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« Le dire-monstre » donne à ce dossier sa cohérence et son unité. Le projet naît d’une volonté d’accorder la parole au monstre. Il s’agira donc de constituer un espace accueillant pour donner à cet être abject (étymologiquement le re-jeté) l’envie de s’exprimer. Celui que la société marginalise en le repoussant hors de ses limites aura ici voix au chapitre. Cette réintroduction du monstre dans l’espace du légitime suppose un certain état du champ littéraire. Le carnaval est le lieu qu’a créé le social pour permettre au monstre de prendre place dans la cité. Est-ce dire que la critique est aujourd’hui entrée dans une ère carnavalesque ? Cela serait certainement exagéré. Il nous plaît néanmoins de penser que l’espace — de communication — que nous ouvrons ici permettra de célébrer des productions marginalisées par le cadre littéraire ou dont certaines marges sont restées inexplorées. Et nous le faisons en sachant que la transgression se transmet [1], davantage, en souhaitant cette libre circulation de la matière transgressive. Le corpus affecte le corps de la critique, ce qui, selon nous, garantit également son évolution. La multiplication des études sur la matière déviante témoigne en effet d’une nouvelle tangente prise par la critique, et c’est à cette modernité — selon le sens que lui donnait aussi Baudelaire — que nous communions. Effet de mode ou effet de société, les monstres sont de plus en plus envahissants et nous sommes fascinés par cette invasion. Ainsi, notre propos interroge le moment où la langue devient le véhicule des émotions les plus intenses et les plus irrationnelles. Faut-il pour autant placer les notions d’illégitimité ou d’immoralité au coeur de l’analyse ?
Notre sentiment est que la littérature accueille volontiers l’illégitime, de sorte que le partage de l’acceptable s’y effectue difficilement. La littérature peut s’approprier les systèmes de normes et d’orientations du fait qu’elle n’a pas d’essence en tant que telle. Aucun énoncé n’est intrinsèquement littéraire, puisque ce sont le champ et le corps social qui lui prêtent cette identité (comme on prête une intention). Hors de cette fonction et de ce droit qui lui sont reconnus, la chose littéraire n’est pas. Le littéraire doit donc être pensé comme un événement, de sorte que les codes du social et du légal ne peuvent avoir qu’une prise anecdotique et éphémère sur lui. Son droit de dire survient après la venue à l’écriture par l’expérience de la lecture. Cela fait en sorte que l’objet littéraire est toujours inattendu dans la mesure où il n’a pas à se plier à des exigences préalables. Perpétuellement, il crée sa propre genèse. Ce sont les hommes — les lecteurs (et les non-lecteurs), les éditeurs, les critiques, les écrivains — qui ont des attentes face au littéraire et qui souhaitent en faire un axiome. Mais la littérature ne supporte pas la fixité de la définition. Elle n’a pas de finalité, car elle se dé-finit sans cesse. La littérature ne saurait donc être réduite à l’un de ses états ponctuels (ce qui est publié, enseigné ou récompensé, à telle époque, à tel moment), puisqu’elle possède un statut qui outrepasse le droit et la convention. Ce sont ces paramètres définitionnels que rappellent le « dire-monstre » et les oeuvres qui l’accueillent. La littérature monstrueuse montre qu’elle s’inscrit dans l’espace social, tout en dénonçant les artifices de cette inscription.
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En tant que sujet abject, le monstre se présente comme une limite de l’identité, il est celui que le moi refuse de reconnaître comme sien.
[…] « je » n’en veux pas, « je » ne veux rien savoir, « je » ne l’assimile pas, « je » l’expulse. Mais puisque cette nourriture n’est pas plus « autre » pour « moi » qui ne suis que dans leur désir, je m’expulse, je me crache, je m’abjecte dans le même mouvement pour lequel « je » prétends me peser. […] Dans le trajet où « je » deviens, j’accouche de moi dans la violence du sanglot, du vomi. Protestation muette du symptôme, violence fracassante d’une convulsion, inscrite certes en un système symbolique, mais dans lequel, sans vouloir ni pouvoir s’intégrer pour y répondre, ça réagit, ça abréagit. Ça abjecte [2].
Pourtant, nous comprenons que ces contours dessinent une silhouette représentative du corps social et conditionnent une identité. Le monstre est celui qui, dans la société, se dit, ou est dit, différent et qui se place en porte-à-faux par rapport à la norme. La représentation du monstrueux, bien qu’on puisse lui reconnaître une constance, apparaît également comme le produit de la société qui le décrit, comme l’explique la critique Claude-Claire Kappler :
Il nous semble qu’en tout temps il y a un sens éternel et universel du monstre, auquel se surimposent un ou des sens de prédilection et même de « convention » propres à chaque époque, à chaque culture. Ainsi une gamme de variables propre au temps, à l’artiste, à son milieu (au sens le plus large), se conjugue à celle des constantes et en constitue comme l’ornement [3].
