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Introduction

Instrument principal du processus d’adoption d’enfants depuis plusieurs décennies, l’évaluation psychosociale des candidats souhaitant adopter est non seulement une norme devant encadrer la qualité des placements, mais aussi un acte de jugement professionnel. Ce processus d’évaluation est également révélateur de la construction sociale et familiale qui sous-tend le phénomène de l’adoption, ce que Herman nomme « kinship by design », ou « ingénierie sociale de la parentalité par adoption » (2009). Aujourd’hui encore, la famille adoptive idéale se définirait par sa capacité à maximiser la ressemblance avec la famille naturelle – du moins sur le plan de la qualité du lien affectif parent-enfant (Piché, 2011).

Au cours des vingt dernières années, l’adoption s’est affirmée comme acte de protection de l’enfance. À l’échelle internationale, l’instauration de lois de protection de l’enfance dans la plupart des pays et l’adhésion de ces derniers à la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale ou Convention de La Haye (CLH-93, HCCH, 1993) en ont fait une intervention hautement régulée. Cet état de fait revalorise l’évaluation du professionnel, qui devient alors garant de la rigueur de la sélection des individus en fonction de leur potentiel parental. Cela est particulièrement important dans le contexte où les institutions tentent de prévenir de nouveaux préjudices ou l’abandon des enfants, notamment lors de placements considérés à très hauts risques et où les besoins des enfants, qui ont souvent un lourd historique de maltraitance, sont difficiles à définir (Châteauneuf et Lessard, 2015). La pression mise sur les évaluateurs et les instances d’encadrement des processus d’adoption est aussi accentuée par l’augmentation de la proportion d’enfants à besoins spéciaux ou particuliers proposés en adoption internationale (AI) par les pays qui appliquent le principe de double subsidiarité (art. 4b, CLH-93) : on doit désormais prioriser les adoptions locales, mais aussi les enfants qui sont plus difficiles à placer en raison de leur âge ou de la présence d’une fratrie, d’un handicap ou d’une maladie.

Nous proposons ici[1] un état de la situation en ce qui concerne la pratique de l’évaluation psychosociale des candidatures parentales en AI (bien que d’autres types d’évaluation, par exemple psychologique ou psychiatrique, puissent être requis). Nous ferons d’abord le point sur les marqueurs de son évolution au cours des dernières années et sur les enjeux politiques et normatifs qui en découlent. Nous verrons ensuite comment diverses constructions sociales et professionnelles influencent et structurent la manière dont l’acte évaluatif est pensé et leurs limites en contexte d’AI. Dans un troisième temps, nous analyserons la réalité particulière et très actuelle de la hausse en AI du nombre d’enfants présentant des besoins spéciaux. Les témoignages de professionnels québécois de l’AI rencontrés lors d’une étude que nous avons menée en 2016-2018[2] ont alimenté nos réflexions, notamment sur les enjeux de la pratique en contexte de hauts risques ; nous présenterons en discussion quelques-uns de ces enjeux.

Cadre conceptuel

Le processus d’évaluation des postulants à l’AI sera abordé sous l’angle de la théorie de l’ingénierie sociale de la parentalité appliquée à l’adoption ou « kinship by design », de l’historienne américaine Ellen Herman. Comment construit-on les familles lorsque des acteurs d’une société doivent pallier sa composante biologique ? Dans cette perspective, l’adoption a fait l’objet de nombreux construits au fil des années et l’acte d’évaluation qui donne accès à la formation d’une famille pour les adoptants refléterait particulièrement notre conception, comme société et comme professionnels, de la famille adéquate et des besoins des enfants placés en adoption. Un effet rarement discuté de l’application de ces construits serait, pour Herman, la recherche de contrôle sur l’entité familiale et la reconnaissance quasi figée d’une forme particulière de famille comme facteur de protection. Aujourd’hui, bien qu’on ne tente plus autant de récréer la famille « naturelle » (en camouflant les différences entre l’enfant adopté et ses parents), il persiste autour de l’adoption une gestion des risques, qui sont encore associés à cette formation familiale. Cependant, ces efforts sont surtout axés sur la prévention d’un nouvel abandon pour l’enfant. Notre analyse des discours qui sont reflétés tant dans la documentation consultée qu’à travers les témoignages des professionnels ayant participé à notre étude tiendra ainsi compte de ces construits et de leur portée sur les processus évaluatifs.

Méthodologie de l’étude

Nous avons réalisé entre 2016 à 2018 une étude ancrée dans les récits de pratique de 20 professionnels impliqués dans le champ de l’AI au Québec : 1) des employés d’organismes québécois agréés en AI ; 2) des professionnels de l’évaluation psychosociale en adoption mandatés par le directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) ; 3) des professionnels médicaux et psychosociaux spécialisés en soutien pré- et postadoption, dont certains gestionnaires en protection de l’enfance. Ces professionnels, qui comptent pour la majorité de quinze à trente ans d’expérience dans le champ de l’AI, proviennent de plusieurs disciplines de la santé et des services sociaux (travail social, psychologie, psychoéducation, pédiatrie et sciences infirmières) et oeuvrent principalement dans le secteur public (CIUSSS et hospitalier) ; quelques-uns sont issus du secteur privé.

