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Pour nombre de commentateurs, les changements politiques dans le Nord/l’Occident ont entraîné le déclin, la diminution ou le démembrement de la citoyenneté. Les défis du modèle social européen, la démocratie sociale, l’État providence, les institutions publiques et même le fordisme atlantique ont profondément disloqué le paysage de la citoyenneté[1]. Bien que les diagnostics puissent différer, la transformation générale des arrangements sociétaux en faveur d’un rôle accru des marchés et du capital corporatif et d’un retrait de l’État – tout particulièrement dans ses dimensions sociales et d’assistance publique – suggère un abandon des citoyens aux vicissitudes des forces du marché. Dans différents contextes, on attend des citoyens qu’ils soient des travailleurs assidus, des chercheurs d’emploi actifs, de prudents calculateurs de risques, des consommateurs autonomes de services publics (de plus en plus souvent privatisés), et ainsi de suite (voir par exemple Bauman 1998 ; Root 2007).

Il y a certes des discussions quant à l’étendue et aux orientations de ces changements. Des chercheurs qui étudient les dépenses sociales soulignent, par exemple, l’étrange persistance, voire l’augmentation, des niveaux de dépenses publiques en matière d’allocations et de services dans tous les pays de l’OCDE (Castles 2004). D’autres estiment qu’au lieu de s’appuyer sur des mesures de dépenses agrégées, il serait plus pertinent de prêter attention aux changements dans les stratégies, cibles et objectifs des politiques gouvernementales (Hartmann 2005). Derrière les dépenses agrégées, on découvre en effet des politiques, des pratiques et des formes organisationnelles d’une assistance sociale en pleine transformation (comme le passage des allocations de chômage à des programmes personnalisés de réinsertion en emploi). D’autres auteurs encore, à la suite des travaux de Michel Foucault sur la gouvernementalité, ont analysé ces transformations comme un glissement du « libéralisme expansif » – ce que Rose (1999 : 130) a appelé « le gouvernement d’un point de vue social » –, vers un « libéralisme avancé », celui d’un citoyen plus individualisé, « économe » et responsabilisé (Petersen et al. 1999). J’ai argumenté ailleurs qu’il pouvait être important de faire la distinction entre des stratégies différentes – et de différentiation – de reformulation de la citoyenneté au Royaume-Uni (Clarke 2005). Plus qu’un simple déclin de la citoyenneté, on a pu observer une prolifération de politiques, d’identités et de discours en la matière, qui peuvent cibler des groupes différents ou chercher à produire de tels groupes différenciés. Dans ces stratégies, les États et leurs agents séparent le travailleur du réticent ; celui qui se conforme du criminel ; le responsable de l’irresponsable. Ils les assujettissent à différentes politiques et pratiques de régulation[2].

Dans cet article, je souhaite cependant m’attacher à un aspect spécifique de cette prolifération : l’extension de ce que je veux appeler « le parler sur la citoyenneté » (citizenship talk)[3]. Je m’intéresserai tout particulièrement aux modes contemporains de circulation – et peut-être d’intersection – des discours gouvernementaux et vernaculaires sur la citoyenneté. Le discours, que ce soit sous forme orale ou écrite, est devenu un thème de recherche de plus en plus significatif dans les sciences sociales, bien qu’il soit abordé selon des approches et des usages divers (Fairclough 2008 ; Jaworski et Coupland 1999 ; Wetherell, Taylor et Yates 2001a, 2001b). Dans un premier temps, j’explorerai, tout en retraçant certaines de leurs préoccupations, des exemples de la prolifération actuelle du parler sur la citoyenneté au Royaume-Uni ; et poserai quelques questions quant aux manières d’analyser le discours gouvernemental. Dans un second temps, je prendrai en considération quelques exemples de discours vernaculaires sur la citoyenneté, à partir de mes propres recherches ainsi que de recherches menées par d’autres chercheurs, afin d’analyser de manière problématisée ce dont parlent les gens lorsqu’ils parlent de citoyenneté.

Réinventer la citoyenneté : un discours gouvernemental

La citation qui suit est extraite d’un compte-rendu récent du gouvernement britannique sur la citoyenneté :

12. En même temps que la citoyenneté prenait de l’extension, elle est également, et peut-être inévitablement, devenue plus floue. Quand les seuls termes significatifs à propos de la citoyenneté étaient la loyauté, et la protection qui était sa réciproque, il y avait, et peut-être cela était-il nécessaire, une ligne de démarcation très claire entre les citoyens et les non-citoyens – ou les étrangers comme on les appelait communément. Les étrangers étaient des citoyens d’un autre État, et avaient donc une allégeance différente. C’est pour cette raison qu’ils étaient soumis à des restrictions et n’étaient pas traités comme les citoyens.

13. Cependant, comme la notion de citoyenneté prenait de l’extension, cette ligne de démarcation est devenue floue. La conséquence de ce brouillage est que les aspects sociaux et économiques de la citoyenneté ne sont pas étroitement liés au statut légal de citoyen. Il y a une distinction claire entre les droits des citoyens et de ceux détenant un permis de séjour temporaire au Royaume-Uni. Cependant, la distinction entre les droits des citoyens et des résidents permanents – ceux ayant un droit illimité de résidence au Royaume-Uni – est moins claire. Les droits respectifs des citoyens et des autres sont énumérés au chapitre 3.

14. Ce brouillage de la citoyenneté se retrouve également dans le domaine traditionnel de celle-ci : la protection et la loyauté. Par exemple, nous avons cherché à faire sortir du centre de détention étatsunien de Guantanamo non seulement des citoyens mais également des non-citoyens résidents au Royaume-Uni. Nous avions raison de le faire – et cela soulève une question quant à savoir si la condition et le statut de résident permanent reflètent correctement la position des gens qui se sont établis au Royaume-Uni sans être devenus citoyens.

