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Introduction

En 1952, Frantz Fanon (1925-1961), tout juste sorti de ses études de médecine et ayant soutenu une thèse en psychiatrie, publie Peau noire, masques blancs (PNMB), un petit essai qui se veut « une étude clinique » du racisme, pour secouer « la lamentable livrée édifiée par des siècles d’incompréhension » (1971 [1952], p. 10). Les neuf années qui lui restent à vivre ont été mouvementées en raison de sa participation active dans les luttes anticoloniales algériennes aux côtés du Front de libération nationale, et son dernier ouvrage, Les damnés de la terre (1961), publié à la veille de l’indépendance algérienne et préfacé par Jean-Paul Sartre, est devenu un livre culte de la décolonisation africaine[1]. La circulation de son oeuvre a été facilitée par la traduction en anglais : Les damnés de la terre a été traduit par Constance Farrington dès 1963[2]; PNMB est traduit en anglais par Charles Lam Markmann (CLM) et publié en 1967 à New York. La réédition de cette traduction en 1986 avec une préface de Homi Bhabha marque une recrudescence d’intérêt dans le monde anglophone pour cet ouvrage, le faisant entrer dans le champ d’études postcoloniales. Selon Christiane Chaulet Achour, « les principaux promoteurs du postcolonialisme, E. W. Said, Gayati Spivak et Homi K. Bhabha, ont construit leurs avancées à partir d’une fascination pour Frantz Fanon » (2007, p. 22). C’est aussi par ce biais que l’oeuvre de Fanon est arrivée dans le monde sinophone où l’on trouve deux traductions parues en 2005[3]. Cet intérêt des postcolonial studies a ensuite engendré deux nouvelles traductions en anglais par Richard Philcox (RP) parues en 2004 (Les damnés de la terre) et en 2008 (PNMB).

Lors de notre exercice récent de la traduction en langue chinoise de PNMB, de nombreuses questions ont surgi, tant le livre présente un univers textuel atypique. En effet, quiconque ouvre ce livre peut constater ce que Ziauddin Sardar écrit dans sa préface à la nouvelle édition en 2008 de la traduction de CLM :

The text is full of discontinuities, changes in style, merging of genres, dramatic movement from analysis to pronouncements, switches from objective scientific discussion to deep subjectivity, transfers from theory to journalism, complex use of extended metaphors, and, not least, a number of apparent contradictions.

2008, p. xi

Devant un tel livre, le traducteur affronte un large spectre de problématiques pratiques, dépassant les clivages traditionnels entre la traduction littéraire et la traduction pragmatique[4]. Impossible de privilégier les émotions au détriment de la technicité, impensable de ne chercher que la démonstration rigoureuse en oubliant les allusions satiriques; le traducteur est constamment en alerte et dans l’incertitude, tâtonnant à chaque pas de son exercice. En attendant d’y consacrer une étude plus large, nous souhaitons, dans le présent article, nous focaliser sur une question qui s’est posée dès le commencement du travail de traduction, soit celle du sujet énonciateur je et de ses relations avec nous, on et tu. Il ne s’agit bien sûr pas d’un problème grammatical, puisque, comme le dit si bien Henri Meschonnic, « le sujet se fait dans et par sa voix » (2005, p. 30). Nous sommes alors devant la problématique de la voix, telle que Philcox l’a évoquée, disant espérer retrouver « a lost voice » par son travail (2004, p. 241). Lorsque nous nous penchons sur l’énonciation singulière que Fanon met en oeuvre dans PNMB, il est en effet indispensable de restituer sa voix. Mais quelle voix entendons-nous?

Dans son ouvrage consacré à la pensée théorique de Fanon, Matthieu Renault s’inquiète de la tendance biographique des études fanoniennes, qui risque de privilégier « la célébration du parcours de l’homme » et d’« entériner la relégation du théoricien dans les affres du passé » (2011, p. 17; souligné dans l’original). Même si des facteurs extérieurs ne sont pas étrangers à ce phénomène, tel que cela est remarqué par Renault, selon lequel « les écrits des intellectuels noirs sont régulièrement interprétés en termes de pures expériences subjectives » (ibid., p. 18), et qu’il est indéniable que le parcours personnel de Fanon joue un rôle déterminant dans ses écrits, l’omniprésence du pronom je dans le texte de PNMB pourrait conduire à cette interprétation. Aussi, dans son importante biographie de Fanon, David Macey trouve-t-il utile de rappeler : « Although written largely in the first person and although a rich biographical source, Peau noire, masques blancs is not a pure autobiography: the “I” that speaks in it is often a persona » (2002, p. 161).

D’où la question : pourquoi Macey a-t-il besoin de le souligner? Une réponse possible se trouve dans la traduction anglaise de CLM, que Macey cite dans sa biographie. Markmann va jusqu’à rendre beaucoup de nous par I, ce qui met en évidence l’importance qu’il a accordée à la subjectivité du texte fanonien, et qu’il finit par renforcer davantage. Voici un exemple :

1)

Nous estimons qu’il y a, du fait de la mise en présence des races blanche et noire, prise en masse d’un complexus psycho-existentiel. En analysant, nous visons à sa destruction.

PNMB, p. 9

1a)

I believe that the fact of the juxtaposition of the white and black races has created a massive psycho-existential complex. I hope by analyzing it to destroy it.

CLM, p. 5

Or, si les chercheurs sont libres d’insister sur les dimensions biographiques de l’oeuvre de Fanon, dans la perspective d’une traduction, nous ne pouvons nous contenter de rapporter tout le texte à l’expérience propre de l’auteur. Constitué de chapitres hétérogènes, dont le thème, les références, la méthodologie et le style divergent fortement, PNMB n’en est pas moins considéré comme un livre scientifique; il est alors courant d’employer ce nous de modestie pour représenter l’auteur-chercheur, tandis que l’utilisation du je devient problématique, comme dans le passage suivant : 

Cet ouvrage est une étude clinique. Ceux qui s’y reconnaîtront auront, je crois, avancé d’un pas. Je veux vraiment amener mon frère, Noir ou Blanc, à secouer le plus énergiquement la lamentable livrée édifiée par des siècles d’incompréhension.

PNMB, p. 10; nous soulignons

En effet, les deux passages ci-dessus sont tirés de l’introduction de l’ouvrage, et nous comprenons la tentation du traducteur américain d’uniformiser le sujet, puisqu’il s’agit de l’auteur lui-même dans les deux cas. Philcox, le deuxième traducteur de l’ouvrage, exprime son désaccord sur ce point : « The first translator of Peau noire, masques blancs simply translated all the “nous” by “I” and thereby lost something in the process » (2006, p. 7)[5].

