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Un narrateur indéterminé : portrait en négatif

Tanguy Viel se passe toujours de scènes d’exposition. Le narrateur[1] de chacun de ses romans nous plonge in medias res dans son récit, sans jamais prendre le temps de donner à propos de lui-même la moindre information. Nous ne connaissons pas son nom, nous ne savons rien de ses caractéristiques physiques, nous ignorons tout de ses aspirations. Lorsqu’il est fait mention de sa profession, et ce n’est le cas que dans un nombre limité de romans, il s’agit toujours d’un emploi marginal et extrêmement peu déterminé (batelier, mafioso, apprenti écrivain, etc.). Il arrive bien au narrateur de Viel de dévoiler, comme par mégarde, aux hasards de la narration, son prénom (« elle a dit comme ça devant tout le monde : alors, Louis, il paraît que tu écris des choses sur nous[2] ? ») ou de divulguer quelques détails permettant de deviner son milieu social ou son histoire familiale, mais il s’agit d’indices trop minces pour élaborer une représentation un tant soit peu précise de sa personne. Au contraire, la rareté de ces indications et le fait qu’elles surgissent là où le lecteur ne les attend plus accentuent le caractère indéterminé du personnage. C’est d’autant plus vrai à propos de l’absence de patronyme, lequel fonctionne, ainsi que le rappelle Philippe Hamon, comme un « foyer de dispersion ou de regroupement du “sens” du personnage[3] ». En effet, spécifier les traits distinctifs des principaux actants romanesques permet de définir la place bien précise qu’ils occupent au sein de la société. À l’inverse, chez Viel, le défaut de caractéristiques du narrateur opère un effet de brouillage des valeurs actantielles traditionnelles, confrontant le lecteur à un protagoniste dont il ne peut saisir que partiellement l’identité. Comme le constate Christine Jérusalem à propos des romans de Jean Echenoz, dans la mouvance desquels l’oeuvre de Viel est souvent située : « En perdant une partie de leur état civil, les personnages s’inscrivent dans l’évanescence[4] ».

En définitive, le narrateur des romans de Viel ne peut être caractérisé qu’en négatif, car il se distingue précisément par son absence de « repères identificatoires ». Nous empruntons cette expression à Edmond Ortigues, qui la définit comme suit :

Les repères identificatoires sont des traits distinctifs qui singularisent un individu, comme son nom, son visage, son sexe, son comportement, son vêtement, son statut social, etc. C’est tout ce qui permet d’identifier un individu comme étant tel ou tel, et par conséquent de le distinguer des autres[5].

Ces repères identificatoires ne servent pas seulement à établir la perception d’autrui, mais aussi la conscience de soi[6]. Ils sont nécessaires au sujet humain pour construire une représentation de sa propre personne. Leur absence — ou leur évanescence — ne crée pas seulement un défaut du côté de la réception de la narration, elle creuse une béance à l’origine de celle-ci en mettant en scène un narrateur étranger à lui-même. Une scène d’Insoupçonnable est à ce titre particulièrement représentative. Tandis qu’il détaille les préparatifs de sa compagne qui s’apprête à sortir, le narrateur capte soudain son reflet, qui surgit comme par inadvertance dans son champ de vision : « Et je la regardais faire, maintenant éveillé, croisant par hasard le visage de moi dans le seul miroir de la pièce[7]. » Le recours à une construction agrammaticale, qui opte pour un complément du nom plutôt que pour un déterminant possessif, n’est pas anodin. En créant une ambiguïté sur la nature du génitif utilisé (le terme « moi » étant potentiellement à la fois sujet et objet de la locution), cette tournure souligne la distance qui sépare le sujet narrateur de l’image qui le représente ou, autrement dit, atteste la non-correspondance entre le « je » et sa représentation. Privé de repères identificatoires, le narrateur n’échappe pas seulement au lecteur qui tenterait d’en saisir une image homogène, il s’avère également incapable d’élaborer une conscience de soi.

