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Alors que les travaux d’anthropologie empiriques et conceptuels qui prennent pour objet la citoyenneté, déjà nombreux dans la littérature de langue anglaise, se développent rapidement dans la littérature de langue française, ils restent extrêmement rares dans la recherche anthropologique menée en France. Cet article vise donc à la fois à analyser certains des fondements de ce « creux » dans la recherche anthropologique en France, et à indiquer quelques pistes afin de le pallier. Après avoir souligné la nécessité de prendre en compte, dans l’analyse de la production scientifique, la localisation des chercheurs, on s’intéressera à deux enjeux centraux : celui de la « question nationale » et de ce que Rosaldo appelle « cultural citizenship », d’une part ; et celui des processus de territorialisation et des « échelles » de la citoyenneté, d’autre part.

Dans le contexte français, le constat de la rareté des travaux prenant la citoyenneté pour objet conduit à interroger quelques-unes des dimensions de la recherche anthropologique en France[1], et notamment celle des champs où elle se déploie, ainsi que les modes dominants de conceptualisation de la citoyenneté dans les sciences sociales du politique. Pour ce qui est du premier aspect, les analyses de ce silence « assourdissant » des anthropologues lors des soulèvements dans les banlieues françaises en novembre 2005, par exemple, peuvent servir de point de départ. Selon Fassin (2006a), on peut y attribuer deux raisons principales : d’une part, la « position épistémologique prédominante » au sein de la discipline, qui la définit principalement comme l’étude des sociétés distantes ; et d’autre part,

« Un biais idéologique » en faveur de l’universalisme, de la laïcité et du « modèle républicain d’intégration » qui rend difficile pour les anthropologues français la reconnaissance de l’existence de discrimination et autres pratiques excluantes au sein de leur propre société.

Bazin et al. 2006 : 16, traduit par l’auteure

Je ne m’attarderai pas ici sur le premier facteur explicatif, si ce n’est pour en souligner les effets durables sur les processus de développement de la discipline, sur lesquels Althabe (1992) attirait déjà l’attention au début des années 90. Outre la division, y compris institutionnelle, entre anthropologie des sociétés « lointaines » et ethnologie de la France (principalement préoccupée par son passé rural et un ensemble de pratiques dites « traditionnelles »), Bazin notait que

Le statut subordonné de l’anthropologie de la France a été renforcé à partir des années 60 par l’hégémonie d’une position épistémologique […] selon laquelle la production du savoir anthropologique se fondait sur la distance, ou l’absence de familiarité, de l’anthropologue vis-à-vis du monde social qu’il explorait.

Ibid.

Au-delà d’une histoire nationale de la discipline qui a en quelque sorte marginalisé une anthropologie du proche[2], c’est sans doute un certain « biais idéologique », comme le souligne Fassin, qui pèse sur les anthropologues en France.

Le contexte importe, y compris pour les chercheurs

Il paraît essentiel, sans tomber dans le biais d’un subjectivisme forcené, de saisir par quels processus la citoyenneté est choisie et constituée en objet par les chercheurs. En effet, une telle démarche réflexive est une condition nécessaire pour comprendre comment la citoyenneté est conçue, discutée et utilisée d’un point de vue épistémologique et conceptuel. De plus, elle permet, non pas à elle seule, mais de manière significative, de mieux identifier les paradigmes mis en oeuvre et leur productivité heuristique. Si j’applique à ma propre démarche ce travail « d’objectivation participante », cette « objectivation du rapport subjectif du chercheur à son objet » (Ghasarian 2002), il appert qu’avant même d’être un objet de recherche, la citoyenneté a été pour moi un objet d’engagement.