En réalité, Philcox pointe la question du sujet énonciateur. Nous pouvons imaginer qu’en choisissant nous ou je, l’auteur conçoit deux énonciateurs avec voix différente, c’est-à-dire que chacun construit un ethos différent. Nous empruntons ce concept d’ethos à la définition donnée par Maingueneau dans le cadre d’une analyse du discours, qui renvoie à un ton spécifique de ce dernier, et implique « caractère » (ensemble de traits psychologiques) et « corporalité » (voix, dynamique corporelle, comportement global), reflétant une manière de faire et une manière d’être (Maingueneau 1996, p. 89; 2004, p. 207). L’ethos est bien associé à la voix et au corps : « la notion d’ethos permet d’articuler corps et discours : l’instance subjective qui se manifeste à travers le discours ne s’y laisse pas concevoir seulement comme un statut, mais comme une voix, associée à la représentation d’un « corps énonçant » historiquement spécifié » (2004, p. 207). Et Maingueneau d’insister sur le fait que l’ethos se construit à travers le discours, qu’il est « partie prenante de la scène d’énonciation » (ibid., p. 221) et que le lecteur y « participe “physiquement” » (1996, p. 90).

Ce concept nous paraît fécond pour appréhender le texte de Fanon dont la particularité tient à la multitude de scènes d’énonciation, où les positions énonciatives changent constamment. Connaître l’ethos de chaque sujet, c’est aussi saisir la notion du rythme (ou de la « signifiance »), tel que le définit Henri Meschonnic (1982a) (auquel nous reviendrons) qui met l’accent sur les éléments d’oralité[6] et de mouvement dans le texte. Il ne s’agit pas pour nous d’une analyse systématique de l’ethos dans l’oeuvre de Fanon, mais uniquement quand cela implique une réflexion sous l’angle de la traduction.

Sur le plan méthodologique, les exemples sont analysés dans une perspective moins linguistique que pragmatique, dans le double but de comprendre les diverses positions énonciatives inscrites dans le texte de Fanon et de mieux soutenir l’acte de traduire. Ceci nous permet de dessiner, outre un je/nous chercheur et un je/nous autobiographique, les contours forcément mouvants de quatre autres positions énonciatives : le je passif, le je caricatural, le je ambigu et le je performatif, avant de nous pencher, dans une dernière partie, sur l’émergence, subite, d’un Toi.

À travers une série d’exemples tirés de PNMB, nous tâcherons de présenter l’enjeu d’une lecture à plusieurs niveaux, pour comprendre la construction de l’ethos dans l’écriture singulière de Fanon; en observant la manière dont les deux traductions anglaises traitent cette question, nous tenterons de réfléchir sur la possibilité de restituer les diverses subjectivités dans la traduction. Les traductions anglaises sont citées lorsqu’elles révèlent certaines divergences qui ont une portée traductologique, et qui nous aident à réfléchir. Il ne s’agit ni d’une comparaison systématique ni d’une critique de traductions au sens bermanien (Berman, 1995). Notre étude n’a pas de visée prescriptiviste et nous ne portons aucun jugement de qualité sur les traductions citées. En revanche, notre regard critique sur la pratique traduisante nous révèle des difficultés toujours nouvelles que rencontrent les traducteurs, et en apportant notre réflexion, nous souhaitons contribuer à les faire connaître et à proposer des solutions. Mais si notre propre traduction vers la langue chinoise a été l’élément déclencheur de cette réflexion et de ces analyses, il semble finalement plus pertinent de la réserver pour une autre étude plus ciblée.

Nous vs je : deux voix de l’auteur à distinguer

Dans PNMB, comme dans beaucoup d’ouvrages scientifiques, l’auteur est le sujet qui présente son travail, l’explique et le conduit vers une conclusion. Dans le passage suivant de la conclusion, nous et je s’enchainent étroitement :

Il ne nous viendrait pas à l’idée de demander à ces nègres de corriger la conception qu’ils se font de l’histoire. D’ailleurs, nous sommes persuadé que, sans le savoir, ils entrent dans nos vues […]. Les quelques camarades ouvriers que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Paris ne se sont jamais posé le problème de la découverte d’un passé nègre. […]

La situation que j’ai étudiée, on s’en est aperçu, n’est pas classique. L’objectivité scientifique m’était interdite, car l’aliéné, le névrosé, était mon frère, était ma soeur, était mon père.

PNMB, p. 182

Lorsque l’auteur emploie « nous sommes persuadé », il est ce chercheur psychiatre et philosophe qui manipule des arguments pour avancer des hypothèses et formuler des idées. Il est à l’extérieur du problème traité et peut donc « demander à ces nègres de corriger ». Alors que je est au coeur de la situation : il a des « camarades ouvriers » et va à leur rencontre. Aussitôt, je assume sa subjectivité, « car l’aliéné, le névrosé », l’objet de sa recherche, ne relève pas d’un terrain neutre, mais « était mon frère, était ma soeur, était mon père ». En utilisant je, l’auteur quitte sa position scientifique extérieure et manifeste sa présence sur le terrain et sa volonté d’agir. Il affirme ailleurs ce besoin de subjectivité : « Je me suis attaché dans cette étude à toucher la misère du Noir. Tactilement et affectivement. Je n’ai pas voulu être objectif. D’ailleurs, c’est faux : il ne m’a pas été possible d’être objectif » (PNMB, p. 70).

Si nous et je sont des pronoms personnels qui existent en anglais et en chinois (les langues que nous connaissons plus ou moins), ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas, bien sûr, leur rôle grammatical, mais leur inscription dans l’énonciation concrète. Tout en reconnaissant sa subjectivité, Fanon ne renonce pas à l’objectivité. Il rappelle inlassablement sa posture de chercheur et le fait que son ouvrage constitue un « essai des compréhensions » (p. 7), une « étude clinique » (p. 10), une analyse « psychologique » (p. 8). D’ailleurs, lorsque le pronom nous est utilisé, le vocabulaire et la tournure des phrases sont typiques des écrits scientifiques qui mettent la rigueur au premier plan et gardent une distance objectivante : « s’élaborer », « expliciter », « révéler », « il nous avait paru inopportun », auxquels s’ajoutent fréquemment un lexique médical et psychologique. Bien entendu, cette objectivité est relative. Selon Catherine Kerbrat-Orecchioni, il y a « bien peu de mots qui réchappent du naufrage de l’objectivité », et la subjectivité langagière peut s’énoncer sur le mode implicite pour « se faire passer pour objective » (pp. 163 et 167).