15. La question se pose également en termes de loyauté, là où les tribunaux ont suggéré que des non-citoyens puissent être assujettis au devoir d’allégeance.

Goldsmith 2008 : 11-12

Ce bilan est venu s’ajouter à tout un ensemble de documents et rapports gouvernementaux, et de législations traitant de différents aspects de la citoyenneté – de l’éducation à la citoyenneté dans les écoles (introduite en Angleterre en 2002) aux tests de citoyenneté (introduits en 2004 pour les aspirants citoyens). Mais comment lire de tels discours gouvernementaux? Quel « travail » font les sources officielles quand elles parlent de citoyenneté? Il semble y avoir à l’heure actuelle deux manières dominantes d’aborder de telles sources. La première considère, d’après Marx pourrait-on dire, le discours gouvernemental comme une idéologie qui mystifie et dissimule les intérêts, processus et résultats réels. La seconde le considère, après Foucault, comme un discours constituant et produisant les effets sociaux désirés, plus que simplement mystifiant ou relevant de la seule représentation. Dans la perspective de la critique de l’idéologie, le langage a souvent été considéré comme un moyen de mystification ou de dissimulation, le moyen par lequel l’idéologie est pratiquée ou perpétrée. L’idéologie a été comprise comme le moyen par lequel un intérêt social spécifique (souvent, mais pas uniquement, un intérêt de classe) s’est manifesté et a visé la domination sociale et politique. Au coeur (de la plupart) des concepts d’« idéologie » réside une conception de représentation erronée (mis-representation) (opposée à un état réel des choses) visant à assurer une fausse reconnaissance (mis-recognition) de la part de ceux soumis à cette idéologie. Cette vision du langage comme dissimulation contraste fortement avec celle du langage comme productif ou constituant, associée à diverses conceptions du discours (Marston 2004).

Il est clair que cet intérêt pour le langage comme étant productif – comme moyen de constituer la réalité sociale – est désormais largement répandu dans les études des politiques publiques et ailleurs. Ici n’est pas le lieu pour analyser tant l’accroissement de cet intérêt que la diversité des formes prises par le discours et ses analyses. Je souhaiterais plutôt souligner la vision contrastée du langage partagée par les analystes du discours de diverses tendances. Alors que l’approche par l’idéologie considère le langage comme mystificateur – un écran de fumée dissimulant la réalité –, l’analyse de discours considère le langage comme producteur de réalité, construisant ou constituant le connaissable et le dicible. Cette dernière vision, comme celle de l’idéologie, combine des affirmations épistémologiques, théoriques et méthodologiques. Il est cependant remarquable de trouver comme constante dans les deux approches l’idée d’un pouvoir constitutif du langage ; et il faut remarquer ici que c’est bien le langage, plutôt que d’autres modes de communication ou de représentation, qui est privilégié. Dans les discours, connaissance, pouvoir et pratiques sont combinés et organisés de manière spécifique. Le caractère critique ou radical de l’analyse de discours repose a minima sur l’idée selon laquelle le discours n’est qu’une manière parmi d’autres d’accéder à la connaissance (et qui revendique précisément d’être la seule voie d’accès à la connaissance). Tant formellement qu’en pratique, d’autres discours – d’autres voies d’accès à la connaissance – sont imaginables et peuvent effectivement être mises au jour ou construites.

Bien des choses pourraient être dites de ces deux positions contrastées, et, en premier lieu, qu’elles partagent une analyse en termes de démystification. Elles prétendent toutes deux être capables de révéler ce qui n’est pas évident. Sur le front de l’idéologie, ce qui est révélé est ce qui est dissimulé par le langage : la réalité qui existe derrière la rhétorique. Sur le front discursif, c’est le travail du discours qui est révélé : la réalité elle-même est constituée ou construite par le travail du langage. Mais aucune de ces perspectives n’est, je le crains, assez attentive au parler gouvernemental comme travail politique. La critique de l’idéologie présume que l’idéologie est politique ; elle représente faussement des intérêts et les universalise tout en les dissimulant. La critique du discours traite, quant à elle, les textes ou les discours comme autant d’exemples d’une gouvernementalité plus large. Je souhaite plaider ici pour qu’une attention plus soutenue soit portée à des discours et à des textes spécifiques en tant que travail politique : le travail qui consiste à assembler et formuler des positions, des possibilités et des gens dans des unités apparemment plausibles et cohérentes. L’extrait cité plus haut de la synthèse de Goldsmith et d’autres sources gouvernementales pourraient être lus ainsi, en se demandant, entre autres, quels dilemmes, antagonismes et contradictions politiques elles cherchent à négocier (voir par exemple Billig 1996). On pourrait examiner les ressources discursives sur lesquelles elles s’appuient pour mener à bien ces négociations et les principes gouvernant la cohérence (visée) de l’exposé ainsi présenté. Ainsi, la synthèse de Goldsmith est constituée par des dilemmes sociaux et légaux : la citoyenneté demeure un statut désiré et recherché, notamment du fait de ce que le texte décrit comme l’approfondissement de la citoyenneté, processus au cours duquel les États en sont venus à offrir de plus en plus de protection sociale et de droits aux citoyens, mais aussi parce que la citoyenneté a développé les relations sociales entre les individus. Cependant, comme le montre l’extrait cité ci-dessus, la synthèse finit par se centrer sur les particularités légales de la citoyenneté – qui consistent à clarifier les relations floues entre résidence, nationalité et citoyenneté (traitée comme un noyau de droits et des responsabilités). En s’appuyant sur des recherches en sciences sociales, y compris celles commanditées pour l’occasion, cette synthèse propose une vision flexible de la relation entre nationalité, statut de citoyenneté et questions d’identité et d’appartenance.