Au début des années 80, je me suis engagée aux côtés des « Marcheurs pour l’égalité », qui proposaient, dans leur mobilisation contre le racisme et pour l’égalité, de réfléchir à une « nouvelle citoyenneté » (IM’média 1993). C’est cette citoyenneté qui m’intéressait alors, et continue à le faire, conçue comme un processus, une activité publique, collective ; une citoyenneté problématisée, à la fois appropriée et mise à distance, soumettant les représentations alors dominantes en France au filtre critique de processus sociaux et politiques qui venaient en bousculer les certitudes et les immobilismes. De par leur position spécifique dans la société française, les acteurs de ce mouvement étaient moins aveugles aux limites d’une conception de la citoyenneté comme purement statutaire, uniquement rapportée à l’État et à la sphère électorale, et conçue comme indissociable de la nationalité. La décision prise par la suite d’écrire ma thèse de doctorat sur un terrain britannique (Neveu 1993) découlait alors directement d’une volonté de « prendre ses distances » vis-à-vis d’une certaine doxa républicaine en France, qui tout en constituant le « modèle britannique d’intégration (communautariste) » comme l’exact inverse négatif du « modèle républicain universaliste », restait aveugle à la réalité des discriminations au sein de la société française. Autrement dit, l’élaboration progressive d’une conception processuelle et dynamique, plus horizontale que verticale, de la citoyenneté dans mes travaux découle de ce positionnement subjectif de départ, de ce « pas de côté » par rapport aux conceptions dominantes. L’analyse scientifique de contextes et de situations en Grande-Bretagne a alors permis, en retour, de relativiser plus avant ces conceptions, de tenter de se déprendre d’une imprégnation nationale spécifique pour envisager l’immense diversité des modes d’effectuation des citoyennetés contextualisées.

Si je voulais mentionner rapidement cette « généalogie réflexive », c’est que la question de la localisation du chercheur me semble essentielle, notamment pour comprendre la grande faiblesse des travaux anthropologiques qui prennent la citoyenneté pour objet dans le contexte français. Sans doute, le « biais idéologique » des anthropologues en la matière souligné par Fassin n’est-il pas plus important que l’imprégnation « nationaliste-républicaine » (Lorcerie 1994) qui a longtemps marqué les sciences sociales en France. On y reviendra bientôt, mais ce sont notamment les formes spécifiques d’imbrication entre nationalité et citoyenneté, ou plus précisément d’ailleurs, les formes spécifiques d’un imaginaire national/républicaniste, qu’il faut prendre en compte pour comprendre certaines des faiblesses des travaux anthropologiques sur les processus de citoyenneté dans le contexte français.

Cette imprégnation culturelle et politique peut donc expliquer de deux manières, apparemment contradictoires, cette large absence de la citoyenneté du paysage anthropologique local. D’une part, elle a constitué dans la recherche un certain nombre de « points aveugles » obstrués par la prégnance des représentations en termes d’intégration (Lorcerie 1994). Puis, par un effet boomerang, elle a favorisé dans un second temps l’analyse des processus d’ethnicisation[3] ou de culturalisation, selon des approches où les enjeux de pouvoir et de domination n’étaient pas toujours constitués comme centraux (voir entre autres Bazin et al. 2006) ; pourtant, comme le souligne Fassin,

Il est devenu clair que les inégalités ne peuvent pas être seulement analysées selon les catégories traditionnelles de la classe sociale, de la profession, ou même de la nationalité, mais aussi du point de vue des origines, réelles ou supposées, telles qu’identifiées par la couleur de peau ou un nom à consonance étrangère. […] La discrimination n’est pas tant dirigée contre des étrangers que contre des gens qui sont perçus comme des membres illégitimes de la société française, quelle que soit leur nationalité (la plupart d’entre eux sont français et nés en France).

Fassin 2006b : 18

D’autre part, c’est le caractère extrêmement normatif ainsi que le poids singulier de la notion de citoyenneté dans l’imaginaire politique français qui ont pu faire paraître celle-ci comme un objet « impropre » aux yeux de nombre d’anthropologues, objet tout à la fois trop normatif[4], trop lié à l’État et considéré comme inobservable au niveau local.

La question « où travaillent les anthropologues? » est donc importante en ce qu’elle permet de prendre en considération les enjeux de localisation des chercheurs, localisation non seulement physique (d’eux-mêmes et de leurs terrains), mais également nationale et académique. Mais elle doit se doubler d’une autre question : « sur quoi travaillent-ils? ». Le « terrain » n’est en effet qu’un « dispositif méthodologique » structuré par « le projet intellectuel qui anime l’investigation » (Abélès 1996). On en revient alors à la faible légitimité (malgré quelques évolutions) d’une anthropologie dite « du proche » dans l’espace français, qui explique par exemple le faible développement de l’approche anthropologique des politiques publiques, qui constitue pourtant aujourd’hui un des champs privilégiés des travaux sur la citoyenneté[5].

Que permet de penser une approche anthropologique de la citoyenneté dans ce contexte?