Les phrases avec je sont plus directes et spontanées, et le vocabulaire plus simple, porteur de subjectivité : « Les attitudes que je me propose de décrire sont vraies. Je les ai retrouvées un nombre incalculable de fois », « à mon avis », « dangereux » (p. 10). Ces expressions font s’éclipser le chercheur objectif pour mettre en avant l’homme engagé à exprimer ses idées pour changer des choses. Les exemples sont nombreux pour nous permettre d’entendre deux voix différentes de l’auteur, deux facettes de son ethos. Une voix grave et posée, démonstrative, incarne le nous; une autre voix, au rythme plus rapide, pressée, « tactile » et « affective » (PNMB, p. 70), prend le rôle de je.

Si l’auteur choisit l’alternance entre une hauteur intellectuelle et une implication directe de sa personne, c’est que son écriture est animée par un mouvement constant de sa pensée, comme nous le verrons plus loin. En remplaçant nous par I (comme dans 2a), on risque de gommer ce mouvement et cette différence de voix, et de ne pas montrer l’intention objective et scientifique de l’auteur.

2)

En effet, nous pensons que seule une interprétation psychanalytique du problème noir peut révéler les anomalies affectives responsables de l’édifice complexuel. Nous travaillons à une lyse totale de cet univers morbide.

PNMB, pp. 7-8

2a)

Indeed, I believe that only a psychoanalytical interpretation of the black problem can lay bare the anomalies of affect that are responsible for the structure of the complex[7]. I shall attempt a complete lysis of this morbid body.

CLM, p. 3

Or, le fait de conserver simplement nous et je ne suffit pas pour que la distinction des deux voix soit perceptible. Ainsi, dans l’exemple suivant, nous pouvons nous étonner de trouver ceci dans la traduction d’un passage cité plus haut :

3)

Il ne nous viendrait pas à l’idée de demander à ces nègres de corriger la conception qu’ils se font de l’histoire. D’ailleurs, nous sommes persuadé que, sans le savoir, ils entrent dans nos vues, habitués qu’ils sont à parler et à penser en termes de présent. Les quelques camarades ouvriers que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Paris ne se sont jamais posé le problème de la découverte d’un passé nègre.

PNMB, p. 182

3a)

It would never occur to me to ask these Negroes to change their conception of history. I am convinced, howezver, that without even knowing it they share my views, accustomed as they are to speaking and thinking in terms of the present. The few working-class people[8] whom I had the chance to know in Paris never took it on themselves to pose the problem of the discovery of a Negro past.

CLM, p. 175; nous soulignons

3b)

It would never occur to us to ask these men to rethink their concept of history. Besides, we are convinced that, without knowing it, they share our views, since they are so used to speaking and thinking in terms of the present. The few worker comrades I have had the opportunity to meet in Paris have never bothered to ask themselves about discovering a black past.

RP, p. 199; nous soulignons

Si CLM continue d’uniformiser nous et je, Philcox ne les change pas. Or, il avoue dans un entretien (2006, p. 5) qu’il ne lui est plus possible, pour un lectorat du XXIe siècle constitué essentiellement d’étudiants, d’employer un vocabulaire de l’époque coloniale, et qu’il évite des mots tels que « Negro »; de la même façon, « ask these men to rethink » est nettement moins prescriptif que « corriger » dans l’original, qui, d’un ton ironique, montre une certaine hauteur que prend l’auteur. Un tel évitement modifie la position scientifique de nous, atténue l’humour intellectuel de l’auteur et change l’ethos du chercheur qui parle de ses contemporains. Même si les deux pronoms sont toujours là, l’implication de l’auteur se voit modifiée. En réalité, la traduction de Philcox met en avant un ton bien mesuré du traducteur britannique des années 2000 à la place de celui de Fanon. Malgré cette différence inévitable, les deux voix de l’auteur interpellent le traducteur et lui demandent tout de même l’effort de les distinguer.

Cela dit, l’ouvrage de Fanon présente surtout une multitude de je, qui n’est plus l’auteur mais un personnage conceptuel – ou « persona » – qui illustre la prise de conscience du Noir, ce qui nécessite un travail de mise en scène dynamique afin de démêler les subjectivités diverses dans des situations variées. Fanon expose sa volonté de relater des expériences subjectives, en critiquant l’ouvrage de son contemporain Octave Mannoni[9] :

Je crois sincèrement qu’une expérience subjective peut être comprise par autrui; et il ne me plaît nullement de venir en disant : le problème noir est mon problème, moi seul, puis de me mettre à l’étudier. Mais il me semble que M. Mannoni n’a pas essayé de ressentir par le dedans le désespoir de l’homme de couleur en face du Blanc.

PNMB, p. 69

L’intention de Fanon est de montrer et de faire « ressentir par le dedans » des expériences du Noir et non de les observer depuis le dehors, à distance. Il les met alors en récit à la première personne au singulier afin de narrer un point de vue du « dedans » d’un personnage conceptuel. Aux différents moments de la prise de conscience du Noir, ce personnage se présente sous des figures diverses, tantôt fier, tantôt moqueur, tantôt désespéré; en même temps, Fanon reconnaît que ce personnage ne peut représenter un type uniforme du Noir, car « l’expérience nègre est ambiguë, car il n’y a pas un nègre, mais des nègres » (PNMB, p. 130). Ce je n’est donc pas une personne concrète, mais un nous, un ensemble d’expériences vécues, d’attitudes différentes face au Blanc.

Puisque l’énonciateur décrit ses perceptions et ses sensations, le pronom je nécessite donc une recherche multidirectionnelle afin que nous puissions discerner chaque identité énonciative et le ton de chaque voix. Ainsi, s’il semble simple et évident de traduire je par le pronom à la première personne au singulier, la présence des différents je demande au traducteur l’effort de distinguer chaque ethos.

