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L’invitation lancée aux chercheuses et chercheurs pour ce numéro 18 des Cahiers Anne-Hébert intitulé « Femmes en traduction, femmes et traduction » portait sur les textes littéraires traduits de personnes qui s’identifient comme femmes, de femmes qui traduisent, mais aussi de personnes qui étudient les textes de femmes en traduction, particulièrement de femmes issues de minorités. Le numéro invitait les analyses textuelles et intersectionnelles du travail de traduction. Il souhaitait aussi qu’on s’y interroge sur les écueils auxquels se heurtent les traductrices ou traducteurs qui tentent de rendre justice au contexte élargi du texte afin de tenir compte des relations de pouvoirs. Il s’interrogeait par ailleurs sur les manières de rendre à la fois le texte, dans toute sa richesse sonore et rythmique, et le contexte élargi, politique, qui tiendrait compte des références aux questions de féminisme, de genre et de sexuation (Simon, 1996[1] et von Flotow, 1997[2]) pour lesquelles se posent simultanément des questions de racisation, de classe sociale[3] et de communautés interprétatives (P. Hill Collins, 2019[4]). On le sait, le politique n’exclut pas d’office le poétique en traduction. Comment rendre justice à une forme qui enracine le sens chez des écrivaines dans des langues-cultures aux moyens vastement différents, mais aussi selon des héritages culturels où les femmes et les personnes racisées entre autres autochtones ont traditionnellement été effacées ou diminuées? Ce sont à ces questions qu’ont tenté de répondre les chercheuses et chercheurs qui ont accepté de participer à ce numéro. En raison des divers choix de corpus effectués par les personnes collaboratrices, nous avons divisé le numéro en trois parties : la première, « Figures historiques de traductrices et d’écrivaines » ; la deuxième, « Traduire des autrices autochtones canadiennes » ; la troisième, « Traduire des autrices issues des minorités », numéro que viennent clore deux articles hors dossier.

Les articles de la première partie, « Figures historiques de traductrices et d’écrivaines », sont présentés par ordre chronologique des trois figures historiques, bien qu’un hiatus de plus de deux siècles sépare la première de la seconde.

Lori Saint-Martin ouvre la première partie, avec « Les filles d’Anne Dacier : genre, violences et résistances dans le monde de la traduction littéraire ». Elle rappelle la figure incontournable d’Anne Dacier, qui la première a traduit l’Iliade et l’Odyssée d’Homère en français. C’était une helléniste accomplie que l’histoire a ensevelie sous la réputation d’Houdar de la Motte. Par là même, Saint-Martin nous rappelle les valeurs en jeu dans le canon littéraire : qui choisit-on de retenir, indépendamment de la valeur de l’oeuvre? Dans le cas qui l’occupe, une politique des sexes y est de toute évidence à l’oeuvre.

Chantal Ringuet s’intéresse, dans « Traduire la poésie yiddish des femmes Rachel Korn (1898-1982) et Kadia Molodowsky (1894-1975) », aux aspects couvrant la présence diasporique de la littérature yiddish de femmes à Montréal. Elle s’intéresse aux enjeux de traduction de ces oeuvres reconnues comme « le terreau de l’émergence des théories et des pratiques associées à la traduction féministe ». Ces poètes retracent par leur parcours et dans leurs écrits une grande partie du XXe siècle dans une langue en voie de disparition et que Ringuet traduit avec leurs poèmes.

Dans « Texte ou contexte? Rendre justice à l’ultime oeuvre atypique de L.M. Montgomery », Audrey Loiselle discute de la dernière oeuvre de l’autrice d’Anne… La maison aux pignons verts, The Blythe are Quoted. Quelle attitude adopter si on traduit cette oeuvre ironique mais non dépourvue des tendances de son époque? Les questions de xénophobie, de classisme, de sexisme ordinaire, de violence parentale, toutes fondées sur d’antiques relations hiérarchiques, sont examinées à la lumière de l’affection du public pour son héroïne.

Dans la deuxième partie du numéro, qui concerne la traduction d’autrices autochtones canadiennes, nous avons procédé également par chronologie des publications, afin de situer les autrices ainsi que leurs traductrices.

