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Introduction. La fin du travail ?

Le mythe d’une société affranchie du travail des suites d’une mécanisation complète de la production a une longue histoire en économie politique. Déjà au milieu du XIXe siècle, John Stuart Mill se demandait si toutes ces nouvelles machines avaient pu réduire d’un iota le labeur des humains, et ainsi libérer leur temps. On se rappellera la réponse de Karl Marx, sans appel : la machinerie capitaliste intensifie l’exploitation du travail au lieu de la diminuer. La mécanisation est un processus qui émane des lois de la concurrence capitaliste et de l’impératif de produire de la survaleur : tant que les machines seront introduites dans un contexte capitaliste, le travail n’en sera que davantage exploité, chambardé, pressurisé et précarisé (Marx 2009 [1867] : 416).

Le concept très en vogue d’automation renouvelle ce débat : l’automation des processus productifs de valeur et des systèmes de gestion, rendue possible à des degrés inédits dans le capitalisme contemporain par le développement accéléré des systèmes algorithmiques, de la robotique, et de l’intelligence artificielle (IA), pourrait bien cette fois dit-on rendre le travail humain caduc (Beckett 2018 ; Bastani 2020 : 86-93). Tout comme au XIXe siècle, l’automation contemporaine répond d’abord d’une logique économique : elle rend le travail plus productif et augmente l’extraction de survaleur dans la production, elle peut également réduire le temps de circulation et accélérer les transactions commerciales et financières. Ce faisant, elle installe de nouveaux modes de relations sociales médiatisées par des algorithmes dans la production, la reproduction sociale et la consommation (Dyer-Witheford et al. 2019 : 79-80). Ce processus d’automation, toutefois, entraîne non pas une disparition du travail, mais plutôt sa reconfiguration complexe en de nouveaux arrangements, autrement dit sa persistance (Casilli 2019). Comme le résument bien Mary L. Gray et Siddharth Suri (2019 : 22) : « le grand paradoxe de l’automation est que le désir d’éliminer le travail humain génère toujours de nouvelles tâches pour les humains ». L’automation est donc une menace réelle et directe à de nombreuses catégories d’emplois, mais elle est loin de mener à une société post-travail. Ce que certains célèbrent ou redoutent aujourd’hui comme la fin du travail est en fait le début du travail algorithmique.

Il s’agit, dans cet article, de cartographier conceptuellement la reconfiguration du travail au sein et autour des plateformes, le fameux travail digital[1], mais également de prendre en compte la production de l’infrastructure matérielle du capital algorithmique, afin de passer d’un concept de travail digital à un concept plus large de travail algorithmique. Ce qui suit propose un concept de travail algorithmique comme l’unité de quatre moments : digital, industriel, extractif, et domestique (voir aussi Fuchs et Sandoval 2014 : 1-4). Que ce soit le villageois au Kivu minant les métaux rares servant à la fabrication des ordinateurs et des téléphones portables, les travailleuses qui s’entassent dans un vaste complexe industriel à Shenzhen afin d’assembler divers appareils technologiques, le superviseur d’usine ayant recours aux plateformes industrielles afin d’automatiser son processus de production, l’assembleuse de commandes chez Amazon, la travailleuse domestique migrante qui fait les courses en ligne : le travail de tous ces gens coïncide, sous-tend et s’entrelace au travail digital de l’experte en intelligence artificielle chez Google, de la designer Web pigiste, du chauffeur d’Uber, de l’animateur de communautés sur Facebook, de la youtubeuse, des travailleuses du sexe sur OnlyFans, du travailleur du clic qui « assiste » et « entraîne » les algorithmes d’une plateforme dans la chaleur étouffante d’un local à Madagascar. Ces moments du travail algorithmique comprennent de multiples formes de travail matériel : forcé, salarié, précaire, pigiste, de service, travail des enfants, etc. (Fuchs 2014 ; Huws 2014 : 157). Tous ces travailleurs réunis forment un travailleur global (Marx 2009 [1867] : 570) qui (re)produit l’infrastructure matérielle et la relation sociale du capital algorithmique.

La synthèse théorique que nous proposons nous apparaît par ailleurs nécessaire dans l’état actuel de la littérature sur le capitalisme contemporain, surtout si l’on tient compte du fait que la contribution que d’aucuns considèrent la plus influente sur le sujet, celle de Shoshana Zuboff (2019), évacue complètement la question du travail de son analyse, faisant reposer l’ensemble de l’économie politique du capitalisme contemporain sur un rapport de dépossession entre utilisateurs et « capitalistes de surveillance », des capitalistes, ironiquement, qui ne semblent pas exploiter de travailleurs. D’autre part, une littérature grandissante conceptualise le pouvoir économique des géants du Web comme étant basé sur un mécanisme rentier, et bien que la rente soit effectivement un aspect très important de l’économie politique des plateformes (Durand 2020 ; Varoufakis 2021 ; Dean 2020), cette littérature tend toutefois à minimiser le rôle de la production, du travail et de l’exploitation[2].

Le « capital algorithmique »

Si la littérature a produit une panoplie d’appellations qui mettent l’accent sur différents aspects du capitalisme contemporain (capitalisme numérique, de surveillance, digital, cognitif, ou encore technoféodalisme, etc.), le concept de « capital algorithmique » comporte plusieurs avantages heuristiques afin de saisir la logique du nouveau régime d’accumulation capitaliste. Il permet d’abord de replacer le travail et la production au centre de l’analyse, mais également d’identifier ce qui, à notre avis, constitue le réel coeur de la logique d’accumulation du « nouveau » capitalisme et de ce qui constitue la relation sociale qui s’y déploie : l’algorithme.

L’algorithme est le principe structurant du nouveau régime d’accumulation capitaliste qui prend appui sur le néolibéralisme financiarisé, le réarticule (Sadowski 2019, 2020) et le dépasse. Plusieurs tendances l’illustrent. Premièrement, l’algorithme devient le mécanisme dominant d’allocation du travail digital, comme nous le développerons dans cet article. Deuxièmement, l’algorithme — ou l’accumulation algorithmique — devient le mécanisme dominant de détermination du processus de travail algorithmique. Troisièmement, l’algorithme est l’objet principal de la concurrence entre les firmes capitalistes. Quatrièmement, les algorithmes médiatisent les relations sociales, notamment par l’entremise des réseaux sociaux et des plateformes numériques. Cinquièmement, les algorithmes médiatisent l’accès à l’information. Sixièmement, l’algorithme génère des revenus en participant à la production de marchandise (Zuboff 2019 ; Morozov 2022), ou en tant que mécanisme participant de l’extraction de rente différentielle (Sadowski 2020 : 568). Septièmement, au-delà des entreprises privées, nombre d’organisations et de sphères sociales, des pouvoirs publics, services de police ou complexes militaires aux ONG de développement, soins de santé, éducation, transport et infrastructures publiques, etc., ont recours à des technologies algorithmiques afin d’exercer leur pouvoir ou leurs activités. En tous ces sens, l’algorithme, bien davantage que le « numérique », la « surveillance » ou autre, constitue le coeur du nouveau régime d’accumulation, il médiatise les relations sociales et diffuse sa logique prédictive dans la société contemporaine (Zuboff 2019).

