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La Québécoise Annie Dulong s’est penchée à maintes reprises sur les événements du 11 septembre 2001 ainsi que sur le très vaste corpus d’oeuvres s’en étant inspirées. Elle a produit des travaux universitaires sur le sujet[1], mais elle a aussi investi plus d’une fois les événements depuis l’autre côté de la frontière séparant recherche et création. Dix ans après les attentats, Dulong a en effet copiloté un numéro spécial de la revue de création littéraire Moebius, dossier intitulé « Réinventer le 11 Septembre[2] » ; la même année, elle publie le roman Onze[3], oeuvre de fiction racontant les attaques du World Trade Center depuis l’intérieur, mais aussi à distance. Les enjeux de distance – esthétique, éthique, géographique et temporelle – s’y manifestent à divers degrés, du point de vue narratif mais aussi du point de vue auctorial. La narration des événements agit alors comme le trait d’union qui ponte, bien que partiellement, ces distances.

Raconter les attaques. Le terme est important, ici. Car si la mise en récit d’expériences humaines engage à une entreprise discursive qui s’applique à tirer du sens, la charge éthique en est particulièrement délicate à porter lorsque ces expériences découlent d’événements réels vécus par des êtres « de chair à qui quelque chose est réellement arrivé[4] ». La situation est d’autant plus complexe qu’on peut avoir affaire, comme chez Dulong, à une oeuvre assumant pleinement son statut romanesque tout en demeurant soucieuse du fondement esth/éthique qui l’habite. J’emprunte ce dernier mot-valise à Paul Audi pour désigner

toute problématique dont le développement vise à dégager les conditions tout à la fois subjectives et objectives, historiques et psychologiques, théoriques et pratiques, dans lesquelles il paraît légitime d’admettre l’unité, ou tout au moins l’alliance possible, de ces deux grandes dimensions de l’esprit que sont l’éthique et l’esthétique[5].

Comme pour les deux faces d’une même pièce, l’esth/éthique permet ainsi de conceptualiser l’élan créateur et l’inscription de l’oeuvre, autant dans le devenir de leurs représentations que dans leur problématisation et leur actualisation du monde.

Ce fondement de la pratique littéraire se trouve directement confronté à ses prétentions lorsque l’oeuvre se charge de l’événement. Il en va de la nature conditionnelle de l’éthique : celle-ci ne se dit pas d’emblée, mais se manifeste plutôt devant un problème éthique – et, ici, la notion même d’événement (dont le sens est impossible à appréhender sur le coup) provoque précisément la situation problématique, dans l’incertitude de son surgissement. En effet, par sa nature chaque fois inédite, l’événement requiert à sa suite la mise en mots d’un sens jamais donné a priori, puisqu’il génère son propre champ sémantique et ses possibilités d’appréhension – par exemple, à la faveur d’une narratrice qui souligne a posteriori comment elle n’a pu saisir la portée funeste de cet avion volant à très basse altitude un matin de septembre 2001. En retour, ce poids du signifiant instaure un ensemble de tensions entre l’expérience et la distance (que celle-ci soit temporelle, discursive ou posturale) – une situation qui se laisse plus difficilement appréhender qu’elle investit comme ici, avec le 11 septembre, un événement à haute teneur traumatique.

C’est d’ailleurs dans cette complexe et délicate distance événementiale que l’auteure Dulong place ses personnages. Du point de vue philosophique, le fait (dit événementiel) et l’événement (dit événemential) posent la distinction notionnelle entre un « cela arrive » et un « cela m’arrive ». Ainsi que l’a admirablement démontré Claude Romano, l’événement est à entendre comme étant « le pur fait de survenir qui ne se manifeste que quand il a eu lieu, où rien n’a lieu que l’“avoir-lieu” lui-même[6] ». L’événement se distingue donc de manière radicale de la quotidienneté du petit fait et dépasse la seule manifestation intra-mondaine de ce dernier ; l’événement possède une dimension concrète, factuelle, mais son actualisation s’effectue dans un surgissement inopiné et un déploiement imprévisible modifiant les sujets qui en font l’expérience.

Après une présentation générale de Onze, j’analyserai les façons dont, depuis la distance, Annie Dulong investit l’événement traumatique du 11 septembre 2001 dans son oeuvre. Les stratégies formelles et les postures narratives, ainsi que les discours et réactions des personnages contribuent à la représentation événementiale des attaques contre les tours[7], jouant sur les différences entre le vécu de l’intérieur et l’expérience de l’extérieur, mais aussi sur les distances (temporelles et expérientielles) ouvertes par la sur-venue de l’événement – dans une venue qui excède le sens et les sens, qui ébrèche et s’isole de sa propre contemporanéité en se fondant dans l’inédit qu’elle-même instaure. Pour ce faire, je m’intéresserai essentiellement à la première partie du roman, laquelle met en scène une conception fine de l’événementialité (alors que la seconde partie s’attarde davantage au deuil et à la perte). Mon analyse portera sur quelques scènes et personnages qui représentent et incarnent l’expérience de l’événement dans sa complexité et sa profondeur, à travers ses décalages, ses incompréhensions, ses réactions. Je réfléchirai ainsi à la notion même d’événement, qui surgit dans l’ordinaire du quotidien et transforme le fait en excès.

