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C’est à la lecture des Mémoires de Saint-Simon — et par le biais d’une réflexion poursuivie depuis quelques années sur le rôle de la singularité dans son oeuvre [1] — que nous en sommes venu à nous interroger sur la normalité. Saint-Simon, homme de principes et de règles, mais hostile à toute moyenne et à tout nivellement, s’en serait sans doute étonné, car la normalité, telle que nous la pensons depuis le xixe siècle, superpose un peu monstrueusement deux idées que tout opposait de son temps : ce qui sert de modèle et ce qui a la plus grande fréquence. Cet amalgame eût paru absurde et choquant à la plupart des esprits d’Ancien Régime, parce qu’il suppose la foule détentrice d’un bien précieux, qui n’est ni vérité ni sagesse mais légitimité intrinsèque ; en élevant à cette sorte de souveraineté le vulgum pecus, la normalité renverse en définitive toute hiérarchie : plutôt que de faire émaner cette légitimité de la personne sacrée du prince, elle l’accorde au plus grand nombre. La normalité apparaît ainsi comme un corollaire de l’idéal démocratique d’égalité [2]. Aussi ne nous étonnerons-nous pas que le terme de normalité fasse tardivement son apparition — le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey le date de 1834 [3]. Saint-Simon aurait beau jeu de nous demander comment nous en justifions l’étude anachronique durant son siècle ; et nous n’aurions d’autre choix que de le renvoyer à son oeuvre même, où pullulent les singularités de toute nature, qui sont des écarts — mais à quoi ? Saint-Simon ne nous le dit jamais. Usage, règle, coutume, bienséance, sens commun, un peu de tout cela sans doute, à la fois ou tour à tour ; mais dans cette obsession de la singularité qui agite les Mémoires, dont l’onde parcourt lisiblement le texte en sa surface, tandis que l’épicentre en demeure enfoui, informulé, nous avons cru voir le symptôme d’une transformation des moeurs à laquelle notre auteur parmi d’autres a dû être sensible, de la coalescence progressive d’un pouvoir, d’une contrainte en train de prendre forme.
Quelles sont en effet ces singularités affectant les caractères ou les moeurs ? Leurs bizarreries ne se manifestent pas au premier chef par des manquements aux bienséances — ce serait pure méconnaissance des rangs —, moins encore par de claires infractions aux règles ou aux lois, car ces codes sont impérieux et leur transgression entraînerait finalement l’exclusion de la bonne société, voire de la société tout court. Or les individus singuliers figurent dans cette société, souvent de manière éminente ; ce ne sont pas des marginaux au sens où l’entend l’histoire sociale, c’est-à-dire des exclus [4]. Il peut arriver que l’un ou l’autre d’entre eux se trouve en délicatesse avec la police — ainsi l’abbé d’Entragues décidant publiquement de se faire huguenot sous la Régence, plus de vingt ans après la Révocation de l’Édit de Nantes —, mais de tels heurts sont rares et provisoires. Leurs singularités se situent plutôt dans le domaine moins précis de l’usage, où elles ont quelque chose d’insolite ; la réprobation fascinée dont elles font l’objet les signale comme des anomalies. Du reste, Saint-Simon semble souvent plus fasciné que réprobateur, séduit même à l’occasion, par l’excentricité désinvolte de tel personnage. Yves Coirault, dans une note à son édition, écrivait naguère que le mémorialiste avait été « profondément attiré par les originaux et originales d’un tout autre bord, […] vivant comme à l’étourdie sans excessif respect des convenances, […] curieux en tout sens et anarchisants [5] ». Loin de s’attaquer à l’ordre, dont la dimension théologique chez Saint-Simon ne fait aucun doute, la singularité apparaît alors sous sa plume comme une forme de résistance à une contrainte entièrement sublunaire, comme la protestation d’un être en voie de constitution — l’individu dans son intériorité positive — contre ce phénomène également en voie de constitution, la norme, qui aura pour fonction d’intégrer ces individus en un corps social au sein des États modernes. À ce devenir, la singularité oppose son refus, dont la force vient de ce qu’il est équivoque : esquive plutôt qu’affront, repli sur une position inédite — comme à la faveur d’une vacance de l’usage. Une telle résistance à l’uniformité ne pouvait que plaire à cet homo hierarchicus que fut Saint-Simon, à cet expert du protocole infiniment différencié qui ménageait à chacun son lieu propre. Cependant, le spectre chatoyant des privilèges serait sous peu voué à l’extinction, non seulement par l’universalité des droits, mais par l’hégémonie de l’identique. Au regard de la multiplicité des rangs, la norme affichera sa globalité ; au regard du caractère explicite de la loi, elle restera muette ; l’infraction qui la concerne ne mènera pas tant à l’amende qu’à l’hôpital, car l’anormalité relèvera ultimement de la pathologie [6]. Mais cette question, qui dit l’angoisse de notre temps : est-ce normal ? n’a pas d’équivalent à l’âge classique ; le siècle des Lumières vit encore dans l’infra-normalité.