La plateforme et son écosystème

Souvent présentées comme un nouveau modèle d’entreprise (Srnicek 2018 : 12), les plateformes se conçoivent mieux, à la suite de Casilli (2019), comme des hybrides marché-entreprise qui répondent de trois principes de fonctionnement : coordination, collecte et captation. Premièrement, elles coordonnent des acteurs sur la base d’un système de prix différentiels (Srnicek 2018 : 50-51). Différents acteurs interagissent par l’entremise de la plateforme selon des relations calculées et façonnées par ses algorithmes. Par exemple, YouTube coordonne trois types d’usagers qui ont chacun leur « prix » : les usagers-annonceurs, qui paient YouTube pour annoncer leur produit ; les usagers-spectateurs, qui consomment le contenu de la plateforme gratuitement (YouTube vend leur temps d’attention aux annonceurs) ; et les usagers youtubeurs, de populaires créateurs de contenus qui sont parfois rémunérés par la plateforme. Deuxièmement, les plateformes collectent massivement les données de leurs utilisateurs — surtout pour améliorer leur coordination algorithmique, mais aussi afin de les monnayer. Troisièmement, les plateformes captent la valeur produite par ces mises en relation à l’aide de divers mécanismes : commission sur les transactions, vente d’un public cible à des annonceurs, transfert de tâches non rémunérées aux usagers, etc. (voir aussi Sadowski 2020). Le modèle de la plateforme fait ainsi éclater l’espace fermé de l’entreprise et permet de capter de la valeur créée par des rapports marchandisés qu’elle génère en coordonnant des acteurs algorithmiquement sur la base d’une collecte et d’une analyse de leurs données. La plateforme crée ainsi un écosystème auquel elle délègue la production de la valeur — qu’elle tente ensuite de capturer, d’encloser et de contrôler. Elle répond donc d’un double mouvement centrifuge et centripète qui centralise le pouvoir économique tout en décentralisant la participation à l’économie (Kenney et Zysman 2020 : 18).

Les plateformes n’ont pas toutes les mêmes fonctions (Srnicek 2018 : 54). Les plus connues sont assurément les plateformes publicitaires, dont les revenus dépendent de la vente de produits prédictifs à des annonceurs : Facebook et Google, par exemple (Zuboff 2019 : 14). Les plateformes nuagiques, comme Amazon Web Service, Microsoft Azure ou Google Cloud, concentrent une infrastructure et de l’équipement capable de stocker et d’analyser des données, et elles louent ces capacités numériques à des clients. Les plateformes industrielles comme Predix de GE et MindSphere de Siemens se concentrent sur la transformation des processus de production industriels en processus en ligne à l’aide d’outils numériques et d’applications qu’elles peuvent louer ou vendre à des entreprises souhaitant automatiser leur production. Les plateformes allégées sont véritablement l’archétype de cette forme hybride marché-entreprise. Elles se démarquent surtout par leur externalisation des coûts : elles ne possèdent pas tous leurs moyens de production et évitent, autant que faire se peut, les rapports salariaux directs avec leurs « usagers ». Elles mettent plutôt ces derniers en relation pour un échange de produit ou de service, duquel elles extraient une commission. Plusieurs plateformes, en plus de produire des biens ou des services, peuvent ainsi générer des revenus rentiers, par la simple propriété de l’algorithme et de l’interface de coordination des échanges (Uber, Airbnb, Deliveroo, etc.) (Sadowski 2020 ; van Doorn 2017).

Le moment digital du travail algorithmique

La montée des plateformes et du capital algorithmique entraîne une profonde reconfiguration du travail, et la montée du « travail digital ». Casilli définit ce concept central comme « un travail tâcheronnisé et datafié, qui sert à entraîner les systèmes automatiques » (2019 : 14). Casilli se concentre uniquement sur le travail effectué dans l’écosystème des plateformes ou à l’aide d’outils numériques. Une définition plus large du travail digital existe toutefois, soit celle d’un travail numérique aliéné qui produit ou utilise des technologies et des contenus numériques (Fuchs et Sandoval 2014 : 11). Le travail digital au sens strict, celui qui a lieu dans l’écosystème des plateformes, répond d’une externalisation et d’une fragmentation du travail. Il s’effectue surtout à l’extérieur des locaux d’une entreprise ou d’une plateforme, et est souvent divisé en tâches encore plus minuscules et plus précises que celles jadis créées par la division du travail industriel et le taylorisme. C’est également un travail qui nécessite l’accès à un appareil numérique, et qui produit par le fait même des données constituant un « service informationnel » pour la plateforme (van Doorn et Badger 2020 : 1476). Casilli identifie trois grands types de travail digital qui soutiennent l’architecture économique de la plateforme : 1) le travail à la demande ; 2) le microtravail ; et 3) le travail social en réseau, produisant chacun des valeurs de qualification, de monétisation, et d’automation (2019 : 95-218). Il importe d’ajouter aux catégories de Casilli celle de 4) « travail venture » (venture labor), que nous définissons plus bas.

1) Le travail à la demande, typique des plateformes allégées, est effectué par des fournisseurs de services ou de produits mis en relation avec des demandeurs par la plateforme, et rémunérés de différentes façons (taux horaire, à la pièce/tâche, etc.). Par exemple, la conductrice d’Uber travaille selon la demande d’un client sur la plateforme, et les personnes à tout faire sur Handy ou encore sur TaskRabbit se rendent chez des gens ayant enregistré leur besoin sur l’application. Les plateformes et applications effectuent un prélèvement sur ces transactions et collectent massivement les données générées qui deviennent un actif de données (data asset) valorisable (van Doorn et Badger 2020 : 1477). Le travail à la demande produit donc de la valeur de qualification, où les usagers se notent entre eux, partagent leur information, choisissent certaines offres à certains prix, évaluent et critiquent certains endroits, produits, fonctionnalités, etc. ; de la valeur de monétisation, où les données extraites sont revendues à des tiers ou, sous forme d’actif de données, peuvent attirer des investissements en capital ; et de la valeur d’automation, où les données extraites servent à développer des algorithmes et à optimiser les systèmes (sur la valorisation des données, voir aussi Sadowski 2019 : 5-6).