ONZE : UNE STRUCTURE COMPLEXE QUI EMBRAS(S)E L’ÉVÉNEMENT

La structure textuelle de Onze est passablement complexe : d’abord, quatre pages de préambule à la première personne du singulier ; puis deux grandes parties numérotées couvrant le reste du livre, parties qui sont principalement narrées à la troisième personne et de longueur inégale (78 pages pour la partie « 1 », 52 pages pour la partie « 2 »). Chacune de ces parties est ensuite subdivisée et libellée de « Un » à « Onze » pour la première, et de « Onze » à « Un » pour la seconde ; enfin, ces subdivisions se composent de chapitres non numérotés et généralement très courts (faisant rarement plus de deux pages). Une telle structure (de compte ascendant, puis descendant) crée un effet de simultanéité diégétique entre les petits chapitres composant une même subdivision, simultanéité dans l’expérience initiale des attaques, puis dans les réactions possibles face à l’urgence (pas toujours perçue comme telle, sur le coup, par les personnages). Ce mécanisme structurel déjoue ainsi la temporalité naturelle associée à la lecture.

Dans la première des deux grandes parties, les chapitres s’intéressent au destin de différents personnages coincés à l’intérieur et autour du World Trade Center le matin du 11 septembre 2001, entre 8 h 46 et 10 h 28, à partir du premier impact dans la tour nord jusqu’à l’effondrement des immeubles. D’où aussi la numérotation de « Un » à « Onze », qui reflète les onze jours écoulés en ce mois de septembre, et pour laquelle une continuation (qu’il s’agisse du 12 septembre au calendrier ou d’une douzième subdivision au roman) demeure immédiatement impensable. Changeant le point de vue, la seconde partie narre ensuite les effets des attaques sur les proches, dynamique reflétée par le décompte de « Onze » à « Un ». Cette numérotation signale quant à elle la prise à rebours de la première partie (sorte de retour sur les choses pour tâcher d’en offrir une reconstruction minimale) autant que l’inéluctable silence du zéro auquel elle ne peut qu’aboutir, le sens à en tirer demeurant inépuisable. Ces chapitres sont marqués par l’incompréhension, le traumatisme et le deuil inachevable, faisant des proches des victimes au second degré, des témoins de témoins. Par la variation sensible des points de vue et des personnages, Dulong valorise « une forme intelligente de pudeur[8] », qui souligne une imbrication profonde de l’éthique et de l’esthétique, entre autres en soulignant l’incapacité d’appréhender une expérience en cours de déploiement (et encore moins d’en rendre compte). Au demeurant, il apparaît pertinent d’étudier ce livre sous l’angle de l’événement, car c’est autour de ce concept que se jouent, chez Dulong, la mise en forme et la mise en mots de l’expérience des attentats terroristes, et de la saisie des individus par le traumatisme qui sur-vient. Débordement qui outrepasse les limites de la compréhension, véritable excédent pour le sujet, l’événement ne peut faire sens que dans la diction qui lui succède. Ce défi est d’autant plus grand que le 11 Septembre s’inscrit pour beaucoup dans une représentation quasi instantanée découlant d’une hypermédiatisation maintenue sur la brèche entre l’événementiel et l’événemential, qui met en valeur une certaine « connivence du catastrophique et du spectaculaire[9] », la catastrophe que l’on vit étant assimilée au spectacle que l’on regarde (tous deux possédant néanmoins leurs propres modalités discursives et véridictionnelles).

L’inévitable et irréductible distance engagée pour dire cette expérience est pleinement reconnue comme telle par Dulong, par la posture esth/éthique qu’elle adopte. La contextualisation que la durée amène (Onze paraît en 2011) – que ce soit par les justifications idéologiques, les discours politiques et terroristes entre autres choses –, donc tout ce qui contribue à déplier l’événement dans ses tenants et aboutissants, est absente du texte ; Dulong présente plutôt le souffle destructeur de l’événement, embras(s)ant tout sur son passage. Pareille conceptualisation de l’événement – et sa représentation littéraire – rend impossible toute compréhension par le sujet qui en fait l’expérience, un aspect omniprésent dans l’oeuvre. D’ailleurs, comme le précisent les derniers mots de la quatrième de couverture, les personnages « ne savent pas que le 11 septembre 2001 deviendra, avec eux, un jour historique. Ils réagissent, seulement ». Cette seule possibilité de la réaction est soulignée de diverses façons à l’intérieur du roman et mérite une étude approfondie. Cela me permettra de réfléchir au concept d’événement et d’en illustrer certains des pans philosophiques les plus importants à la lumière de son investissement par une littérature contemporaine qui, cherchant à représenter l’expérience du réel, se confronte par la même occasion à la profondeur infinie de la diction de cette expérience.