Ces entrevues étaient dirigées de manière à faire ressortir le point de vue des participants sur l’état actuel du champ de l’AI, sur les enjeux centraux qu’ils ont pu observer dans leur pratique et sur la prise en compte de ces enjeux dans leur travail auprès de partenaires du milieu (organismes d’adoption ou autres professionnels). Un premier travail de codification thématique par étapes (codage initial, puis axial et focalisé) a été entrepris de façon à dégager toutes les unités de sens et à les regrouper par thèmes. L’analyse de ces récits de pratique a été effectuée selon la méthodologie de la théorisation enracinée (Charmaz, 2014) et en ayant recours à une méthode d’analyse narrative inspirée de Kohler-Riessman (2008) : le concept de performance narrative. Cette approche s’intéresse à la production de sens à partir des discours et à ses effets sur les autres acteurs et sur la pratique. Concrètement, l’analyse narrative nous permet de répondre à des questions telles que « Sur quelles valeurs les participants basent-ils leur pratique ? », « De quoi les participants veulent-ils convaincre les autres acteurs du champ de l’adoption ? », « Comment se positionnent-ils face au nouveau paradigme des adoptions à besoins spéciaux ? ». Un autre article résume les enjeux rapportés par les professionnels (Piché et Vargas-Diaz, 2019) ; nous en avons extrait quelques témoignages centrés sur la question de l’évaluation des postulants.

Comment l’acte d’évaluation en adoption a-t-il évolué au cours des dernières décennies ?

Considérations politiques

Depuis la mise en oeuvre de la CLH-93 au Québec en 2006 (HCCH, 1993 ; Loi assurant la mise en oeuvre de la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, LRQ 2006), toute évaluation psychosociale en vue d’une adoption, qu’elle soit québécoise ou internationale, doit obligatoirement passer par le centre jeunesse local – aujourd’hui le CISSS ou le CIUSSS[3]. L’évaluation fait toutefois partie des pratiques depuis longtemps : mise en pratique au courant des années 1970, elle a été rendue obligatoire par la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) en 1979 et inscrite au Code civil du Québec (1980, art. 56). Les obligations des Directeurs de la protection de la jeunesse ont été modifiées en 2006 (art. 71.7 LPJ ; SAI 2019). Les professionnels évaluateurs sont mandatés afin de réaliser cet exercice pour le DPJ, et cet acte est réservé au champ de pratique des travailleurs sociaux, des thérapeutes conjugaux et familiaux et des psychologues membres de l’OTSTCFQ[4] ou de l’OPQ[5] en vertu du projet de loi 21[6] (art. 37 du Code des professions du Québec, 2009), en raison du « haut risque de préjudice » qui lui est associé (OTSTCFQ, 2020).

L’adhésion aux principes de la CLH-93 par les pays d’origine et les pays d’accueil reflète leur intention de régulariser le processus d’adoption afin qu’il respecte à toutes les étapes l’intérêt supérieur de l’enfant, qui doit être « mis au centre des préoccupations » dans une garantie éthique de la décision de placement (Piché, 2012). Le processus commence par la vérification rigoureuse de la possibilité de placer l’enfant au sein de sa famille, sinon de le rendre admissible à une adoption locale ; ce n’est que par suite d’un échec de ces explorations qu’il sera rendu disponible, par décision d’un tribunal, pour une AI si ses caractéristiques le permettent (âge, condition). La plupart des pays d’origine exigent maintenant que les postulants à l’adoption locale comme internationale soient dûment évalués sur le plan psychosocial, et occasionnellement sur les plans psychologique et médical.

Toute évaluation psychosociale doit se dérouler dans le respect des normes légales et la recommandation qui en découle doit être inscrite dans un rapport envoyé au DPJ (Secrétariat à l’adoption internationale [SAI], 2020) et, dans le cas d’un projet d’AI, au SAI et à l’organisme agréé partenaire à l’étranger. L’évaluation doit être mise à jour avec le professionnel dès qu’un changement majeur survient (séparation, maladie, naissance d’un enfant, déménagement, etc.) et aux deux ans jusqu’à l’arrivée d’un enfant par adoption. Au moins trois rencontres doivent être réalisées avec le ou les candidats ; il s’en ajoute une avec un proche significatif dans le cas des adoptants célibataires et une autre si un parent de la famille élargie ou un enfant vit déjà au foyer des candidats. L’évaluateur peut, à sa discrétion et dans les limites établies, demander d’autres rencontres pour compléter son analyse. Une visite à domicile est obligatoire afin d’attester du milieu familial et de sa sécurité, le reste des rencontres pouvant se faire au bureau de l’évaluateur. Une période de douze mois doit s’écouler entre l’arrivée d’un enfant adopté ou biologique dans la famille et la rédaction d’une nouvelle évaluation, de façon à favoriser l’intégration et l’attachement de l’enfant tout comme la transition à la parentalité (SAI, 2020).

Considérations normatives

Un Guide de pratique pour les travailleurs sociaux et les thérapeutes conjugaux et familiaux qui exercent en adoption internationale a été publié par l’OTSTCFQ en 2010 (Bourque, 2010) et servait, au moment de la réalisation de l’étude, de repère normatif pour les adoptions tant locales qu’internationales. Selon certains professionnels qui l’utilisaient à l’époque, la faiblesse du cadre théorique et clinique de cet outil en limitait cependant la portée. Par exemple, des thèmes de discussion y étaient proposés, mais le guide ne fournissait ni questions ni critères cliniques d’évaluation. Le document a été mis à jour en 2019 et vient corriger plusieurs lacunes. Il vient standardiser cette pratique professionnelle en précisant ce qui doit être évalué comme capacités parentales[7].