Le document cité plus haut construit des liens entre les questions de britannicité et d’identité nationale, les discours légaux sur la résidence et la nationalité, et la formulation contemporaine de la citoyenneté en termes d’équilibre entre « droits et responsabilités ». Il s’agit là d’un travail politique au sens large, qui aborde les dilemmes de la gouvernance de la nation, dans lesquels les questions de nationalité et de citoyenneté sont comprises comme étant traversées et troublées par la migration et la diversité sociale/ethnique[4]. Mais cette synthèse contient aussi un travail politique dans un sens plus étroit ou plus réduit ; ce sont toujours des gouvernements particuliers qui gouvernent, et dans ce cas précis, un New Labour quelque peu en difficulté. Il convient ainsi de remarquer l’insistance mise sur la manière dont ce gouvernement « a cherché à libérer du centre de détention étatsunien de Guantanamo non seulement des citoyens mais également des non-citoyens qui étaient résidents au Royaume-Uni » (Goldsmith 2008 : 11). Il s’agit donc d’un gouvernement qui négocie des problèmes politiques tant intérieurs qu’internationaux, liés à l’invasion de l’Irak et à ce qui est perçu comme sa soumission aux États-Unis. Le discours gouvernemental est rarement pur – ou disjoint des préoccupations et des calculs politiques de partis.

Ces intersections entre nationalité, identité et citoyenneté constituent un centre d’attention constant de ce travail politique au Royaume-Uni (Edgar 2008). Ainsi un autre texte gouvernemental – un Livre blanc sur la gouvernance de la Grande-Bretagne – explore un ensemble similaire de connexions entre britannicité, citoyenneté et identité « dans un monde globalisé » :

184. [...] Notre relative stabilité en tant que nation se reflète dans une relative absence de précision quant à ce que nous entendons comme étant britannique.

185. Cependant, il y a des points communs à tous les citoyens britanniques, et beaucoup de traits culturels et de traditions que nous pouvons tous reconnaître comme spécifiquement britanniques. Le gouvernement considère qu’une définition plus claire de la citoyenneté donnerait aux gens une meilleure idée de leur identité britannique dans un monde globalisé. La citoyenneté[5] britannique – ainsi que les droits et responsabilités qui l’accompagnent – doit être tenue pour précieuse et significative, non seulement pour ceux qui, récemment arrivés, cherchent à devenir britanniques, mais aussi pour les jeunes Britanniques eux-mêmes.

186. Le gouvernement considère que chacun au Royaume-Uni devrait se voir offrir, quand il obtient la citoyenneté, un ensemble facilement compréhensible de droits et de responsabilités. Ceci pourrait permettre de rendre la citoyenneté plus attrayante, mais aussi de rendre plus clair pour les citoyens potentiels ce que cela signifie que d’être un membre de la société démocratique de Grande-Bretagne. On pourrait même envisager d’étendre cela à ceux ayant un droit de résidence permanent au Royaume-Uni. [...] Le gouvernement a déjà amélioré un ensemble considérable de mesures visant à élever le profil et la signification de la citoyenneté, en introduisant des tests de langue et de connaissance de la vie pour les nouveaux demandeurs, et en lançant, avec un énorme succès, les cérémonies de citoyenneté organisées dans les mairies à travers tout le pays. Mais plus pourrait être fait afin de créer un système plus simple, plus juste et plus significatif, qui permettrait de s’assurer que les bénéfices et les droits liés à la citoyenneté soient appréciés à leur juste valeur et offerts à ceux qui sont prêts à contribuer à l’avenir du Royaume-Uni.

Secretary of State… 2007 : 54

Dans ce texte, on peut voir le travail politique fait à travers le discours. Encore une fois, les questions de britannicité, d’identité nationale et de citoyenneté sont entremêlées, de telle sorte qu’un récit national devient une pré-condition du « chemin vers la citoyenneté » et une manière de raconter une histoire nationale à la nation elle-même – ou à tout le moins à des segments spécifiques de la population nationale : les jeunes Britanniques. Ici, l’expression « jeunes Britanniques » peut être lue comme ayant une double signification (politique). D’une part, elle évoque l’idée que les jeunes seraient moins bien identifiés en tant que britanniques et en tant que citoyens (d’où le projet d’éducation à la citoyenneté et le ciblage des jeunes qui y est lié). D’autre part, elle indique une inquiétude vis-à-vis des jeunes musulmans britanniques considérés comme terroristes potentiels « à domicile » – une fraction de la population nationale considérée comme aliénée et pouvant potentiellement se radicaliser. Certes, le Royaume-Uni n’est pas seul à vivre ce qui est perçu comme une crise de l’identité nationale et de l’attachement, mais il est évident que le parler sur la citoyenneté est un des moyens pour aborder, et (idéalement) résoudre, de multiples dilemmes gouvernementaux/politiques. La migration, l’hostilité intérieure vis-à-vis de celle-ci, une jeunesse indifférente, de jeunes musulmans mécontents, tous ces facteurs sont entremêlés dans des propositions visant à simplifier et à intensifier « la citoyenneté » comme identification légale, politique et culturelle.