L’ORDINAIRE DU « JUSTE CELA » RE-SIGNIFIÉ PAR L’ÉVÉNEMENT

Une analyse de l’incipit de Onze permet d’illustrer cette première distinction entre l’événement événemential et le fait événementiel en régime littéraire. Ce premier chapitre offre en effet une représentation sensible de la difficile diction de l’événement :

Le jour où mon frère est mort, je regardais le soleil briller sur l’Hudson et je buvais un café. Juste cela : j’étais assise avec un café sur la terrasse arrière, et je regardais le soleil. Après le départ de mon amant, j’avais mis les draps à laver, pris une douche rapide puis décidé de m’asseoir sur la terrasse pour profiter du soleil. Je prévoyais de me préparer du pain doré.

O, 9

En commençant Onze sur ces mots, Annie Dulong donne le ton, jouant par là sur les oppositions – la vie et la mort, le début de la journée et la fin pure et simple, le soleil et les ténèbres. Le contraste, joliment exprimé mais sans doute un peu convenu, révèle en réalité une difficulté plus grande que celle liée à la perte soudaine d’un proche ; c’est en fait tout le roman qui est marqué par le sceau de l’incompréhensible soudaineté de l’événement – représentant avec force et finesse la dichotomie inhérente au concept d’événement, où s’enchâssent les faits et leur expérience inédite, l’événementiel et l’événemential.

Placée en tête, la subordonnée de temps (« Le jour où mon frère est mort ») vient orienter toute lecture possible du reste de la phrase – et de là, de l’entièreté du propos, puisque la narratrice ne dévoilera les causes de cette mort qu’en conclusion de chapitre. Si la mention du fleuve new-yorkais dès la première phrase campe l’action géographiquement, le reste du chapitre fonctionne plutôt sur le mode de l’évocation. Andrew, le frère en question, réparateur d’ascenseurs, travaille ce matin-là sur un certain « ascenseur 14 » dysfonctionnel, objet de blagues lors d’un appel avec sa soeur, qui demeure innommée, instaurant une distance insurmontable entre, d’une part, l’expérience vécue de première main par les quelque 3000 personnes tuées lors des attentats et, d’autre part, le deuil violent d’innombrables personnes anonymes affligées par la perte d’un proche dans l’effondrement des tours jumelles. Une dynamique intérieur-extérieur, présence-distance, extraordinaire-banal, se déploie ainsi de manière subtile pour articuler l’irrémissible séparation qui surgit au coeur de l’événement.

À la fin du premier paragraphe, la narratrice poursuit : « En attendant, je sirotais un café et je grignotais un morceau de pain » (O, 9) – mais en attendant quoi ? De faire le pain doré qu’elle avait prévu de préparer pour le petit déjeuner ? Ou en l’attente d’événements qu’elle connaît puisqu’elle les raconte et les aborde forcément de manière rétroactive ? Car tout raisonnement posé à l’endroit de cet excédent d’expérience peut seulement être produit subséquemment, une fois l’événement conclu. Cette narration ultérieure qui acquiert une plus-value sémantique régit précisément le chapitre d’ouverture du roman, indiquant la rupture entre le quotidien et l’événement, entre ce matin- et sa veille ou son avant-veille insignifiantes. Sur le coup, les faits se déroulent malgré tout, malgré toute leur violence ; c’est leur sens (comme réseau sémantique) qui excède, qui dépasse la possibilité de la préhension même, dans la mesure où le sujet subit l’événement, se trouve par lui tout entier saisi. Ainsi, le récit reconnaît la tension qui habite le chevauchement du fait et de l’événement : le discours et son contenu offrent un agencement d’actions et de résultats dont les relations sont essentiellement alogiques – le sens ne provenant pas de la constitution en séquence, mais du fait que la séquence elle-même fait autorité. Une telle dynamique permet au demeurant de souligner le caractère inédit et néanmoins raccordé de l’événement. D’où l’importance de l’expression « juste cela », geste futile qui n’est digne de mention que par le fossé qui, paradoxalement, le sépare de son contexte événemential tout en lui permettant d’inscrire sa marque mémorielle – car combien de matinées paresseuses sont autrement oubliées ?

Plus loin, cette rupture est présentée sous le sceau de l’analogie, sans toutefois être exprimée comme une évidence. L’ignorance obscène provoquée par l’événement (comment pouvait-on ne pas voir, ne pas savoir ce qui paraît aujourd’hui comme étant la seule réalité, la seule vérité possible ?) y est pleinement assumée : « J’avais une gorgée bien chaude de café dans la bouche. Juste la bonne température. La bonne texture. Un moment parfait. Un avion passa. Cela aussi, c’était parfait, cette ligne argentée, ce vrombissement au-dessus de ma tête. » (O, 11) Structurellement, les phrases non verbales successives soulignent un petit bonheur éphémère, momentané, inscrit dans la mémoire à cause de la catastrophe imminente – ou, plus précisément, qui surgit simultanément, à la faveur du trajet de cette « ligne argentée » dans le ciel new-yorkais, en ce matin de septembre. La narratrice poursuit : « J’ai suivi l’avion des yeux, je pourrais prétendre que sa vitesse, sa trajectoire m’ont inquiétée, mais dans les faits, je l’ai regardé parce qu’il passait, un réflexe. » (O, 11) Narrativement, la distance entre l’événement qui se déploie sur le moment et son saisissement subséquent ne s’inscrit pas dans une démarche rétroactive (laquelle modifierait par exemple le discours sur l’expérience première, comme dans un élan de clarté et d’acuité devant la nature inexplicable et inopinée de l’événement), mais dans une reconnaissance de la difficulté d’appréhension représentée par l’événement au sens événemential. Le sujet peut saisir les faits et en vivre l’expérience par les sens (la vue de cet avion qui file hors de toute trajectoire habituelle, l’explosion, le feu et la fumée, le bruit des sirènes, la poussière, les odeurs), mais le sens comme saisissement par l’esprit pour en dégager une expérience raisonnée – comme contenu sémantique – ne peut être atteint qu’après coup.