L’analyse anthropologique des processus de citoyenneté nécessite sans doute un effort tout particulier de « dépaysement » (enstrangement), tant vis-à-vis de ses théories que de ses modalités, pratiques et idéelles, d’effectuation dans les sociétés où elle est étudiée et/ou dans lesquelles l’anthropologue a été socialisé. Ainsi, la recherche menée en Grande-Bretagne évoquée plus haut a-t-elle fourni l’opportunité de saisir une situation où l’articulation entre nationalité et citoyenneté était assez distincte de celle prédominante en France, où les deux sont devenues quasiment isomorphes. Du même coup, la nécessité heuristique de penser les deux notions dans leurs tensions et leurs différences, constituée comme préalable à la recherche[6], a en même temps permis l’analyse des effets de leur confusion, en particulier sur des populations issues de l’immigration. Si on s’est ainsi s’éloigné du risque du « nationalisme méthodologique » (Wimmer et Glick-Schiller 2003), il ne faudrait pas pour autant sous-estimer celui de tomber dans l’ornière consistant à englober une grande diversité d’expériences et de conceptions de la citoyenneté dans une version « générique », généralement libérale. C’est une des limites de la réflexion, par ailleurs fort stimulante, de Ong dans un article paru en 1999 ; elle y oppose une « citoyenneté des Tigres de l’Asie », modèle caractéristique d’adaptation aux formes contemporaines de la globalisation économique, à une « citoyenneté occidentale », qui serait caractérisée par la représentation démocratique et la conquête de droits individuels. Si on peut comprendre, d’un point de vue stratégique[7], la construction de ce type d’opposition binaire, elle n’en demeure pas moins dommageable d’un point de vue scientifique, dans la prise en compte de l’hétérogénéité fondamentale des « régimes de citoyenneté » (Neveu 2005). Plus encore, cette démarche présente le risque de constituer malgré tout, en les homogénéisant, des « modèles » opposant « the West and the rest » (Smouts 2007), au lieu de mettre en lumière d’éventuelles similitudes dans les projets politiques à l’oeuvre[8].

« Question nationale » et cultural citizenship

De manière paradoxale de prime abord, la prégnance au sein de la société et du champ académique en France des discours et des analyses réaffirmant de manière souvent incantatoire le caractère universaliste, égalitaire et individuel[9] de la citoyenneté, affiché comme fondement du modèle français, est précisément ce qui devrait faire l’objet de toutes les attentions des anthropologues au lieu de les en détourner. C’est en effet à partir de l’analyse des multiples ratés[10] de ce modèle qu’un certain nombre de processus peuvent être analysés. Parmi ceux-ci, je voudrais m’attacher tout d’abord à la question, centrale dans le contexte français, des liens (indéfectibles, dangereux ou incontournables mais objectivables, selon les options) et tensions entre identifications et citoyenneté. Cela implique donc en même temps d’effectuer un retour sur un objet déjà largement analysé par les anthropologues, soit celui de l’identité nationale[11], ou, plus précisément, de l’imaginaire national.

Un petit détour s’avère ici nécessaire. S’intéressant, au terme d’une analyse riche et documentée des liens entre citoyenneté et individualisme, au « dilemme de la théorie démocratique », Leca se demande s’il peut « y avoir autorité sans identité tenue pour acquise, “donnée”, “incorporée”, et non externe, révisable » (Leca 1991 : 192-193), et quelles ressources culturelles peuvent fournir « une motivation à la rationalité politique de la citoyenneté, dans la mesure où l’État se différencie culturellement de la nation » (Leca 1991 : 199). C’est très précisément dans ce « dans la mesure où l’État se différencie culturellement de la nation » que se noue toute une série de tensions particulièrement nettes dans le contexte français. Nationalité et citoyenneté y sont en effet étroitement imbriquées, au point d’en être souvent confondues, tant d’un point de vue légal[12] que dans les représentations. À titre d’exemple, on peut citer la suggestion faite par Carrère d’Encausse dans le rapport à la Commission de la nationalité présenté au premier ministre français en 1988, de distinguer

La nationalité entendue au sens de citoyenneté, c’est-à-dire l’adhésion à une nation, en tant que citoyen, qui donne les droits et les devoirs du citoyen et qui fait que l’on accepte le système de valeurs,