2) Le microtravail procède d’une délégation d’actes de travail fragmentés aux usagers d’une plateforme, ou à des « travailleurs du clic », qui réalisent toute une série de tâches répétitives, souvent pénibles, effectuées comme autant de microrouages d’un processus plus large (Casilli 2019 ; Huws 2014 : 166‑167). La montée du capital algorithmique a créé une armée mondiale de nouveaux travailleurs du clic, isolés chez eux ou parfois entassés au sein d’anciennes usines désaffectées reconverties temporairement en « fermes à clic » aux quatre coins de la planète. Ce travail est largement invisible, il est accompli par des internautes qui interviennent dans les interactions entre usagers et plateformes presque en tout temps, formant ce que Gray et Suri (2019) appellent le « travail fantôme ». Certaines plateformes recrutent expressément des internautes pour accomplir ces tâches, elles les rassemblent et leur délèguent ensuite leur propre travail « tâcheronnisé », ou encore celui de clients qui auront recours à la plateforme de microtravail pour externaliser un certain nombre de tâches peu pratiques à accomplir à l’interne. Ces tâches sont très variées, mais elles ont souvent en commun de suppléer au travail de machines ou d’algorithmes, ou de les entraîner, c’est-à-dire d’effectuer des tâches de calcul ou d’évaluation dont les algorithmes ont besoin, mais qui ne sont pas nécessairement en mesure d’accomplir. Ce sont souvent de « petites corvées » numériques : annoter des vidéos, trier des gazouillis, retranscrire des documents scannés, répondre à des questionnaires, corriger des entrées dans des bases de données, connecter deux produits semblables dans un catalogue, etc.

Lorsqu’ils sont rémunérés (ils ne le sont pas toujours), ces « microtâcherons » du travail algorithmique sont souvent compensés à la pièce : quelques dollars ou quelques cents par opération. La rémunération du microtravail demeure très faible, la plupart des tâcherons sur le Mechanical Turk d’Amazon ne gagnent guère plus de 5 $/h, alors que le revenu horaire médian est de moins de 2 $/h (Casilli 2019 : 124). Beaucoup de microtravaux demeurent toutefois non rémunérés, présentés comme un « jeu », un « playbor » (Kücklich 2005), un passe-temps ou une activité secondaire où le travailleur n’est pas subordonné à un employeur, mais participe, interagit avec la plateforme et n’est donc pas vu comme étant en situation d’emploi.

Les plateformes de microtravail d’Amazon et de Clickworker sont facilement accessibles. Les autres géants du capital algorithmique ont aussi les leurs, bien qu’elles soient moins accessibles, et parfois réservées à certains microtravailleurs qualifiés pour l’entraînement ou l’appui à un algorithme en particulier. Google a son RaterHub, Microsoft son UHRS. Facebook a recours à une armée de microtravailleurs à forfait, surtout aux Philippines, entre autres pour modérer ses contenus (Srnicek 2018 : 95). IBM a recours à la plateforme Mighty AI, qui regroupe 200 000 microtravailleurs, afin de dresser l’intelligence soi-disant « artificielle » de son Watson. La compagnie australienne Appen Limited offre quant à elle des services de production participative (crowdsourcing) et de microtravail à huit des dix plus grandes compagnies technologiques au monde. Elle est emblématique de ce secteur en croissance.

Le microtravail est donc ce qui se cache derrière l’intelligence artificielle et la prolifération des algorithmes. Ces technologies requièrent la participation constante de cerveaux et de doigts humains afin de les faire fonctionner. Nous sommes à l’ère de l’« intelligence artificielle artificielle » : c’est ainsi que Jeff Bezos décrit son Amazon Mechanical Turk qui repose sur une armée de microtravailleurs. La persistance irréductible du travail humain à l’ère de l’intelligence artificielle artificielle fait en sorte que la multiplication des algorithmes mobilisera toujours plus de travailleurs et de travailleuses pour les superviser, les optimiser, les entraîner. Nous sommes ici au coeur du « paradoxe du dernier mille de l’IA », où chaque développement de l’IA crée de nouveaux marchés de microtravail volatils, transitoires et instables qui la soutiennent (Gray et Suri 2019 : 36). Les travailleurs du clic partagent souvent les conditions de ceux que Marx nommait la partie « stagnante » de l’armée de réserve industrielle : précarité, malléabilité, bas salaires, tâches ingrates (Marx 2009 [1867] : 719-723).

Hormis le microtravail chez Amazon qui demeure concentré aux États-Unis, le microtravail (et ses tâches les plus pénibles) se délocalise de plus en plus vers le Sud global (Dyer-Witheford et al. 2019 : 77 ; Kenney et Zysman 2020 : 9). Le travail digital construit donc ses propres chaînes de valeur numérique selon une dynamique de délocalisation qui recoupe et réactualise l’axe Nord-Sud de la division internationale du travail (Fuchs 2014). À ce jour, la majorité des requérants se concentre dans les pays du G7, et la majorité des microtravailleurs, dans le Sud global. Ce type de travailleur ne jouit pas de sécurité d’emploi, de possibilité de se syndiquer ou de contrat de rémunération fixe. Si le microtravail rapporte peu au microtravailleur, il produit toutefois lui aussi les trois types de valeur pour la plateforme : valeur de qualification (classification, évaluation de contenu), valeur de monétisation (production de données), et valeur d’automation (entraînement, appui aux algorithmes).

3) Le troisième type de travail digital, le travail en réseau, est plus controversé, au sens où même le considérer comme un travail fait débat dans la littérature. D’un côté, on présente l’interaction entre plateformes et usagers comme un acte plaisant de divertissement, un loisir, et de l’autre, on le présente comme un travail (Casilli 2019 : 168-174). Nous sommes d’avis que le travail social en réseau représente un acte productif de valeur économique, et qu’en ce sens, il peut être utile de le considérer comme un travail, parfois pénible et aliénant, parfois ludique et agréable, mais en fin de compte, une forme de travail.