LE CONTRASTE ET LA DISTANCE POUR DIRE L’ÉVÉNEMENT

Parce que le chapitre d’ouverture raconte un moment arrivé tout juste avant les attentats, la mention de petites activités qui agrémentent les journées (aller chez le nettoyeur, faire quelques courses au supermarché, etc.) souligne le caractère inattendu de l’événement, phénomène sans cause propre qui génère les sujets à qui il advient. Claude Romano dit d’ailleurs de l’événement « qu’il est sa propre origine[10] » et qu’il est « ce à partir de quoi la “subjectivité du sujet” elle-même ad-vient[11] ». Dans Onze, à travers les quelque trois pages et demie que forme cette première méditation, chaque phrase repousse plus loin par sa banalité l’arrivée de l’événement funeste. Si le premier paragraphe commence en affirmant d’emblée la mort du frère, le reste du chapitre fonctionne dans l’ignorance des faits, en soulignant néanmoins le caractère futile qui imprégnait cette journée jusqu’à la sur-venue du temps T – une dynamique inscrite dans la tension posée par la pleine connaissance des événements racontés rétroactivement. Cette tension pointe en retour vers une esth/éthique dont la volonté de rapprochement entre l’objectif et le subjectif montre comment chacune de ces deux postures contribue à la construction d’un récit événemential complexe et tout en nuance. Le contraste entre la mort et la vie, entre la catastrophe et le banal est évident – l’acte d’amour, le café du matin, les tâches à l’agenda, la simplicité de la vie requièrent une pléthore de mots pour se justifier face au décès tragique, court, succinct. Les sept premiers mots du roman disent déjà tout et cette expérience de la mort est a priori insubstituable. Or une telle représentation n’est possible que grâce à la distance conférée par le temps qui passe depuis l’événement, mais aussi grâce à la distance générée par la posture testimoniale – que le sujet soit un acteur direct de la catastrophe ou qu’il en soit un simple spectateur[12].

L’événement s’établit comme et dans sa propre origine, de telle sorte qu’il modifie les conjonctures de son surgissement. Rien d’étonnant alors à ce que l’appréhension même du temps s’en trouve chamboulée : « Je suis restée pétrifiée, le café à la main, à regarder la tour éjaculer du papier. Ce n’est qu’après, lorsque les bruits de la ville sont revenus, lorsque les sirènes se sont mises à hurler, ce n’est qu’après que j’ai recommencé à respirer, que je me suis rendu compte que j’avais retenu mon souffle. » (O, 12) À travers cette fixité, le temps semble suspendu, la respiration interrompue. L’événement sort le temps de ses gonds, empêchant radicalement le sujet de se saisir du moment. Le recours au vocabulaire sexuel est par ailleurs parlant : l’éjaculat de papier ouvre l’image de la proverbiale petite mort, apogée du plaisir (exprimée plus tôt par le départ de l’amant et le lavage des draps), vers la concrétude de la mort imminente bien réelle des personnes coincées au sommet de la tour, apogée de l’horreur vécue par Andrew qui appelle sa soeur. Cette dernière se rappelle le ton catastrophé et le propos confus du frère : « Sa voix n’était pas bonne. Ses paroles n’avaient pas de sens. Je lui ai dit de descendre. » (O, 12) Or c’est plutôt elle qui se trouve dans l’incapacité de tirer du sens de ce que lui communique son frère : coincé au-dessus du point d’impact, il ne s’en sortira pas.

Le chapitre se clôt sur une phrase unique, laquelle forme son propre paragraphe, isolant ainsi le cours normal des choses par rapport à la sur-venue de l’événement : « Mon café a refroidi, seul dehors. » (O, 12) Le moment parfait est laissé derrière – ou au contraire, c’est plutôt ce moment qui abandonne le sujet. Le quotidien sera à jamais changé, non pas dans sa factualité, mais dans l’appréhension que le sujet (transformé) en fera. Suit une page sur laquelle apparaît un seul gros « 1 » dans le tiers supérieur, signalant le début de quelque chose, page elle-même suivie de la première subdivision libellée « Un ». Les événements sont lancés, dans un décompte qui, avec le recul conféré par le temps, reconnaît sa propre fin, son achèvement dans l’effondrement des tours et la disparition de nombreux personnages mis en scène.

