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Le deuxième récit autofictionnel de Nelly Arcan, Folle, commence paradoxalement par la fin : « À Nova rue Saint-Dominique où on s’est vus pour la première fois, on ne pouvait rien au désastre de notre rencontre[1]. » Dès cette première fois, dès cette première phrase, l’idée de la finalité et de la fatalité s’impose. Le passé se révèle garant de l’avenir, et le récit tout entier s’articule dans cette logique du retour en arrière pour éclairer le futur : grâce à une analepse de grande amplitude, une narratrice-épistolière, nommée Nelly, relate les événements d’une relation amoureuse qu’elle a entretenue avec un journaliste français, qui l’a aujourd’hui quittée. La relecture des événements antérieurs se fait alors sur le mode de la prophétie funeste : pour l’amoureuse déçue, tout semblait joué d’avance, avant même de commencer. Au terme de la rédaction de cette lettre-fleuve, qui constitue l’ensemble du livre, l’épistolière projette de se suicider le jour de son trentième anniversaire, comme elle l’avait prévu quinze ans plus tôt.

Alors qu’on a trop souvent confondu autofiction et simple témoignage, force est de constater que la mise en scène temporelle de Folle se démarque par sa cohérence structurelle : je montrerai, en analysant trois moments clés du récit, la scène de l’avortement, l’incipit et l’excipit, que la narration parvient, dans un jeu de miroir et de symétrie, à conjuguer tout à la fois le passé du temps de l’amour, le présent de l’énonciation et le futur de l’automythification du personnage féminin[2]. Toutes ces temporalités en viennent à fusionner, menant à une abolition de la progression narrative, comme l’affirme Andrea Oberhuber : « La boucle est bouclée. Le point de départ de l’écriture – la disparition voulue du personnage à l’âge de trente ans – rejoint le point final[3]. » Dans un effet d’accélération vertigineux, le récit circulaire se referme sur lui-même : à ceux qui en doutaient encore, ses deux cents pages n’ont servi qu’à prouver qu’il était impossible d’éviter le désastre. Le sens des événements se trouve déterminé par leur fin, inévitable.

Dans cet article, je propose de concevoir les trois moments décisifs déjà identifiés comme des mises en abyme, telles que les a théorisées Marie-Laure Bardèche : la mise en abyme « institue une ressemblance entre l’oeuvre et une partie de celle-ci, qui la reproduit par analogie, équivalence, duplication, effet de miroir. C’est la structure de l’oeuvre – et non le texte – qui se trouve représentée par l’un de ses éléments[4] ». La mise en abyme apparaît ainsi comme une forme de quintessence de l’oeuvre, reproduite et réduite à son principe essentiel. Si un incipit est, traditionnellement, le condensé des éléments d’une oeuvre sans que cela en fasse forcément une mise en abyme, ici, une forte impression de duplication des images se dégage de la mise en parallèle des trois moments clés du récit. C’est dans la compréhension globale de l’oeuvre, plutôt que par l’analyse isolée des trois scènes, qu’apparaît l’enfilade de mises en abyme : leur signification et leur symbole se déploient et s’enrichissent à mesure qu’on les relie entre elles. Effectivement, les ressemblances frappantes entre le début et la fin du texte en viennent à dédoubler la structure de l’oeuvre : l’incipit et l’excipit agissent tels des miroirs de part et d’autre du livre et se renvoient des images obsédantes, au centre desquelles se trouve réfléchi à l’infini l’événement traumatique de l’avortement. La scène de l’avortement apparaît ainsi comme une métaphore condensée de la relation d’amour-haine entre la narratrice et le journaliste tandis que, par un mouvement de reprise et de réduction, la narration, lancinante, crée un mouvement « par lequel l’oeuvre se récrit sans cesse elle-même, tout en s’abolissant jusqu’à l’anéantissement[5] ». L’épistolière répète, ressasse, piétine : elle écrit un livre « pour femmes », comme elle le laisse entendre avec amertume (F, 182), un récit sans intrigue ni suspense, sans péripéties ni schéma actanciel, où une protagoniste impuissante se meurt sous la domination du personnage masculin.