Le manque de formation professionnelle à l’exercice de cet acte reste toutefois un enjeu actuel. Autrefois offerte aux professionnels souhaitant se spécialiser, aucune formation n’est disponible depuis 2004 au niveau de l’OTSTCFQ, qui a arrêté de l’offrir faute de demande[8]. L’OPQ vient de mettre à jour sa formation, mais celle-ci ne concerne toutefois que l’évaluation psychologique. Cela oblige les CISSS et les CIUSSS à former et à superviser leurs évaluateurs, ce que complique encore la perte d’expertise des dernières années (Piché et Vargas-Diaz, 2019). La formation continue et le soutien clinique offerts restent donc très limités, du point de vue des participants à notre étude.

Les aspects éthiques inhérents à cette démarche évaluative sont aussi à considérer. Le guide de l’OTSTCFQ en énumérait quelques-uns, mais considérait seulement les dimensions déontologiques de l’évaluation – il ne proposait pas de processus décisionnel en cas de dilemme face aux adoptants et à leur milieu de vie ou lors de « cas de conscience » des évaluateurs (Goffi, 2001). La principale valeur éthique qui y était stipulée était que l’enfant adopté, et non l’adoptant, devrait être le client (Bourque, 2010). Cela implique de prioriser son intérêt en tout temps, et ce, malgré le fait que ce sont les candidats qui sollicitent les services du professionnel – et paient ses honoraires dans le cas de l’AI.

À la fin du processus, le professionnel formule une recommandation officielle qui devra être partagée avec les postulants et qui résume son évaluation de leurs capacités parentales, actuelles ou potentielles. La recommandation peut être positive, négative ou préconiser une mise en suspens conditionnelle (à un changement d’aspects concrets de la vie quotidienne, parfois à une consultation psychologique ou psychosociale pendant une période donnée ou à la participation à des ateliers préparatoires).

Comment l’acte d’évaluation a-t-il été construit dans le domaine de l’adoption ?

Au fil des ans, les critères rendant acceptable une candidature à l’adoption se sont attachés autant au statut des individus (passant de l’exigence du couple hétérosexuel formé de longue date à une ouverture, dans certains pays, aux postulants célibataires ou formant un couple homosexuel) qu’à leur état de santé physique et mental. Encore aujourd’hui, même si elles doivent être le fruit d’une entrevue rigoureuse abordant une liste normée de thèmes et permettre l’établissement d’un historique relationnel détaillé, les conclusions des évaluations ne reposent pas toujours sur des critères objectifs faisant foi de l’acceptabilité des projets ; ainsi, les candidats « se retrouvent en situation d’examen […] sans connaître à l’avance les conditions requises pour être en quelque sorte reconnus aptes à devenir parents adoptifs » (Lacombe, 2005, p. 52).

Où en est-on aujourd’hui dans le développement des connaissances et sont-elles plus fiables ? Permettent-elles de mener des évaluations plus justes et de prévenir des difficultés à l’arrivée de l’enfant ?

Construction autour des croyances sociales sur la famille

Divers courants de pensée ont influencé la pratique de l’évaluation. Dans les années 1950 et 1960, sous l’influence des écoles psychanalytiques, les connaissances non empiriques ont été reprises par les travailleurs sociaux des agences d’adoption, exposant l’acte professionnel qu’est l’évaluation des postulants à une grande part d’interprétation et donc de subjectivité (Herman, 2009). Si à leurs débuts les pratiques de jumelage étaient largement basées sur des critères de ressemblance et de moralité et souvent biaisées par des préjugés sur les adoptants qui s’écartaient d’un modèle familial alors normatif, les mentalités ont par la suite évolué vers d’autres modèles. Pour Herman (2009), le développement des connaissances sur l’adoption a permis de déplacer le critère de « moralité » des décisions professionnelles vers un ensemble de critères présumés « scientifiques ». Selon Leinaweaver, Marre et Frekko (2017), certains éléments idéologiques persisteraient toutefois dans les décisions des professionnels d’aujourd’hui, notamment la définition du milieu de vie acceptable et même l’organisation physique du domicile comme indicateur de qualité familiale.

Notons également que, malgré une grande ouverture face à la différence de statut parental et à la différence physique avec leur enfant – notamment raciale –, ce sont parfois les parents adoptifs qui tenteraient de rapprocher leur expérience familiale du pôle normatif (Ouellette et Méthot, 2000), un phénomène rapporté pour la première fois en 1964 par le sociologue David Kirk. Or selon ce dernier, l’acceptation de la différence inhérente non seulement à l’enfant mais aussi au lien qui unit la famille adoptive devrait se transposer à des indicateurs d’ajustement de la « norme familiale » et à une communication transparente sur les origines de l’enfant. En devant stimuler le sentiment d’appartenance et de ressemblance tout en reconnaissant pleinement et ouvertement le fait de la différence, dans quelle mesure les adoptants sont-ils prêts à assumer que leur parentalité sera différente des autres, parfois difficile et sans contredit plus complexe que la parentalité biologique ?