Malgré la situation critique, le roman refuse d’emprunter la voix de l’urgence ; la structure en parallèle permet au récit de se déployer en simultanéité, où l’histoire de chaque personnage est développée, où l’expérience propre à chacun d’eux est décrite sous le mode de la confrontation entre le fait et l’événement. J’en prendrai pour exemple Danny, chef de train new-yorkais, dont le frère travaille en haut de la tour nord. Le café matinal occupe ici aussi une place de choix : « Il y a un peu moins d’une heure, Danny a pris un café avec son frère Philip dans la galerie souterraine du World Trade Center. Presque tous les matins depuis près de vingt ans, Danny et Philip se retrouvent ainsi avant le début de leur journée. » (O, 19) La banalité de la routine ne laisse rien présager de ce qui suit ; on retrouve ainsi la même opposition entre fait et événement, dont la diction n’est possible qu’à distance. Dulong exploite encore une fois la distance physique pour signaler la rupture événementiale, ici dans l’opposition des lieux de travail, entre les souterrains du cheminot et les cieux de l’homme d’affaires. L’incapacité de Danny à tirer du sens de l’événement est par ailleurs soulignée, d’abord avec finesse (« Il entend le poste de radio caqueter, mais ne comprend pas ce dont il est question » [O, 19]) puis, dans un chapitre subséquent, avec une insistance quant à la nature subjuguante de l’événement qui le happe : « Danny ne comprend pas. Ne parvient pas à lier les mots du policier à ce qu’il voit devant lui se rapprocher. » (O, 51) Dulong met bien en valeur la discordance entre l’expérience vécue et son intériorisation, dans le dépassement des sujets. Une telle dynamique ouvre une brèche chez les personnages, brèche qui les change de manière radicale, jusque dans les fondements de leur capacité d’appréhension du monde.

LA DISTANCE À SOI INSTAURÉE PAR L’ÉVÉNEMENT

De façon récurrente, Dulong utilise une stratégie syntaxique fort efficace pour signaler le caractère inattendu de l’événement, dont les développements ne se laissent pas deviner. Cette stratégie repose sur l’utilisation du présent de l’indicatif pour raconter le vécu depuis l’intérieur des tours jumelles, le matin du 11 septembre 2001. J’en prendrai pour exemple le début du chapitre deux de la section « Un » :

D’abord le bruit, puis plus rien. Un sourire planait sur le visage d’Eileen lorsqu’une ombre envahit la fenêtre. […] Pratiquement encastrée sous son bureau, Eileen s’étonne du silence. Ni alarme, ni cri, ni gicleur. Le bruit de sa propre respiration lui parvient de loin, comme s’il venait de l’extérieur.

O, 17

Après un bref retour sur les choses (au passé), le personnage reparaît dans son action au présent, alors que le temps est suspendu et que, dans l’immédiat, il ne se passe rien. Le sujet (ici : Eileen) est projeté dans sa propre étrangeté, dans une distance à soi instaurée par l’événement, par rapport à sa propre intériorité. Cette inadéquation de soi à soi est provoquée par le fait que le sujet engagé dans l’événement s’en trouve également changé durant son déroulement, ce qui entraîne une sorte d’hystérésis soulignant « la rémanence dans le présent de conditionnements passés dont les effets se prolongent dans des dispositions qui fonctionnent à contretemps, ajustées à des conditions obsolètes [et qui] se révèlent objectivement inadaptées aux conditions en vigueur[13] ». En persistant, bien qu’elles aient perdu en tout ou en partie leur actualité, les dispositions pré-événementiales ne permettent pas d’appréhender pleinement l’instabilité du moment.

Le tiraillement intérieur ainsi causé tend le sujet entre le monde et sa perception ; l’analyse de la situation n’est possible qu’au détriment d’une action requise urgemment (ou vice-versa), ce qu’illustre bien la fin du chapitre : « Eileen ne se demande pas si elle va survivre. Elle est là, avec son chemisier blanc et sa carte magnétique qui remonte contre ses côtes. Le moment n’est pas propice aux questions existentielles. » (O, 15) La dichotomie corps-esprit est bien mise en valeur encore une fois par l’adverbe « là », qui souligne puissamment la difficile appréhension de l’événement. Derrière son apparente simplicité, cet adverbe de lieu et de temps dénote sans dire, signale qu’à un moment et en un lieu il se passe une chose digne de mention (forcément, puisque la narration s’y attarde), et ce, sans pour autant préciser quoi ni où – l’abondance de détails, leur signification et leur hiérarchisation n’étant évidemment possibles qu’une fois l’expérience événementiale conclue, et le sujet fort de la distance (physique et temporelle) ainsi acquise. C’est précisément là que se situe le rôle esth/éthique de ce personnage : Eileen parviendra à se sortir de la tour et des ambulanciers la prendront rapidement en charge ; mais ce sera pour être mieux soufflée par l’effondrement de l’immeuble quelques minutes plus tard. L’apparente sécurité des faits recouvre ainsi l’urgence du moment mortifère.