En apparence conforme aux règles canoniques de la narration autodiégétique, la voix narrative émane d’un être sans contours, un « je » indéfinissable, qui résiste à toute tentative d’épingler sa singularité. Viel prend de la sorte le contre-pied du personnage « classique », de type balzacien, qui s’est institué comme une norme romanesque au point qu’aujourd’hui encore la littérature ne peut se penser sans y faire référence. Autrefois animé d’un caractère particulier et d’un corps minutieusement décrit, riche du patrimoine génétique et matériel de ses ancêtres, le personnage romanesque occupait une place circonscrite au sein de l’univers romanesque. L’ensemble de ses traits distinctifs permettait au lecteur de se représenter clairement l’unité du personnage ainsi que les rapports qu’il était amené à entretenir avec les autres protagonistes du récit. Pour reprendre les mots de Nathalie Sarraute, le personnage, et a fortiori le narrateur, « trônait entre le lecteur et le romancier[8] », fort de leur foi en lui et de l’intérêt qu’ils lui portaient. Chez Viel, au contraire, l’absence de tout repère identificatoire signifiant empêche le lecteur d’élaborer une image homogène du narrateur. L’auteur semble ainsi a priori s’inscrire dans la lignée des expérimentations littéraires menées au xxe siècle, qui se sont efforcées de dépouiller le personnage romanesque de ses attributs et de faire vaciller les cadres du roman traditionnel. Pourtant, force est de constater que Viel, comme bon nombre d’écrivains de sa génération[9], ne vise pas à poursuivre cette entreprise de sabotage des canons de la narrativité, comme en atteste sa volonté manifeste de renouer avec l’acte même de raconter. Dans ses romans, le narrateur a beau être privé de toute caractéristique qui permettrait de le cerner, il se présente avant tout comme le « commentateur et interprète[10] » de l’histoire qu’il entreprend de nous conter. Il y a, chez Viel, une réconciliation manifeste avec la mise en récit, bien que celui-ci ne sorte pas indemne du travail de sape de l’identité narratoriale auquel se livre parallèlement l’auteur — entreprise magnifiée, comme nous allons le voir à présent, par d’autres procédés visant à miner la crédibilité de la voix narrative. Il s’agira tout d’abord de démontrer que c’est précisément l’indétermination de l’instance narrative qui autorise l’émergence de la fable, puisque son évanescence assigne au narrateur le rôle de témoin, chargé presque malgré lui de rapporter les événements qui composent l’intrigue.

Un narrateur sous emprise

À propos de Cinéma, Frances Fortier et Andrée Mercier constatent que, bien que le narrateur semble a priori exercer une autorité absolue sur le récit, sa toute-puissance s’apparente en définitive au fantasme, tandis qu’il s’avère aliéné au discours cinématographique dont il s’efforce de rendre compte[11]. Il en va de même dans La disparition de Jim Sullivan, qui met en scène un narrateur-écrivain occupé à détailler le scénario de son prochain roman. Ce personnage paraît détenir un pouvoir certain sur le récit, comme le prouve la fréquence de ses interventions, qui visent à attester son implication dans l’agencement de l’histoire ou à commenter son déroulement :

Donc Dwayne Koster traverserait les États-Unis du sud au nord un jour de 1962 — son père Donald au volant de sa grosse Buick Skylark jaune, Moll sa femme à côté de lui, Dwayne assis derrière regardant s’éloigner la chaleur de Floride […] — j’insiste sur certains détails, non pas qu’ils soient importants en eux-mêmes mais parce que j’ai remarqué qu’on n’écrit pas un roman américain sans un sens aiguisé du détail[12].

Ce passage du dernier roman de Viel donne l’impression de mettre en scène un narrateur qui détient les pleins pouvoirs sur la mise en récit, apportant par exemple quelques précisions quant à la scène qu’il décrit pour aussitôt souligner leur futilité, rappelant sans cesse par ce type d’interruptions qu’il est à l’origine de l’histoire qu’il entreprend de nous conter. Toutefois, l’omnipotence de ce narrateur est progressivement mise à mal, tandis que se révèle le caractère contraignant du modèle romanesque auquel il entend se conformer. Désireux d’écrire un « roman américain », le narrateur de La disparition de Jim Sullivan s’avère in fine pris au piège de la mécanique fictionnelle qu’il a mise en branle, sur laquelle il n’exerce qu’un contrôle tout à fait relatif. En effet, Viel insiste régulièrement sur la manière dont le modèle du « roman américain » dicte au narrateur ses choix formels, ce qui a pour effet de remettre en question la toute-puissance de son autorité. Cela apparaît déjà dans l’extrait précédent, lorsque le narrateur se sent dans l’obligation d’étoffer sa description malgré le caractère anodin des détails apportés. C’est encore plus évident dans le commentaire suivant :