L’AVORTEMENT

Principalement écrit à l’imparfait et adressé à un « tu » masculin jamais nommé, Folle se présente comme une lettre-fleuve envoûtante et paradoxale, lettre d’un grand amour tragique et lettre de suicide, où s’enchâssent tortueusement les temps passé, présent et futur. Pourtant, en se basant sur la triade genettienne histoire-récit-narration[6], l’histoire (contenu narratif) de Folle s’avère relativement simple : un homme et une femme se rencontrent et deviennent passionnément amoureux, mais à la suite de nombreuses disputes et crises de jalousie, ils finissent par rompre. La femme, qui était enceinte au moment de la séparation, subit un avortement et écrit ensuite une lettre à son ancien amant. C’est plutôt le récit (texte de deux cent cinq pages) qu’en fait la narratrice qui est éminemment complexe.

On pourrait, chronologiquement, le résumer en quatre périodes temporelles. Il y a tout d’abord l’amour fusionnel, qui appartient au passé. Se produit ensuite, au moment de la rupture, ce qu’on pourrait appeler une période de stagnation ou de décalage. Après que l’amant a mis fin à la relation, trois mois s’écoulent pendant lesquels Nelly se cloître chez elle et refuse l’idée de rupture : « [I]l faut dire que de mon côté, notre histoire continuait de se terminer au quotidien. Chez moi je te parlais toute seule à voix haute, entre autres choses je te reprochais ta bouderie. Je me demande si un jour cette histoire prendra fin. » (F, 76) La narration enchevêtre ici finement les temporalités : alors que Nelly relate à l’imparfait sa solitude et ses reproches, elle se demande au présent, au moment où elle écrit, si « un jour cette histoire prendra fin », le futur simple signalant ici que la rupture n’est pas encore effective pour elle. La protagoniste se trouve dans un « présent éternel » ou bien dans un « passé jamais tout à fait terminé » : alors que la séparation est un événement singulatif (ponctuel) pour le Français, elle est narrée et vécue sur le mode itératif pour la narratrice québécoise. Pour elle, leur histoire « continue de se terminer » trois mois plus tard ; l’abandon se répète, se redit, se revit constamment. Puis, après onze mois d’amour fou, dont trois mois de déni, survient la troisième phase, « la deuxième perte » (F, 73) engendrée par l’avortement. Cette interruption de grossesse force la narratrice à « accepter les faits » (F, 75) : la reconnaissance de la rupture devient alors la source de son écriture. Cette prise de conscience marque le début de la quatrième et dernière période temporelle, le futur de l’automythification : grâce à la lettre qui prend la forme d’une coulée narrative foisonnante et enragée, elle construit elle-même le mythe de sa mort annoncée.

La structure temporelle de la relation amoureuse est représentée comme dans un miroir à l’intérieur du corps de la protagoniste. Au moment où Nelly, juste avant la rupture, se découvre enceinte, elle vit en fusion avec l’embryon, comme elle le faisait avec le journaliste au début de leur histoire d’amour. Toutefois, l’amant rompt l’idylle et, après la séparation, trois mois s’écoulent où la protagoniste hésite à recourir à l’avortement, puisque l’embryon représente pour elle la survivance factice de l’homme dans son existence : elle l’appelle « une part de toi » (F, 78), « un peu de toi » (F, 80) ou encore, plus ironiquement, « cette substance […] qui s’était resserrée autour de ta décharge » (F, 80). En décalage, son corps refuse la séparation : l’embryon perpétue un rapport amoureux et sexuel entre l’amant et elle. Puis, à la dernière minute légale, advient l’avortement. La rupture du lien organique entre le journaliste et la narratrice est maintenant totale pour les deux individus, et de nouveaux sentiments se développent chez le personnage féminin : « Ce soir-là, j’ai commencé à te haïr et jusqu’à ce jour cette haine est restée la même. » (F, 80)

De là découle la quatrième étape, l’écriture et les effets secondaires de l’avortement, les deux étant intimement liés dans un rapport d’analogie. En effet, à la clinique, on explique au personnage féminin que les saignements ne viendront que dans les jours suivants et que les conséquences hormonales seront longues à se résorber : « [C]’était l’utérus qui comprenait trois jours trop tard qu’il n’y avait plus rien à nourrir, qui baissait les bras pour tout laisser tomber. » (F, 75) La narratrice-épistolière retourne à la maison et, après trois jours d’attente, viennent les saignements, qu’elle décide de récolter : « [P]our te choquer, j’ai pensé te poster le pot. » (F, 80) Par cette idée, elle crée un rapport métaphorique entre le pot qu’elle s’imagine poster et la lettre qui est habituellement l’objet que l’on envoie : coulée narrative et coulée de sang ont toutes les deux la fonction de choquer l’ancien amant, de lui faire porter le blâme de ses souffrances. L’épistolière renonce toutefois à son plan, espérant trouver la trace du fruit de leur union dans cette substance : « Dans le rouge du sang j’ai donc cherché une tache blanche, pour ça j’ai dû vider le pot sur une large planche à pain et fouiller dedans. » (F, 80) Poussée ici au paroxysme de l’abjection, l’analogie coulée narrative/coulée organique se renforce et expose les mécanismes narratifs du récit : la narratrice fouille dans les caillots de sang de la même manière que dans ses souvenirs, dans les décombres de la passion, pour comprendre l’échec de sa relation avec le journaliste. Elle explore les restes du foetus comme les ruines de leur relation amoureuse. Les conséquences sont longues à résorber : l’acte narratif et le sang sont pareillement douloureux et abjects, répandus et décortiqués sur la planche à pain ou sur la page.