Dans le premier article, écrit par René Lemieux et Anna Kancepolski-Teichmann, « Traduire le genre dans Je suis une maudite sauvagesse, d’An Antane Kapesh », considérant que l’innu-aimun est plutôt structuré selon la distinction animé/inanimé, les personnes autrices se demandent si le passage vers le français ou l’anglais « a créé des effets de genre particuliers » et lesquels.

Sarah Théberge, dans « Traduire Bev Sellars, ou “déconstruire” l’intimité de l’Autre », présente sa traduction de They Called Me Number One, un récit autobiographique sur l’enfance de Bev Sellars au pensionnat autochtone de Kamloops. Toute traduction étant située, Théberge prend soin de créer « un lieu qui rende la traduction visible ». Elle milite également pour la nécessité d’une empathie rationnelle en traduction, selon l’expression de Collombat.

« Cette science qui me nommerait, ou mon corps est un autre : utilisation de la langue scientifique dans le recueil de poésie Letters in a Bruised Cosmos de Liz Howard » est une étude sur le second et plus récent recueil de la poète crie. Vicky Bernard examine comment l’appropriation d’un vocabulaire scientifique permet à Howard à la fois de se distancier de son corps maltraité et de dénoncer la violence qu’il subit. Bernard y débusque les procédés utilisés pour rendre compte de ce processus afin de le reproduire dans une langue-culture autre.

Dans « Écriture, traduction et édition au féminin : Virginia Pésémapéo Bordeleau en traduction anglaise », Patricia Godbout suit le parcours qu’accomplit le premier roman écrit en français par une autochtone du Québec vers l’anglais grâce à deux traductrices, Susan Ouriou et sa fille Christelle Morelli. Godbout retrace les diverses possibilités contemplées pour la traduction, en particulier lors du choc des langues anglaise, crie, française, et propose quelques aspects d’un entretien mené avec Ouriou.

La troisième et dernière partie, « Traduire des autrices issues des minorités » discute d’autrices appartenant à des minorités visibles ou sexuelles.

« Entre queer et féminisme : traduire l’ironie dans Hench de Natalie Zina Walschots » explore un humour qui oscille entre queer et féminisme dans un roman de superhéros qui ressemble à une satire de la vie de bureau. Peut-on traduire une position féministe tout en conservant l’aspect fondamentalement queer de la très récente oeuvre de Walschots? Comment même traduire l’ironique point de vue de Hench, dont le titre suggère la difficulté de l’entreprise? Ce sont des questions que se pose Rachel Lestage, et auxquelles elle tente de répondre.

Dans « Silence et traduction afroféministe. Étude de Shut Up You’re Pretty de Téa Mutonji », Élise Benamer considère que l’opacité narrative et les envahissants silences dans la suite de récits de Mutonji tiennent en partie à « une manière de protéger ses idées tout en luttant contre l’oppression systémique ». Elle tente de cerner dans ces récits d’adolescence les espaces de non-dit et de les traduire sans les expliciter.

Enfin, le dernier article de cette section, « Traduire la voix d’une autrice : hybridité générique et subjectivité dans Two Trees Make a Forest de Jessica J. Lee », Yves Favreau réfléchit à l’hybridité générique du récit de la jeune Canadienne d’origine taiwanaise qu’est Lee, où des passages s’apparentant à l’essai discutent savamment de la géographie et de la flore de l’Ile de Taiwan, qui s’opposent aux passages où la narratrice se rappelle des souvenirs de ses grands-parents maternels, liés à cette île. Il s’agit de délimiter les deux types de voix et de les reproduire au plus près en traduction.

Hors dossier

Ce numéro présente deux articles consacrés à des écrivaines dont le Centre Anne-Hébert et l’Université de Sherbrooke possèdent les archives littéraires. « Résistance et aveu dans Les fous de Bassan d’Anne Hébert : le chemin vers la révolution » par Aude Laurent-de Chantal, de l’Université de Montréal, et « Rage, peur, douleur (et amour) : le corps-à-corps entre mère et fille dans Tout comme elle de Louise Dupré » par Elena Ravera, de l’Université de Bergame.