J’ai essayé de comprendre, plus tard, pourquoi je l’avais appelé Dwayne Koster mais je n’ai pas trouvé. Je sais seulement qu’un jour de juin, tandis que je regardais la carte des États-Unis accrochée sur le mur de mon bureau, est apparu ce nom-là, Dwayne Koster, posé sur sa silhouette dans les rues de Détroit […] avec tout ce qui est apparu au même instant

DJS, p. 21

Le nom du protagoniste de son propre roman s’impose au narrateur de Viel à son insu, comme le reste des éléments de l’intrigue qu’il s’apprête à écrire. En outre, il évoque à de nombreuses reprises quels éléments sont indispensables, ce qu’il « faut faire » pour écrire un « vrai roman américain » (DJS, p. 59). Bien qu’il se présente comme le créateur tout-puissant de l’histoire qu’il nous livre, il apparaît rapidement soumis au modèle romanesque qu’il s’est choisi, lequel exerce sur lui son emprise de sorte qu’il se trouve relégué au rang de passeur d’une histoire qui semble plutôt s’écrire malgré lui.

Cette aliénation du narrateur à un discours préexistant se retrouve, sur un mode un peu différent, dans les autres romans de Viel. Au sein de ceux-ci, la voix narrative paraît toujours piégée au sein d’une dynamique sur laquelle elle n’exerce qu’un contrôle relatif. Ses actions comme ses paroles lui sont le plus souvent dictées par un autre personnage du récit (Paul dans Le black note, Marin dans L’absolue perfection du crime, Édouard et Henri dans Insoupçonnable, le fils Kermeur dans Paris-Brest). Cet assujettissement des narrateurs de Viel à une instance tierce est rendu possible par leur indétermination : comme nous l’avons montré précédemment, l’absence de repères identificatoires signifiants prive ces figures d’une représentation identitaire qui leur permettrait de se situer dans l’ordre social. Malgré eux, ils se révèlent dès lors disposés à endosser un rôle qui leur est imposé par l’entremise de personnages secondaires. Au fil de ces romans, l’instance en charge de la narration se voit assigner différents masques, tour à tour présentée sous les traits stéréotypés du schizophrène, du meurtrier, de l’innocent injustement incriminé (Le black note), du mafioso, du gentleman fortuné, de l’impulsif (L’absolue perfection du crime), de l’amant apathique, du frère, du conspirateur, du dupe (Insoupçonnable), du fils soumis ou prodigue, du jeune romancier, de l’auteur exilé (Paris-Brest). La façon qu’a ce dernier protagoniste d’être toujours déterminé par les personnages qui l’entourent apparaît distinctement dans un passage de Paris-Brest au cours duquel le narrateur est transformé par sa mère en concierge :

Avant de partir, ma mère a fait installer un judas sur la porte de mon appartement […]. Et j’avais beau lui dire que non, lui dire qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait, je ne regarderais jamais par le judas avant d’ouvrir, j’ai eu beau m’énerver, elle n’en a pas démordu. Parce qu’elle savait. […] J’ai regardé par le judas tous les jours dix fois par jour pendant tout le temps où j’ai habité ma loge de concierge, oui, disait le fils Kermeur, ta mère est très forte, elle a fait de toi un concierge

PB, p. 98-99

L’extrait montre bien l’emprise que le discours d’autrui exerce sur le narrateur : contre son gré, ce dernier est contraint de se conformer au rôle qui lui est assigné par sa mère.

Il n’est pas nécessaire que l’instance à laquelle le narrateur est aliéné soit un personnage réel de l’univers diégétique : comme le note Sjef Houppermans, le narrateur de Cinéma s’identifie complètement à l’objet de son adoration, c’est-à-dire au film Sleuth lui-même[13]. En témoigne le fait que dans sa longue description du film de Mankiewicz, le narrateur n’en souligne jamais la théâtralité, qui est pourtant fortement revendiquée. Sa fascination lui fait oublier les bords de l’image :

je n’ai pas de vie à côté du film, je suis un homme mort sans Sleuth, […] pour moi ce n’est plus un nom de film, c’est le nom d’un ami, je dis Sleuth, comme je dirais Andrew. Quelque fois je sors de chez moi et je m’excuse auprès de Sleuth parce que je le laisse seul, et je fais très attention où je l’entrepose, loin du froid, loin de la chaleur, et je le salue quand je rentre[14].