Parler pour le peuple : voix gouvernementales et populaires

Dans ce travail de reformulation de la citoyenneté et de l’identité nationale, ces textes gouvernementaux entretiennent une relation intéressante avec les discours populaires ou vernaculaires. Reconnaissant peut-être à quel point la britannicité est devenue un sujet de plus en plus politisé (dans lequel l’opposition populaire à la migration rejoint les tendances à la décentralisation et au séparatisme au sein du Royaume-Uni), les différents textes s’appuient sur des recherches en sciences sociales portant sur les attitudes populaires. Celles-ci vont de recherches formelles en sciences sociales[6], à celles menées au moyen de focus groups et groupes de discussion par des consultants extérieurs (Stimulating World 2008) et par un organisme public, le Bureau central de l’information, qui a produit, par exemple, la publication The Path to Citizenship pour le compte du ministère de l’Intérieur (2008). Dans ce processus, les initiatives gouvernementales sont soigneusement présentées comme étant constituées et soutenues par des conceptions populaires de l’identité nationale et de la citoyenneté. En fait, comme l’indique l’exemple qui suit, des extraits de paroles populaires peuvent être utilisés pour définir les dilemmes gouvernementaux/politiques – et soutenir les solutions proposées :

62. C’est une observation courante que de constater que les Britanniques n’ont qu’une idée vague des valeurs partagées – jusqu’à ce que les gens soient confrontés à quelque chose qui ressemble à une contradiction directe des normes telles que « la tolérance » et « la liberté de parole ».

63. Mais les gens expriment ce qu’ils estiment important quand on leur demande ce qui leur manquerait s’ils émigraient. Le NHS [National Health Service] était souvent cité, ainsi que nos valeurs de tolérance, d’équité et de liberté de parole, un sain irrespect pour l’autorité, mais cependant un sens certain de l’ordre…

C’est difficile à définir [ce que cela veut dire d’être un bon citoyen]. On ne veut pas que les migrants perdent leur identité. Mais il y a d’importants conflits de culture. Les gens doivent accepter et se conformer dans une certaine mesure, et fondamentalement faire montre de respect à l’égard du pays.

Un participant de Newcastle

Le multiculturalisme, c’est une rue à double sens – ils doivent nous accepter et changer eux aussi.

Un participant d’Aberdeen

65. Il y avait une acceptation générale du fait que des gens ayant des origines différentes puissent avoir des traditions et des pratiques culturelles différentes, et que ces différences devraient être respectées. Mais les gens étaient préoccupés par le fait que les différences culturelles pourraient être un obstacle à l’intégration et que « s’intégrer » ne signifiait pas juste comprendre les lois britanniques mais aussi apprendre les comportements quotidiens…

68. En somme, le point de vue dominant était un désir sincère d’être accueillant, tempéré par une conviction que cet accueil ne devrait pas être inconditionnel. Les points de vue recueillis étaient sans ambiguïté sur trois points en particulier : il est important de parler la langue commune, d’apporter au pays une contribution économique et de se conformer à la loi.

Home Office… 2008 : 14-15, souligné dans le texte

Les trois points en caractères gras sont apparus plus tard comme les éléments centraux du « chemin vers la citoyenneté » proposé (Home Office… 2008 : 48-49). Ainsi, tant les problèmes que les solutions sont construits comme « populaires » – définis et formés par le public lui-même. Le gouvernement paraît être attentif et à l’écoute. Les textes de politique publique du New Labour sont souvent des documents élaborés minutieusement, tant en termes de langage que de représentations visuelles – on y trouve des styles rhétoriques et de représentations extrêmement différents des formes conventionnelles des documents gouvernementaux antérieurs (les Livres blancs et verts, par exemple). Par bien des aspects, ils sont le produit de praticiens réflexifs et conscients de l’effet des discours (Finlayson 2003). Dans ce type de contexte, une analyse détaillée des sources textuelles peut être gratifiante et éclairante[7]. Mais de telles lectures doivent être associées à une prise en compte des relations entre textes spécifiques et conditions politico-culturelles de leur production – en particulier à la coexistence, dans une conjoncture particulière, de discours multiples, concurrents et contradictoires à l’oeuvre. La question de comment les gens/le public apparaissent – ou même parlent – dans de tels documents n’est pas uniquement une question de style « populiste » ; elle inclut la construction d’une stratégie gouvernementale qui tente de s’attaquer aux conditions politiques antagonistes et de les gérer afin de gouverner.

Des citoyens qui parlent

Comme on l’a vu plus haut, des paroles vernaculaires (minutieusement choisies) apparaissent dans certaines versions du discours gouvernemental. De la même manière, le discours gouvernemental transparaît dans la parole vernaculaire, en fournissant des concepts, des images et des orientations aux réflexions populaires sur la citoyenneté. Il faut néanmoins procéder avec prudence ici, puisque l’approche critique du langage, tant par l’idéologie que par la gouvernementalité, tend à supposer que le discours gouvernemental/dominant a un rôle formateur. En effet, on considère souvent que les discours dominants produiraient les effets politiques qu’ils visent. Par comparaison, les études portant sur le langage utilisé tendent à souligner que le lien entre discours dominants et « sujets parlants » serait moins étroit que cela. Dans une recherche menée avec des collègues de l’Open University[8], nous avons cherché à savoir si les gens se concevaient comme « consommateurs » des services publics ; c’est en effet là une identification clé dans le projet de réforme des services publics du New Labour (Clarke et al. 2007). Dans une approche par la gouvernementalité, Rose soutient que le libéralisme avancé construit une nouvelle identité de citoyen – celle de consommateur :

Dans ce nouveau champ, le citoyen doit devenir un consommateur et son activité doit être comprise comme l’activation des droits du consommateur dans le marché.