Long 1988 : 615

et la nationalité entendue comme appartenance à une culture. La démarcation semble ténue, entre une nationalité/citoyenneté ramenée à l’acceptation (et non à l’élaboration) d’un système de valeurs, d’une part, et celle entendue comme appartenance à une culture, d’autre part[13]. J’avais moi-même repris le terme de « nationité » proposé par Anderson (1983), dans la mesure où la nationalité

peut être à la fois nationalité (nationality) au sens de l’allégeance à un État, ce qu’en français on nomme le ressortissant[14], et nationité (nation-ness), c’est-à-dire sentiment d’appartenance, individuel et/ou collectif, à une collectivité partageant une histoire, une culture, etc.[15]

Neveu 1995 : 18

Dans le même sens, des analystes proches du mouvement des jeunes du début des années 1980 (Bouamama 1994) avaient quant à eux proposé de spécifier la signification de la nationalité, de manière à la réserver à l’espace privé, laissant l’espace public à la seule citoyenneté. Une telle dissociation présente l’avantage d’introduire une distinction plus claire entre la nationalité comme statut légal liant un individu et un État (l’étaticité de Lochak), la nationalité comme sentiment d’appartenance à une de ces « communautés imaginées » (la nationité), et la citoyenneté comme participation à, et inscription dans, une communauté politique.

Si un tel travail de clarification, adapté à chaque ensemble de significations associées à ces termes dans différentes localisations, constitue une étape essentielle de toute approche de ces objets complexes, c’est également parce que seul ce démêlage permet de saisir les configurations spécifiques liant ou non identifications – notamment nationales ou ethnicisées – et constitution tant légale qu’idéelle de la « collectivité politique » des citoyens. Seul ce démêlage permet par là-même d’éviter de les confondre dans l’analyse des processus sociaux et politiques observés.

Dans le contexte français, le discours officiel dominant d’un modèle civique et républicain d’appartenance à la « communauté des citoyens » semble avoir progressivement tendu à « naturaliser » les fondements politiques de celui-ci. J’ai ainsi pu proposer, en m’appuyant sur les travaux de Loraux (1989), de lire la réforme du Code de la nationalité votée en 1993 et les débats qui l’avaient précédée depuis 1986 comme la mise en exergue d’un « mythe de l’autochtonie » (Neveu 1994). Comme y insiste Loraux, une des dimensions essentielles de ce mythe est que « l’on naît Athénien, on ne peut pas le devenir ». Si le citoyen poiétoi, c’est-à-dire construit ou artificiel (enfants adoptés ou citoyens naturalisés), fait apparemment partie de la cité, il « n’est pas toujours perçu comme tel, car son patronyme continue à désigner son père comme étranger d’origine » (Loraux 1989 : 19). Or, la réforme du Code de la nationalité votée en 1993 présentait des similitudes troublantes avec ce mythe de l’autochtonie ; une des principales modifications consistait à introduire l’obligation d’une manifestation de volonté pour les personnes devenant françaises par droit du sol[16]. Sous couvert du respect du libre choix des individus, cette obligation revenait de fait à jeter la suspicion sur la « francité » de certains, puisque seuls les nationaux par jus soli devaient affirmer une telle volonté, supposée être innée chez les Français par filiation. Certains étaient donc naturellement plus Français que d’autres : les Français autochtones, par opposition aux Français « artificiels ». On retrouvait donc bien là une réactualisation d’un mythe de l’autochtonie (sur ce sujet, voir aussi Détienne 2003), distinguant des autochtones et ceux qui, bien qu’étant nationaux (et donc citoyens) de droit, n’auraient « que » leur résidence en France[17]. Or c’est aussi cette autochtonie qui tend à être considérée par beaucoup comme la seule source légitime d’accès à de nombreux droits.

C’est précisément ce que dit Lorcerie quand elle souligne à quel point le développement contemporain des travaux sur « la race » dans les processus sociaux et politiques en France « ne doit pas escamoter une pensée critique de la nation » (Lorcerie 2007 : 304), et notamment de ce qu’elle désigne, à la suite de Geertz, comme « le primordialisme national », « ce schème cognitif nourri d’un sentiment animal du chez nous et d’imaginaire ethnoracial » (Lorcerie 2007 : 325). Or ce « primordialisme national » s’articule dans le contexte français sur « le républicanisme […] forme française du “charisme national”, pour parler comme Elias » (Lorcerie 2007 : 327), républicanisme dans lequel la référence à la citoyenneté occupe une place de choix. Ainsi selon Nic Craith, qui compare notamment les situations allemande et française,

Chaque variante du nationalisme met l’accent sur la culture majoritaire mais elles le font différemment. Alors que les nationalistes ethniques reconnaissent explicitement la culture majoritaire, les nationalistes civiques parlent en termes de citoyenneté plutôt que de culture et décrivent la culture majoritaire comme laïque, comme la civilisation ou plus simplement comme « la norme ».