Le monstre ne revêt donc pas une identité fixe, il est le résultat d’une démonstration qui le fait naître en tant que tel. Et le « dire-monstre » est une métaphore qui doit permettre de rejoindre une posture qu’adopte la littérature qui se prétend, ou se veut, différente, et qui entend rendre compte d’un état du discours social. De fait, le caractère monstrueux se propage et se trouve ainsi à l’origine d’une tradition littéraire moderne que l’on peut faire remonter au xixe siècle — nous pensons ici bien sûr aux écrits de Hugo, de Lautréamont, de Baudelaire, voire de Zola, mais également à toute une littérature pamphlétaire. Des filiations se créent autant que des ruptures au sein de cette tradition et ce sont aussi ces mouvements dont il nous importe de rendre compte.
Le monstre, on le comprend, est une figure exceptionnelle. C’est un être qui s’écarte plus ou moins de la norme, et tout est dans la manière dont on apprécie cet écart. Lorsque la littérature s’approprie cette image, ou l’invente, c’est souvent pour le potentiel qu’offre l’exception. La volonté de se distinguer est le moteur de la modernité et, en ce sens, le monstrueux est une force. Devenu inspiration, le caractère monstrueux dévoile le projet esthétique de l’auteur, mais c’est également un marqueur social. L’identité ainsi construite est un témoin singulier du discours social dans lequel l’oeuvre s’inscrit. La littérature qui reconnaît le monstre comme fécond lui donne un visage unique, et représentatif de son ethos. Étudier le « dire-monstre » enrichit la démarche sociocritique en dévoilant un versant souvent laissé dans l’obscurité.
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Les analyses réunies dans ce dossier s’associent selon une progression qui veut que le sujet étudié se tende de plus en plus vers le réel. Nous le constatons, l’allégorie est une part essentielle de tous ces discours, mais le vecteur de la communication varie pour moduler l’incarnation du monstre.
D’abord, René Audet visite les lieux de la monstruosité dans l’oeuvre d’Éric Chevillard, dont la matière fictive affecte les codes de la représentation littéraire. Audet surmonte ainsi la perplexité de la critique face à ces romans excessifs, en s’attaquant directement à leur dimension performative et aux effets provoqués par leur langage vif et virulent. La réalité monstrueuse teinte les lieux du quotidien et le critique montre bien que cet état résulte d’une évaluation, d’un jugement porté par le texte. L’investissement émotif évince toute logique argumentative et c’est de ce regard posé sur le monde que naît le monstre. À terme, il apparaît que la démarche esthétique se gonfle jusqu’à engager la production de cet auteur dans un projet de protestation plus global contre la convention.
L’article de Fabienne Claire Caland replace ensuite la figure contemporaine du monstre dans un contexte historique plus vaste. Wolverine ou Dexter apparaissent maintenant comme les manifestations modernes de l’« humanimalité ». De fait, si le monstre s’oppose à l’humain, il faut également voir que l’a-humain et l’immonde le définissent. Individualiste, l’Occident se projette et s’expose dans ses monstres. Et l’on constate alors que les héritiers de la créature aux lèvres noires créée par Frankenstein expriment un nouveau « dire-monstre » selon lequel la violence peut se cacher sous couvert de paroles séduisantes.
Donnant aux Mémoires de Pierre de Sales Laterrière la visibilité que lui avaient refusée ses contemporains, l’article de Bernard Andrès questionne pour sa part les limites de l’exposition du cadavre humain. C’est à « l’humain fait monstre » que se consacre la réflexion. Le tour voltairien adopté par Laterrière rend les Mémoires de ce libre-penseur à la fois satiriques et provocateurs, ce qui enrichit la définition du « dire-monstre » d’une féroce dimension critique. La démonstration opérée par Laterrière fournit un précieux témoignage sur le discours social de l’époque. Dans la même veine, les écrits de Jean-Grasset de Saint-Sauveur portant sur certaines expériences faites sur les peaux noires, auxquels se consacre en second lieu l’auteur de cet article, possèdent un caractère monstrueux, cette fois parce qu’ils sont précisément dénués de cynisme. Ces deux formes du « dire-monstre » se répondent et se complètent pour qu’apparaisse une définition plus précise encore de sa rhétorique.