Prenez, par exemple, les transformations des relations entre experts et clients. Alors que la règle sociale était caractérisée par l’autorité discrétionnaire, la règle du libéralisme avancé est caractérisée par la politique du contrat, dans laquelle le sujet du contrat n’est pas un patient ou un cas, mais un client ou un consommateur.

Rose 1999 : 164

Notre recherche a mis en lumière un manque assez systématique d’identification avec cette identité. Peut-être de façon plus significative encore dans les commentaires écrits et les entretiens, les gens raisonnaient, parfois de façon complexe, à propos de leurs relations aux services publics et aux différents types d’identités qui pouvaient être en jeu. À titre d’illustration, on peut citer deux usagers des services de santé explorant différentes identités :

Non, je ne veux pas être un client. Je veux être un patient. Je veux être un patient. Je pense qu’une fois que vous devenez un client, on vous confond avec les clients d’un magasin, les clients d’une station-service, les clients d’une compagnie d’assurances de voyage, alors qu’en tant que patient, vous avez une relation personnelle qu’il est très difficile de briser. C’est autre chose. En tant que patient, vous ne pouvez pas la briser juste comme ça [la personne claque des doigts], c’est ce que je veux dire, mais en tant que client, si je m’en vais pour acheter des marchandises, je ne les achète pas et je vais ailleurs.

Usager 3 des services de santé de Newtown

Avec le service de santé en tant que service de santé national, c’est plus que… je pense que c’est plus que simplement les services que vous consommez. Je veux dire que cela me préoccupe plus dans l’ensemble que si j’étais juste consommateur. Donc, même si je n’allais pas à l’hôpital ou chez mon médecin généraliste régulièrement, OK, je m’inscrirais quand même auprès d’un généraliste, donc de ce point de vue, oui, je serai un consommateur, mais ce n’est pas… Si j’étais en bonne santé à 100 % et que je n’utilisais pas, ne consommais pas les services, je ressentirais tout de même une relation avec le service de santé, parce que je paie pour cela, ce n’est pas l’argent de Tony Blair ou de n’importe qui d’autre, c’est notre argent, on a payé pour ce service, c’est celui de la nation, le service de santé national. Et je prends cela en compte quand je vote. Donc, même si je n’avais pas effectivement besoin de ce service, cela m’affecte quand même et j’en tiendrais tout de même compte au moment des élections. Donc, je pense que c’est plus qu’être seulement un consommateur direct parce que vous payez pour un service national dont tout le monde bénéficie. Que vous ayez effectivement besoin d’utiliser ce service ou non n’est pas la considération principale. Donc, c’est plus large qu’être simplement considéré comme un consommateur, il me semble.

Ibid.

Ces exemples nous montrent des sujets qui raisonnent et réfléchissent. Ce faisant, ils s’appuient sur diverses ressources discursives, dont des compréhensions populaires des différents domaines, pratiques et relations institutionnels. Dans notre étude, une métaphore qui revenait de façon récurrente était celle consistant à dire qu’utiliser les services publics, « ce n’est pas comme faire des courses » (Clarke 2007). Cette conception était partagée par les usagers et les fournisseurs de ces services. Le plus important ici est peut-être la diversité des ressources à partir desquelles les gens élaborent leur réflexion. Il n’est pas possible – et je dirais même qu’il n’est pas fructueux – de faire des distinctions simplistes du genre gouvernemental/vernaculaire ; dominant/subordonné ; ancien/nouveau, etc. Le champ discursif portant sur les citoyens, les consommateurs et les services publics se compose de nombreux éléments : des discours politiques, anciens et nouveaux ; des représentations des besoins et de la justice ; des conceptions des intérêts publics et privés et des institutions ; des types de relations imaginés (relation politique en tant qu’électeurs et contribuables ; appartenance nationale et enjeux d’équité et de droit, etc.). Voilà qui suggère un champ discursif proche de l’idée d’Antonio Gramsci d’un « sens commun » populaire. Celui-ci estime que nous sommes

[…] le produit du processus historique jusqu’à ce jour qui a déposé en [nous] une infinité de traces sans en laisser un inventaire… Qui plus est, le sens commun est un nom collectif, comme la religion : il n’y a pas qu’un sens commun, puisqu’il est lui aussi le produit de l’histoire et il fait partie du processus historique.

Gramsci 1971 : 324-325

Cartographier le champ discursif est en partie un processus qui consiste à construire un tel « inventaire » des traces des manières précédentes et actuelles de penser et de parler.

Mais s’intéresser aux pratiques discursives des sujets parlants nécessite d’aller plus loin qu’une simple « cartographie ». Cela demande d’être attentif aux manières délibérées (et réflexives) par lesquelles les sujets assemblent des traces et les articulent les unes avec les autres, produisant ainsi des récits dont ils espèrent ou escomptent qu’ils soient plausibles ou convaincants. Un tel travail discursif est créatif, en constante construction et toujours en émergence (Wetherell 2003). Il est également dialogique, au sens où il est construit relationnellement (avec des autres présents ou imaginés). C’est ce travail discursif qui produit ce que Holland et Lave (2001) appellent un sujet « qui répond ». En s’appuyant sur les approches bakhtiniennes du langage, ils plaident pour une compréhension de la formation mouvante des sujets qui sont autre chose que l’effet de stratégies de subordination ou de sujétion.

