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En cette période de confinement, on expérimente plus cruellement le manque d’un type de contact humain, imprécis, évanescent et distancié, que Virginia Woolf, plus que toute autre, savait si bien décrire. Ce contact advient, par exemple, lorsque nous sommes soumis à ce phénomène que la psychologie connaît bien, qui nous fait tous regarder dans la même direction lorsqu’une personne ou un groupe fixe son regard sur un point précis. On le sent dans une infinité de gestes civiques, comme laisser passer son voisin qui traverse le pas de la porte en même temps que soi, comme rester sur place dans le flot d’une foule en mouvement ou porter attention à la personne qui entre dans l’autobus et qui aura peut-être besoin de notre place assise. Il y a chez Virginia Woolf une fine tendresse pour l’anonyme qu’on croise, parfois même sans regarder, comme une prescience du corps (et de l’âme) de la masse informe qui compose la matière des villes, ou des corps plus particuliers qui traversent en solitaire les lieux déserts. Sous sa plume, le Big Ben et l’avion se sont tout à coup humanisés ; du simple fait qu’ils sont vus par plusieurs en même temps, ils ont libéré dans l’air leurs ondes électriques, leurs vibrations, qui ont traversé la peau de chair pour devenir une chose à penser tout autant qu’à sentir.
Comme les écrivains modernistes, on peut considérer ce phénomène sous son angle scientifique, s’étonner de la concordance des lieux pourtant éloignés, s’émerveiller de la synchronicité, mesurer l’impact d’un battement d’ailes de papillon à des milliers de kilomètres plus loin. Mais si on est Virginia Woolf, on va surtout en développer une éthique de l’empathie : ceci, qui m’advient en même temps qu’à l’autre, crée entre nous un lien invisible, un fil aussi impalpable que bien tangible. Dans un contexte d’individualisme forcené, où chacun mise sur sa différence, la chose commune se range du côté de la nostalgie, pour ceux du moins qui l’ont connue ; ou pour ceux qui voudront la connaître par les récits, par les poèmes. Il y a, par exemple, ce « poème-jeu », ou récit, ou roman qu’est Les vagues de Virginia Woolf, où on peut voir six voix individuelles qui défendent leur point de vue ou, au contraire, la rencontre dans un même point focal de différentes consciences. Et au centre, ce personnage absent, qui ne dit mot mais qui écoute, Percival l’absent/présent. Puis il y a, chez Baudelaire, le « Comme » magistral du « Cygne », qui dit la simultanéité dans l’analogie, où le poète pense à tous les exilés, d’Andromaque à Victor Hugo, comme il traversait le nouveau Carrousel. Ainsi,
pendant que Perceval tombait
tu jouais
une berceuse de Brahms[1] (15)
[…]
pendant que tu tombais
une louve allaitait Rome
pour réparer le monde (20).
Ce sont bien des individualités saisies dans leur tessiture profonde, identités irréductibles qui sont affirmées dans leur intégrité la plus nette. Mais en même temps, un courant les traverse et il ne reste plus, à l’inverse de Baudelaire, qu’à dire leur simultanéité pour révéler leur analogie : et la chute devient semblable à une berceuse, ici ; à la maternité réparatrice, là. Et insensiblement, celui qu’on désigne à la troisième personne, dont on parle même s’il ne s’exprime jamais, devient celui à qui l’on s’adresse, méritant la considération offerte à un proche. Et insensiblement, en ce xxie siècle, le grand silencieux à qui il faudrait parfois parler, aussi, est l’animal, pas seulement celui des forêts de nos mythes, mais aussi celui, perdu, au coeur de nos villes. Et c’est encore « Le Cygne », mais encore retourné : non plus l’oiseau qui devrait retourner aux cieux profonds, mais la sordide « louve » qu’on gagnerait à accueillir, pour notre réparation.
+
Je m’ennuie de Virginia Woolf, de cette voix qui est en même temps la mienne et la tienne, sans que ni toi ni moi y perdions au change ; mais au contraire, comme si tu pouvais m’aider à me trouver, comme si mon fonds immémorial s’était déposé en toi, et que c’est là que je pouvais l’aller quérir, quand le courage me prendrait.
41[J]e t’isolerai dans les bois
mon cheval gris pommelé
je suis décentré pardonne-moi
il pleut des cordes
demain s’il fallait que tu tombes
je tomberai avec toi
les herbes hautes les pâturages bleus.
Je m’ennuie de Virginia Woolf, je souffre quand je ne peux plus apprendre à écrire à ses côtés, quand je suis dépossédé des mots qui ne m’appartiennent pas, quand je m’égare dans le calcul du dû et du devoir, quand j’oublie le rythme de mon coeur et de ma respiration, quand je hoquette et trébuche, le souffle court, et saisi à chaque seconde, quand le fil qui me fait être toi, elle, lui et moi se perd dans l’intérêt vain et malsain, comme si ta perte et ta chute signifiaient ma victoire, et non plus l’acte de bravoure d’une phrase animée.
Imaginer : entendre le souffle, entendre la respiration d’une personne, sentir ces vagues-là qui viennent d’un corps qui n’est pas le nôtre, qui ne le sera jamais, ces vagues qui montent, qui redescendent, qui viennent jusqu’à nous et puis disparaissent en léchant le rivage. Cette phrase, son rythme, son équilibre instable, un subtil battement et elle fait un tour sur elle-même après la virgule : cela peut provenir et provient, le sujet, la vie, un événement incroyable pourrait avoir lieu non un événement incroyable a lieu, juste là, c’est ce qui se produit dans ces pages, dans les pages écrites par Virginia Woolf. Non pas écrites : animées[2].