Le je passif

David Macey pointe les « constant shifts of register » dans PNMB qui rendent sa lecture malaisée (2002, p. 162). Mais comme le dit justement Ato Sekyi-Out, « [w]ith what immensely complex and compelling force Fanon’s texts speak to us when we read their contents as speech acts in the moving body of a dramatic narrative » (cité par Philcox, 2006, p. 4), il s’agit de « voir » les corps vivants et d’entendre ces voix singulières. Henri Meschonnic associe la question de la voix à celle du sujet : « [c]’est du sujet qu’on entend. […] La voix fait du sujet. » (2005, p.  30); à travers ces voix, on découvre des sujets, certes, mais des sujets considérés comme des « objets » :

« Sale nègre! » ou simplement : « Tiens, un nègre! ». J’arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme pleine du désir d’être à l’origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu d’autres objets.

Enfermé dans cette objectivité écrasante, j’implorai autrui.

PNMB, p. 88

Cette « découverte » est bouleversante, car être « objet au milieu d’autres objets », c’est être un sans-voix. Les paroles énoncées au nom de cet objet illustrent des voix de sans-voix; ce je décrit le me « enfermé » dans une position d’objet. Dans cette contradiction insoluble, la voix à la première personne est toujours mêlée d’extériorité et d’intériorité, d’activité et de passivité.

Aussi, dans sa recherche de reconnaissance, le Noir rêve d’être reconnu par le Blanc comme son semblable, donc comme Blanc. Dans les premières lignes du passage suivant, je est présenté surtout par le pronom-objet me : les choses arrivent à moi, mais « je ne veux pas ». Dans l’attente de ce qu’« on m’aime comme un Blanc », la passivité est caractéristique de la conscience du Noir. Chaque phrase est alors chargée d’impossibilité et d’illusion. Seulement à partir du moment où « je suis un Blanc », je est suivi des verbes « épouser » et « faire mienne ».

4)

De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir d’être tout à coup blanc. 

Je ne veux pas être reconnu comme Noir, mais comme Blanc.

Or – et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui peut le faire, sinon la Blanche? En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc.

Je suis un Blanc.

Son amour m’ouvre l’illustre couloir qui mène à la prégnance totale…

J’épouse la culture blanche, la beauté blanche, la blancheur blanche.

Dans ces seins blancs que mes mains ubiquitaires caressent, c’est la civilisation et la dignité blanches que je fais miennes.

PNMB, p. 51; nous soulignons

4a)

[…] By loving me she proves that I am worthy of white love. I am loved like a white man.
[…]
Her love takes me onto the noble road that leads to total realization…
[…]

CLM, p. 45; nous soulignons

4b)

[…] By loving me, she proves to me that I am worthy of a white love.
[…]
Her love opens the illustrious path that leads to total fulfilment…
[…]

RP, p. 45; nous soulignons

Les traductions en anglais prêtent attention à certaines présences du complément d’objet indirect « me », mais en négligent d’autres : « she proves that » (4a) et « Her love opens » (4b) omettent la passivité de mon attente et atténuent la dépendance de je de cette reconnaissance du Blanc. Mais très vite, la passivité monte d’un cran, car dans les expériences vécues du Noir, me est le plus souvent employé comme complément d’objet de verbes négatifs émanant du sujet on, comme dans l’extrait suivant :

5)

Alors que j’oubliais, pardonnais et ne désirais qu’aimer, on me renvoyait comme une gifle, en plein visage, mon message. Le monde blanc, seul honnête, me refusait toute participation. D’un homme on exigeait une conduite d’homme. De moi, une conduite d’homme noir — ou du moins une conduite de nègre. Je hélais le monde et le monde m’amputait de mon enthousiasme. On me demandait de me confiner, de me rétrécir.

PNMB, p. 92; nous soulignons

5a)

While I was forgetting, forgiving, and wanting only to love, my message was flung back in my face like a slap. The white world, the only honorable one, barred me from all participation. A man was expected to behave like a man. I was expected to behave like a black man—or at least like a nigger. I shouted a greeting to the world and the world slashed away my joy. I was told to stay within bounds, to go back where I belonged.

CLM, p. 86; nous soulignons

5b)

Whereas I was prepared to forget, to forgive, and to love, my message was flung back at me like a slap in the face. The white world, the only decent one, was preventing me from participating. It demanded that a man behave like a man. It demanded of me that I behave like a black man—or at least like a Negro. I hailed the world, and the world amputated my enthusiasm. I was expected to stay in line and make myself scarce.

RP, p. 94; nous soulignons

La passivité de je est aggravée puisqu’ici, il ne s’agit plus d’attendre (l’amour), mais de subir (le rejet) : à travers la comparaison avec la gifle, le refus du monde blanc ressenti par je est raconté sans retenue, avec des verbes dont l’effet négatif est évident – « renvoyer », « refuser », « exiger », « amputer ». L’amertume est palpable et il est alors indispensable, dans la traduction, d’être attentif à cette position de me, et de voir que c’est surtout on, au contour vague, qui occupe celle du sujet. Les linguistes relèvent que « quand on a une séquence on + me, on + nous, il est sûr que on signifie “eux”, c’est-à-dire un complexe de personnes dont moi est exclu » (Blanche-Benveniste, 2003, p. 53). Depuis le point de vue de je, cet on est évidemment hostile et je s’en plaint. Dans les deux traductions en anglais, la voix passive est utilisée pour traduire ces phrases : « my message was flung back », « I was expected to », « I was told to », dans lesquelles le puissant ennemi on est éclipsé ou remplacé par le pronom impersonnel « it » chez Philcox (« it demanded »). Le je impuissant devient le sujet grammatical, dans une passivité simple, ne cherchant pas à formuler de plainte contre cet ennemi. Or, il nous semble que cet on du monde blanc est déterminant pour montrer la voix plaintive de je.

Car la plainte contre l’ennemi on est surtout désespérée : après s’être découvert, à travers le regard du Blanc, comme « objet au milieu d’autres objets » (PNMB, p. 89), le Noir accepte sa situation, je se considère et se traite comme un objet insensible. Pour Fanon, « [l]a connaissance du corps [chez le Noir] est une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne » (ibid., p. 90). Il est donc important d’insister sur cet aspect du corps comme chose parmi des choses, en rendant visible le pronom réfléchi dans « me confiner » et « me rétrécir », c’est-à-dire l’objet passif du verbe dont l’agent est je, puisque le Noir est non seulement rejeté par l’Autre, il l’est aussi par lui-même. En disant « I was told to stay within bounds », la traduction 5a ne rend sans doute pas compte de ce désespoir total.