La narratrice semble même atteindre un nouveau sommet dans sa folie : « Il me semblait aussi qu’à la clinique, on m’avait menti, que ce sang n’était pas du sang de règles mais de la vraie chair, d’ailleurs en y pensant aujourd’hui, je trouve que ça ressemblait à de la moelle d’os. Si j’avais été un peu plus folle, je l’aurais mangée. » (F, 81) Dans un mouvement de balancier, l’épistolière oscille ici entre l’expulsion et l’incorporation, la haine et l’amour, l’absence et la présence, la distance et la fusion. L’embryon est expulsé hors du ventre, comme Nelly le fut hors de l’existence du Français. C’est l’expulsion qui motive son désir d’écriture, mais paradoxalement, elle cherche à capturer l’essence de l’amour dans une lettre comme elle aurait voulu manger ce qui restait de l’amant dans les décombres de son ventre, reprendre en elle ce qui a été rejeté. Cette scène marquée par le va-et-vient constant entre les opposés, si caractéristique de l’écriture arcanienne, réduit le personnage à un état d’abjection profond qui le conduit vers la mort volontaire. Ainsi, la structure temporelle quadripartite du récit se trouve dupliquée à la fois par la relation amoureuse avortée et par la grossesse interrompue : premièrement le passé de la fusion, deuxièmement le présent répétitif du déni, troisièmement la rupture définitive et l’énonciation au temps présent, et finalement, l’exploration des ruines qui annonce la mise en récit de l’amour exalté et de la mort tragique. L’épisode se comprend dès lors comme la représentation de l’oeuvre dans l’oeuvre.

Sur l’axe chronologique, la scène est capitale : elle devient le point d’origine de l’énonciation puisqu’elle correspond au moment où Nelly prend la plume pour s’adresser à son ancien amoureux. Quand l’épistolière utilise le présent de l’indicatif, c’est à partir de la posture de la femme post-amoureuse qu’elle s’exprime, analysant le passé et anticipant sa propre fin. Trois jours après l’avortement, elle commence à rédiger la missive que nous sommes en train de lire : « À Nova rue Saint-Dominique où on s’est vus pour la première fois, on ne pouvait rien au désastre de notre rencontre. »

L’INCIPIT

L’incipit de Folle met en échec l’intrigue amoureuse dès l’ouverture du livre et, par le fait même, contrarie tout effet d’anticipation : la première phrase dévoile la conclusion, la rencontre conduit à la fin, programmée quinze ans plus tôt. Ces premières lignes annoncent également les grands thèmes du récit et ses mécanismes stylistiques principaux, qui se déploieront sur plus de deux cents pages :

À Nova rue Saint-Dominique où on s’est vus pour la première fois, on ne pouvait rien au désastre de notre rencontre. Si j’avais su, comme on dit la plupart du temps sans dire ce qui aurait dû être su au juste, et sans comprendre que savoir à l’avance provoque le pire, si on avait pu lire dans les tarots de ma tante par exemple la couleur des cheveux des rivales qui m’attendaient au tournant et si de l’année de ma naissance on avait pu calculer que plus jamais tu ne me sortirais de la tête depuis Nova… Ce soir-là rue Saint-Dominique, je t’ai aimé tout de suite sans réfléchir à ma fin programmée depuis le jour de mes quinze ans, sans penser que non seulement tu serais le dernier homme de ma vie, mais que tu ne serais peut-être pas là pour me voir mourir. Quand on s’est mieux connus, c’est devenu un problème : entre nous, il y avait l’injustice de ton avenir.