Au cours de l’année universitaire 2006-2007, nous avons accueilli à la Chaire de recherche William Dawson en littérature du xviiie siècle de l’Université McGill une demi-douzaine de conférenciers dans le cadre d’un programme sur L’invention de la normalité au siècle des Lumières. Il s’agissait pour nous d’éclairer, par le recours aux contributions de spécialistes de plusieurs disciplines — histoire de la philosophie, du droit, des lettres, de la religion et de la société —, la genèse de cette notion dans les oeuvres et dans la pensée de l’Ancien Régime, avant sa claire émergence au xixe siècle, dans le discours et dans les institutions. Certaines de ces conférences ont déjà été publiées, en vertu d’un accord avec la Chaire Unesco des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, dans la collection Verbatim qui en est la tribune aux Presses de l’Université Laval [7] ; d’autres — celles prononcées par Bernard Andrès (UQAM) et par Michel Delon (Paris IV) — trouvent ici leur second souffle, associées à des articles d’Hélène Cazes (Victoria) et de Geneviève Langlois (McGill), toutes deux membres de notre Chaire de recherche. Leur regroupement dans ce numéro fait apparaître la tension souterrainement à l’oeuvre entre la norme et les résistances qu’elle suscite durant le xviiie siècle, alors même qu’elle n’était guère encore à l’horizon qu’une sorte de telos vers lequel tendaient, de manière convergente, mesures disciplinaires, arrêts du conseil ou du parlement, mandements épiscopaux, surveillances policière et médicale. Différents pouvoirs constituent en effet graduellement cette normalité du comportement en instrument de travail et de contrôle : l’obstétricien Alphonse Leroy (1742-1816), titulaire de la première chaire d’accouchement de l’École de médecine (1795), et dont Hélène Cazes étudie pour nous les Recherches sur les habillemens des femmes et des enfants (1772), en peut servir d’exemple. À la faveur d’un remarquable infléchissement de sa pratique vers la pédiatrie, Leroy, dans cette oeuvre de jeunesse, cherche à établir des règles en matière de vêtements — surtout les langes et les corsets —, à convertir au nom de la science des usages arbitraires et locaux en un modèle unique, fondé en nature et formulé par la raison, à transformer en norme médicale ce qui n’avait été jusque-là qu’une collection d’habitudes disparates, ressortissant à la vie privée et soumises aux fluctuations des modes. Face à des entreprises de ce genre, qui légifèrent en somme sans recourir aux lois, différentes formes de résistance sont possibles. Certains, tels les singuliers de Saint-Simon, refusent de se soumettre et se promènent à l’écart des chemins fréquentés, quitte à emprunter les voies irrégulières de l’aventure. Le Nouveau Monde est propice à cette dérobade, avec ses populations de créoles et de coureurs des bois — et çà et là quelques Des Grieux en rupture de ban. Des Canadiens ensauvagés et rétifs, Bernard Andrès nous trace un fascinant portrait qui puise à deux sources parues au cours de la même année 1703, mais que tout oppose par ailleurs : les Statuts, ordonnances et lettres pastorales de monseigneur de Saint-Vallier, évêque de Québec, et les Mémoires de l’Amérique septentrionale du baron de Lahontan, l’aventurier dont les célèbres Dialogues érigent la sauvagerie en ce que l’on serait tenté de voir comme une anti-norme. Optant pour une stratégie similaire mais plus combative dans l’obscurité de sa cure d’Étrépigny, Jean Meslier (1664-1729) attaque la doxa politico-religieuse de la Contre-Réforme en tâchant de lui substituer l’athéisme, « norme nouvelle » suivant la formule de Geneviève Langlois, si outrancière qu’elle ne saurait être publiée, même dans les réseaux clandestins du temps. Quant à Michel Delon, il nous montre comment, sur le mode d’un libertinage plaisant ou agressif, certains écrivains, de Voltaire à Sade, ont subverti la norme masculine en se logeant dans ses failles, en transgressant la claire séparation des sexes par des oxymores qui font vaciller les représentations dominantes et qui ébranlent leurs prétentions à fournir des modèles. Ainsi donc, quelque différents que soient les objets littéraires qu’ils convoquent, les articles réunis dans cette livraison collaborent à l’esquisse d’un territoire — celui de la normalité naissante — et de ses marges — où se réfugient les non-conformismes —, à coup sûr l’un des espaces mentaux les plus importants de la modernité.