On remarquera la disparition des italiques pour marquer la personnification. Sous l’emprise du discours cinématographique, le narrateur de Cinéma devient la proie d’une identification qui le possède. Comme dans les autres romans de Viel, son dire et son agir ne lui appartiennent plus pleinement, ils lui sont dictés par une force qui s’exerce à travers lui, ainsi que le constate Houppermans : « Ce que montre le film de Mankiewicz est la manière irrésistible dont un scénario fait agir celui qui s’y introduit. Ce que décrit le livre de Viel est la façon inéluctable dont une projection peut gérer la vie d’un sujet[15]. » À l’image des automates qui peuplent le manoir de Sir Andrew dans Sleuth, le narrateur de Cinéma agit sans posséder la volonté de se mouvoir. Ses paroles ne témoignent d’aucune liberté ; elles relèvent plutôt d’une forme de ressassement automatique, conditionné par le discours cinématographique auquel il est aliéné. La disparition de Jim Sullivan fait quant à lui apparaître la dépendance d’un apprenti-écrivain au modèle fictionnel du « roman américain ». On peut dès lors considérer que, dans les six romans de Viel actuellement parus aux Éditions de Minuit, l’indétermination de l’instance narratoriale rend possible l’assujettissement de cette figure au lieu de l’Autre : la projection conditionnée par l’aliénation du narrateur au discours d’autrui vient combler l’absence de repères identificatoires qui caractérise ce personnage. Ce dernier se voit de la sorte attribuer une place dans l’univers diégétique : il est relégué dans le rôle du passeur ou du témoin, chargé d’élaborer un récit qu’il ne maîtrise jamais tout à fait, au travers d’une parole qui n’est jamais la sienne propre.

Derrière le sujet, des voix

Dépouillé d’identité comme de volonté propre, le narrateur des romans de Tanguy Viel est avant tout présenté comme un locuteur. L’accent est mis sur l’acte de parole qu’il est en train d’accomplir. En même temps, l’univocité du discours narratif est minée par la multiplicité des voix qui s’y juxtaposent ou l’assujettissent. Le narrateur de Viel est pris dans le discours de l’Autre, au point qu’au sein de sa propre parole, sa voix demeure indistincte de celles qui la parasitent. La narration est ainsi constamment hantée par toute une série de discours secondaires, dont l’origine n’est pas toujours aisément identifiable. L’auteur introduit la polyphonie au coeur de la narration, en y faisant résonner une pluralité de voix et d’idéologies qui s’entremêlent si bien les unes aux autres que leur origine et leur mode d’énonciation deviennent incertains. Dans ce but, Viel multiplie les procédés qui lui permettent d’enchâsser étroitement certains fragments du discours d’un locuteur secondaire à la parole du narrateur. L’étude des modalités du discours rapporté chez Viel vise à dégager, ultimement, les implications de cette entreprise de diffraction de la voix narratoriale sur la conception du récit qui sous-tend toute son oeuvre.

Il est rare qu’une oeuvre littéraire ne comporte aucun discours rapporté : tout roman met généralement en place des situations d’énonciation secondaires, juxtaposées selon différentes modalités (style direct, indirect, indirect libre) à la parole du narrateur. Cette pérennité ne doit cependant pas voiler le fait que toutes ces pratiques d’un même mécanisme discursif poursuivent des enjeux différents. Notre propos n’est pas de réaliser une typologie des diverses formes de reprise de la parole d’autrui chez Tanguy Viel, mais de montrer que le traitement que cet auteur réserve au discours rapporté détermine la logique énonciative à l’oeuvre dans tous ses romans. Si la particularité du discours rapporté est de toujours introduire une part de polyphonie au coeur de la narration, sa quasi-omniprésence dans le récit du narrateur de Viel a pour particularité de dédoubler le lieu d’émission de son discours. La surabondance des sujets parlants qui hantent le protagoniste brouille l’identité prétendument authentique, indivisible, de ce dernier. Il n’est désormais « plus seul dans sa peau[16] » : une multitude d’autres s’expriment et agissent à travers lui, de sorte qu’il devient extrêmement difficile d’arrêter une intention qui lui soit propre.