F, 7

Les premières phrases nous font traverser tout entier l’axe temporel du récit : la première rencontre, le coup de foudre puis le désastre, celui de la rupture et de la mort. Le passé révolu, le moment présent, le futur projeté sont condensés dans une seule phrase, ce qui, pour Camille Laurens, est caractéristique de la rencontre amoureuse. Dans Encore et jamais, essai consacré à la répétition et à la variation, l’écrivaine se prête à une analyse étymologique et conclut que la première rencontre est plutôt une forme de répétition inconsciente : « Comme son préfixe l’indique, il n’y a pas de premier regard. Se regarder, même pour la première fois, c’est avoir gardé dans son coeur une image antérieure qui a résisté aux désastres, un truc qu’on a sauvé. Regarder, c’est sauvegarder[7]. » Ainsi, le coup de foudre serait une impression de déjà-vu : on reconnaît en l’autre ce que l’on attendait, ce que l’on a préservé des désastres potentiels. En ce sens, Laurens adapte la théorie de la cristallisation de Stendhal : l’amour précède la découverte de l’objet aimé[8]. L’idée même de perfection se forme avant la première rencontre et se cristallise par la suite sur l’être cher.

Le livre d’Arcan représente de la même manière la cristallisation du sentiment amoureux, cette fois-ci à l’ère des télécommunications. En effet, on apprendra, plus loin dans le récit, que le premier regard de l’amant n’était pas tout à fait le premier puisqu’il confie à la narratrice l’avoir vue à la télé et dès lors porter en lui cette image médiatique magnétique : « […] je m’étais vue dans ta mémoire, parce que j’avais déjà une place dans ta tête en tant que personnalité » (F, 175). En revanche, pour Nelly, le coup de foudre prend une tournure tragique : l’image de l’amant est le désastre, son idée de la perfection s’incarne dans cette passion dévorante et fatale, qui donne enfin sens à sa vie et à sa mort. La mention des cartes de tarot et celle de Nova, une étoile en plus d’être ici le nom d’une soirée rave, placent aussitôt la relation de l’écrivaine et du journaliste sous le signe du cosmique et du surnaturel. Ces thèmes, qui reviendront sans cesse dans la suite de l’oeuvre, apparaissent comme les marqueurs de la grandeur de la passion et, par conséquent, de l’intensité de la tragédie du personnage féminin. Du latin nŏvus, qui signifie « nouveau » ou « début », Nova a même déjà été considéré comme titre pour le deuxième livre de Nelly Arcan, aux dires de Chantal Guy :

[…] Folle devait s’intituler Nova. […] Car, depuis sa mort, ce n’est plus son obsession de l’apparence et du corps qui me fascine dans son oeuvre, mais sa passion pour le cosmos. Aussi bien dire pour le néant. […] Nova. C’est le nom [de la soirée] où la narratrice rencontre celui qu’elle aime et qu’elle perdra, c’est aussi le nom de ces étoiles qui brillent intensément, mais pour peu de temps[9].

Nova, c’est donc le début et la fin, l’univers et le néant ; comme l’incipit annonce l’amour et la mort, les opposés sont inextricablement liés jusqu’à leur dissolution. Si le personnage féminin dit avoir conscience de la catastrophe annoncée dès le premier regard, elle s’abandonne, malgré tout, malgré elle, à l’amour naissant. Le désastre, avant même de se produire, avant même qu’on en ait pris conscience, est parachevé.

Une autre opposition notable dans l’incipit est celle, très marquée, entre le savoir et l’ignorance. La narratrice, qui déplore qu’on dise « [s]i j’avais su, comme on dit la plupart du temps sans dire ce qui aurait dû être su au juste », se trouve dans la situation inverse : elle sait aujourd’hui ce qui aurait dû être énoncé, la couleur des cheveux des rivales, le jour et l’heure de la rencontre et la durée de l’amour. Elle pose ces données comme des conditions, « si j’avais su », « si on avait pu lire dans les tarots de ma tante », « si de l’année de ma naissance on avait pu calculer » (je souligne), mais les conséquences potentielles restent tues : la longue phrase, uniquement constituée d’une accumulation de subordonnées conjonctives, se termine par des points de suspension. Même si elle avait su, même si elle avait lu ou calculé, la narratrice n’aurait pas agi autrement : « Ce soir-là rue Saint-Dominique, je t’ai aimé tout de suite sans réfléchir […]. » Savoir à l’avance est plutôt ce qui provoque le pire, pense la protagoniste : c’est foncer consciemment vers sa propre mort. La deuxième phrase de l’incipit peut être comprise comme une paralepse (procédé narratif qui consiste à « donner plus [d’information] qu’il n’est en principe autorisé dans le code de focalisation qui régit l’ensemble[10] »), ce qui institue une tension entre « savoir à l’avance » et les événements à venir. On se demande alors non pas comment le récit se terminera, mais bien comment nous allons nous rendre à la catastrophe anticipée. Le conditionnel, « tu serais le dernier homme de ma vie », paraît ainsi avoir valeur de futur non pas incertain, mais inévitable. Dès le départ, on tue l’intrigue dans l’oeuf.