Appendices
Notice biobibliographique
Frédéric Charbonneau
Les travaux de Frédéric Charbonneau, professeur à l’Université McGill et titulaire de la Chaire de recherche William Dawson en littérature du xviiie siècle, portent sur l’histoire littéraire des xviie et xviiie siècles français dans deux domaines principaux : le genre des Mémoires et les rapports entre littérature et sciences. Il a notamment publié Histoire et conflits (Presses de l’Université Laval, 2007) ; Portraits d’hommes et de femmes remarquables, de Commynes à Chateaubriand (Klincksieck, 2006) ; L’art d’écrire la science (Presses de l’Université Laval, Presses universitaires de Rennes, 2005) ; avec Réal Ouellet, Nouvelles françaises du xviie siècle (L’instant même, 2000 ; Les 400 coups, 2005) ; enfin, Les silences de l’histoire (Presses de l’Université Laval, 2001 ; prix de l’Académie des Grands Montréalais, finaliste au Prix Raymond-Klibansky). Aux Éditions Desjonquères, il vient de faire paraître L’école de la gourmandise, de Louis XIV à la Révolution (2008).
Notes
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[1]
Frédéric Charbonneau, « L’écriture du singulier. Saint-Simon et quelques mémorialistes », Revue d’histoire littéraire de la France, Paris, vol. CII, no 2, 2002, p. 191-209 ; « La singularité est-elle une catégorie du mémorable ? L’exemple de Saint-Simon », dans Jean Garapon (sous la dir. de), L’expression de l’inoubliable dans les Mémoires d’Ancien Régime, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2005, p. 167-176 ; « L’être à l’écart. Situation du sujet dans les Mémoires de Saint-Simon », dans Bruno Tribout et Ruth Wheland (sous la dir. de), Narrating the Self in Early Modern Europe/L’écriture de soi dans L’Europe moderne, Berne, Peter Lang, coll. « European Connections », 2007, p. 193-209 ; « Régime et singularité dans les Mémoires de Saint-Simon », Cahiers Saint-Simon, à paraître en 2009.
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[2]
Certaines pages de Tocqueville semblent bien annoncer cette dérivation hégémonique : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’oeil ; quand tout est à peu près de niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961, t. ii, 2e partie, chap. xiii, p. 193).
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[3]
Norme (de norma, « équerre »), bien qu’il apparaisse dès 1283 au sens de « règle, état régulier », est rare jusqu’au xixe siècle, où il prend le sens d’état habituel, « conforme à la majorité des cas » (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998, s.v.). De même l’adjectif normal, dont des acceptions techniques en grammaire (xve siècle) et en géométrie (xviiie siècle) sont assez anciennes, prendra également, sous l’influence de norme, son sens actuel pendant la première moitié du xixe siècle (Alain Rey, Dictionnaire, ouvr. cité). Enfin, notons que l’adjectif énorme (de enormis, « irrégulier, démesuré »), apparu vers 1340, a une portée morale bien attestée sous l’Ancien Régime avec le sens de « remarquable par des caractères extrêmes » (Alain Rey, Dictionnaire, ouvr. cité). « Enorme, se dit figurément en Morale, des vices. Une avarice, une ambition énorme, un crime énorme » (Furetière, Dictionnaire universel, 1690). Il est fréquent en ce sens chez Saint-Simon ; voir, par exemple, Mémoires, éd. Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1984, t. iii, p. 193 : « Ces paroles énormes […] firent frémir d’indignation tout ce qui l’entendit ».
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[4]
Voir, inter alia, Henriette Asséo, « Marginalité et exclusion. Le traitement administratif des Bohémiens », dans Problèmes socio-culturels en France au xviie siècle, Paris, Klincksieck, 1974, p. 9-87 ; Roger Chartier, « La naissance de la marginalité », L’Histoire, Paris, no 43, 1982, p. 106-111 ; Bronislaw Geremek, « Les hommes sans maître, la marginalité sociale à l’époque pré-industrielle », Diogène, Paris, no 98, 1977, p. 29-57 ; Allan Ingram, « Identifying the Insane : Madness and Marginality in the Eighteenth Century », Lumen, Kelowna (Colombie-Britannique), vol. xxi, 2002, p. 143-158 ; « Marginalité et criminalité à l’époque moderne », numéro spécial de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, Paris, vol. xxi, juillet-septembre 1974 ; « Les Marginaux et les exclus dans l’histoire », numéro spécial des Cahiers Jussieu, Paris, no 5, 1979 ; Hans Mayer, Les marginaux, Paris, Albin Michel, 1994.
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[5]
Yves Coirault, dans Saint-Simon, Mémoires, ouvr. cité, t. vii, p. 654, n. 1 (p. 1451-1452). Cette note fait suite au portrait de la marquise d’Alluye.
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[6]
Voir, à ce sujet, les travaux fameux de Michel Foucault, notamment son cours du Collège de France (1974-1975), Les anormaux, Paris, Gallimard/Seuil, 1999.
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[7]
Bertrand Binoche, Sade ou l’institutionnalisation de l’écart, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007 ; Hubert Bost, Bayle et la normalité religieuse, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007.