Le travail social en réseau désigne le travail effectué par les usagers des plateformes, souvent gratuitement, pour faire fonctionner ces dernières ou pour les améliorer. L’usager d’un réseau social qui interagit avec la plateforme en produisant, en évaluant ou en classant du contenu est un bon exemple de cette forme de travail digital, mais il n’en épuise pas le sens. Casilli distingue jusqu’à quatre formes de travail social en réseau : celui des « usagers organiques » (usagers ordinaires ayant un profil sur Facebook, Instagram ou TikTok par exemple), les « usagers professionnels » (youtubeurs, influenceurs, coachs), les « modérateurs » (évaluateurs de contenus, souvent rémunérés à forfait), et les « fermiers du clic ». Ces derniers sont des « producteurs de viralité », dit Casilli, d’« innombrables petites mains qui, depuis des fermes à clic en Chine ou en Thaïlande, produisent en masse notations, partages et likes en tout genre » (2019 : 164). Le travail social en réseau ne fait pas que produire du contenu (des textes, des images, des commentaires et des vidéos), mais il est également producteur de données.

La plateforme est en mesure de capter une valeur de toutes ces activités, une valeur qui encore ici se décline en valeur de qualification, de monétisation et d’automation. La valeur de qualification est extraite des actes des usagers qui produisent, classent et évaluent du contenu. Ce peut être aussi anodin qu’un « j’aime » sur Facebook, le partage d’une photo sur Instagram ou d’une vidéo sur TikTok, l’évaluation d’un produit sur Amazon ou d’un restaurant sur Google Maps, l’ajout d’un mot-clic sur Twitter, etc. Toutes ces actions aident la plateforme à renouveler son contenu (pour attirer et garder le temps d’attention), à classer et à évaluer de l’information. L’évaluation peut concerner d’autres usagers également ; tous les mécanismes réputationnels (évaluer votre chauffeur Uber ou s’abonner à un compte Instagram) sont de ce lot. Par ailleurs, ces mécanismes mènent souvent à des pratiques de discrimination numérique dans la production et l’usage des algorithmes, qui reproduisent le racisme, le sexisme, le classisme, l’hétérosexisme et autres présents dans la société (Noble 2018 ; Eubanks 2019). Tous ces actes produisent également une valeur de monétisation lorsqu’ils ajoutent aux actifs de données des plateformes. Comme dans les autres types de travail digital, les données produites peuvent être vendues à des annonceurs ou à des courtiers en données (data brokers), comme Acxiom et Epsilon, par exemple (Yeh 2018), ou encore attirer des investissements en capital (Sadowski 2019). La valeur d’automation du travail en réseau s’obtient lorsque des actes de classement (équivalent à l’application d’un jugement humain sur une donnée), peuvent servir à nourrir et à entraîner des algorithmes à partir de données qualifiées. Elle peut s’obtenir également à partir de la production de contenus : télécharger la photo d’un visage sur Facebook ou Instagram fournit du matériel pour entraîner les algorithmes de reconnaissance faciale.

À ces trois types de travail digital dans le capital algorithmique, il faut ajouter les employés des plateformes et leur noyau entrepreneurial et managérial (Kenney et Zysman 2020 : 61-64). Ces travailleurs hautement qualifiés sont généralement très bien payés et oeuvrent dans des conditions optimales : la richesse du travail digital se concentre dans les mains de cette élite du travail, le « travail venture » (venture labor) (Neff 2012). Ces travailleurs représentent la crème des programmeurs hautement qualifiés, experts en intelligence artificielle, gestionnaires de haut niveau, ingénieurs Web, experts en science des données, etc., et ils sont dans des relations d’emplois plus près du modèle salarial traditionnel. À eux s’ajoute une armée de pigistes et de travailleurs à forfait, qui parfois travaillent aux sièges sociaux avec le noyau entrepreneurial, dans des espaces aménagés séparés ou de la maison. Ce travail, souvent appelé « indépendant », mais en fait dépendant de la plateforme, obéit à la même logique que le microtravail ; il représente une fragmentation et une externalisation du travail, bien qu’à un degré moindre concernant la fragmentation des tâches.

La montée du travail digital illustre bien une tendance lourde analysée par Ursula Huws (2014 : 155) d’un mouvement général du travail à « l’ère numérique » vers des activités directement productives pour des entreprises capitalistes individuelles, mais non rémunérées, voire non reconnues comme travail. Ainsi, les luttes pour de meilleures conditions et pour la reconnaissance de ce travail comme « vrai » travail secouent constamment le monde des plateformes, allant des premiers recours collectifs d’animateurs de communautés contre AOL il y a vingt ans aux contributeurs de contenu au Huffington Post ou chez Wikipédia, en passant par les « produsagers » de Vine, tous réclament une rémunération pour le travail effectué sur et pour la plateforme (Casilli 2019 : 179-181). Ces travailleurs se perçoivent eux-mêmes comme des professionnels, ou du moins aspirent à dépasser le stade du soi-disant dilettantisme, du passe-temps et de l’amateurisme. En ce sens, ils travaillent dans l’espoir de se professionnaliser, et les plateformes nient systématiquement cette possibilité. Les conditions de travail salarié chez certains géants comme Amazon, dont les entrepôts sont des laboratoires pour l’automation du travail, donnent aussi lieu à des luttes importantes (Kenney et Zysman 2020 : 14-15).

La conflictualité dans le travail digital est toutefois plus ouverte et évidente dans la catégorie du travail à la demande, faiblement rémunéré, souvent précaire et sujet d’une dépréciation structurelle « enracinée dans la longue histoire de subordination racialisée, genrée et de classe » du capitalisme (van Doorn et Badger 2020 : 1485). La majorité des préposés à l’entretien ménager, concierges et fournisseurs de soins à domicile sont des personnes racisées, surtout en contexte urbain (van Doorn 2017 : 907). Il s’agit souvent de travail non reconnu comme tel par les plateformes, qui désignent plutôt ce travail comme le fait d’« entrepreneurs indépendants », et qui exercent des formes extrêmes de contrôle sur celui-ci, tout en le disciplinant à l’aide de diverses techniques de recrutement et de gestion qui tendent à entretenir un surplus de main-d’oeuvre disponible (van Doorn 2017 : 902, 904). Plusieurs chauffeurs d’Uber, Lyft et autres ont tenté de se faire reconnaître comme des travailleurs ou des employés des plateformes, et dans certains cas, ont cherché à se syndiquer (Sainato 2019). Les doléances et revendications des travailleurs à la demande se dirigent généralement plus directement envers la plateforme, qui, dans la plupart des cas, se définit comme un intermédiaire entre les usagers plutôt que comme un employeur, se déresponsabilisant dès lors des conditions de travail des usagers fournisseurs de biens et services (Dallaire-Fortier 2020 : 4). Dans le cas du microtravail, la plateforme se replie également dans un rôle de soi-disant neutralité et laisse requérants et travailleurs gérer leur conflictualité, souvent sur la plateforme même. Les requérants peuvent refuser de payer un travail jugé mal fait, alors que les travailleurs peuvent s’organiser pour évaluer les requérants et dénoncer les abus. Ainsi, la conflictualité relève davantage d’un « différend entre les deux catégories d’usagers » (Casilli 2019 : 131).