Même lorsque les interventions des locuteurs secondaires sont clairement identifiables, elles se juxtaposent au sein de la parole du narrateur, de manière à fragmenter son discours et à déformer son unité. L’instance en charge de l’énonciation semble s’effacer pour recueillir, au creux de son indétermination, les voix des autres qui l’entourent. Cette immixtion de l’Autre dans l’intériorité du sujet est thématisée à plusieurs reprises dans Le black note. Le personnage de Paul, mort lors de l’incendie de la maison que partageaient les quatre protagonistes, fait régulièrement irruption dans l’esprit du narrateur, contaminant la parole de ce dernier au point de « parler à [s]a place[17] ». Ses « grandes phrases mégalomaniaques » (BN, p. 25) hantent le narrateur, qui ne parvient plus à s’en défaire et est condamné à les répéter à son tour. Il les compare à une drogue, tant sa dépendance au discours de l’Autre est forte et tant elle le prive de son individualité :

il […] savait, oui, savait les paroles, à qui on les donne et qui les reçoit, et comment ça se distille dans les veines […] tu commences par aimer l’idée […] tu crois qu’elle s’est évanouie, en vrai elle est déjà à l’intérieur de toi ; à ce moment c’est victoire pour lui, c’est des injections à très petites doses répétées, et c’est pire que toutes les cocaïnes du monde, tellement c’est moins violent, tellement c’est plus destructeur, ses grandes phrases, si petites. […] [M]ême le corps plein d’impuretés, même rempli physiquement du sentiment de l’étranger en soi, ce n’est rien, […] rien rapporté à Paul quand il vit en toi par ses mots.

BN, p. 26-27

L’aliénation du narrateur au discours de Paul est si manifeste que l’origine comme la véracité de ses propos ne peuvent plus être attestées avec certitude. C’est d’ailleurs ce qui empêche le lecteur de déterminer si le narrateur a véritablement déclenché le feu qui a causé la mort de Paul, puisqu’à peine reconnaît-il ce crime qu’il revient sur son aveu, accusant Paul de parler à travers lui pour le faire mentir.

Si l’incursion du discours de l’Autre dans la parole du narrateur n’apparaît de façon aussi explicite que dans Le black note, ce phénomène se répète dans chacun des romans de Tanguy Viel. Comme celle de Paul, les voix des personnages du film de Mankiewicz, de Marin, d’Édouard, de sa mère, du fils Kermeur, etc., habitent le narrateur. Elles véhiculent un ensemble d’idées, de valeurs ou encore d’images qui imprègnent de manière indélébile sa conscience, au point de remplacer ses propres représentations. Par exemple, l’influence que le fils Kermeur exerce sur le narrateur de Paris-Brest est tellement puissante que ce dernier ne peut s’empêcher de s’approprier les expressions qu’il utilise :

Mais où donc avait-il été chercher une expression pareille et si cristalline en même temps, si efficace que je ne pouvais plus jamais faire comme si je ne l’avais pas entendue, la vieille dame. Et d’une certaine manière il avait gagné : pour moi aussi ma grand-mère était devenue « la vieille dame »

PB, p. 12

Ce court extrait témoigne de l’impact qu’exerce le langage sur la perception que le narrateur a du réel : les quelques syntagmes qu’il emprunte au lexique du fils Kermeur transforment le regard qu’il pose sur sa grand-mère, défamiliarisant ce visage pour le réduire à une figure archétypale, dont les contours s’adaptent parfaitement au moule du « roman familial » qu’a écrit le narrateur (PB, p. 177). Les mots du fils Kermeur contaminent si profondément la parole du narrateur que bientôt le discours de celui-ci se limite à leur répétition pure et simple, comme lorsque, interrogé par l’inspecteur à propos du cambriolage qui a eu lieu dans l’appartement de sa grand-mère, il répète à la virgule près les propos prescrits par le fils Kermeur deux pages plus tôt (PB, p. 105 et p. 107). Comme dans Le black note, le narrateur de Paris-Brest ne semble plus détenir aucune parole qui lui soit propre : « Tout ce que le fils Kermeur a voulu ce soir-là, on l’a fait. Même s’asseoir au comptoir, même commander du gin tonic, c’est lui qui l’a voulu » (PB, p. 132). Sa faculté de se représenter le monde qui l’entoure est conditionnée par les mots de l’Autre, incarné ici dans le personnage du fils Kermeur. Celui-ci ne se contente pas, comme nous l’avions déjà suggéré en constatant l’assujettissement des narrateurs de Viel à un personnage secondaire du récit, de dicter la conduite de la voix narratoriale ; il envahit le procès d’énonciation assumé par celle-ci jusqu’à ce que leurs discours respectifs se confondent.