Enfin, l’article de Michel Maffesoli balance entre le silence et le cri pour rejoindre la réalité de ce que l’auteur appelle les « tribus postmodernes ». Barbares ces tribus ? C’est la question qu’on se pose ici en interrogeant la réception qui doit être réservée à leurs paroles et à leurs rites. On apprend que le monstre a le goût du risque, puisque c’est là une façon de réaffirmer sa vitalité et de lutter contre la domestication. En guerre contre la pulsion dominatrice, les tribus postmodernes adoptent le « dire-monstre » comme mode, et comme mode de communication.
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Lorsque le texte parle monstre, les goûts littéraires deviennent dégoûts, pour accueillir ces oeuvres qui réinventent les conditions de la réception. Le « dire-monstre » définit la parole qui se gonfle, qui prend un souffle monstrueux, mais dont le dynamisme ne va pas sans une certaine répulsion. Cette image représente la réception de ces oeuvres dont la matière dérange, mais attire irrésistiblement le lecteur. Le « dire-monstre » provoque des réactions violentes. Cette forme de l’expression appelle le lecteur, et cette communication se fait à l’impératif. La réception de ces oeuvres repose en effet sur de nouvelles stratégies, et la métaphore du visqueux imaginée par Sartre est ici utile pour comprendre le rapport qui s’établit avec le lecteur :
[…] je saisis tout à coup le piège du visqueux : c’est une fluidité qui me retient et qui me compromet, je ne puis glisser sur ce visqueux, toutes ses ventouses me retiennent, il ne peut glisser sur moi : il s’accroche comme une sangsue […]. Mais, en même temps, le visqueux c’est moi, du seul fait que j’ai ébauché une appropriation de la substance visqueuse. Cette succion du visqueux que je sens sur mes mains ébauche comme une continuité de la substance visqueuse à moi-même […] [4]
L’attraction qu’exerce l’oeuvre monstrueuse suppose d’engluer le lecteur pour mieux retenir sa lecture. Le « dire-monstre » se fait baveux, capt(ur)ant ainsi le lecteur. Le dégoût, lorsqu’il s’incarne dans la nausée, fait perdre « la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface [5] ». Et cette émotion qui conduit au vertige de la perte est aussi celle que travaillent les oeuvres examinées dans ce dossier.
En somme, une double dynamique se joue dans le présent collectif. D’une part, le regroupement des différentes analyses doit mettre en évidence une parenté entre les oeuvres étudiées et reconnaître ainsi une lignée monstrueuse. D’autre part, la présentation entend respecter les métamorphoses du « dire-monstre ». L’enjeu est ici de donner l’indice d’une nouvelle tradition du monstrueux. De fait, les corpus analysés — français, québécois et américain — ne sauraient circonscrire la matière du monstrueux moderne ou postmoderne, mais ils se présentent comme des modèles-types dont les voix monstrueuses permettent de rejoindre un corps autrement plus imposant.
Appendices
Note biographique
Marie-Hélène Larochelle
Marie-Hélène Larochelle est professeure adjointe à l’Université York. Ses recherches portent sur les figures de la violence dans la littérature de la francophonie européenne (Belgique, France, Suisse) et québécoise. Elle est l’auteure de Poétique de l’invective romanesque. L’invectif chez Louis-Ferdinand Céline et Réjean Ducharme, Montréal, XYZ éditeur, coll. « Théorie et littérature », 2008, pour lequel elle a été finaliste au Prix Raymond-Klibansky de la Fédération canadienne des sciences humaines. Elle a également organisé deux colloques internationaux sur ce sujet et a dirigé les dossiers ou ouvrages collectifs Identités monstrueuses : violences et invectives dans le roman francophone européen (dossier), Présence francophone, no 74, 2010 ; Esthétiques de l’invective (dossier), Études littéraires, vol. 39, no 2, 2008 ; Monstres et monstrueux littéraires, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008 ; Invectives et violences verbales dans le discours littéraire, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007.
Notes
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[1]
Nous pensons à la conclusion de Freud selon laquelle « l’homme qui a transgressé un tabou devient lui-même tabou parce qu’il a la dangereuse capacité de susciter chez autrui la tentation de suivre son exemple » (Sigmund Freud, Totem et Tabou : interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des peuples primitifs [1913], trad. Serge Jankélévitch, Paris, Payot, 1966, p. 108).
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[2]
Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection, Paris, Seuil, coll. « Tel quel », 1980, p. 10.
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[3]
Claude-Claire Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Âge, Paris, Payot, 1980, p. 287.
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[4]
Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 669-673.
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[5]
Jean-Paul Sartre, La nausée, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1938, p. 178-179.