Somme toute, l’obtention de meilleurs contrats de travail autonome et l’adoption du salariat en bonne et due forme animent la multiplicité des luttes du travail digital (Dallaire-Fortier 2020 : 7-9). Les travailleurs du travail digital développent une subjectivité collective dans l’adversité de leurs conditions et dans des luttes pour améliorer leur sort. Comme le disait l’historien E. P. Thompson, la classe n’est pas simplement tributaire d’une position occupée par rapport à un moyen de production, elle « advient » plutôt (class happens) lorsque des gens luttent collectivement et créent ainsi une identité partagée (Thompson 1966 : 9). Les prétendus « usagers », « partenaires » ou « contracteurs » des plateformes visent plutôt à être reconnus comme travailleurs. Cette stratégie de reconnaissance et de formation d’une subjectivité collective de travailleurs est une étape importante dans la politisation des rapports économiques du capital algorithmique.

Le travail algorithmique au-delà du travail digital : le moment extractiviste

Il s’agit, dans ce qui suit, de tracer les contours du travailleur global qui produit en des moments antérieurs — extraction, usinage, travail domestique — les appareils, biens, technologies et corps nécessaires au travail digital et à l’accumulation du capital algorithmique comme relation sociale.

Voyons premièrement la production de l’infrastructure matérielle du capital algorithmique en son moment extractiviste. Nous pensons ici à l’extraction de tous les matériaux, métaux rares et autres minéraux ainsi que les ressources qui entrent dans la fabrication des appareils portables, ordinateurs, fibres optiques, tours de communication, câbles, etc. (Dauvergne 2020 : 138-139 ; Crawford 2021 : 23-51 ; Fuchs 2014 : 171). L’espace nous manque pour passer en revue tous les cas de figure de travail algorithmique extractiviste, mais l’économie politique du travail militarisée qui s’est développée autour de ressources minières utilisées dans la fabrication des ordinateurs et des téléphones intelligents, notamment des métaux comme le coltan et la cassitérite, est emblématique de ce moment. Le coltan en particulier est extrêmement important puisqu’on en dérive la poudre de tantale nécessaire à la fabrication des condensateurs que l’on retrouve dans pratiquement tous les appareils numériques. Plus de 80 % du coltan dans le monde se trouve dans les régions qui chevauchent l’est de la République démocratique du Congo et le Rwanda, qui en sont d’ailleurs les deux plus grands producteurs mondiaux (voir Fuchs 2014 : 171-180).

Le travail d’extraction du coltan dans ce secteur prend plusieurs formes : du travail forcé à la pointe du fusil de groupes paramilitaires — et souvent de l’armée congolaise elle-même — qui contrôlent certaines mines, à l’extraction artisanale par des entrepreneurs individuels, aux familles ou aux groupes de villageois congolais à la recherche d’un gagne-pain. Comme l’a montré Michael Nest (2014), des groupes armés arrivent à tirer profit du coltan et à l’utiliser pour se procurer des armes et autres équipements militaires. Le travail dans les mines est à l’évidence dangereux et effectué dans des conditions sanitaires et sécuritaires souvent exécrables. Les mines de coltan au Kivu, contrairement aux mines d’or, de cuivre ou de diamant par exemple, sont artisanales, et les règles de sécurité, lorsqu’il y en a, sont fixées par ceux qui les contrôlent. Les mines artisanales individuelles sont souvent exploitées par des mineurs à leur propre compte qui tentent de s’assurer un revenu en minant eux-mêmes ou encore en louant leur mine : ces mines sont souvent dangereuses ; les accidents et les décès sont chose courante. Les mineurs salariés et les opérateurs de mines artisanales tirent en général des revenus fort modestes (Smith 2011 : 21) et les intermédiaires entretiennent un monopole du savoir technique et financier qui empêche souvent les mineurs locaux de différencier correctement les minéraux (le coltan et la cassitérite par exemple se ressemblent beaucoup et ne valent pas du tout la même chose, leur pureté varie énormément d’un site à l’autre, etc.), ou encore d’être au courant des fluctuations importantes des prix des minéraux sur les marchés. Le dur labeur dans les mines est donc d’une certaine manière séparé des transactions marchandes qui le surplombent, mais la volatilité des prix peut tout aussi bien ruiner en quelques heures un intermédiaire ayant acheté à gros prix du coltan dans la forêt seulement pour se rendre compte qu’il n’en vaut plus que le dixième au moment de le revendre au comptoir à la ville (Smith 2011 : 21).

Le mineur congolais qui sort de terre avec un chargement contenant du coltan et qui utilise son téléphone portable pour faire un appel, le chef de milice qui envoie un message instantané pour coordonner son attaque sur un site potentiellement riche en ressources, l’acheteur du comptoir qui suit sur son téléphone le cours des prix de transaction du coltan sur les marchés en temps réel, le négociant qui transige par Internet avec ses clients internationaux (Smith 2011 : 20), tous incarnent autant d’interconnections complexes entre les moments extractivistes et digitaux du travail algorithmique.

Le moment industriel

Le moment industriel médiatise les moments extractivistes et digitaux du travail algorithmique : entre l’extraction des ressources et la production de valeur et de données, il y a la médiation de l’appareil productif lui-même et du travail qui l’a produit. Le capital algorithmique s’appuie sur une technologie qui doit être accessible, individualisée et portable, et le téléphone intelligent en est son archétype. Si l’extraction du coltan au Kivu est emblématique du moment extractiviste du travail algorithmique, la fabrication et l’assemblage des appareils iPhone dans les usines de Foxconn à Shenzhen sont certainement représentatifs du moment industriel. La production chez Foxconn ne se limite d’ailleurs pas qu’à l’iPhone ; la multinationale taiwanaise produit en effet un large éventail de l’appareillage technologique du capital algorithmique : tablettes, ordinateurs, consoles de jeux vidéo, télévisions, liseuses, etc., et ce, pour plusieurs compagnies, comme HP, Sony, Microsoft, Nokia, Huawei, Dell, etc. (voir Fuchs 2014 : 182-199). Foxconn est le plus grand exportateur en Chine, toutes catégories confondues (Ngai et Chan 2012 : 385-387), et le plus grand producteur d’appareils électroniques au monde. La compagnie possède de gigantesques complexes de production, dont le plus imposant à Shenzhen emploie plus de 430 000 personnes. Ce complexe n’est pas qu’un lieu de travail, la compagnie a également bâti un « Foxconn campus » qui joint production et reproduction sociale et qui contraint les employés à vivre dans un espace sous le contrôle panoptique de la compagnie. Le complexe de 2,3 km2 comprend des usines, des entrepôts, des dortoirs, une banque, un bureau de poste, un poste de pompiers, des restaurants et des supermarchés, des installations sportives et une chaîne télé exclusive, le « Foxconn Network », tous respectant un horaire tributaire des chaînes de production. Certains rapports ont décrit ces lieux et pratiques comme des « camps de travail », comptant à l’occasion des enfants parmi les travailleurs : il s’agit « d’arrangements sociospatiaux qui renforcent la domination managériale, et le contrôle sur les travailleurs s’étend ainsi du plancher d’usine à la sphère de la vie quotidienne » (Ngai et Chan 2012 : 394, 403).