Le je caricatural

Désespéré, l’homme noir pousse un « cri nègre » (PNMB, p. 98) et cherche à valoriser un passé glorieux pour « revendiquer [s]a négritude » (ibid., p. 107). Même si pour Fanon médecin et philosophe, la thèse de Senghor sur la sensibilité propre à une « civilisation noire » relève d’une « activité axiologique inversée, une valorisation du rejeté » (Fanon, 1955, p. 266), il continue d’écrire les sentiments de son personnage je qui hésite, mais finit par adhérer à la Négritude[10].

Dans l’exemple suivant, ayant lu un extrait d’un poème sur la pratique « magico-sociale » de la vie sexuelle en Afrique, je semble d’abord avoir honte, mais désemparé – « je n’avais pas le choix » –, je se met au rang d’un nous :

6)

Le sol, tout à l’heure encore coursier maîtrisé, se met à rigoler. Sont-ce des vierges, ces nymphomanes? Magie Noire, mentalité primitive, animisme, érotisme animal, tout cela reflue vers moi. Tout cela caractérise des peuples n’ayant pas suivi l’évolution de l’humanité. Il s’agit là, si l’on préfère, d’humanité au rabais. Parvenu à ce point, j’hésitai longtemps avant de m’engager. Les étoiles se firent agressives. Il me fallait choisir. Que dis-je, je n’avais pas le choix... 

Oui, nous sommes (les nègres) arriérés, simples, libres dans nos manifestations. C’est que le corps pour nous n’est pas opposé à ce que vous appelez l’esprit. Nous sommes dans le monde. Et vive le couple Homme-Terre! D’ailleurs, nos hommes de lettres m’aidaient à vous convaincre; votre civilisation blanche néglige les richesses fines, la sensibilité.

PNMB, p. 101

Ce sol qui « se met à rigoler » et les étoiles « agressives » se moquent de ces pratiques racontées. Les mots sont cruels et nous voyons bien que, pour je, c’est un primitivisme que le Blanc méprise et appelle même « humanité au rabais ». Mais je n’a pas d’autre choix que de se plonger dans cette Négritude qui valorise ce primitivisme. Ensuite, la scène d’énonciation change, il se range derrière un nous et se met en face d’un vous, le Blanc. Il commence par admettre tous les qualificatifs caricaturaux que lui donne le Blanc – « arriéré, simple et libre » – et essaie de se justifier en mobilisant le vocabulaire du Blanc « corps/esprit »; il va utiliser la thèse des hommes de lettres noirs (comme Senghor) pour « convaincre » le Blanc qu’il s’agit là de « la sensibilité » négligée par la « civilisation blanche ». L’ironie atteint son comble quand il prononce « vive le couple Homme-Terre ».

6b)

The ground, up till now a bridled steed, begins to rock with laughter. Are these nymphomaniacs virgins? Black magic, primitive mentality, animism and animal eroticism—all this surges toward me. All this typifies people who have not kept pace with the evolution of humanity. Or, if you prefer, they constitute third-rate humanity. Having reached this point, I was long reluctant to commit myself. Then even the stars became aggressive. I had to choose. What am I saying? I had no choice…

Yes, we niggers are backward, naive, and free. For us the body is not in opposition to what you call the soul. We are in the world. And long live the bond between Man and the Earth! Moreover, our writers have helped me to convince you that your white civilization lacks a wealth of subtleness and sensitivity.

RP, pp. 105-106; nous soulignons

Il est intéressant d’observer que la traduction 6b présente dans le premier paragraphe une voix proche d’autodérision et insiste sur l’aspect acerbe de l’ironie : « rock with laughter » et « third-rate humanity » renforcent la moquerie et révèlent ce regard extrêmement sévère; mais avec l’emploi d’un « they », l’ironie semble davantage de l’extérieur. C’est-à-dire que ce je ne se situe pas à la même position que dans le texte français. Dans le second paragraphe, contrairement à sa réserve quant à la traduction du mot « nègre », Philcox emploie « we niggers » sans parenthèses, alors que l’original en utilise; « naive » est également plus négatif que « simple ». À la fin du passage, le traducteur semble oublier la présence du coénonciateur[11]vous et formule une longue phrase sans ponctuation, difficile à prononcer.

Antoine Berman dit avec franchise qu’« il faut qu’il [le traducteur] recoure à de multiples lectures collatérales, d’autres oeuvres de l’auteur, d’ouvrages divers sur cet auteur, son époque, etc. », et qu’« un traducteur ignorant […] est un traducteur déficient » (1995, p. 68). Si nous insistons ici sur l’ironie et sur la caricature, c’est qu’elles ne sont comprises que sur la base de recherches approfondies sur la pensée de Fanon, à l’intérieur comme à l’extérieur du livre, qui peuvent nous aider à imaginer toutes les « scénographies de l’énonciation » (Maingueneau, 2004, pp. 192-193); autrement, il serait difficile de percevoir toutes les nuances. Car l’ethos évolutif du personnage conceptuel de la Négritude n’est pas celui de l’auteur. On peut même dire que c’est l’anti-ethos de l’énonciation de l’ouvrage (ibid., pp. 217-218); de plus, l’ethos de l’autodérision n’est pas non plus celui de la justification devant l’autre. D’ailleurs, le point de vue de l’auteur se confirme dans l’article « Antillais et Africains » publié trois ans plus tard, dans lequel Fanon ne ménage même pas son maître Aimé Césaire : « Un Antillais, principalement un intellectuel qui ne se trouve plus sur le plan de l’ironie, découvre sa négritude » (1955, p. 262), avant de conclure par cette déclaration : « Il semble donc que l’Antillais, après la grande erreur blanche, soit en train de vivre maintenant dans le grand mirage noir » (ibid., p. 269).

Néanmoins, la critique de Fanon à l’égard de la Négritude est encore subtile et équivoque en 1952, car il sait que le parcours de la conscience noire est parsemé d’obstacles et il veut en rendre compte. Francis Jeanson, en tant qu’éditeur de l’ouvrage, dit dans sa préface avoir trouvé des passages obscurs et cite la réponse de Fanon à sa demande de précisions : « [j]e cherche, quand j’écris de telles choses, à toucher affectivement mon lecteur... c’est-à-dire irrationnellement, presque sensuellement » (1952, p. 13). Selon Jeanson, par moments les mots

ne sont plus neutralisés par leur sage enrôlement dans un discours suivi [et] Fanon désorganise d’un coup nos assurances intellectuelles et reproduit en nous, magiquement, l’explosion même à laquelle il fut soumis pour s’être trop brutalement cogné à l’absurde, télescopé aux limites de la condition humaine [puisque [l’] expérience vécue par le Noir est une expérience-limite; s’il tente de la ressaisir pour en dégager le sens, il lui faut avant tout en reproduire, d’une manière ou d’une autre, la phase de désintégration […].

ibid., p. 14

Pour Eileen Julien, la force de l’écriture de Fanon réside justement dans ce « text of repetitions, omissions, ambiguities, contradictions, ellipses, of poor transitions » (2020, p. 348). C’est ainsi que d’une voix à une autre, le traducteur n’arrive pas toujours à suivre le mouvement. Sans cesse dans le doute, il essaie parfois de mettre de l’ordre dans sa traduction.