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Je m’ennuie de Virginia Woolf, de son regard aussi sec que bienveillant, un regard qui voit tout et qui conserve toute sa politesse — infiniment plus qu’une astuce mondaine, un profond respect humain plutôt — et, pour cette raison, dont la dureté est une charité relevée, car il fait du bien d’entendre parler de la mort, de la pire mort de toutes, de celle qui n’est pas la mienne et qui me rend impuissant, celle du corps tombé trop vite de la fenêtre et qui s’abat en pleine insignifiance, pour me rappeler que je peux vivre, malgré tout.
41[S]ortilèges
je dis je et je ne suis personne
je dis je et je dis les autres
à l’hôpital
sur le lit
un crayon dans la gorge
je les entends[3].
Je m’ennuie de Virginia Woolf, de sa malpropreté, de cette manière qu’elle a de ramasser les détritus de tout un chacun avec ses gants de soie, comme des perles, de sa franchise énorme qui ne sourcille jamais, qui n’a ni goût ni dégoût, qui se connaît au premier chef, pour qui les miroirs ne sont pas des diseuses de bonnes nouvelles mais une épreuve de réalité commune, miroir et fenêtre tout ensemble, une ouverture, un rappel que la naïveté est la mère de l’intelligence, sans compromis et sans préjugés, pour qui sait, vraiment, comprendre.
10[T]oute seule je ne bouge pas
je suis un peu faible
une légende de lucioles
j’ai besoin d’épaules
pour la fin du monde
les gens vivent très peu[4].
Je m’ennuie de Virginia Woolf, d’une voix continue qui me réveille dans la nuit, qui vient et qui part je ne sais quand ni comment, qui est toujours là quand je n’y suis pas, une voix, la voix d’une rivière souterraine, de la veine d’eau dans la fondation, le grand désastre peut arriver, tout peut recommencer, je m’ennuie d’une voix basse qui me dit que je suis faux, la nuit, sans m’effrayer.
Trahan, 68La vérité est vulgaire comme une voix dans le noir.
Elle ne parvient à personne, pas à moi plus qu’à un autre,
personne veut dire personne veut dire le bruit des os,
des vagues, d’une fête d’enfants, de la rivière
au creux de laquelle je construis une maison.
Je m’ennuie de Virginia Woolf, de l’écrivaine couchée sur le dos, au sol, qui regarde par la fenêtre passer les oiseaux dans le ciel hivernal de Londres, qui s’éprend de la campagne et des odeurs de Kew Gardens, un matin brumeux, quand l’heure est vague et reste en suspens dans le gris, un matin d’offrande, où on repense à la misère de ceux qu’on n’a pas connus parce qu’on a été trop chanceux, parce qu’on a pris la porte de gauche alors qu’un drame couvait à droite.
Langlais, 53Cette fois j’écrirai
une mouette
retournée sur le dos
bouche béante
je recommence à trouver
de bons titres
avec cet instinct
pour le fond des choses.
+
Et dans ces pages je me perds, je ne sais plus très bien qui a écrit quoi, si ce n’est pas moi, même, qui l’ai écrit, un soir où je sommeillais, attendant l’heure d’aller me coucher. À qui ce livre ? Je ne sais pas, il appartient peut-être à Virginia Woolf, peut-être même est-ce elle qui l’a écrit, on ne sait plus. Quand on écoute attentivement, que certaines paroles résonnent en nous aussi fort qu’un vent glacial d’hiver, il devient difficile de démêler ce qui est moi, si je suis témoin ou acteur de ce drame, ou peut-être, même, de ce grand geste épique. Mais est-ce bien vrai — est-il possible — qu’il se passe quelque chose ? qu’un courant se lève, que ce soit lui qui monte, et non nous qui soyons redressés ? Se peut-il que, pendant que je sommeillais, quelqu’un ait fait ce que j’aurais dû, ce que j’aurais pu faire, et qui me ressemble ? Confinés nous sommes, et pourtant, au réveil, ne verrons-nous pas que nous sommes tombés en vie nouvelle ?
Trahan, 21Vie nouvelle est la raison qui danse
après les morts, le livre vidé de sa fatigue […]
Langlais, 82que tu rompes
je sais que j’ai fini
ton livre
ceci n’est pas un témoignage
ceci n’est pas un spectacle
Appendices
Note biographique
NELSON CHAREST est professeur de poésie moderne à l’Université d’Ottawa. Il a publié aux éditions Nota bene un essai intitulé Vaisseau, le grand poème, un numéro de la revue Études littéraires portant sur « Le verset moderne » ainsi que le collectif Genres littéraires et peinture. Il a en outre publié des études sur Pierre Morency, Pierre Perrault, James Sacré, Coleridge, Nelligan, Loranger, Verlaine et Mallarmé, notamment. Il prépare un ouvrage sur la brièveté en poésie. Il a aussi publié aux éditions Le lézard amoureux un recueil intitulé Les icônes démodées.
Notes
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[1]
Tania Langlais, Pendant que Perceval tombait, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Poésie », 91 p.
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[2]
Michaël Trahan, Vie nouvelle, Montréal, Le Quartanier, coll. « Série QR », 2020, 197 p.
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[3]
Kateri Lemmens, Passer l’hiver, illustrations de Romain Renard, Montréal, Éditions du Noroît, 2020, 108 p.
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[4]
Laurence Gagné, Les jardins de linge sale, Montréal, Le lézard amoureux, 2020, 67 p.