Par ailleurs, dans plusieurs pays de l’AI, l’évaluation des postulants demeure basée sur des critères moraux qui écartent de facto certaines candidatures ou biaisent le processus de sélection : attentes plus élevées envers les adoptants célibataires, discrimination à l’encontre des couples homosexuels ou même des personnes ayant un indice de masse corporelle jugé trop élevé (Enfants du monde, 2021). Les représentations morales de la famille jugée « acceptable » par chaque culture se reproduisent donc dans les critères d’adoption imposés.

Construction autour de la capacité parentale comme gestion du risque

Aujourd’hui, plusieurs professionnels tentent d’analyser de manière plus nuancée les motivations des adoptants et d’explorer plutôt la sensibilité parentale et la disponibilité réelle envers un enfant fragilisé : la capacité d’ajustement des parents, le réalisme de leurs attentes et leur capacité à bien appréhender les besoins émotifs de l’enfant sont considérés comme des facteurs de protection (Brodzinsky et Lemieux, 2018). D’ailleurs, Rushton (2004) relève dans les études sur le stress parental et les difficultés familiales en adoption que les attentes trop élevées des adoptants par rapport aux capacités d’adaptation de l’enfant se démarquent parmi un ensemble de facteurs de risque. Malgré tout, ces facteurs ne sont pas toujours pris en compte dans la décision des évaluateurs. De plus, bien peu de pays rendent obligatoires ou du moins accessibles la préparation et le soutien des adoptants, qui permettraient pourtant d’approfondir leur réflexion sur ces aspects.

Les spécialistes de l’adoption affirment souvent qu’un « bon parent n’est pas nécessairement un bon parent adoptif », et que chaque jumelage amène des exigences différentes quant au développement du rôle parental et à l’acceptation de la spécificité de l’enfant. Dans la relation adoptive, deux forces sont à l’oeuvre : la quête de normalité et la gestion de sa différence dans le lien familial. Bien que l’idée de « lien partagé » ait remplacé celle de « sang partagé », à la proposition de David Kirk (1964), c’est davantage sous le signe du « risque émotionnel » que la notion de différence est envisagée (Piché, 2011) : le lien parent-enfant qui est tant espéré et valorisé dans tout projet familial pourrait être compromis par plusieurs facteurs. D’ailleurs, il est aujourd’hui de plus en plus reconnu dans les milieux cliniques que les « besoins particuliers » de l’enfant adopté ne sont plus attribuables qu’à son expérience de rupture de liens et de repères et à l’adaptation à une nouvelle famille (Brodzinsky, 1987). En effet, on reconnait désormais que les effets de la maltraitance, de l’abandon, de la négligence institutionnelle et des ruptures de lien ont des impacts à long terme pour l’intégration familiale, le développement des adoptés et la création du lien.

La grande vulnérabilité de l’enfant qui est accueilli crée aussi beaucoup d’attentes des services sociaux envers les parents adoptifs. Au cours des deux dernières décennies, l’adoption-intervention[9] a fait des parents des intervenants collaborateurs, ce qui implique un changement de paradigme majeur dans l’exercice de la parentalité adoptive (Piché, 2012 ; André-Trévennec et Lebrault, 2017). La hausse du nombre d’enfants présentant des besoins spéciaux a amplifié ce phénomène et requiert véritablement des aptitudes supplémentaires des adoptants (Chicoine, Germain et Lemieux, 2012), ce qui ne correspond pas toujours à leur vision de la parentalité. À ce sujet, une professionnelle ayant participé à notre étude affirme que « [t]ous les parents vont en adoption, oui, pour donner une famille à un enfant, mais aussi pour avoir un enfant… Je ne pense pas que ces parents se voyaient devenir des “tuteurs”. »

Dans le contexte actuel, il devient impératif de se demander si l’évaluation peut réduire ce risque. Les études sur les échecs d’adoption, qui se caractérisent par un retour de l’enfant dans le système de services sociaux à la suite de trop grandes difficultés d’intégration, démontrent qu’ils demeurent rares, mais qu’ils sont associés à un haut degré de stress parental. Ce stress est multifactoriel ; il a été associé notamment à des attentes parentales non réalistes et à la présence de motivations à l’adoption qui ne seraient pas centrées sur l’enfant, mais surtout à la présence de troubles de comportement persistants chez l’enfant (Palacios, Sánchez-Sandoval et León, 2005). En effet, lorsque la relation parent-enfant devient trop souffrante au quotidien, notamment à cause du rejet manifesté par l’enfant et de ses comportements agressifs envers le parent, celui-ci peut en venir à expérimenter un « trauma de filiation » (Tremblay, 2020) qui conduira à un placement.

Aujourd’hui, la marge de risque s’accroît de plus en plus pour les instances de protection qui se sont engagées à protéger des enfants encore plus vulnérables qu’auparavant. Quels paramètres légaux, normatifs et cliniques les professionnels évaluateurs doivent-ils intégrer pour objectiver leur démarche et en maximiser l’aspect préventif ?

Construction autour du développement du lien affectif comme gestion du risque

La gestion du risque lors du processus évaluatif se mesure de plus en plus en fonction de la capacité d’attachement des parents et, parfois, de celle des enfants mis en adoption – ce qui est toutefois problématique en AI. Il semble cependant subsister un flou quant aux critères permettant d’évaluer cette capacité chez les adoptants : les évaluateurs semblent s’être largement centrés sur la capacité d’attachement projetée chez l’enfant et, sur la base des préceptes initiaux de la théorie de l’attachement (qui depuis ont été nuancés), sont donc plus enclins à recommander aux candidats d’adopter un enfant avant l’âge de deux ans (Piché, 2012). De telles recommandations plus générales ne peuvent tenir compte de la singularité de chacun ni des conséquences des ruptures de lien subies avant l’adoption. De toute manière, la durée et la complexité des processus adoptifs des dernières années font qu’il est pratiquement impossible de prévoir l’âge qu’aura l’enfant à son entrée dans sa famille[10]. Aujourd’hui, la plupart des enfants adoptés à l’international présentent un profil d’adoption tardive (plus de 3 ans), une réalité observée partout dans le monde.