Le je ambigu

Allusivement, dans l’exemple suivant, l’auteur nous expose quelque chose d’apparemment contradictoire par rapport à l’attitude ironique à l’égard de la Négritude formulée précédemment. En effet, en citant de longs passages d’« Orphée noir », je reproche à Sartre de « montrer la relativité » (PNMB, p. 108) de la Négritude, de la considérer comme « un temps faible » de la dialectique (ibid., p. 111), et ainsi d’ôter au Noir la possibilité de lutte. Ce je n’est donc plus le je moqueur qui serait d’accord avec Sartre, mais celui qui comprend que ce « retournement de stigmate » (Renault, p. 71) pourrait constituer une arme stratégique contre le Blanc trop puissant. S’il est conscient que Sartre a raison, mais venant d’un Blanc, d’un Autre absolu, cette vision hégélienne lui semble insoutenable.

7)

Jean-Paul Sartre, dans cette étude, a détruit l’enthousiasme noir. Contre le devenir historique, il y avait à opposer l’imprévisibilité. J’avais besoin de me perdre dans la négritude absolument. Peut-être qu’un jour, au sein de ce romantisme malheureux...

En tout cas j’avais besoin d’ignorer. Cette lutte, cette redescente devaient revêtir un aspect achevé. Rien de plus désagréable que cette phrase : « Tu changeras, mon petit; quand j’étais jeune, moi aussi... tu verras, tout passe. »

PNMB, p. 109; souligné dans l’original

Devant cette énonciation allusive qui n’est pas linéaire, mais au contraire hachée, sautant d’une chose à l’autre, avec des références cachées, les traducteurs peuvent sentir un certain malaise :

7a)

Jean-Paul Sartre, in this work, has destroyed black zeal. In opposition to historical becoming, there had always been the unforeseeable. I needed to lose myself completely in negritude. One day, perhaps, in the depths of that unhappy romanticism…

In any case I needed not to know. This struggle, this new decline had to take on an aspect of completeness. Nothing is more unwelcome than the commonplace: “You’ll change, my boy; I was like that too when I was young… you’ll see, it will all pass.”

CLM, p. 103; nous soulignons

7b)

In his essay Jean-Paul Sartre has destroyed black impulsiveness. He should have opposed the unforeseeable to historical destiny[12]. I needed to lose myself totally in negritude. Perhaps one day, deep in this wretched romanticism …

In any case I needed not to know. This struggle, this descent once more, should be seen as a completed aspect. There is nothing more disagreeable than to hear: “You’ll change, my boy; I was like that too when I was young… You’ll see, you’ll get over it.”

RP, pp. 113-114; nous soulignons

Si nous ne voulons pas nous aventurer à rechercher la raison de ces formulations, elles confirment la perplexité de Jeanson. Traduire ces phrases allusives avec « poor transitions » (Julien) pose effectivement un problème essentiel aux traducteurs, qui essaient de rendre les choses plus « cohérentes » à leurs yeux. 7b montre ainsi cette tentative d’attribuer le sujet he (Sartre) à la phrase impersonnelle : « he should have opposed », mais cela contredit les citations de Sartre, car c’est plutôt Sartre (que l’auteur nomme « hégélien-né ») qui évoque « le devenir historique », auquel Fanon veut « opposer l’imprévisibilité ». Guidé par le même souci de désambiguïsation, Philcox traduit l’expression impersonnelle « tout passe » par « you’ll get over it », ce qui ajoute une couche supplémentaire de condescendance et d’arrogance. De son côté, 7a ajoute « commonplace » dans l’objectif de définir la source du discours direct, car la phrase entre parenthèses ressemblerait à un lieu commun. Or, ces tentatives d’élucidation, si elles reflètent au départ une incertitude, montrent finalement une pseudo-certitude contre-productive. Il nous semble alors prudent de ne pas procéder à de tels ajouts.

En effet, il serait injuste de reprocher à Fanon son manque de cohérence et vain de vouloir y remédier. Car la cohérence n’est pas le but recherché. Comme le dit Jeanson, certains passages sont « en effet obscur[s] si, refusant de s’abandonner à son mouvement, on commettait l’erreur d’y chercher un système de concepts » (1952, p. 12), mais ce que veut Fanon, c’est « exprimer le réel », « exprimer l’existence » (PNMB, p. 110). « S’abandonner à son mouvement » comme Jeanson, c’est de trouver, pour le traducteur, le rythme que Meschonnic place au coeur de sa poétique du traduire (1999, p. 34), c’est-à-dire la manière particulière « de vivre dans le langage » (ibid., p. 35). Nous pensons donc qu’il est primordial, pour ce texte de Fanon, de traduire cette marque de l’« expérience-limite » de l’existence qu’il veut montrer. L’exemple suivant en fournit une autre illustration :

8)

Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d’expansion infinie. Je suis don et l’on me conseille l’humilité de l’infirme... Hier, en ouvrant les yeux sur le monde, je vis le ciel de part en part se révulser. Je voulus me lever, mais le silence éviscéré reflua vers moi, ses ailes paralysées. Irresponsable, à cheval entre le Néant et l’Infini, je me mis à pleurer.

PNMB, p. 114

Dans ce paragraphe concluant le chapitre 5, « L’expérience vécue du Noir », le changement soudain entre le présent et le passé simple est pour le moins spectaculaire. D’une situation constante, « je me sens », « je suis don », l’auteur passe, de façon cinématographique, au récit d’« hier » : « je vis le ciel », « le silence éviscéré reflua vers moi », « je me mis à pleurer ». Si la première est statique, le second est tout en mouvement, et peut être vu comme résumant « l’expérience vécue » que relate le chapitre : si le Noir a essayé de plusieurs manières de changer sa situation, d’affirmer son existence/sa voix/sa subjectivité, c’est le silence du Néant qui revient et qui écrase tout. Cependant, l’image du « silence éviscéré » et celle de « ses ailes paralysées » restent difficiles à envisager, autant que celle, abstraite, d’« à cheval entre le Néant et l’Infini ». Mais faut-il envisager ces images?