En outre, dans l’incipit, les propositions phrastiques sont majoritairement à la négative : « on ne pouvait rien », « sans dire ce qui aurait dû être su », « sans comprendre », « plus jamais », « sans réfléchir », « sans penser ». Toutes ces négations sont comme autant d’impossibilités, autant d’échecs tandis que les « si », compléments mis en tête de phrase, écrasent par leur accumulation l’action du sujet, le « je » qui ne savait pas, qui ne pouvait pas. L’épistolière exprime le désarroi général d’être simplement un être humain (même avec les cartes de tarot, elle ne pouvait pas prédire les événements à venir), mais elle ressent également l’impuissance spécifique d’être femme dans une société patriarcale, impuissance comprise dans la plus traditionnelle construction sociale du genre. En ce sens, Folle réactualise presque telle quelle la figure de la femme amoureuse que concevait déjà Simone de Beauvoir en 1949 dans son Deuxième sexe :

Enfermée dans la sphère du relatif, destinée au mâle dès son enfance, habituée à voir en lui un souverain à qui il ne lui est pas permis de s’égaler, ce que rêvera la femme qui n’a pas étouffé sa revendication d’être humain, c’est de dépasser son être vers un de ces êtres supérieurs, c’est de s’unir, de se confondre avec le sujet souverain ; il n’y a pas pour elle d’autre issue que de se perdre corps et âme en celui qu’on lui désigne comme l’absolu, comme l’essentiel. Puisqu’elle est de toute façon condamnée à la dépendance, plutôt que d’obéir à des tyrans – parents, mari, protecteur – elle préfère servir un dieu ; elle choisit de vouloir si ardemment son esclavage qu’il lui apparaîtra comme l’expression de sa liberté[11] […].

Nelly rêve d’un tel amour « absolu » et souhaite « dépasser son être vers un de ces êtres supérieurs » dans l’espoir de transcender l’infériorité attribuée par la société à son genre. Cette stratégie complexe, voire paradoxale, suppose un « ultime effort – parfois ridicule, souvent pathétique – de la femme emprisonnée pour convertir sa prison en un ciel de gloire, sa servitude en souveraine liberté », qui se trouve aussi bien « chez l’amoureuse [que] chez la mystique[12]. » Il y a en effet des similitudes entre le destin de la religieuse et de l’amoureuse : autrement discriminées sur la base de leur appartenance au genre féminin, les deux se consacrent corps et âme à un homme divinisé – le fils de Dieu ou un amant idéalisé – afin de s’attirer les faveurs du pouvoir en place.

La dimension mystique de l’amour de la narratrice a d’abord été soulignée par Patricia Smart dans De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime : « En [l’amant français], [Nelly Arcan] a trouvé l’homme-Dieu, la figure d’autorité masculine dont tous les traits contribuent au sentiment de sa propre insignifiance[13]. » Plutôt que de vénérer un Dieu religieux, la narratrice transpose son idolâtrie vers un dieu séculaire, et cette attitude de servitude a pour effet de glorifier sa position de dominée : « Quand tu es entré dans ma vie, je t’ai donné toute la place […]. » (F, 171) À l’instar de la mystique qui cherche, dans la mortification, à imiter les supplices du Christ pour égaler ses souffrances[14], la narratrice cherche à anéantir son Moi pour s’unir à l’homme demi-dieu : « [J]e t’ai laissé me tirer les cheveux et me cracher dans la bouche, je t’ai laissé me prendre dans la chatte après m’avoir enculée et, après toutes ces étapes, j’ai souvent consenti à te sucer, pour ensuite tout avaler. » (F, 38) Cette domination consentie paraît être le seul moyen de la narratrice de se dépasser et d’atteindre l’absolu, pour le dire comme Beauvoir : elle se laisse avilir et salir, elle souffre avec plaisir pour ensuite tout avaler de l’amant divinisé, ses crachats, son sperme et sa volonté. Elle ingère l’homme pour s’élever, pour anéantir les barrières physiques qui la séparent de lui, tout comme elle voulait avaler les restes de l’avortement.