Chez Viel, la narration est devenue le lieu d’inscription du discours de ces instances tierces, dont elle se nourrit, à tel point que les différents énonciateurs finissent par s’amalgamer dans la bouche du narrateur. Les voix s’entremêlent si étroitement qu’elles créent des espaces d’indécision dans l’énonciation. Au début de Paris-Brest par exemple, le narrateur rapporte en style direct une expression employée par un personnage, marquant son authenticité par un couple de guillemets, mais précise presque aussitôt que cette personne « n’aurait jamais eu une telle parole » (PB, p. 27) et attribue l’expression à un autre personnage. Plus loin, les limites qui séparent d’ordinaire discours cité et discours citant volent en éclat :

Non, je n’y ai jamais pensé mais c’était pire que ça, comme quelque chose en deçà de la pensée qui circulait en moi, comme un désir souterrain qui faisait comme une force télépathique, ai-je compris plus tard, que c’est moi qui ai incité le fils Kermeur à y penser tout seul. Et c’est lui qui l’a dit.

PB, p. 103-104

Il n’y a plus de frontières étanches entre les paroles des locuteurs secondaires et celle du narrateur. Les espaces de latence qui résultent de cette subversion de l’univocité de l’énonciation prouvent que, chez Viel, l’intrigue préside essentiellement à la mise en scène d’un discours polyphonique (combinaison de voix) et plurivoque (multiplicité de sens). Il n’y a plus d’appropriation claire du champ verbal. La parole du narrateur n’appartient plus à une seule voix. Sa parole figure avant tout comme une « voix prêtée » aux autres « imaginaires », telle qu’elle est évoquée dans Cinéma :

Alors le détective, la voix prêtée au détective, raconte une histoire sordide, […] reconstitue toute une histoire policière qui vient de se dénouer, beaucoup d’assurance dans la voix, mais ce n’est pas vraiment la voix du détective, je l’ai déjà dit, c’est une voix prêtée par quelqu’un à un détective imaginaire, cela on le sait tout de suite, parce que la voix dit : « déclara le détective », alors on sait que le détective n’est pas là, mais que c’est une histoire racontée par quelqu’un.

C, p. 11

En commentant le processus de mise en voix à l’oeuvre dans le film de Mankiewicz, le narrateur dévoile sa propre position énonciative : celle d’un « je » qui ne détient pas les pleins pouvoirs sur son discours, s’apparentant davantage à un passeur privé de voix propre qu’à un locuteur maître de ses propos.

Ce traitement particulier du discours rapporté permet à Viel d’interroger la possibilité pour le sujet d’advenir dans une parole qui s’avère toujours modelée par une multitude d’autres. L’auteur déploie une logique énonciative qui insiste sur l’impossibilité pour le sujet de recourir à une langue qui lui soit véritablement propre, en mettant en scène un narrateur qui ne parvient à se dire qu’au travers des mots de l’Autre. Il souligne de la sorte l’altérité constitutive du discours narratorial et, plus largement, de la condition humaine, dénonçant à la fois son aliénation (le fait qu’il n’appartienne jamais à un locuteur unique) et son altération (son impermanence).

Vers une mise en récit consciente d’elle-même

Les romans de Viel mettent en défaut les repères identificatoires selon lesquels se définit traditionnellement le personnage (et, plus largement, l’individu) et empêchent de la sorte le lecteur de cerner l’identité première (ou authentique) de l’instance en charge de leur narration. Ils mettent à la fois en doute l’origine de l’énonciation, en donnant la parole à un narrateur indéterminé et hanté par les voix d’autres personnages, et la fiabilité de celle-ci, lorsque, aliéné au discours de l’Autre qui s’exprime à travers lui, le narrateur se contredit ou dénonce le caractère mensonger de sa propre parole. Contrairement à la perspective romanesque traditionnelle, ce travail d’hétérogénéisation de l’énonciation romanesque déconstruit l’idée d’un discours constitué par une voix unique. En effet, le discours narratif est présenté comme subjectif, polyphonique, provisoire et incertain, puisque toujours sujet à l’erreur ou à l’affabulation.