Est-ce à dire, donc, que ces enfants plus grands connaîtront de plus grandes difficultés d’attachement ? La recherche tend à démontrer que, malgré des retards affectifs plus longs à rattraper (Palacios et al., 2009) et une plus grande prévalence d’attachements désorganisés que chez les non-adoptés, la plupart des enfants arrivent à se sécuriser (Van den Dries et al., 2009 ; Pace et al., 2019). D’autres recherches ont observé la malléabilité de l’attachement et la possibilité d’une sécurisation à la suite d’une adoption lorsque les conditions de sensibilité parentale sont présentes et que l’enfant y est encore disponible (Steele et al., 2007 ; Palacios et al., 2014 ; méta-analyse de Juffer et van IJzendoorn, 2009). Pour toutes ces raisons, attribuer un profil d’attachement à un enfant encore inconnu reste hasardeux. Toutefois, la sensibilisation au fait de la plus grande complexité relationnelle de l’adoption qui prend place à la suite d’expériences de maltraitance, de ruptures de liens et de bouleversement des repères reste souhaitable en évaluation.

Pour André-Trevennec et Lebrault (2017), les adoptions tardives comportent en soi des éléments de risque additionnels associés surtout au cumul de traumas et à la probabilité plus grande d’expériences développementales pénibles et de troubles psychologiques corrélatifs. Les auteurs ont aussi observé que le temps d’attente pour rendre la proposition d’un enfant aux adoptants prolongeait énormément la mise en vulnérabilité des enfants :

Un constat a priori logique : plus l’enfant est adopté tardivement, plus le risque [qu’il ait vécu] des év[é]nements traumatiques est potentiellement élevé. Pour les enfants de plus de 5 ans, 68 % des familles mentionnent un événement traumatisant du passé. Ce taux passe à 75 % pour les enfants de plus de 7 ans, soit pour un enfant sur quatre.

Ibid., p. 229

Relativement peu incorporés dans la gestion des risques et l’estimation des besoins des enfants concernés par les projets d’adoption, les traumas de type complexe mériteraient une plus grande attention dans la discussion d’évaluation, notamment en sensibilisant les adoptants à la forte probabilité que l’enfant montre des difficultés de comportement, de fonctionnement ou de santé mentale qui sont directement reliées à des stratégies de survie familiale et psychique (Milot, Collin-Vézina et Godbout, 2018). On sait pourtant que ce sont ces difficultés qui induisent le plus de stress parental, jusqu’à compromettre le succès du projet d’adoption (Judge, 2003 ; Palacios et al., 2005). Nous savons aussi que la présence de traumas complexes liés à la maltraitance influe sur le développement de l’attachement chez l’enfant (Fournier, Terradas et Guillemette, 2019), ce qui a aussi des répercussions importantes sur plusieurs sphères de son développement telles que le fonctionnement cognitif, la régulation émotionnelle et comportementale ou l’identité (Joly, 2020). Or, ces connaissances filtrent encore très peu dans les interventions du domaine de la protection de l’enfance et en adoption.

Si la recherche s’est abondamment concentrée sur les répercussions de l’adoption sur les enfants, elle s’est relativement peu attardée aux facteurs interactionnels parent-enfant et à leur évaluation. L’outil qui semble le plus développé et validé à l’heure actuelle est le Parent Development Interview (PDI), qui évalue de manière qualitative la compréhension qu’ont les adoptants des comportements et émotions de l’enfant ainsi que leur capacité à réfléchir aux besoins et états d’esprit qu’ils pourraient refléter (León et al., 2018). Bien que cet outil soit principalement utilisé en postadoption, il comporte des éléments de réflexion qui pourraient être pertinents en préadoption et en contexte d’évaluation. Les auteurs qui ont développé cet outil s’appuient sur la démonstration empirique qu’une préparation de qualité à l’adoption, comprenant une discussion sur les besoins à anticiper et sur la capacité des parents à exercer une influence positive sur leur enfant, déclenche une réponse parentale plus réflexive et plus sophistiquée en postadoption (León et al., 2010 ; León et al., 2018).

Un premier outil d’entrevue clinique qui avait été développé dans les années 1980, le Adult Attachment Interview (AAI) (George, Kaplan et Main, 1985), s’était fait une place discrète dans la pratique de certains professionnels en pré- et postadoption. Au Québec, la travailleuse sociale et formatrice Johanne Lemieux le considère comme un outil valable pour aller plus loin, dès l’évaluation, dans la compréhension et la discussion du potentiel de sensibilité parentale des adoptants. Le but est de saisir le fonctionnement réflexif des adoptants puisqu’il a un lien documenté avec la qualité de l’évolution de l’attachement d’enfants adoptés en divers contextes (Pace et al., 2019), notamment lors d’adoptions tardives (Steele et al., 2007). Cet outil a été instauré au Danemark, qui rend d’ailleurs la préparation préadoption obligatoire (Legart-Bisgaard, 2019). Développée par Peter Fonagy dans les années 1990, la notion de mentalisation a été reliée à la sensibilité parentale :

La mentalisation réfère au processus inférentiel (…), subjectif et dynamique qui permet à l’individu de comprendre ses propres états mentaux et ceux des autres, soit les pensées, les affects, les désirs, les croyances et les intentions (Fonagy, Gergely, Jurist et Target, 2002).