Nic Craith 2004 : 291[18]

On peut alors rapprocher cette proposition de l’argument avancé par L. Dumont pour qui l’appartenance politique remplacerait chez « le Français » l’appartenance culturelle : « Je veux dire que le Français se sent tel essentiellement comme citoyen. La France, c’est pour lui avant tout la démocratie, la république » (Dumont 1991 : 250). Dans ce contexte, cette appartenance politique a été largement « culturalisée », voire naturalisée, à tel point qu’elle finit par être perçue comme une qualité exclusive des nationaux « de souche ». En constituant comme traits culturels innés des modalités spécifiques de pratiques démocratiques, en les naturalisant, et en exigeant, notamment des personnes originaires de l’outre-mer anciennement colonisé par la France, leur (volonté de) « ressemblance », le groupe dominant peut alors tout à la fois perpétuellement exclure certains de l’essence de la communauté nationale[19], et faire de sa propre nationité la norme, la culture dominante qui viendra irriguer la sphère publique[20]. C’est alors bien dans un même mouvement la citoyenneté elle-même qui se trouve touchée par ce mouvement de naturalisation, contribuant puissamment à l’exclusion de fragments importants de la population de la communauté politique, sous les figures d’une intégration toujours à prouver et d’une ethnicisation croissante. Comme le souligne Lorcerie « la mise en tension des principes républicains et d’un primordialisme qui ne s’avoue pas est un des modes majeurs de la conflictualité dans la société française aujourd’hui » (Lorcerie 2007 : 303).

Une approche anthropologique des processus de citoyenneté, dans le contexte français, nécessite donc de s’intéresser à ce « primordialisme national » et à ses effets, et permettrait de contribuer, de manière empiriquement fondée, tant aux débats contemporains sur les dimensions « postcoloniales » de la société française[21] qu’à l’analyse de « régimes de citoyenneté » émergents. Si un certain nombre de trop rares travaux dessinent les contours de ce primordialisme et de ses modes de fonctionnement au sein de certaines institutions, on dispose d’encore trop peu de recherches sur la manière dont les groupes ou individus visés par ce primordialisme (les personnes dites « immigrées »[22]) vivent cette situation et élaborent des modalités originales d’insertion dans la société, dans lesquelles les processus de citoyenneté jouent un rôle essentiel[23]. Des approches comparatives avec des recherches développées à partir d’autres contextes peuvent ici s’avérer particulièrement fructueuses, qui permettraient à la fois de relativiser et d’enrichir les observations réalisées dans la société française ; outre la démarche entamée dans ce numéro d’Anthropologie et Sociétés, on peut ici penser à la notion de « cultural citizenship » proposée par Rosaldo qui suggère de

comprendre comment la citoyenneté est structurée (informed) par la culture, la manière dont les revendications de citoyenneté sont renforcées ou subverties par des hypothèses et des pratiques culturelles. […] [La citoyenneté culturelle utilise] l’expression culturelle pour réclamer des droits et une reconnaissance publique, et souligner les interactions entre citoyenneté et culture.

Rosaldo 1999 : 255, traduit par l’auteure

Saisir les dynamiques complexes, et parfois paradoxales, par lesquelles processus de citoyenneté et d’identifications s’alimentent mutuellement constitue en effet un enjeu particulièrement central dans le contexte français, tant l’exclusivité du « lien citoyen », censé être épuré de toute considération culturelle (en tout cas, on l’a vu, pour les « pas-de-chez-nous ») constitue une pierre angulaire des visions dominantes de la citoyenneté[24]. Une telle approche, attentive aux conceptions vernaculaires et aux pratiques de la citoyenneté, permettrait de saisir les contours empiriques d’un « cosmopolitisme vernaculaire » (Bhabha 2007) marqué par l’aspiration à un

« droit à la différence dans l’égalité » […] [qui] « représente un désir de réviser les composants classiques de la citoyenneté » (citoyenneté politique, légale et sociale) pour inclure le domaine de la « citoyenneté symbolique », ce qui soulève quantité de questions affectives et éthiques liées aux différences culturelles et à la discrimination sociale.

