[168]. En outre, le dispositif prévoyait que la perquisition devait être précédée d’une décision de déclassification temporaire du lieu, prise par l’autorité administrative compétente pour déclassifier, après avis non contraignant de la Commission. Comme le soulignait la Commission, elle-même, « il résulte de la loi qu’il appartient au ministre, en dernier ressort, d’autoriser temporairement l’accès dans un lieu classifié[169] ». Toutefois, cette disposition a été jugée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 10 novembre 2011 :

[C]onsidérant que la classification d’un lieu a pour effet de soustraire une zone géographique définie aux pouvoirs d’investigation de l’autorité judiciaire ; qu’elle subordonne l’exercice de ces pouvoirs d’investigation à une décision administrative ; qu’elle conduit à ce que tous les éléments de preuve, quels qu’ils soient, présents dans ces lieux lui soient inaccessibles tant que cette autorisation n’a pas été délivrée ; que, par suite, en autorisant la classification de certains lieux au titre du secret de la défense nationale et en subordonnant l’accès du magistrat aux fins de perquisition de ces mêmes lieux à une déclassification temporaire, le législateur a opéré, entre les exigences constitutionnelles précitées, une conciliation qui est déséquilibrée[170].

Depuis, afin de tirer les conséquences de la décision d’inconstitutionnalité partielle, une partie de l’article 56-4 du Code de procédure pénale a été abrogé mettant fin à cette spécificité des lieux classifiés « secret-défense ».

Ces diverses illustrations permettent de conclure que les secrets militaires n’ont pas vocation à disparaître, notamment parce qu’ils trouvent leur bien-fondé dans la protection des intérêts fondamentaux et légitimes de l’État. En revanche, leur cadre juridique s’affine. La transparence, en tant que réforme culturelle du fonctionnement de l’administration française, irrigue aussi tout ce qui concerne l’armée et les questions militaires. Des transformations ont eu lieu et l’évolution se poursuivra, notamment sous l’influence de jurisprudences européennes[171].