Terradas et al., 2016, p. 2

Comprendre ce qui se passe dans le monde émotionnel de l’enfant est un facteur de protection de plus en plus reconnu en adoption, particulièrement en contexte de grande vulnérabilité liée à des expériences antérieures compromettant la confiance de l’enfant envers les adultes. Cette mentalisation reste toutefois difficile à mesurer : il faut déduire des informations sur les états mentaux des postulants, évaluer la cohérence du récit narratif qu’ils en font et étudier la manière dont les candidats comprennent les états mentaux de l’enfant alors qu’ils ne le connaissent pas encore. La pertinence pour les évaluateurs de ce type de démarche est d’arriver à départager, chez les adoptants, ce qui relève des projections de ce qui témoigne d’une disponibilité affective réelle et centrée sur un enfant à besoins élevés :

Comment favoriser un travail d’élaboration qui dégagerait l’enfant tant désiré du statut d’objet réparateur qui lui est actuellement imparti afin qu’il devienne, dans les représentations de ces futurs parents-là [sic], un enfant sujet, lui-même désirant.

Lacombe, 2005, p. 50

Enjeux de l’émergence des enfants à besoins « encore plus spéciaux » en contexte d’adoption internationale

Les besoins spéciaux en adoption sont de plus en plus fréquents et résultent de politiques de placement instaurées par plusieurs pays dès les années 1980 (Berástegui, 2012), mais surtout de la CLH-93 qui visait à mettre fin à la discrimination à l’égard des enfants plus difficilement « adoptables » en raison de leurs caractéristiques. La grande enquête mondiale sur l’adoption de Médecins du monde révèle que « [l]es propositions d’enfants à besoins spécifiques (EBS), c’est-à-dire avec pathologies, ou enfants grands de plus de 5 ans, ou en fratrie, atteint 67 % et 96,4 % sur les périodes 2001–2005 et 2006–2012 » (dans André-Trevennec et Lebrault, 2017, p. 231).

Ce type d’adoption est donc devenu le principal qui soit accessible aux adoptants étrangers, renversant le phénomène d’adoptions massives d’enfants jeunes et en meilleure santé des années 1990 et du début des années 2000 (Selman, 2018). Ces programmes d’adoption qui ont été mis en avant à la suite de moratoires ou de réformes locales peuvent être abordés non seulement comme un instrument politique visant à favoriser les chances de ces enfants de trouver une famille et de profiter de meilleurs soins médicaux et psychosociaux, mais aussi comme un moyen indirect de diminuer le recours à l’AI comme solution de placement.

Le problème de la définition de « besoins spéciaux » en adoption

La catégorie des « besoins spéciaux » ou « besoins particuliers » (special needs) appliquée aux adoptions serait apparue au cours des années 1950 (Chomilier et Toutain, 2018). Sa définition reste changeante selon les milieux et contextes. Selon la Conférence de La Haye de droit international privé, « [l]es enfants ayant des besoins spéciaux sont ceux qui souffrent de troubles du comportement ou d’un traumatisme, ont une incapacité physique ou mentale, sont plus âgés (généralement plus de 7 ans), ou font partie d’une fratrie » (HCCH, 1993), ce qui concorde plus ou moins avec les définitions des pays et des organismes qui mentionneront rarement les troubles comportementaux ou affectifs et considèrent une adoption comme tardive parfois dès l’âge de 2 ou 3 ans.

Chicoine et al. (2012) font aussi remarquer que les besoins spéciaux sont un construit controversé, car façonné par des représentations culturelles, des besoins politiques en évolution et un manque de concertation mondiale sur la question. Les enfants à besoins spéciaux sont souvent exclus socialement en fonction de critères culturels qui dépassent la notion de handicap, par exemple leur apparence non conforme, comme l’a évoqué une participante à notre étude :

Au niveau physique, ce qu’on voit plus souvent ce sont les fentes labiopalatines. En Chine, elles sont prédominantes, au moins un enfant [adopté] sur deux cette année […] Les Chinois culturellement accordent beaucoup d’importance à ce qui est esthétique [et] c’est une raison d’abandon.

Par ailleurs, cette catégorisation conduirait paradoxalement à minimiser l’ampleur des besoins de premier et deuxième niveaux de tout enfant adopté :

Définir le concept d’enfants « à besoins spéciaux », c’est déjà fausser la donne en suggérant aux acteurs de l’adoption et aux familles adoptives que les autres enfants adoptables n’ont et n’auront aucun besoin spécifique relié à leur passé difficile et aux liens à bâtir avec leurs tuteurs de résilience. Comment, de fait, parler honnêtement de besoin d’exception dans un contexte d’abandon/adoption qui, bien que courant, est par définition exceptionnel ?

