Corps de l’article
Il faut saluer l’audace de cet ouvrage qui, en mariant la méthodologie de l’histoire à celles de l’anthropologie et de la sociologie, propose une fascinante étude de la communauté ashkénaze montréalaise. Ignace Olazabal offre ici une contribution importante à au moins deux champs : tout d’abord empirique au champ de la sociologie de la culture, à travers l’étude des processus de transmission intergénérationnelle des univers culturels, symboliques et sociaux ; et également à l’histoire des schèmes de perception des premières générations ashkénazes à Montréal. L’auteur scrute le parcours atypique des communautés ashkénazes qui quittèrent les persécutions en Europe de l’Est au début du XXe siècle pour venir s’installer en grand nombre au Canada, et à Montréal en particulier.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de l’organisation communautaire que fut le Shtetl en Europe de l’Est du Moyen Âge jusqu’à son éradication par le national-socialisme. Olazabal retrace son rôle structurant dans l’évolution historique des communautés ashkénazes est-européennes du XIIIe au XIXe siècle. Il trace un portrait efficace des principales institutions qui viennent instaurer cette forme d’organisation communautaire en un « univers en soi », qui fait sa cohérence et y imprègne ses lignes de tensions. Il parcourt et contextualise également les différents courants idéologiques qui traverseront le Shtetl, en définiront les clivages et participeront à la réinvention identitaire de ses membres. L’émergence et l’évolution de l’hassidisme, du bundisme, du socialisme et de différentes variantes du sionisme sont également replacées dans leur contexte. Passant du niveau micro au niveau macro, l’auteur situe la vie de cet univers dans le contexte plus étendu et plus tragique de l’évolution de l’Union polono-lituanienne de 1569, qui passera du statut de terre d’accueil pour les communautés ashkénazes, à un lieu où les plus sombres anticipations de la communauté juive en vinrent à se confondre avec sa réalité.
La deuxième partie de Khaverim… nous plonge dans l’analyse de l’histoire plus récente de l’implantation de la communauté ashkénaze dans la fabrique sociale du Montréal du début du siècle dernier. Ici, c’est une importante contribution au champ de la sociologie historique du développement socio-ethnique de l’urbanité montréalaise que présente Olazabal. Il y développe des idéaux-types à travers lesquels il retrace la transmission et les transformations intergénérationnelles des cadres sociaux de la mémoire ashkénaze de Montréal. Chacun de ces idéaux-types est reconstruit à travers ses textures politiques et culturelles, et situé au fil des aléas des migrations dans l’environnement urbain montréalais : la génération des migrants du Shtetl ; celle du Shtetl St-Urbain, qui voit le jour à Montréal ; puis, la génération « Richler », correspondant à la migration de la communauté vers le West Island ; et enfin, la génération anglo-canadienne actuelle. Olazabal propose donc au lecteur de traverser l’Atlantique pour observer et étudier la recomposition sociale et identitaire des communautés et institutions ashkénazes qui vinrent s’établir le long de la rue Saint-Laurent, d’abord dans le Vieux Montréal au sud de l’actuel Quartier chinois, avant de remonter la rue vers le Mile End actuel. C’est au long de cette très symbolique ligne de partage des eaux entre les communautés anglophone et francophone de Montréal qu’allaient se reconstituer et se redéfinir peu à peu les institutions de la communauté juive ashkénaze. Se voyant refuser l’accès au réseau scolaire catholique, celle-ci s’intègre à la communauté anglophone et protestante ; elle délaisse le Yiddishkeit pour adopter l’anglais et faire sa place au sein du multiculturalisme libéral canadien. Au fil d’une analyse qui met l’accent sur les deux premières générations, Khaverim… met en relief les institutions communautaires qui servirent de lieux de transmission, de réappropriation et de transformation d’une vie communautaire riche, complexe et traversée de divers courants idéologiques. Ces deux générations demeurent fortement empreintes des idéaux promus notamment par les socialistes européens. C’est avec la « génération “Richler” » que le judaïsme ashkénaze montréalais, déjà caractérisé par son pluralisme, se fond au sein du multiculturalisme canadien. Le judaïsme passe alors au domaine privé et le rideau tombe sur le monde du Shtetl.
Cet ouvrage est une fascinante introduction à l’histoire de la diaspora ashkénaze qui vint s’établir à Montréal au début du XXe siècle. Un glossaire et des photographies aideront le lecteur à s’orienter dans le monde que nous fait découvrir Khaverim... Si on peut regretter que l’auteur passe peut-être un peu rapidement sur les obstacles auxquels furent confrontées les communautés ashkénazes au Canada, l’antisémitisme notamment, on peut pour le moins reconnaître que l’ouvrage a déjà beaucoup à offrir.