Toutefois, malgré cette apparente soumission, Andrea Oberhuber remarque une forme d’agentivité dans la prose d’Arcan : « [L]a narratrice reprend possession de son image de soi du passé, la contrôle au moment de l’écriture et la fait miroiter devant l’oeil imaginaire du lecteur, avant la mise à mort finale du personnage “Nelly Arcan”[15] […]. » Au temps zéro de l’énonciation (onze mois après Nova et trois jours après l’avortement), la narratrice prend la plume et reprend possession de son récit et de son image. Elle raconte la Nelly du passé amoureux, la femme complètement dévouée à un homme orgueilleux et manipulateur, elle la construit habilement tel un personnage romanesque, c’est-à-dire la grande tragédienne qui meurt par amour. Mais pourquoi se promouvoir comme une femme écorchée et écrasée par un personnage masculin dominant ? Beauvoir voit là une forme de narcissisme chez la femme amoureuse : « [L]a femme en se livrant tout entière à l’idole espère qu’il va lui donner tout à la fois la possession d’elle-même et celle de l’univers qui se résume en lui. La plupart du temps, c’est d’abord la justification, l’exaltation de son ego qu’elle demande à son amant[16]. » Pour Nelly, mourir comme une grande amoureuse revient ainsi à se posséder elle-même et à maîtriser le monde qu’elle quitte volontairement. Cela permet également de triompher de l’amant : « [S]i tu m’avais aimée jusqu’à la veille de mes trente ans, ma mort t’aurait marqué à vie […], tu aurais compris que je venais de t’échapper en emportant avec moi toutes les réponses. Si on en veut aux gens qui se suicident, c’est parce qu’ils ont toujours le dernier mot. » (F, 14) Par la mise à mort savamment orchestrée dans la fiction, la narratrice contrôle l’image d’elle-même qui passera à la postérité : elle est folle mais, acculée au pied du mur par l’abandon de l’amant, elle renverse les pouvoirs de domination, dévoile les pires excès de la relation amoureuse et coupe l’herbe sous le pied des survivants en ne permettant plus la réplique. Alors qu’il y avait autrefois entre le Français et Nelly l’injustice de son avenir à lui, la narratrice atteindra l’immortalité des idoles, au prix de sa propre vie.

On retrouve dès les premières phrases de Folle la rencontre et la rupture amoureuses, le tarot, la jalousie (avec la métonymie de la couleur des cheveux des rivales), la tragédie de la grande amoureuse, le suicide, le narcissisme et l’automythification. Tout est là dès l’incipit – ou presque.

L’EXCIPIT

Andrea Oberhuber a repris à son compte l’image des miroirs, qui fascinent et hantent la narratrice tout au long du texte[17]. Le récit se structure lui-même comme un miroir, puisque les nombreuses répétitions dans Folle produisent un effet de dédoublement. Particulièrement, l’incipit et l’excipit opèrent comme des renvois symétriques de part et d’autre du récit, dont le reflet paraît alors infini jusqu’au rétrécissement progressif des images. Voici la reproduction de l’excipit, élargi à des fins analytiques aux deux dernières pages du récit :

Ton père cherchait dans le ciel les explosions d’étoiles pour percer le secret de leur mort ; il était fasciné par la beauté de leurs cadavres éventrés dans l’espace, par leur matière dégénérée dont les gaz comme chair et sang créaient des franges multicolores vouées à se dissoudre au gré des vents stellaires. Il vous entretenait, toi et ta mère, lors de vos dîners familiaux, de la vie plus grande que le temps des étoiles et de leurs atomes qui ne cherchaient qu’à se fusionner avec les atomes avoisinants. Il disait que la tâche des atomes au coeur des étoiles consistait à se marier, à entrer en composition les uns avec les autres pour former de nouveaux atomes qui chercheraient également à se recomposer jusqu’à rencontrer un atome irréductible qui était l’atome de fer. Ton père disait qu’en cherchant à former un Tout, les étoiles allaient droit à la déjection finale, elles couraient à leur perte ; au fond, ton père était un poète, c’était un amoureux.
Quand les atomes à bout de fusions frappaient inéluctablement le coeur de fer des étoiles, elles explosaient de façon spectaculaire pour donner naissance à des naines blanches ou encore à des trous noirs ; ce processus d’ondes de choc, qui partait du ventre des étoiles pour les pulvériser dans l’espace des années-lumière, s’appelait la « Catastrophe du Fer ». Mon grand-père aurait été si heureux de rencontrer ton père, en discutant, ils seraient tous deux parvenus à la conclusion que Dieu était un noyau de fer.
Il me semble que les hommes sont ainsi, qu’ils meurent au bout de leurs ressources, qu’ils crèvent tous d’avoir voulu rencontrer leurs semblables et de n’avoir, pour finir, connu que la catastrophe.
Il me semble aussi que cette lettre est venue au bout de quelque chose ; elle a fait le tour de notre histoire pour frapper son noyau. En voulant le mettre au jour, en voulant y entrer, je ne me suis que blessée davantage. Écrire ne sert à rien, qu’à s’épuiser sur de la roche ; écrire, c’est perdre des morceaux, c’est comprendre de trop près qu’on va mourir. De toute façon les explications n’expliquent rien du tout, elles jettent de la poudre aux yeux, elles ne font que courir vers le point final.
Cette lettre est mon cadavre, déjà, elle pourrit, elle exhale ses gaz. J’ai commencé à l’écrire le lendemain de mon avortement, il y a un mois.
Aujourd’hui, ça fait exactement un an qu’on s’est rencontrés.
Demain, j’aurai trente ans.