Revenons encore sur la notion du « rythme » définie par Henri Meschonnic :

Je définis le rythme dans le langage comme l’organisation des marques par lesquelles les signifiants linguistiques et extralinguistiques […] produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les “niveaux” du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques.

1982a, pp. 216-217

La notion de « signifiance » est particulièrement pertinente pour définir ce que produit la chaine d’images et de sons qui défilent dans cet extrait. Nous n’avons pas besoin de chercher à voir le « silence éviscéré », mais de sentir le poids écrasant. La phrase de Fanon est remplie de contrastes : de « profonde », « puissance », à « infirme », de « révulser » à « éviscéré » et « paralysé »[13]; tant aux niveaux prosodiques que lexicaux, elle nous amène à prendre la mesure de l’impossibilité d’agir et la difficulté de respirer dans cette voix de détresse.

8a)

[…] Yesterday, awakening to the world, I saw the sky turn upon itself utterly and wholly. I wanted to rise, but the disemboweled silence fell back upon me, its wings paralyzed. Without responsibility, straddling Nothingness and Infinity, I began to weep.

CLM, p. 108

8b)

[…] When I opened my eyes yesterday I saw the sky in total revulsion. I tried to get up but the eviscerated silence surged toward me with paralyzed wings. Not responsible for my acts, at the crossroads between Nothingness and Infinity, I began to weep.

RP, p. 119; nous soulignons

La traduction a pour enjeu de donner à percevoir cette « expérience-limite », de montrer ce « rythme » inconnu. Or, lorsque 8b tente de reformuler, en déplaçant « hier », en supprimant des virgules et en ajoutant des connecteurs, il retient uniquement l’aspect lexical et oublie le souffle, la prosodie et la syntaxe; la phrase en anglais est plus organisée, mais il n’y a plus de marque particulière. À côté de la tentation visible du traducteur de remplacer cette voix du personnage, sensible et émotionnelle, par une voix plus froide et ordonnée, l’exemple nous montre, entre autres, que la proximité apparente entre le français et l’anglais ne constitue pas toujours une facilité pour la traduction, lorsque le traducteur ne prend pas conscience de la « signifiance »[14].

Le je performatif

Selon Dominique Combe, le langage singulier de Fanon s’inscrit dans la lignée d’Aimé Césaire, qui « accède à l’être » par le mot, et chez qui cette « confiance dans la puissance du langage poétique s’appuie sur une conception en quelque sorte “magique” du langage, capable de produire un monde » (2014, pp. 20 et 18). Car comme Fanon l’a démontré, le Noir est assigné au silence et à la passivité d’un objet; alors agir avec le langage, c’est réclamer sa subjectivité et sa présence.

C’est ainsi qu’il accomplit un acte de langage au sens performatif du terme, surtout dans la conclusion qui est, comme le dit Eileen Julien, « a saying that is a doing, an exorcism, a healing, a performance of full subjectivity. It moves from narration and rational argument to incantatory litany to prayer » (2020, p. 352). Pourtant, différent du « grand cri nègre » de Césaire (cité par Sartre, 1948, p. xiiv), le je suivant n’est pas le Noir qu’on veut fixer à sa couleur, mais le Noir en tant qu’un homme comme les autres :

Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue.

Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.

En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle.

PNMB, p. 183

Cette déclaration fait advenir un homme véritablement libre qui réfléchit et interroge. C’est une « écriture-énergie » d’une « jubilatoire juvénité » (Delas et al., 2012, pp. 86 et 82), un « corps-langage » défini par Henri Meschonnic – qui insiste sur « la subjectivation maximale, intégrale du discours » (2007, p. 54). Puisque le mouvement est dans le continu du discours, « plus que ce qu’un texte dit, c’est ce qu’il fait qui est à traduire; plus que le sens, c’est la force, l’affect » (ibid., pp. 54-55). Dans ce passage, à travers une anaphore (« Dois-je »), jaillissent des questions qui ne sont pas que rhétoriques. En performant sa subjectivité, je fait son choix :

9)

Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire?

Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial?

PNMB, p. 185

9a)

In this world, which is already trying to disappear, do I haveto pose the problem of black truth?

Do I have to be limited to the justification of a facial conformation?

CLM, p. 178; nous soulignons

9b)

Is it my duty to confront the problem of black truth on this earth, this earth which is already trying to sneak away?

Must I confine myself to the justification of a facial profile?

RP, p. 203; nous soulignons

Les traducteurs n’ont pas suffisamment remarqué la présence de l’anaphore dans ces deux phrases (que 9a reproduit par « do I have to »); au contraire, ils ont tenté de les réorganiser à leur façon : si CLM essaie de découper les segments comme l’auteur, Philcox ne prête pas d’attention au rythme de la phrase en français. Dans les termes de Meschonnic, ils ont traduit « ce que disent les mots » et non « ce qu’ils font » (1999, p. 139). Mais ne nous étonnons pas de cette attitude, car même les lectures du Cahier d’un retour au pays natal (Cahier) d’Aimé Césaire « ont privilégié le “message” idéologique et politique au détriment, peut-être, de la portée poétique » (Combe, 1993, p. 47). De la même façon, concentrés sur la pensée de Fanon, et peut-être aussi sur une image figée de l’auteur, ces deux traducteurs ont quelque peu négligé la dimension littéraire de son écriture, au risque de favoriser des lectures uniquement biographiques.

En effet, la signifiance de ce dernier chapitre laisse voir l’influence majeure de la poésie de Césaire, dont la puissance des vers vient en grande partie de la syntaxe particulière propre à l’anaphore (Edwards, 2005, p. 5). Combe souligne également « le sens de la poétique du Cahier, [qui] tend à dissoudre les liens logiques et à leur substituer une organisation purement musicale fondée sur la répétition » (1993, p. 76). Ainsi, Fanon s’écarte manifestement ici de l’argumentation du chercheur et du récit d’expériences des autres chapitres pour se lancer dans une tirade lyrique : ce que « font » les mots, c’est raviver la voix et frapper l’oreille. Traduire ces lignes qui nous portent à les déclamer, c’est donc capter le rythme puissant et la force performative du je plurivoque qui affirme sa pleine subjectivité.