Cette distance à soi instaurée par l’événement est également bien manifestée dans le chapitre 2 de la section « Deux ». Nous y découvrons Ginny Cooper, femme de tête, surnommée « Mrs. Thatcher » par certains collègues, comparaison dont elle s’accommode plutôt bien. Déterminée et sérieuse, Ginny « se consacre avec une concentration obsessive à la résolution des problèmes qui se retrouvent sur son bureau » (O, 22). Elle aborde les conditions générées par les attaques terroristes de la même façon – comme un simple problème à résoudre, qui invite d’abord à une évaluation de la situation et à une détermination des mesures à prendre pour résoudre le problème. Par la position privilégiée qui nous est offerte en tant que lecteur (le récit de cet événement fondateur du xxie siècle en Amérique étant forcément réalisé a posteriori), on perçoit bien la discordance entre la réalité profonde de l’événement et la façon simple, presque anodine dont il se laisse appréhender – d’où l’important rôle joué par l’hystérésis dans la représentation tendue de l’événementiel et de l’événemential. « Lorsque surgit la nécessité de fuir, Ginny Cooper refuse de paniquer. La tour ne tangue plus et les gicleurs ne se sont pas mis en marche à l’étage. Le danger n’est donc pas imminent. » (O, 22) Ce décalage entre le surgissement de l’événement et sa sur-venue pleine et effective (achevée) met en évidence l’incompréhension forcée du sujet qui le subit, qui tente de l’intégrer, de le systématiser, de l’appréhender en totalité – quand c’est plutôt l’événement qui subjugue le sujet, c’est-à-dire le soumet.

Or toute la discordance entre le sujet et l’événement se situe dans l’incapacité à reconnaître cette mise au joug : « Elle, Ginny Cooper, ne se mettra pas à pleurer et à courir vers la sortie. Parce qu’elle, Ginny Cooper, est plus forte que cela. » (O, 22) L’adresse redondante (« Elle, Ginny Cooper ») montre bien la nécessité d’affirmer une adhésion pleine et entière à soi-même, par-delà la brèche ouverte par l’hystérésis. Le pronom démonstratif arrivant en fin de citation est en outre digne d’intérêt, car « cela » peut aussi bien désigner la réaction d’effroi manifestée par ses collègues – cela qui est démontré par autrui – que l’ensemble de la situation – cela qui est en train d’arriver (à la façon du « là » évoqué plus tôt). Une telle ambiguïté recoupe par ailleurs le double caractère (intransitif et transitif) induit chez le sujet vivant l’expérience événementiale ; comme le rappelle Emmanuel Boisset, l’étymon latin evenire dévoile cette dualité en ce qu’il signifie à la fois « “arriver” certes et c’est le fait intra-mondain, mais encore “échoir”, c’est-à-dire… “à quelqu’un”[14] ». C’est dans l’incompréhension entre l’un et l’autre, dans la confusion entre l’ordinaire et l’extraordinaire, que se trouve l’incapacité à vraiment saisir ce qui se produit comme ce qui produit.

La réaction de Ginny Cooper en constitue un excellent exemple : « Elle prend le temps de ramasser ses effets […], quelques documents dont elle aura besoin pendant qu’ils nettoieront les dommages » (O, 22) ; ce passage montre l’écart profond entre l’urgence du moment (connue de l’instance narrative) et l’apparente tranquillité que s’impose le personnage (décrite par cette même instance narrative). « Et, les deux mains bien enfoncées dans ses poches, elle s’engage dans la descente, comme s’il ne s’agissait que d’une petite promenade dans le parc. » (O, 23) Cette traduction de l’expression populaire « A walk in the park » qualifie quelque chose de très facile, de parfois même agréable, ce qui entre dans une opposition quasi indécente avec la réalité atroce d’une mort imminente. Comme « une petite promenade dans le parc » ; de toute évidence, l’événement prête à l’euphémisme tant sa compréhension immédiate demeure impossible, forcément au-delà de toute capacité d’épuisement discursif. À cet égard, l’expression typiquement anglophone « A walk in the park » illustre bien les enjeux de distance et de discordance qui accompagnent l’événement : ce que le sujet dit de son expérience demeure inévitablement à court (de mots, de sens…), puisqu’une présentation orientée de l’événement en dévoie la complexité sensible.

Or, contre toute attente, Ginny Cooper en réchappera (il en va de la nature inachevée, donc incertaine, de l’événement). Elle parvient à descendre les quarante-sept étages, sort de l’immeuble, s’extirpe vivante de ce qu’elle ne sait vraisemblablement pas être des attaques terroristes. Elle descend l’escalier « dans un mouvement fluide, comme si ce n’était qu’une activité comme les autres » (O, 33). Cette promenade, surgissement de l’infraordinaire dans l’extraordinaire, souligne autant un déni de la situation qu’une incapacité concrète à saisir la situation générée par l’événement, car Ginny Cooper « refuse de traiter l’information, de la laisser prendre sens » (O, 33). Se refusant à l’événement, se contentant d’un business as usual, le sujet réfute en retour son propre changement potentiel – entendu que

[l]’événement n’est jamais « objectif » comme peut l’être le fait, il ne se prête à aucune observation impartiale : celui qui comprend ce qui lui arrive comme lui arrivant précisément à lui-même est ipso facto engagé dans ce qu’il comprend, de sorte que comprendre l’événement et en faire l’épreuve insubstituable, l’éprouver à même soi comme destiné à soi et à nul autre, ne font qu’un[15].