Cette conception des sujets comme pourvus d’agencéité dans leurs constructions (et représentations) transcende différentes orientations disciplinaires, notamment la psychologie sociale (dans ses formes discursives) et l’anthropologie. Je vais maintenant m’appuyer sur des travaux récents sur le parler sur la citoyenneté qui mettent en lumière comment la citoyenneté est construite et prise en charge dans les langages vernaculaires. L’étude de Kathleen Coll sur des femmes migrantes à San Francisco montre comment ces femmes s’expriment à l’aide d’un vocabulaire des besoins et des droits qui les situe comme citoyennes (potentielles) :

Les histoires et les expériences de ces femmes représentent des notions genrées de la citoyenneté qui dépassent le domaine stratifié et ritualisé des politiques tournées vers l’État, même quand elles sont mises en oeuvre sur le terrain de manière tangible et conséquemment, dans les luttes politiques réelles tant dans le pays d’origine que dans la communauté locale. Si nous les prenons au sérieux en tant qu’interventions à la fois théoriques et pratiques, qu’advient-il de l’hégémonie étatique sur les frontières de l’appartenance nationale et de l’agencéité politique? À tout le moins, nous étendons l’éventail de domaines et des discours qui sont pertinents pour nos analyses du politique, de l’agencéité et de la transformation de la subjectivité politique.

Coll 2005 : 405

Coll reconnaît comment le parler vernaculaire sur la citoyenneté (même parmi ceux qui ne sont pas formellement citoyens), à la fois remet en cause et étend les conceptions institutionnelles de la nationalité et de la citoyenneté organisées par et via les États(-nations). Pour Coll, la formulation de la subjectivité politique fonctionne à travers une diversité de distinctions (plus ou moins formalisées) de position sociale, d’identité nationale, de niveaux d’organisation politique et des domaines privé et public. Dans un autre article, elle souligne comment un langage des besoins et des problèmes (necesidades y problemas) a créé le fondement permettant une reconnaissance mutuelle et une coalition de travail entre des femmes chinoises et d’Amérique latine :

Dans les entretiens et lors des ateliers, elles partageaient des récits quant aux recoupements entre leurs luttes pour obtenir une voix en dehors de la sphère domestique et celles pour accéder également au contrôle et au pouvoir sur leur vie personnelle. Ces narrations indiquaient que les femmes agissaient pour réclamer leurs droits et définir leur propre subjectivité, au niveau individuel, familial, local et national, parfois simultanément, et d’autres fois, alternativement. C’est là que réside le pouvoir des nouveaux modèles de citoyenneté suggérés lors de ces rencontres. En tant que femmes de couleur, pauvres, parfois sans papiers et ne parlant souvent pas l’anglais, elles occupent des positions multiples et offrent des perspectives qui étaient jusqu’ici exclues des définitions normatives de la citoyenneté étatsunienne. En discutant, en définissant et en affirmant leurs necesidades et problemas communs en tant que mères, migrantes et femmes, dans des modalités qui leur donnent du pouvoir politique et personnel, elles mettent au jour l’artifice résistant de la dichotomie public-privé inscrite dans les notions occidentales de la citoyenneté.

Coll 2004 : 206

Dans cette dernière phrase, Coll souligne la résistance différentielle des éléments du champ discursif et institutionnel de la citoyenneté ; c’est-à-dire que tout en étendant et en remettant en cause les formulations dominantes de la nationalité, de la résidence et des droits, de telles remises en cause s’inscrivaient toujours et encore dans la puissante distinction entre privé et public. Cette approche indique aussi les problèmes posés par les tentatives d’organiser un tel travail discursif selon des divisions binaires telles que, par exemple, subordonné ou résistant, intégré ou transgressif. Étant donné que la citoyenneté se constitue à l’intersection de différentes relations, institutions et identifications, identifier des positions pour ou contre tendrait à réduire, voire à rendre invisible, le travail politique à l’oeuvre dans le parler vernaculaire.

Le parler vernaculaire sur la citoyenneté a également été analysé en psychologie sociale. Par exemple, Barnes et al. (2004) étudient comment des identités de résidence et d’appartenance sont converties en revendications à l’égard des autorités politiques et gouvernementales lors de conflits sur les campements de voyageurs. Selon ces auteurs, il est possible dans de tels conflits d’observer une identité de citoyen

[…] utilisée relationnellement, de façon défensive et agressivement. De plus, on montre ici qu’invoquer une identité de citoyen est une activité flexible menée dans des situations locales particulières et qui s’appuie largement sur le travail de catégorisation ; pas seulement les catégorisations relatives à l’appartenance, mais aussi relatives au lieu.

Barnes et al. 2004 : 202

Condor et Gibson (2007) utilisent des entretiens pour voir comment des jeunes prennent en charge les « dilemmes de la citoyenneté libérale », en particulier la pression à devenir politiquement actifs. Ils opposent le discours gouvernemental sur la citoyenneté active et l’éducation à la citoyenneté aux négociations discursives repérées dans leurs entretiens sur les attentes et identifications. Ils opposent en particulier le désir gouvernemental de construire une « identité nationale partagée » ou un sentiment de « citoyenneté commune » (Crick 1998 : 17) aux distinctions déployées par leurs interlocuteurs :

Ces types [officiels] de formulations ne correspondent cependant pas toujours très bien aux discours vernaculaires sur la citoyenneté ou la société civile utilisés par la population générale. En Angleterre, les discours sur la nationalité [nationhood] ont historiquement été dissociés des valeurs de la citoyenneté. […] De plus, dans ses usages ordinaires, « l’identité » peut être considérée comme une affaire privée et les références politiques à l’identité collective peuvent alors être interprétées comme un marqueur d’intérêt personnel plutôt que comme un devoir ou un droit collectif.