Émergence du toi comme devoir de traduction

Si nous avons choisi, parmi les nombreuses questions que l’ouvrage de Fanon pose au traducteur, d’aborder en priorité celle du sujet de l’énonciation je, ce n’est pas uniquement pour son usage foisonnant dans ce texte ou sa force performative, mais aussi pour sa quête de l’autre. Cependant, comme nous l’avons vu, l’autre est resté cet on hostile, avec qui il est difficile de parler, devant qui je préfère fuir. En effet, dans tout le livre, Fanon n’utilise que très peu le pronom à la deuxième personne, qui se trouve surtout dans les discours rapportés aux accents « petit-nègre »[15] de Blancs racistes où ce pronom employé dans un sens unilatéral est synonyme de mépris :

« Assieds-toi, mon brave... Qu’est-ce que tu as?... Où as-tu mal? » – Quand ce n’est pas : « Quoi toi y en a?... »

PNMB, p. 25

Ici, nous trouvons particulièrement pertinente l’idée de Benveniste selon laquelle l’acte de langage est possible quand « je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à “moi”, devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu » (1966, p. 260). Le dialogue en « petit-nègre » ne peut avoir lieu, car les locuteurs ne partagent pas un rapport de réciprocité, l’un étant enfermé par l’autre dans une étrangeté fabriquée, qui fait « s’effondrer les antennes avec lesquelles je touche et par lesquelles je suis touché » (PNMB, p. 26). C’est pour cette raison qu’à la fin de son ouvrage, Fanon souhaite qu’entre le Noir et le Blanc « naisse une authentique communication » (ibid., p. 188) :

10)

Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre?

Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi?

ibid.; souligné dans l’original

Dans ces ultimes lignes, nous remarquons l’apparition du pronom toi, avec l’article défini, souligné en italique et avec une majuscule initiale. « Le monde du Toi » n’est évidemment pas « ton monde » ou « le monde à toi », mais le monde où l’autre est un toi : dès l’instant où je se met en face à face avec l’autre, celui-ci devient le toi, instance « symétrique » à je/moi (Benveniste, 1966, p. 253), sur le même plan, partageant le même espace. À ce toi, Fanon a déjà lancé l’appel à la première page de l’introduction : « Je crois en toi, Homme… » (PNMB, p. 5). Ainsi, l’émergence de ce toi constitue-t-elle un événement fondamental qui va permettre un vrai dialogue, « une authentique communication » entre hommes, et non pas entre le Noir et le Blanc. Conscientes du rôle de ce pronom, les deux traductions anglaises restent au plus près du texte français :

10a)

[…] Was my freedom not given to me then in order to build the world of the You?

CLM, p. 181

10b)

[…] Was my freedom not given me to build the world of you, man?

RP, p. 206; souligné par le traducteur

La solution littérale de la traduction 10a semble pourtant alourdir l’énonciation, à cause de l’emploi de « in order to », mais aussi de la position de « then ». Il est intéressant de constater que Philcox supprime l’article défini et ajoute l’interjection « man » à la fin de la phrase, afin de rendre plus visibles une interpellation lancée et un face-à-face de camaraderie. Cependant, Toi précédé de l’article « le » évoque davantage cette relation idéalisée « je/tu » qu’un face-à-face réel. En effet, cette ultime interrogation est surtout performative pour faire advenir le « monde du Toi », plutôt qu’une interpellation de l’autre.

Cette épineuse question du toi nous conduit à une autre, essentielle pour une réflexion sur la traduction : la traduction n’est-elle pas faite (à faire) pour édifier le monde du Toi? Lorsque Fanon reprend tout de suite le pronom nous de l’auteur-chercheur en disant que « nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience » (PNMB, p. 188), il invite tout le monde (on) à sentir « la dimension ouverte » de chacun, à aller vers le toi, et à commencer « une véritable communication ». Ne s’agit-il pas d’un appel à la traduction? Traduire Fanon, c’est endosser le même rôle : faire « toucher l’autre », faire entendre toutes les voix singulières réunies dans ce livre.

Conclusion

Commençant par des questionnements sur le pronom je et s’arrêtant sur le toi, notre réflexion s’est inspirée au départ du doute du traducteur Markmann qui a voulu uniformiser le sujet; mais très vite, nous avons découvert un sujet à plusieurs dimensions qui pose divers problèmes au traducteur. Ces problèmes ne sont pas d’ordre linguistique; au contraire, comme le dit Renault, chez Fanon « sujet grammatical et sujet politique s’identifient » (2011, p. 196) : prendre la parole en tant que je, c’est assumer une subjectivité, en accepter la responsabilité et construire un ethos; s’adresser au toi, c’est réclamer la réciprocité de l’autre. Si nous nous sommes intéressée à ces pronoms, c’est surtout parce qu’ils sont déictiques, inséparables de la situation de l’énonciation, et représentent des réalités en constant changement. L’univers textuel de PNMB est composé de scénographies d’énonciation multiples; pour le restituer, une approche intersubjective s’avère nécessaire à plusieurs niveaux : écouter les voix de l’auteur, du personnage, imaginer les mouvements du corps, les changements de position, suivre les arguments explicites et les allusions implicites. Claire Joubert, en analysant la traduction française de The Location of Culture, remarque le même problème : « Dans tous ces effets d’énonciation, la question est celle précisément que Bhabha théorise : qui parle, qui cite; qui, et combien de voix, tradui(sen)t, entre quelles langues et quelles discursivités? » (2009, p. 164).

Traduire l’ouvrage de Fanon, c’est aussi laisser de côté toute certitude, s’ouvrir à l’autre – que ce soit l’auteur, ses multiples instances énonciatives ou d’autres traducteurs de son oeuvre – et établir une relation de dialogue, y compris avec sa propre expérience de traductrice[16]. Si le travail de traduction est toujours limité dans le temps, les questions qu’il soulève demandent à être étudiées avec recul et avec distance, et nous amènent à observer d’autres pratiques : l’analyse des deux traductions anglaises nous a permis de voir comment l’auteur construit plusieurs ethos à travers une écriture singulière, et qu’une vision figée à l’égard de l’auteur et de son oeuvre peut conduire le traducteur à négliger le rythme et la signifiance du texte. Si nous avons concentré notre présent travail sur la restitution des subjectivités selon les scènes d’énonciation dans l’oeuvre de Fanon, de nombreuses questions d’ordre lexical, intertextuel ou référentiel restent ouvertes et méritent des recherches ultérieures.