Tout cet événement que Ginny Cooper s’efforce d’intellectualiser – selon des modalités préalablement acquises et intégrées en retour – l’éclaire et dévoile l’absence de tout renouvellement chez elle. Elle, pourtant, « dont le métier est précisément de tracer des lignes pour relier des informations disparates » (O, 33). Les faits intra-mondains se laissent recenser, leur caractère événementiel se laisse décrire, expliquer ; en même temps, le sujet ne peut « arraisonner » ce qu’il vit ; le sujet ne peut user de raison pour expliquer l’expérience événementiale qu’il subit, comme il ne peut interroger l’événement pour chercher à savoir d’où il vient et où il s’en va.

L’ABSENCE À SOI À TRAVERS L’ÉVÉNEMENT

On peut trouver le revers qualitatif de Ginny Cooper dans le personnage de Leah, introduit quelques pages plus loin (partie « Trois », chapitre 3). Femme effacée, dépressive, désengagée du monde, elle a pris la résolution d’en finir ; cette journée de septembre serait sa dernière – le temps de régler les dossiers, de donner sa démission, de rentrer chez elle et d’avaler des cachets par dizaines. Dans ce chapitre, la narration articule avec force comment l’attendu, l’ordre courant des choses prévues est évacué, vidé de son rôle par l’événement. Leah lutte ainsi contre l’habituel, cependant que les choses concrètes, les objets, sont justement là pour lui rappeler leur nature parfois implacable. Si chaque chose a sa place, l’événement vient perturber cet ordre, déplacer les tectoniques du quotidien :

Dans l’escalier de la tour nord, Leah se bat. Avec sa veste empêtrée dans son sac à main, coincée entre la carte d’identification et le porte-monnaie qu’elle n’a pas eu le temps de ranger dans le bon compartiment. Avec le désir de s’asseoir là, de ne plus bouger, de se mettre à pleurer, ou à rire, ou à crier. Mais surtout, Leah se bat avec elle-même. Cette lutte, Leah la connaît bien, il lui semble qu’elle l’habite depuis sa naissance. Non, rien d’inédit. Sauf que si le combat est le même, les causes, cette fois, sont différentes.

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Leah lutte avec la vie, comme si son appréhension « naturelle » la prédisposait à une telle catastrophe, devant l’abîme de neutralité qui l’habite depuis l’embrasement de sa dépression quelques mois plus tôt. Elle sait de prime abord appréhender la vacuité de sens de l’événement puisque celui-ci, en faisant globalement table rase, n’évacue rien individuellement. Leah a décidé que ce 11 septembre entraînerait un temps zéro – relevant d’un zéro final grâce au suicide ; or cette finalité se trouve absorbée par le zéro initial provoqué par l’événement.

Ce faisant, le combat n’est pas le même. Le suicide attendu ne survient pas, car le caractère extraordinaire de l’événement trouble l’ordre attendu, et ce, même si le personnage se sent déjà entièrement hors du monde. Ses jambes avancent, agissent, Leah s’engage dans l’escalier, descend, mais elle continue d’être habitée par la dépression, idée fixe qui contraint, limite, ramène tout à elle-même ; le sujet, déjà précédemment incapable de se produire comme advenant, se voit inévitablement sans avenir, littéralement sans possible à-venir. Elle est d’ailleurs sortie de sa torpeur par une blessure physique, comme si une fracture à la cheville levait la distance avec sa corporalité, ramenait la concrétude de la chair – à laquelle au demeurant le sujet échappe difficilement lorsqu’il est confronté à l’expérience de l’extrême.

Mais de part et d’autre, pour Ginny autant que pour Leah, et par-delà leurs dispositions qui sont à l’évidence en radicale opposition, l’événement leur est insaisissable et cette évanescence induit un déni qui assujettit toute la raison. Le refus inconscient d’appréhender la réalité provient du caractère fondamentalement inédit de l’événement en tant que tel, dans un excès de sens « se dérobant à toute prise et déjouant toute protection[16] ». Ce déni découle également du traumatisme en cours de déploiement, car si l’expérience de l’événement est inépuisable, le traumatisme (présent dans son sillon) en trace une circonférence indépassable. Dans une réflexion pour lui-même, un autre survivant des attentats montre bien la présence et la prégnance d’une telle expérience, inscrite dans la durée – ouvrant en fait une nouvelle ligne du temps :

Marik se souvient de tout cela, comme si c’était hier, même si cela fait des mois. Il s’en souvient comme de toutes les odeurs, toutes les couleurs, la première fois où il a pu se moucher, la couleur de l’eau dans la douche quand la cendre se mêlait au savon. Il n’a pas oublié, n’a rien oublié de ce qu’il a vu.