Smouts 2007 : 52[25]

Échelles et territorialisations

Si, comme on vient de le voir, une approche des processus de citoyenneté nécessite de prendre en compte ses liens complexes avec l’imaginaire national et une certaine doxa républicaine, le poids du « national » (et de l’étatique) se joue également sur un autre champ, lui aussi essentiel, de l’analyse. En effet, si l’idée, très prégnante dans l’imaginaire politique de la citoyenneté en France, que le « lien citoyen » ne doit pas avoir de « concurrents » a des effets sur les représentations à propos des identifications multiples des citoyens, elle en a également sur la construction des « échelles de la citoyenneté » (Clarke et al. 2007). On peut en effet faire l’hypothèse que la faiblesse des travaux sur ces questions dans l’anthropologie française tient également à l’échelle d’observation, ou plus exactement, à un ensemble de représentations à propos du « local », qui a longtemps été privilégié par l’approche anthropologique (Bromberger 1997 ; Gupta et Ferguson 1997). Là aussi, c’est donc paradoxalement le poids de l’association entre citoyenneté et (échelle) national(e) qui a permis d’engager, parallèlement aux travaux d’autres chercheurs, une réflexion critique sur ces échelles de la citoyenneté et les processus de territorialisation[26].

Le « local », dans le contexte français, demeure relativement peu défini (Mabileau 1993 ; Neveu 2007), si ce n’est en creux d’un national/étatique qui tient lieu d’étalon de référence implicite ; par ailleurs, il est généralement doté de caractéristiques particulières, qui viennent de manière paradoxale à la fois justifier le choix de cette échelle dans la mise en oeuvre de nombre de politiques publiques, et délégitimer sa capacité à produire décisions publiques et politiques. Le local (généralement sous la figure du quartier en milieu urbain) est ainsi constitué le plus souvent, dans la littérature scientifique comme dans les politiques publiques, comme l’espace privilégié du concret et de l’authentique, de la solidarité. Du même coup, et pour les mêmes raisons, ce local « localiste » (et non localisé) est d’abord et avant tout conçu comme un espace de gestion des choses concrètes, un espace pragmatique[27], et pour cela non-politique. Ainsi, Crowley estime-t-il que

Le passage du marchandage (sur le partage des ressources) à la délibération (sur l’élaboration des règles) est caractéristique de la manière dont les causes locales deviennent nationales.

Crowley 2003 : 123, traduit par l’auteure

Parce qu’il est nécessairement et exclusivement un espace de « marchandage », le « local » ne pourrait dès lors pas donner lieu à l’exercice d’une citoyenneté ; celle-ci, du fait qu’elle concernerait exclusivement la délibération et l’élaboration des lois (bref, la politique), ne peut en effet se déployer qu’à une autre échelle, celle de l’État-nation. L’absence remarquable des citoyens et de la citoyenneté à l’échelle locale tiendrait alors plus aux présupposés prégnants concernant les caractéristiques de ce niveau d’action et d’engagement, et des autres[28], qu’à l’effectivité des processus qui s’y déroulent. Du même coup, pour les anthropologues ayant longtemps fait de l’observation à ce niveau leur « marque de fabrique », cet objet serait devenu proprement « invisible », car hors-champ, la citoyenneté étant conçue soit comme relevant du seul niveau étatique/national, soit comme pure abstraction théorique, et le local étant constitué comme principalement pragmatique et non-politique, dans une vision du politique qui le caractérise comme abstraction (voir Neveu 2009).

On retrouve là une illustration frappante de la « pensée scalaire » qui, selon Isin, sous-tend

Notre compréhension des entités politiques modernes (cités, régions, nations, États […]), [et] suppose des relations exclusives, hiérarchiques et a-historiques entre et parmi ces entités, et dissimule leurs formes d’existence fluides, multiples et superposées.

Isin 2007 : 211, traduit par l’auteure

Il resitue alors l’émergence d’un tel mode de pensée dans le développement de l’État moderne et de sa volonté de « réduire la réalité sociale chaotique, désordonnée, et constamment changeante à quelque chose qui ressemblerait plus à la grille administrative de ses observations » (Scott 1998 : 81-82, cité dans Isin 2007 : 214). Une telle pensée induit, en matière de citoyenneté, l’existence d’un seul et unique niveau d’appartenance et de loyauté, en l’occurrence le niveau étatique :

Du fait de sa logique exclusive et englobante, la pensée scalaire implique une pensée exclusive de la citoyenneté elle-même, comme étant par essence liée à l’État en tant que seul producteur d’identification, d’appartenance et d’engagement. L’analyse critique de telles conceptions est alors une pré-condition pour saisir la complexité même de la citoyenneté, et la diversité de ses lieux, niveaux et espaces de production et de mise en oeuvre.