Chicoine et al., 2012, p. 160

La littérature n’est pas si précise sur ce qui constitue un « besoin spécial » en adoption, alors que des cliniciens et des chercheurs ont tenté de faire reconnaître le fait que les enfants adoptés vivaient des réalités développementales particulières marquées par leur expérience de vie « non normative » : les deuils particuliers qu’ils doivent vivre et le travail d’ajustement à leur nouveau milieu (Brodzinsky, 1987 ; Brodzinsky et Schechter, 1990), l’attachement plus difficile, l’identité hybride à développer et les conséquences de leurs conditions de vie pré- comme postnatales plus à risque (Lemieux, 2013). En quelque sorte, toute adoption comporte des « besoins spéciaux » (Berástegui, 2012).

La difficulté d’obtenir un portrait juste de l’enfant

Alors que l’évaluation psychosociale des postulants doit, en principe, les sensibiliser et les préparer aux enjeux de la parentalité par adoption (Bourque, 2010), une convention tacite de communication empêcherait l’évaluateur de connaître l’enfant qui est proposé en AI et son dossier : en aucun cas il ne peut discuter avec l’organisme agréé pour l’adoption (OAA) des besoins particuliers, de l’âge, de la situation familiale antécédente et du milieu de placement actuel. Seuls sont connus les profils généraux d’enfants qui peuvent être proposés lors d’une année donnée dans le pays concerné. C’est seulement lors de l’émission d’une proposition d’enfant par l’organisme qu’un portrait plus précis sera offert, alors que l’évaluation des postulants est déjà terminée. Les nombreuses inconnues limitent donc les professionnels dans leur capacité à identifier les caractéristiques qui sont nécessaires chez les adoptants pour l’accueil d’un enfant en particulier. Chicoine et al. (2012) déplorent aussi que les candidats soient contraints à prendre une décision sur une proposition d’enfant à l’intérieur de 72 heures (en Chine notamment), une décision qui n’est alors ni libre ni vraiment éclairée.

Les OAA, qui sont principalement composés de bénévoles et non de professionnels, sont confrontés à la difficile tâche de mieux communiquer aux adoptants la nature des besoins spéciaux des enfants proposés en adoption. Certains organismes offrent un soutien aux futurs et nouveaux adoptants[11] afin de mieux les guider ou impliquent un pédiatre spécialisé dans leur comité d’évaluation des propositions d’enfants. Mais comme l’examen médical préadoption n’est pas obligatoire et est souvent difficile d’accès, bien peu d’adoptants auront accès à une démystification de ce que ces conditions pourraient représenter dans leur quotidien.

Miller, Pérouse de Montclos et Sorge (2016) observent pourtant, à la suite de leur étude des états pédiatriques et psychiatriques des enfants adoptés à l’international au moment de leur arrivée dans leur nouvelle famille, que les conseils, diagnostics et traitements adaptés aux conditions spécifiques de l’enfant sont plus que jamais pertinents compte tenu de la prépondérance des profils à besoins spéciaux en AI. Selon les participants rencontrés dans le cadre de notre étude, la notion d’évaluation du risque médical en adoption semble encore taboue par rapport à l’anticipation d’autres risques, alors que le fait d’aborder franchement la question permettrait plutôt à l’adoptant de prendre une décision basée sur ses capacités réelles d’acceptation et de soins et réduirait ainsi les risques d’échec d’adoption.

Les besoins spéciaux et leurs impacts sur les familles

Dans les études portant sur les adoptions à besoins spéciaux, les variables quantitatives, tel le taux de succès de l’intégration des enfants, sont souvent prédominantes. Les aspects qualitatifs comme la nature des difficultés rencontrées, les dynamiques particulières et les besoins de soutien additionnel ressortent moins dans la littérature, ce qui pourrait pourtant éclairer davantage les professionnels et les adoptants. Que représente un type de besoin spécifique par rapport à un autre ? L’intensité du besoin, sa chronicité, sa possible évolution et l’âge auquel il est survenu font-ils une différence dans la vie des familles ?

En ce qui concerne l’adoption de fratries, notamment, aucune association directe avec des échecs n’a été notée (Berástegui, 2012) ; l’adoption multiple apparaît même comme un facteur de protection pour certains enfants (Rushton, Dance et Quinton, 2000). Or, relativement peu d’études se sont consacrées aux difficultés liées à l’adoption de fratries, qui ont pourtant été observées par certains de nos participants, par exemple lorsque les enfants n’ont pas évolué dans le même milieu de placement ou lorsqu’il y a une dynamique de compétition pour le lien avec le parent. Des participantes à notre étude ont aussi relevé le manque de préparation à l’adoption de fratries, qui peut être pour certains adoptants qui n’en mesurent pas la complexité un moyen détourné d’obtenir un enfant plus rapidement auprès d’organismes.

Selon Berástegui (2012), la plus grande difficulté liée à l’adoption d’enfants dits « à besoins spéciaux » résiderait dans la possibilité de faire adopter ces enfants, et pas nécessairement dans leur intégration harmonieuse à une famille. Or l’auteure soutient que l’écart entre l’enfant désiré et l’enfant disponible se creuse pour plusieurs adoptants, ce qui peut être considéré comme un facteur de risque et diminue la quantité d’adoptants acceptés à l’évaluation. Dans la littérature, peu de mises à jour de la recherche sont effectuées sur le sujet – ce qui rend difficile l’appréhension du phénomène.