En mettant en scène ce protagoniste indéterminé, porteur d’une parole qui ne lui appartient jamais tout à fait, Viel rend compte de l’impossibilité pour le sujet contemporain de se libérer de la trame des discours idéologiques, sociaux, identitaires, notamment, pour se raconter. Tout individu est toujours en partie aliéné au discours de l’Autre, qui conditionne sa manière d’être et de s’exprimer. D’un point de vue littéraire, ce constat tendrait à inscrire Viel dans la lignée des nombreux écrivains et artistes de la seconde modernité qui se sont efforcés d’interroger la pertinence de la conception aristotélicienne de la mimesis, laquelle détermine depuis l’Antiquité — sous des modalités différentes — toute l’histoire occidentale de la représentation. Le personnage traditionnel s’affirmait comme le reflet d’une certaine réalité sociale, qu’il prétendait révéler. À mesure que ses caractéristiques devinrent des archétypes aisément identifiables, et parallèlement à une série d’événements historiques qui, au début du xxe siècle, mirent en doute la capacité du langage — et, dès lors, de la fiction — à révéler quelque chose de l’objet réel, cette confiance dans le personnage vacilla. Ce siècle a vu éclore des oeuvres littéraires qui ont dévoilé l’ambiguïté du rapport entre fiction et réalité, en mettant en scène un travail de réflexion sur la nature même de l’écriture : étant donné que toute oeuvre romanesque est par définition fictionnelle — et que tout récit, quel que soit son degré de fidélité au réel, comporte une part de simulacre —, dans quelle mesure la fiction peut-elle dire quelque chose du réel ? Cependant, il s’agit pour Viel non pas de poursuivre cette entreprise de subversion du primat mimétique, mais de restaurer, au contraire, la possibilité pour le sujet de se raconter. Si l’hétérogénéisation que Viel fait subir à la voix narrative se joue effectivement des canons mimétiques, bouleversant le pacte traditionnellement établi entre l’écrivain et son lecteur, cette stratégie d’écriture ne vise pas tant à ébranler les certitudes représentatives qu’à expérimenter un nouvel ordre de représentation du sujet. Viel a pris conscience du changement d’épistémè survenu à l’aune des diverses ruptures qui ont marqué le siècle précédent, ainsi que du fait que la représentation ne peut désormais être envisagée que comme un geste en éternelle inadéquation avec le réel auquel elle se réfère. Il parvient toutefois à outrepasser le soupçon qui pèse sur le primat mimétique et à opérer un « retour au récit[18] », mais à une forme de récit conscient de lui-même et de ses effets :

Finalement je trouve cette idée de postmodernité de plus en plus juste. Non pas vraiment le recyclage des codes, mais ce sentiment que nous arrivons « après », que toutes les histoires ont été jouées et surtout déjouées, que nous appartenons à un monde de spectres, entièrement reconstitué, parce qu’entièrement détruit avant nous : peut-être il faudrait lire le xxe siècle comme ça, comme la mise à sac de trente siècles de littérature. Alors depuis quelques années, nous puiserions sur ce champ de ruines, dans lequel nous avons à disposition une sorte de capital global de figures à réassembler. Si la postmodernité peut ressembler à ça, alors oui, nous y sommes[19].

Cette réappropriation distancée du « capital » romanesque débouche sur une fiction qui se dénonce comme telle, par le biais d’une mise en récit qui exhibe son caractère construit et les engrenages sur lesquels elle repose. L’indétermination du narrateur de Viel et l’hétérogénéisation de sa parole permettent ainsi à l’auteur de rendre compte de l’inévitable aliénation du sujet humain au discours de l’Autre et de la difficulté qui résulte dès lors pour ce sujet à se raconter (puisqu’il n’est plus maître de sa parole). Simultanément, cette stratégie littéraire de subversion de l’autorité narrative autorise un dépassement de ce double constat, parce qu’elle restaure une mise en récit qui, en donnant voix à ce discours diffracté, s’avère à nouveau capable de révéler quelque chose de l’objet réel.