[…] Il est intéressant de noter que les locuteurs ne se représentent comme membres d’une communauté politique […] horizontale dans aucun des extraits cités plus haut.

Condor et Gibson 2007 : 135

Dans ces négociations d’identité et de responsabilité, les personnes interrogées s’appuient sur diverses formulations de la citoyenneté et de la politique, y compris, comme l’indiquent les auteurs, en faisant un usage productif des paradoxes et des contradictions des discours (libéraux) dominants sur la citoyenneté. Non seulement cela produit l’espace de possibilité discursif pour des négociations, mais encore cela fournit des ressources pour constituer des descriptions plausibles de leur propre conduite responsable. Chacune de ces études indique quelque chose de la richesse du parler vernaculaire sur la citoyenneté et de ses multiples relations avec le discours gouvernemental. Le parler vernaculaire sur la citoyenneté est un espace de construction active, dans lequel les relations des gens à la citoyenneté sont imaginées, négociées et mobilisées (tant individuellement que collectivement). Voici, pour terminer, une des réponses qui nous a été donnée, dans le cadre de notre étude sur les citoyens-consommateurs, à la question « qui pensez-vous être quand vous utilisez des services publics? » :

Patient est le terme traditionnel et je pense qu’il est encore approprié. Le NHS est un service aux usagers (dans la communauté locale). Je sais que « consommateur » et « client » sous-entendent le choix et que c’est ce que nous sommes censés vouloir. Je concevrais cela comme un résultat acceptable si tout le monde pouvait de droit disposer de ce qu’il y a de meilleur en termes de traitement. Il y a certes des considérations de coût, mais c’est une autre question. « Le choix » est peut-être un stratagème politique pour nous distraire et nous embrouiller quant à ce qui compte réellement. Le choix, ça sonne comme une bonne chose ; mais l’est-ce vraiment? Désolée, c’est un de mes chevaux de bataille![9]

Patient/usager des services de santé de Newtown

Voici un patient/usager qui non seulement explore les différentes catégories proposées par notre étude dans un questionnaire à choix multiples qui avait précédé les entretiens et les groupes de discussion, mais qui réfléchit à leur sujet. Nous avons en effet invité les gens à faire un compte-rendu écrit sur les identifications sélectionnées. Ce répondant négocie sa voie entre cinq d’entre elles : patient, usager du service, membre de la communauté locale, client et consommateur (même s’il/elle n’a rien à dire sur celle de citoyen). La réponse incarne ainsi presque tout ce que j’ai déjà dit sur la pratique discursive comme travail créatif et de raisonnement. Mais il y a plus ici : il/elle reconnaît et réfléchit aussi sur les discours politiques ou gouvernementaux dominants à l’oeuvre dans ce contexte. Il/elle sait qu’il/elle est « interpellé-e », qu’on lui propose, en tant que sujet, la position de consommateur ou de client. Il/elle refuse cette proposition et soupçonne le travail idéologique ou politique que ce positionnement discursif réalise. Finalement, il/elle s’appuie sur d’autres « traces » tirées du sens commun (un modèle universaliste des droits) pour proposer une alternative (tout en s’arrangeant pour s’excuser d’être trop sûr(e) d’elle/de lui).

Comme d’autres dans notre étude, il s’agit d’un sujet déjà sceptique, qui n’a pas besoin que le mode « révélatoire » de l’analyse universitaire lui démontre ce qu’il/elle sait déjà : le langage et le pouvoir sont interreliés, les mots ont des conséquences et des implications, l’avenir est construit et débattu, les identifications comptent. Ni le déchirement du voile de l’idéologie ni la révélation des constitutions discursives ne semblent (analytiquement et politiquement) adaptés à la manière dont de tels sujets vivent leur relation aux institutions sociales et aux pratiques politiques. Ils ne sont certes pas hors du discours ; ils mobilisent plutôt des discours différents afin d’ouvrir l’espace du scepticisme vis-à-vis des dominants. Ils se situent dans le monde du « sens commun » au sens gramscien, dans lequel des « traces » de multiples philosophies, idéologies et discours sont superposées et peuvent être utilisées[10]. Dans les relations disjointes et parfois contradictoires entre ces différents éléments, des « perspectives » sur le dominant peuvent être ouvertes.

Parler de citoyenneté : présences et absences

Dans cette dernière partie, je vais brièvement réfléchir à trois questions soulevées par le processus de mise en relation des parlers gouvernementaux et vernaculaires sur la citoyenneté. La première de ces questions à propos de l’analyse de discours est la suivante : « est-ce là tout? ». Le tournant discursif, linguistique ou culturel des sciences sociales produit en effet souvent un sentiment de frustration. Celle-ci est compréhensible si certaines de ses revendications les plus imposantes sont prises au sérieux, mais elle est souvent utilisée d’un point de vue tactique afin d’organiser le retour de positions plus anciennes, et parfois discréditées : « retournons à ce qui est “vraiment” important » en est une formulation commune. Il n’en reste pas moins qu’il y a des difficultés à faire fonctionner l’analyse de discours et j’ai fait allusion dans cet article à quelques-uns de ces problèmes ainsi qu’à certaines possibilités. Situer conjoncturellement les textes et les discours est important : le parler sur la citoyenneté a lieu dans des endroits et à des moments particuliers, constitués de visibilités particulières, de dilemmes et de désirs spécifiques, qui ne peuvent pas être réduits à une conception abstraite ou anhistorique de la citoyenneté. Comprendre – et être prêt à analyser – les écarts entre des formulations discursives et leur mise en oeuvre dans des pratiques de différents types devrait ainsi être considéré comme essentiel. C’est particulièrement clair en ce qui concerne les discours gouvernementaux qui ne débouchent pas toujours sur les politiques et pratiques institutionnalisées qu’ils promettent, ni ne produisent nécessairement les sujets qu’ils cherchent à constituer. Il y a donc des questions essentielles à explorer en ce qui concerne la relation entre une pratique discursive et d’autres types de pratiques.