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L’événement traumatique surgit dans le quotidien, dans l’intimité du foyer, à travers tant de petits gestes insignifiants qui acquièrent une plus-value sémantique et qui peuvent s’établir comme des étalons à partir desquels tout geste similaire pourra être comparé, ramené. Le traumatisme comme événement indépassable est donc constamment présent ; il réactive sa contemporanéité, ne pouvant être mis à distance tout en bloquant sa diction véritable. Diction qui constitue pourtant, paradoxalement, la seule voie d’appréhension et de compréhension de l’événement au sens événemential.

UNE NÉCESSAIRE INCAPACITÉ

Le jeu de rapprochement et de mise à distance (à entendre comme un mouvement de va-et-vient, tel le jeu d’un pendule) témoigne du travail incessant que l’événement requiert. Témoin à distance depuis la terrasse de son appartement, le premier personnage qui nous est présenté (la soeur d’Andrew) reçoit quasi immédiatement l’appel de son frère, soulignant la gravité de la situation, l’imminence de la mort. Ce personnage féminin est ramené aux extrémités de chacune des deux grandes parties qui divisent le roman par des retours rythmant le déploiement événemential. Chaque fois, elle s’interroge quant au rapport à l’image, déformation professionnelle pour cette artiste-photographe de la macro, qui « regard[e] les gouttes goutter, les fleurs fleurir, les poussières tomber » (O, 9). Alors qu’elle avance vers les tours qui s’effondrent, l’appareil-photo qu’elle a autour du cou saisit mécaniquement les événements ; par renversement, ce n’est plus elle qui active l’appareil, mais celui-ci qui semble être en contrôle – « Lui seul avait compris » (O, 88), pense-t-elle pour elle-même. L’appareil agit comme un troisième oeil qui permet d’accéder à une surconscience, c’est-à-dire une conscience aiguë des événements, que la seule appréhension du monde se contente de subir.

Elle avance, guidée par ses pas dans la poussière, laquelle est rapidement désignée par le pronom personnel « elle », ce qui souligne moins une personnification qu’une sorte d’autonomisation par l’acquisition d’une capacité d’action, d’un pouvoir de modifier choses, gens, lieux. À travers la poussière se pose également la question du caractère délébile de la trace, de l’inévitable nature passagère des gens et des choses, des expériences, des souvenirs, et dans la longue durée, d’une fugacité globale qui atteint jusqu’aux immeubles en apparence les plus immuables. « Respirer d’abord, parler ensuite » (O, 96) ; c’est de cette nécessaire séquence que découle l’incapacité à raconter l’événement : celui-ci se déroule, se déploie, se laisse subir, mais sa nature indéterminée – ouverte dans ses tenants et aboutissants – ne permet pas d’en parler en connaissance de cause (une expression particulièrement pertinente à la lumière de tout le raisonnement qui précède). L’événement ne se laisse véritablement intérioriser qu’une fois conclu, puisqu’il modifie le sujet au fur et à mesure de l’expérience, le faisant advenir sous un jour nouveau, suivant des modalités nouvelles.

Il y a toutefois un aspect où la littérature dépasse la théorie de l’événementialité proposée par Romano (si riche soit-elle), puisqu’il est possible pour le roman de montrer une variété d’expériences événementiales autrement inatteignables, par exemple grâce à la mise en scène de sujets qui en sont les victimes les plus radicales : les morts. La signification est alors marquée par une certaine forme de concordance (et non plus de distance) à travers sa seule diction, ce qui constitue sans doute une forme par excellence de l’esth/éthique, entendue comme actualisation d’un monde qui demeurerait autrement insu. De plus, le fait de représenter des personnages dans leur silence et leur incapacité à dire, par la narration ultérieure, mais aussi par l’usage récurrent du fragment, surmonte (du moins partiellement) la discordance de l’événement au sens où Romano l’entend. Si cette fragmentation est perceptible à même la structure du roman – entre autres par la brièveté des chapitres et la succession des lieux et des personnages –, elle l’est également dans la narration de l’expérience – puisque de montrer une situation qui dépasse l’entendement et laisse ses victimes sans voix en propose déjà une forme de diction.

Errant dans une ville aux airs de ruines, la soeur d’Andrew croise des êtres hagards, choqués, mais silencieux – « que pouvaient-ils se dire, en dehors d’un simple geste de reconnaissance non de leur identité, mais de leur survie » (O, 96). L’être se trouve changé, il doit se constituer dans l’événement et à sa suite – et la littérature représente bien une telle situation, nuançant l’impossible diction de l’événement sur le coup, tout comme le roman adhère à l’événementialité par la mise en scène de personnages dont l’identité est à refonder, par le sujet y advenant. Cette refondation passe alors par une diction inévitablement faillible, partielle, et corrigible ; or cette mise en péril, si bien illustrée par Dulong dans l’esth/éthique qu’elle déploie à l’intérieur de ce texte de fiction, est précisément ce qui donne accès au coeur de l’événement, à l’endroit même de son incertaine manifestation. Il s’agit ainsi moins d’une explication que d’une interprétation, par des personnages actants qui ignorent la scène événementiale sur laquelle ils sont projetés – une ignorance qui, à terme, constitue le sens essentiel à tirer de leur expérience.