F, 204-205

Au début de l’extrait, une pause narratologique, longue métaphore sur le thème du cosmos, interrompt le cours du récit. Un parallèle entre les astres et les femmes s’établit dès la première phrase : « la beauté des cadavres éventrés » fait écho aux femmes des médias pornographiques (fréquentés par l’amant français), qui sont « percées » avec violence par les sexes des acteurs et par les regards des internautes. Leur matière, « comme chair et sang », se dissout dans les profondeurs stellaires du Web, au gré des goûts des hommes qui les consomment et les vident de leur essence vitale. Dans Folle, la narratrice insiste à plusieurs reprises sur le caractère mortifère de la cyberpornographie : « Devant les sites pornos du monde entier où tu te trouves peut-être en ce moment je t’imagine bander de la comédie des chattes rasées […] promener la souris sur des filles qui sont peut-être mortes la veille, qui sait. » (F, 32) Comme la lumière des étoiles, la mort des filles du Web n’atteint la surface de la Terre que beaucoup plus tard ; l’internaute voit leur image bien longtemps après leur disparition.

Ce n’est qu’au troisième paragraphe que les éléments de la métaphore sont clairement énoncés grâce à un terme comparatif : les atomes des étoiles qui explosent de façon grandiose sont comme les hommes (les êtres humains), qui cherchent à s’unir à leurs semblables, mais qui « n[e] […] conn[aissent] que la catastrophe ». Dans le désir de fusion des étoiles, on reconnaît la figure de la femme amoureuse qui, cherchant à s’unir avec l’homme souverain, court à sa perte. Sa tâche, comme celle des atomes, est de « se marier, [d’]entrer en composition [avec l’homme] pour former de nouveaux atomes ». Comme les atomes fusionnés donnent naissance à des trous noirs qui finissent par les détruire de l’intérieur, l’épistolière s’est unie corps et âme à un homme et a donné naissance à un foetus mort, condensé d’un amour dont la fin s’annonçait dès le premier regard. Les étoiles implosent littéralement par ondes de choc : la mort leur vient des entrailles, leur vient d’elles-mêmes et à cause d’elles-mêmes. La mort est venue du ventre de Nelly, la mort d’une relation inégalitaire et malsaine. La femme dépendante de son partenaire provoque sa propre « Catastrophe du Fer ».

Dans les confins du cosmos, le thème de l’écriture surgit : « Ton père disait qu’en cherchant à former un Tout, les étoiles allaient droit à la déjection finale, elles couraient à leur perte ; au fond, ton père était un poète, c’était un amoureux. » L’écriture, évoquée ici par l’entremise du poète, est une activité qui conduit l’artiste à sa perte, tout comme l’amour. Avec cette lettre-fleuve, la narratrice est allée tout droit à la déjection : elle a évacué la matière de sa relation et de son être, une matière organique et nocive, des caillots de sang ou du sperme, quelque chose qui la souillait et qui l’empêchait de réaliser l’idéal de son Moi. Un peu plus loin dans l’excipit, elle insiste sur le travail de destruction de l’écriture : la narratrice est « pulvérisée » comme une étoile puisqu’écrire, « c’est perdre des morceaux », c’est se réduire en miettes jusqu’à l’anéantissement. L’amoureuse, la poétesse, l’étoile déchue, c’est elle.