Deuxièmement, un ensemble de questions troublantes émergent quant à la relation entre le parler sur la citoyenneté et le mot « citoyenneté ». Dans plusieurs des recherches auxquelles je me suis référé plus haut, la catégorie « citoyenneté » et l’identité de citoyen ne sont pas très présents dans le « parler » des sujets. Les gens ne se présentent pas nécessairement comme citoyens ; par exemple, dans la recherche de Barnes et al. (2004), ils revendiquent principalement une légitimité politique en tant que « résidents », ce qui dans le contexte britannique renvoie à toute une série d’entrecroisements entre « race » et « lieu », organisés autour des enjeux d’appartenance (Clarke 2009)[11]. Est-ce important que les gens, dans la pratique, utilisent les mots? Il me semble qu’il peut y avoir deux réponses différentes à cette question. La première – adoptée par Barnes et al. (2004) – estime que « l’appartenance à la catégorie » peut être plus sous-entendue qu’explicite. Les autres termes d’identité et de catégorie en usage dans la pratique forment un champ qui peut raisonnablement être indexé à la citoyenneté, même si les gens ne s’identifient pas comme citoyens :

La catégorie de citoyen n’est pas utilisée explicitement par les auteurs des lettres pour se catégoriser eux-mêmes. Cependant, comme le soutient Jayyusi (1984), l’appartenance à la catégorie est une question qui peut être traitée par inférence plus que par auto-aveu.

Barnes et al. 2004 : 197, note 1

Il s’agit là d’une approche plausible. Après tout, la citoyenneté est, en partie, signifiante de par les notions qui lui sont associées ; ainsi des notions de résidence, de responsabilité, de vote, de besoins, de droits, etc., peuvent signaler sa présence implicite, même quand elle n’est pas exprimée explicitement. Mais j’ai quelques doutes sur cette approche comme stratégie analytique : elle effectue une traduction d’un discours vernaculaire vers des catégories politiques/analytiques, traduction qui peut forclore d’autres significations. Par exemple, il me semble que dans l’étude de Barnes et al. (2004), la mise en oeuvre des catégories de résidents et de contribuables est profondément significative. Ces catégories lient en effet des argumentations quant au lieu – la localité – et quant à ses usages corrects et à ses bons usagers qui ne sont pas uniquement des enjeux abstraits de citoyenneté. De manière plus générale, il peut être dangereux de constituer une affinité trop étroite entre des catégories vernaculaires et officielles, dans la mesure où les gens peuvent se constituer selon d’autres termes, qui mettent l’accent sur des significations, des relations et des arrangements imaginaires différents. Dans notre étude sur les « citoyens-consommateurs », peu de gens se sont identifiés comme consommateurs ou clients des services publics. Mais il n’y en a pas beaucoup plus qui se sont identifiés comme citoyens, préférant utiliser des termes spécifiques à certains services comme « patients » ou d’autres identifications collectives, comme « membres de la communauté locale » ou « membres du public ». Ces autres usages identifient des distinctions que nous pourrions vouloir prendre au sérieux en tant qu’analystes ; qu’est-ce que le mot « citoyen » ne parvient pas à faire pour ces personnes? Pourquoi l’idée d’appartenance à une communauté ou à un public suscite-t-elle un sentiment plus fort d’identification (ou de droit)? Réduire toute cette richesse des relations sociales et politiques imaginées directement à un parler sur la citoyenneté fait courir le risque de prendre nos catégories trop au sérieux par rapport au discours vernaculaire. Nous pourrions à tout le moins vouloir être prudents avec de telles « traductions ».

Je souhaite enfin insister à nouveau sur l’importance de considérer le discours comme une pratique, comme des formes de travail politique et social à travers lesquelles des relations, des positions et des imaginaires sociaux sont construits et débattus. Prendre en compte dans le même mouvement les discours gouvernementaux et vernaculaires, plutôt que considérer ce terrain comme celui de l’organisation du social par les discours dominants, permet de mettre en lumière les ressources multiples et changeantes qui sont déployées (appropriées, retravaillées, acceptées, refusées ou transformées). Le parler sur la citoyenneté a de toute évidence à faire avec l’inclusion et l’exclusion ; la relation aux États et aux identités nationales ; les besoins, les problèmes et les droits ; les relations sociales, les localisations et les attachements (les modes d’appartenir). Mais ils portent rarement sur une seule de ces dimensions – celles-ci sont toujours entremêlées. Ces entrecroisements sur des terrains politiques et sociaux en font un objet spécifique de désirs, tant dans les discours gouvernementaux que vernaculaires. De ce point de vue, la citoyenneté, en tant qu’espace de débats, existe de plusieurs manières. Elle est sujette à des tentatives multiples et conflictuelles de « cartographier » des lieux, des positions, des relations et des différences (et toutes les inégalités que de telles différences peuvent produire). Certaines de ces « cartographies » sont gouvernementales – les classifications, distinctions, localisations officielles utilisées pour constituer des populations. Mais le vernaculaire (ou le champ populaire des sens communs), est aussi une mine de ressources – identités, solidarités potentielles, langages et voix –, à l’aide desquelles les assujettis et les subordonnés peuvent « répondre » aux « appels » dominants ou aspirant à l’hégémonie de l’autorité gouvernementale.