Le travail dans les installations de Foxconn est décrit comme monotone et répétitif : il s’agit souvent de répéter le même acte de travail des centaines ou des milliers de fois d’une journée de travail de 12 heures à l’autre, dans des semaines de travail qui atteignent régulièrement les 72 heures. L’environnement de travail est fortement hiérarchisé et taylorisé, la surveillance d’inspiration militaire, les quotas individuels élevés, et jusqu’à 20 heures supplémentaires obligatoires par semaine sont exigées, certains employés devant travailler parfois jusqu’à 34 heures d’affilée (Malone 2010 ; Fuchs 2014 : 186-194). Les dortoirs surpeuplés, les longues semaines de travail, les maigres salaires et l’absence de vie sociale et personnelle à l’extérieur du travail constituent des conditions propices à la dépression, à la solitude, et à l’épuisement professionnel. Une vague de suicides a d’ailleurs secoué le complexe de Longhua Town en 2010, où 18 jeunes travailleurs de 17 à 25 ans se sont jetés par les fenêtres des dortoirs (Ngai et Chan 2012 : 384), causant à l’époque un certain émoi dans la presse occidentale (Williams 2012). La réponse de Foxconn a été de barricader les fenêtres et de faire installer des filets de sécurité autour des escaliers extérieurs et des dortoirs (Moore 2012).

Le secteur industriel ne fait toutefois pas que participer au capital algorithmique en produisant son appareillage technologique. Nous manquons d’espace ici pour explorer plus avant, mais notons tout de même deux aspects fondamentaux supplémentaires d’une réelle imbrication complexe et profonde entre capital algorithmique et secteur industriel : les nouvelles plateformes industrielles qui automatisent la production, ainsi que la réorganisation du secteur manufacturier autour de la production d’objets « intelligents » et connectés, comme des lits, des voitures, des frigos ou des thermostats équipés de puces et de senseurs qui extraient des données de leur utilisation et de leur environnement. Au final, on peut conceptualiser le moment industriel du travail algorithmique autour de trois processus généraux : 1) la production massive d’appareils numériques intelligents ; 2) la transformation des procès de production industrielle en production « intelligente » à l’aide des plateformes industrielles algorithmiques ; et 3) l’usinage d’objets de tout usage en biens « connectés » et « intelligents » qui sauront extraire des données durant leur utilisation et ainsi participer à la formation d’actifs de données, alors que les géants de l’industrie se réorientent de plus en plus vers l’accumulation algorithmique (voir aussi Srnicek 2018 : 70‑71 ; Sadowski 2019, 2020).

Le moment domestique

L’arrivée des objets connectés et de la « maison intelligente » se présente comme une réponse efficace aux pressions reliées au travail domestique productif de corps et de force de travail (Vogel 2012 ; Ferguson 2020) : biberons intelligents, robots ménagers, réfrigérateurs connectés pouvant commander automatiquement à l’épicerie ne sont que quelques exemples des « solutions technologiques » pour soi-disant faciliter le travail domestique et en réduire la charge mentale. La nouvelle vague de mécanisation et l’introduction de l’intelligence artificielle des algorithmes dans les maisons ne sont pas sans rappeler l’âge d’or de l’arrivée des électroménagers et des appareils de cuisine qui promettaient de libérer les femmes au foyer des corvées ménagères. L’automatisation des maisons au XXIe siècle ne serait alors qu’une nouvelle phase de ce processus, accéléré par les algorithmes et l’intelligence artificielle. L’industrie du « smart home » ainsi que la lutte féroce entre les capitalistes algorithmiques pour introduire leur version de l’IA domestique dans les foyers témoignent de deux tendances profondes du capital algorithmique quant au travail domestique : 1) une tendance à exacerber la privatisation et la marchandisation de cette sphère de reproduction des corps et de la force de travail, à l’arrimer le plus complètement possible aux marchés et aux flux commerciaux du capital algorithmique ; et 2) la quête d’extraction de données afin d’alimenter l’accumulation du capital algorithmique. Si la première tendance exacerbe des processus de marchandisation qui avaient déjà largement lieu sous le capitalisme néolibéral financiarisé (Adkins et Dever 2016), la deuxième tendance représente une nouveauté.

En ce qui concerne 1) la marchandisation des tâches ménagères, l’époque néolibérale (approx. 1980-2008) a vu l’émergence d’une nouvelle réalité pour le travail domestique, notamment par la mise en place d’un marché du travail global précaire pour répondre à la demande croissante de sous-traitance du travail domestique au Nord global (Ferguson et McNally 2015 : 12-17). Ce marché du travail s’est peu à peu soumis à la logique algorithmique par la mise en place de plateformes numériques d’allocation de travail domestique de toute sorte, surtout sous la forme de travail à la demande. Si l’« économie des petits boulots » existe depuis fort longtemps, elle est maintenant, comme nous l’avons vu plus haut, médiatisée par les plateformes et élargie dans un contexte de précarité économique pour les jeunes, les étudiants, les femmes monoparentales, les personnes racisées et les membres des classes moyennes inférieures et populaires à la recherche de revenu. La plateforme Care.com, par exemple, connecte demandeur et fournisseur de services de gardiennage, de soins aux personnes âgées, de tutorat, de soins des animaux de compagnie et d’entretien ménager. Des géants comme TaskRabbit et Handy fournissent quant à eux des « personnes à tout faire » à la demande pour réparer, rénover, entretenir et faire toutes sortes de menus travaux à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Certaines applications sont davantage spécialisées : Sittercity et UrbanSitter dans la garde d’enfants, Wyzant dans le tutorat, Justmop et Bark.com dans l’entretien ménager, alors que Zum organise le transport des enfants vers l’école. La cuisine, la nourriture et les repas sont aussi pris d’assaut par les DoorDash, Foodora, SkipTheDishes et Uber Eats, alors qu’Instacart envoie quelqu’un faire l’épicerie que vous avez sélectionnée via l’application. HelloFresh et Blue Apron livrent hebdomadairement des repas qu’il ne reste qu’à assembler et à cuire, alors que Daily Cuisine, Fresh in your Fridge et Take a Chef poussent la logique au point où une cuisinière fait les courses et vient préparer les repas à la maison. Plusieurs formes de services sexuels se plateformisent également, voire se robotisent. Peppr et Smooci, par exemple, connectent travailleuses du sexe et escortes avec des clients. L’industrie des robots sexuels est aussi en plein essor et soulève des débats éthiques importants (Di Nucci 2017 ; Rigotti 2019). Cette véritable « plateformisation » du travail domestique reproductif exacerbe la marchandisation et la privatisation de ces tâches en créant des marchés du travail précaires et complexes, où les faibles rémunérations et l’absence de protection ou de stabilité d’emploi reproduisent la dévalorisation historique du travail domestique.