Au quatrième paragraphe, on revient au temps présent de l’écriture : Nelly a achevé la rédaction de sa lettre d’adieu. Comme le père de l’amant cherchait dans le ciel les secrets de la mort des étoiles, l’épistolière a terminé de donner un sens à sa mort, mais le mystère reste intact : « De toute façon les explications n’expliquent rien du tout, elles jettent de la poudre aux yeux […]. » Le dernier paragraphe de l’excipit, comme le premier de l’incipit, fusionne en quelques lignes toutes les temporalités du récit. La relation amoureuse, que la narratrice a racontée en plus de deux cents pages, est ici résumée à l’extrême, la distance dans le temps et dans l’espace réduite à sa plus simple expression : « J’ai commencé à […] écrire le lendemain de mon avortement, il y a un mois. Aujourd’hui, ça fait exactement un an qu’on s’est rencontrés. Demain, j’aurai trente ans. » La construction antichronologique des dernières phrases expose les liens de causalité entre les événements : c’est l’avortement qui motive le travail d’écriture épistolaire (l’avortement étant lui-même une mise en abyme du fonctionnement de la relation amoureuse), et le retour à Nova, selon le schéma d’une narration concentrique et lancinante, en fait la source originelle du désastre, qui conduit au suicide programmé depuis quinze ans.

En ne mettant pas en scène le suicide, le projetant seulement dans le futur rapproché du lendemain, la narratrice laisse toutefois planer un doute : sera-t-il mis à exécution ? Voici ta dernière chance d’agir, semble dire la narratrice à son ex-amant, demain il sera trop tard. Si le suicide est réalisé, l’amant sera « privé » de son ancienne amie : il sera hanté par son souvenir (peut-être même par son esprit vengeur [F, 76]) et coupable d’avoir été l’une des causes de son décès. Alors, vite, il faut agir. Pourtant, lire cette lettre signifie avoir déjà trouvé le corps de la narratrice. Pis : cette lettre est son cadavre. Celui qui lit la missive reçoit les mots de la narratrice bien longtemps après sa disparition, comme on perçoit encore la lumière des étoiles bien longtemps après leur explosion.

De son côté, le lectorat extradiégétique subit un chantage similaire : la protagoniste posera-t-elle le geste de non-retour ? L’alter ego fictif de l’autrice sera-t-il mis à mort… ou bien s’agira-t-il de la vraie Nelly Arcan ? Lire cette lettre d’adieu revient à avoir déjà retrouvé le cadavre du personnage d’autofiction. Le public sera hanté par son souvenir et aura honte d’avoir été l’une des causes de son décès[18]. L’incipit et l’excipit agissent dans Folle comme des miroirs qui renvoient l’image de la structure même du récit, dans ses décalages temporels, ses répétitions, ses thèmes, ses métaphores. La tragédie de la narratrice (qui pourrait être celle du lectorat) est de ne pas avoir su à temps, « sans comprendre que savoir à l’avance provoque le pire » (F, 7).

Par l’analyse narratologique, j’ai montré comment l’amour survit de façon artificielle, tant au coeur de la narration de la lettre-fleuve que dans le corps de la protagoniste. Parler et écrire à l’amant, chercher à se venger de lui ou encore à le séduire, réactualiser les souvenirs et les sentiments, ce sont autant de moyens pour prolonger imaginairement le dialogue amoureux. Dans son ventre, c’est un foetus qui garde en vie le lien entre elle et son ancien partenaire jusqu’à ce qu’elle avorte. La narration concentrique du récit insiste sur certains éléments et revient souvent aux mêmes scènes : la rencontre à Nova et l’avortement tardif sont des éléments décisifs qui marquent l’axe temporel du récit et qui sont implacablement répétés par la suite. L’ouverture et la fermeture du livre instaurent des rapports de symétrie et de renvoi à travers l’ensemble du texte. Elles dédoublent ainsi métaphoriquement l’histoire de Folle dans une relation de mise en abyme et concentrent l’essentiel du livre, du mode narratif jusqu’aux thèmes explorés en passant par l’enchevêtrement des modes temporaux. Ainsi, davantage que simple objet métonymique de son « obsession de l’apparence et du corps[19] », le miroir s’inscrit au coeur de la prose d’Arcan, structure son récit et compose une poétique complexe et exigeante. Si le culte des apparences, les thèmes de la chirurgie esthétique ou de la séduction scandent les livres de l’écrivaine comme autant d’obsessions chez ses narratrices et ses personnages, une analyse formelle révèle que ces idées façonnent également la stylistique arcanienne avec une grande intelligence et une rigoureuse cohérence.