Discussion : réflexion sur le double rôle d’évaluation-prévention et sur les risques de déresponsabilisation de certains États

Malgré son objectif de déceler les capacités parentales à l’accueil d’un enfant, l’acte d’évaluation comporte plusieurs limites, paradoxes contextuels et complexités inhérentes. Dans quelle mesure l’évaluation mène-t-elle à un jumelage adéquat ? Certains en parlent comme d’un mythe ou d’un idéal inachevé.

D’ailleurs, on pourrait remettre en question l’application de la notion de l’intérêt supérieur de l’enfant (CLH-93 ; LPJ, 2007) dans les cas d’adoption très tardive qui font que des enfants sont « transplantés » dans un nouveau pays et coupés assez brutalement de leurs repères (Piché et Vargas-Diaz, 2019). Qui plus est, faute de ressources, les enfants sont rarement évalués sur les plans psychologique et médical dans leur pays d’origine et parfois même ne sont pas informés sur leur adoption ni préparés à celle-ci.

Sur le plan des connaissances, rappelons que bien peu d’indicateurs guident la qualité des jumelages (Rushton, 2004 ; Noordegraaf, van Nijnatten et Elbers, 2008 ; Pösö et Laakso, 2016), qui restent bien souvent hypothétiques. Actuellement, la principale balise pour démarrer un processus d’adoption fructueux reste l’évaluation psychosociale – du moment qu’elle arrive à bien circonscrire les forces comme les limites de la capacité parentale, ce qui est difficile lorsque l’adoptant est un premier parent et considérant la non-connaissance des besoins spécifiques de l’enfant qui lui est proposé[12]. D’ailleurs, des associations de familles adoptives ont mentionné la grande difficulté à accéder aux éléments importants de l’historique relationnel et traumatique de leur enfant en vertu des règles de confidentialité.

Dans ce contexte, il est donc difficile pour les évaluateurs de bien préparer les parents à l’arrivée de l’enfant et leur permettre de se projeter comme famille. Quel âge leur enfant aura-t-il à son arrivée ? Dans quel état de santé physique et émotionnel sera-t-il ? Les parents seront-ils informés des conditions médicales de l’enfant et de leur évolution d’ici l’entrée dans la famille ?[13]

D’un point de vue critique, la promotion de l’adoption d’enfants à besoins spéciaux à l’international entraîne un glissement de discours qui ravive l’idée de « sauvetage » pourtant décriée par plusieurs acteurs de ce champ (San Román et Rotabi, 2017 ; Piché et Vargas-Diaz, 2019). Autrement dit, en mettant en avant les fondements humanitaires de ce type de placement, on fait abstraction du manque de volonté politique des pays dans la mise en place de soins médicaux et sociaux adaptés à tous leurs enfants et on écarte la réflexion sur les comportements et mentalités qui les excluent. Ce type d’adoption devient une solution qui masque les problèmes structurels tout comme l’AI a trop longtemps été utilisée comme solution à la pauvreté des familles. La CLH-93, en posant les adoptions internationales comme solution de « dernier recours », encourage la prise en charge locale des enfants, mais participe aussi à une catégorisation de certains enfants selon leur état de santé et leur âge qui pourrait déplacer le problème de leur prise en charge.

Dans tous les pays d’origine, des milliers d’enfants vivent avec une déficience intellectuelle, motrice ou congénitale. Lorsque les coûts des opérations ou des médicaments que nécessite leur condition ne sont pas pris en charge par le gouvernement, la plupart de ces enfants seront abandonnés faute d’accessibilité aux soins. La vision culturelle du handicap dans certains pays dont la Chine (Raffety, 2019), le manque de soutien aux familles qui souhaitent s’occuper de leur enfant et la présence d’une stigmatisation par rapport aux malformations et handicaps sont des facteurs qui rendent ces enfants encore plus vulnérables.

Conclusion

Des considérations éthiques et développementales quant à la gouvernance et à la régularisation des conditions de l’AI (Fonseca, 2009) nous font constamment revenir à la même interrogation : quel milieu sera le plus favorable au développement des enfants – et qui sont les enfants qui y auront accès ? En ce sens, la famille est-elle toujours le meilleur milieu de développement pour des enfants dont les capacités d’attachement ont été mises à rude épreuve ou nécessitant des soins particuliers en santé mentale ? Et si le meilleur milieu possible est une famille adoptive, quelles caractéristiques doit-on exiger de celle-ci ?

Pour les spécialistes de l’AI, la hausse dramatique des besoins spéciaux chez les enfants appelle à une modification du type de soutien pré- et postadoption : « Il appert qu’évaluer la capacité parentale n’est pas tout, sinon un exercice parfois trop subjectif, et qu’outiller un parent et préciser les besoins vaut autant, sinon plus » (Chicoine et Lemieux, 2007, dans Chicoine et al., 2012). Les auteurs recensés s’accordent pour dire que ces adoptions nécessitent un jumelage particulier avec des parents qui sauront bien appréhender les défis de l’enfant tout en étant bien soutenus par leur entourage social et outillés par des professionnels spécialisés, et ce, pendant plusieurs années.

Le développement de la « compétence adoptive » par les professionnels de la santé et des services sociaux est un enjeu qui a été soulevé il y a plusieurs années déjà (Brodzinsky, 2013) et qui demeure d’actualité (Wrobel, Helder et Marr, 2020). Aujourd’hui plus que jamais, même les professionnels bien préparés à intervenir auprès des familles se retrouvent avec de nouveaux questionnements, des situations cliniques inédites et un besoin accru de soutien clinique.