En ce qui concerne 2) l’extraction des « données domestiques », les plateformes comme celles citées ci-haut collectent évidemment les données des utilisateurs, mais il faut souligner l’entrée spectaculaire du capital algorithmique dans les maisons via l’industrie du « smart home » et l’Internet des objets (Zuboff 2019 : 224-228). D’une part, on trouve les objets et appareils ménagers dotés de systèmes capables de capter des données, d’être programmés à l’avance, et de s’acquitter de certaines tâches de façon automatique : réfrigérateur, lit, laveuse, aspirateur, fer à repasser, cafetière, système antivol, four, etc., tous nouvellement « intelligents ». D’autre part, il y a les appareils de loisir ou de divertissement « intelligents » : télévision, haut-parleurs, console de jeux vidéo, jouets, etc. La fabrication de la plupart de ces produits implique l’ajout de capteurs, de détecteurs et d’algorithmes de types différents qui collectent les données liées à la tâche à accomplir, à la présence en ligne, ou encore les données ambiantes de la maison (mouvements, conversations, etc.), et automatisent certaines fonctions, et ce, même pour des produits qui ne sont pas a priori des produits électroniques. Tout ceci se passe selon « un effort conscient et cohérent d’engager nos espaces intimes comme des lieux de mises à jour technologiques constantes, d’abonnement à des services, et de réapprovisionnement perpétuel en biens de consommation » (Greenfield 2018 : 38).

Le réfrigérateur intelligent Samsung Family Hub Touchscreen remplit sa fonction première, c’est-à-dire de garder les aliments au frais. Mais il est aussi équipé d’un système intelligent opérable à partir d’un écran tactile sur la porte du réfrigérateur ou d’une application sur votre téléphone ou sur votre tablette. Ce système lui permet de diffuser de la musique, d’alerter lorsque la porte s’ouvre, et des caméras permettent de diffuser des images de son contenu sur votre téléphone. Sur l’écran s’affichent le calendrier, la météo, et n’importe quelle autre application que vous souhaitez y télécharger : la radio, la télé, Netflix, Uber pour appeler un chauffeur. La fonction Deals permet de voir les promotions des supermarchés et de commander des denrées directement. Ajoutez par exemple l’application Mastercard Groceries et les paiements se font automatiquement. Bien entendu, tout cet appareillage intelligent collecte des données de toutes sortes : images, conversations, sons, habitudes et préférences familiales en termes d’alimentation, de divertissement, d’heures de visite, etc. Une telle manne de données est une mine d’or pour les actifs de données de Samsung et pour les applications qui se trouvent de nouveaux angles d’extraction à partir du réfrigérateur. Semblablement, le lit Sleep Number’s 360, équipé de la technologie intelligente SleepIQ, mesure le rythme cardiaque, le mouvement, la respiration du dormeur, les signaux audios dans la pièce, et dresse un bilan biométrique détaillé de votre nuit de sommeil que vous pouvez consulter le matin venu (Zuboff 2019 : 236). Le lit peut se conjuguer avec d’autres applications de santé (diète, exercice, etc.) pour identifier tous les éléments de la routine quotidienne ayant un impact sur la qualité du sommeil. La quantité et la profondeur des données collectées par ce lit intelligent en révèlent beaucoup sur les corps du ménage : état de santé (les compagnies d’assurance raffolent de ce type de données), mais aussi pratiques sexuelles, routines, etc. Il en va de même des robots sexuels et autres jouets sexuels intelligents qui collectent des données biométriques.

Toutefois, l’innovation emblématique du moment domestique du travail algorithmique se situe sans doute du côté de ces systèmes algorithmiques d’assistance domestique intelligente, qui connectent tous les appareils et les applications de gestion de la maison intelligente et deviennent en quelque sorte le « quartier général intelligent » du travail domestique. Les plus connus parmi ces systèmes sont Alexa d’Amazon, Google Assistant, Xiaowei de Tencent, ou encore Siri d’Apple. Dotées de programmes de conversation sophistiqués, les IA domestiques sont très prisées par les familles aisées du Nord global et de la Chine. Elles ont pénétré les maisons de façon exponentielle dans les dernières années : déjà en 2018, plus de 100 millions d’Alexa avaient été vendues, et de plus en plus de gens les utilisent également dans leur véhicule (Bohn 2019).

En lien avec les deux tendances de marchandisation et de collecte identifiées ci-haut, notons qu’Alexa et les IA domestiques exacerbent la marchandisation de la sphère domestique de plusieurs façons (Schiller et McMahon 2019 : 185-186) : 1) Amazon s’approprie les données, préférences, histoires personnelles et affects générés par l’interaction avec Alexa et les utilise pour optimiser ses systèmes et ses actifs de données, et pour développer, promouvoir et vendre ses produits ; 2) Alexa automatise l’achat de produits Amazon ; 3) elle rend possible et facilite l’utilisation d’autres applications marchandes et extractrices de données ; et 4) elle agit comme un mécanisme de privatisation et de marchandisation du travail domestique en retranchant les individus et les familles dans un espace-temps saturé des flux capitalistes de l’écosystème du fabricant.