Clarke et al. 2007 : 10

Dès lors, une approche anthropologique des processus de citoyenneté nécessite, et ce d’autant plus dans un contexte comme celui de la société française, d’être attentif, d’une part aux procédés et procédures par lesquels l’État « produit » des citoyens et de la citoyenneté ; les regards portés sur l’État doivent alors être modifiés, notamment pour considérer celui-ci non comme cet « en haut » d’un politique abstrait, mais comme étant lui-même « composé d’un ensemble de pratiques sociales, tout aussi “locales” que d’autres dans leur inscription (situatedness) et dans leur matérialité » (Ferguson 2004 : 389, traduit par l’auteure). Et, d’autre part, de ne pas déterminer a priori que tel ou tel échelon ne serait pas redevable d’une approche en termes de citoyenneté.

Se défaire des dichotomies confortables et de l’ordonnancement hiérarchique et exclusif de la pensée scalaire est donc la condition pour développer une approche de la citoyenneté qui la considère comme un concept discuté et débattu, et non comme une notion immuable dans le temps et l’espace, bref, qui prenne en compte ses inscriptions complexes dans une variété de « projets politiques » (Dagnino 2007), en tant qu’ensemble de croyances, d’aspirations, de désirs, d’intérêts, de conceptions du monde, qui guident l’action politique d’une diversité de sujets, à une diversité de niveaux et dans une diversité de localisations. En modifiant ainsi la focale, les analyses du « local », ou plus précisément des processus de localisation, peuvent permettre de saisir les processus de citoyenneté à l’oeuvre.

Un certain nombre de travaux invitent d’ailleurs à prendre quelques distances avec les visions du « local », qui se trouve à la fois idéalisé (comme espace de convivialité « naturelle ») et délégitimé (comme espace de citoyenneté). Nombre de géographes anglophones soulignent ainsi la nécessité d’être plus réflexif quant aux arguments mobilisés sur la nature des lieux, et notamment du local, par exemple en s’intéressant à la « politique de la proximité » (a politics of propinquity), c’est-à-dire à

la nécessité de négocier, au-delà des différences (parmi les habitants), le fait spatial implacable d’un sol (turf) partagé. Si les lieux (localités, régions, nations) sont nécessairement l’espace d’intersection de trajectoires disparates, ils sont donc nécessairement des lieux de “négociations” au sens le plus large […].

Massey 2004 : 6, traduit par l’auteure

Il s’agit alors, dans ces travaux et dans d’autres, de s’intéresser aux processus de « place-making » (Gupta et Ferguson 1999), de construction des lieux et des rapports à ceux-ci.

Dans cette analyse des processus de localisation, il convient alors de ne pas sous-estimer le poids sur l’ensemble des agents des représentations localistes déjà évoquées, et des catégorisations qui leur sont associées, ainsi que les difficultés qui s’ensuivent pour s’approprier un vocabulaire alternatif ou publiciser d’autres définitions d’un même terme. Là encore, l’espace manque ici pour développer suffisamment des analyses de situations empiriques autour de ces processus complexes de catégorisations entrecroisées[29]. On soulignera cependant la nécessaire attention à porter aux catégorisations mobilisées par différents agents, aux significations stratifiées dont elles sont dotées – stratifications tant temporelles (dans la longue durée et le contexte actuel) que spatiales (localisées et articulées à d’autres niveaux de référence) –, et à leurs interactions complexes et à leurs éventuels effets ; bref à l’« impureté » fondamentale de nombres des ressources ainsi mobilisées, qui permet de saisir le « désordre » (messyness) essentiel de la vie politique et sociale, loin des hiérarchisations exclusives et des dichotomies trop claires pour être productives. La variation de focale, défaite de la pensée scalaire, devient alors à la fois la condition et l’outil (Neveu 2005) pour penser autrement les processus de citoyenneté dans la diversité de leurs lieux et de leurs espaces de « fabrication », jouant ainsi ce rôle d’enstrangement, de dépaysement par rapport aux catégories d’analyse et aux modèles interprétatifs des discours dominants à son propos.