L’IA domestique soulève également des questions en lien avec le travail affectif et la charge mentale dans la sphère domestique. Rappelons les idéaux de la maîtresse de maison et de la travailleuse domestique migrante qui nettoient physiquement et affectivement les maisons : elles transforment des affects négatifs de leurs maris ou employeurs et de leurs enfants en affects positifs, elles reçoivent les décharges de frustration, font de la gestion de déchets affectifs par la voie d’écoute, d’encouragements et de sourires, en étant toujours disponibles, toujours de bonne humeur, mais en demeurant elles-mêmes invisibles. Comme le théorise Shiloh Whitney (2018), il y a une « circulation affective » dans le ménage, tributaire de rapports de pouvoir genrés et racisés, et la transformation d’affects négatifs en affects positifs, le « métabolisme des affects », fait aussi partie du travail domestique. En ce sens, l’IA domestique accomplit aussi du travail émotionnel et affectif dans la maison par sa présence interactive, sa voix, son écoute et sa réponse aux souhaits et aux ordres des humains. De plus, moult utilisateurs adoptent souvent des comportements très négatifs envers l’IA domestique : cris, injures, ton excessivement autoritaire, etc. (Dreyfuss 2018). D’ailleurs, Alexa peut maintenant reconnaître certaines émotions ou l’irritation de son propriétaire et moduler ses interactions de façon à minimiser la frustration, offrir des excuses, etc. D’une part, comme le notent Schiller et McMahon, ceci peut servir à enlever de la pression et une partie de la charge affective aux travailleuses domestiques :

Si une famille blanche de l’élite décharge ses déchets affectifs sur Alexa plutôt que sur une travailleuse domestique racisée sous-payée, surmenée, et surchargée affectivement, on pourrait y voir un ajustement général bénéfique en termes de circulation du travail affectif dans la maison.

Schiller et McMahon 2019 : 181

Il y aurait ici, en somme, une réorientation des circuits affectifs où Alexa prend une part de l’affect négatif de la maisonnée. D’autre part, ne s’agit-il pas là cependant d’une forme de permissivité ou d’autorisation particulièrement délétère où l’on cautionne les sautes d’humeur, les comportements violents, colériques, impolis et déplacés déversés sur une IA ? Il n’en résulte pas nécessairement une diminution des affects négatifs gérés par les humains de la maisonnée, mais plutôt une normalisation, une banalisation et une acceptation de ces types de comportements. Dans tous les cas, se reproduit ici une vue du travail domestique comme quelque chose d’inférieur, fait par quelque chose ou quelqu’un sur qui on peut crier et se défouler. En ce sens, l’IA domestique peut être productive de subjectivités dominatrices bâties sur un substrat culturel classé, genré et racisé.

Conclusion : le caractère fétiche de l’algorithme et son secret

Le capital algorithmique est donc une relation sociale qui repose sur des formes de travail digital, extractiviste, industriel et domestique, et déploie par ailleurs des mécanismes d’extraction de données toujours plus sophistiqués. L’existence du travail algorithmique est toutefois systématiquement occultée par une forme de fétichisme de l’algorithme, où ce qui apparaît à un utilisateur comme le produit d’une intelligence artificielle repose en fait sur un travail humain constant d’extraction, de fabrication, de design, d’affinement de données, d’entraînement, d’évaluation, etc. Selon Marx, les individus dans la société capitaliste font l’expérience subjective des rapports sociaux médiatisés par les marchandises en attribuant à celles-ci en tant que choses les propriétés créatrices et productives du travail humain. La forme marchandise, dit-il, « renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature… » (Marx 2009 [1867] : 82). L’analogie conceptuelle entre marchandise et algorithme ne tient pas en tout point, et nous ne souhaitons pas la généraliser d’aucune façon, mais de ce point de vue, une forme de fétichisme de l’algorithme masque la réalité du travail algorithmique.

Le caractère fétiche de l’algorithme masque qu’il est un produit du travail algorithmique digital, extractiviste, industriel, et domestique dont la production s’arrime à l’expérience humaine bien au-delà du temps de travail rémunéré. L’algorithme se présente comme le créateur d’un écosystème socio-économique d’échanges et de transactions, de « réseaux sociaux », voire de la société. Si l’on reprend la citation de Marx ci-haut, les algorithmes du capital algorithmique renvoient aux utilisateurs l’image des caractères sociaux du travail et de l’expérience humaine comme des caractères objectifs des algorithmes eux-mêmes, comme des qualités qu’ils posséderaient par nature. Les algorithmes semblent pouvoir jouer de la musique, conduire des voitures, nous recommander des livres qui correspondent à nos goûts, faire les courses, nous connecter socialement, et ce, par leur propre mouvement machinique. Ce sont des machines, des couches de neurones artificiels, des robots, des assistants personnels qui calculent, analysent et organisent en apparence indépendamment et au-delà de l’activité humaine ; ils apparaissent d’autant plus comme des objets « pleins de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques » (Marx 2009 [1867] : 81). Les rapports sociaux du capitalisme algorithmique apparaissent non pas tant comme des « rapports entre des choses », mais comme des rapports organisés et médiatisés par une chose, un objet mécanique et automatique mystérieux, un système algorithmique, une intelligence artificielle, qui effectue la mise en relation sociale, qui modifie les comportements sociaux, qui constitue une nouvelle origine des rapports sociaux. En ce sens, dans le fétichisme de l’algorithme, les algorithmes, produits du travail et de l’expérience humaine, « semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre » (Marx 2009 [1867] : 83). En fin de compte, les algorithmes, les objets connectés et les machines intelligentes qui semblent se mouvoir d’elles-mêmes sont en fait animés par la puissance dissimulée du travail algorithmique « fantôme » (Gray et Suri 2019).

Ce caractère fétiche est aussi apparent dans la sphère domestique. Alexa fonctionne même comme un double fétiche, pourrait-on dire. D’une part, elle « contribue à cacher la structure matérielle du travail et la force de travail précaire qui fait fonctionner la plateforme » (Natale 2020 : 14). L’IA domestique construit une représentation qui invisibilise ainsi l’exploitation qui garantit la domination marchande de compagnies telles qu’Amazon. D’autre part, Alexa, de sa voix docile, inverse le rapport maître-esclave entre le capital algorithmique et l’utilisateur et procure à ce dernier un sentiment de maîtrise alors même qu’il est enserré de toutes parts dans les algorithmes d’Amazon.

En somme, les systèmes algorithmiques sont présentés comme des « machines intelligentes », autonomes, rationnelles, dotées d’une vie propre, alors qu’elles requièrent en réalité toute une infrastructure matérielle, toute une masse de travail nécessaire à l’entraînement laborieux et à l’infrastructure matérielle des algorithmes. Les conséquences sociales ambivalentes, parfois terribles, de ces nouveaux mécanismes d’exploitation du travail — qui combinent la surveillance, le contrôle, et l’instrumentalisation d’êtres humains — découlent du capital algorithmique, qui est en relation de constante reconfiguration et d’exploitation du travail algorithmique et ses quatre moments : digital, extractiviste, industriel et domestique.