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Introduction

La compréhension et les réponses relatives à la violence conjugale se sont considérablement transformées au cours des cinquante dernières années. Plus précisément, l’évolution dans le traitement de ce phénomène s'est orchestrée autour de l’intervention judiciaire, de l’intervention sociale et du développement des connaissances par le biais de la recherche (Buzawa, Buzawa et Stark, 2012). Dans le présent article, l’état des connaissances au sujet de certaines des composantes de ces réponses, soit les pratiques qui sont désignées au Québec par l’appellation « intervention sociojudiciaire », sera présenté. Cet état des connaissances résulte de la recension des écrits réalisée par la première auteure de cet article pour la recherche menée dans le cadre de son doctorat[1] en service social.

Nous désignons par le terme « intervention sociojudiciaire » l’ensemble des services spécialisés, mécanismes de concertation et systèmes de réponse coordonnée en violence conjugale où des interventions psychosociales et judiciaires sont liées. Ces pratiques ont émergé aux États-Unis au début des années 1980 (Anderson, 2007), notamment pour remédier aux écueils des interventions judiciaires lors de situations de violence conjugale. Elles sont maintenant présentes dans plusieurs pays, dont l’Australie, le Royaume-Uni et le Canada (Breckenridge et al., 2015). En vue de mieux les connaître, nous tracerons d’abord l’évolution de la réponse sociale à la violence conjugale ailleurs et au Québec. Ensuite, le portrait général de l’intervention sociojudiciaire en matière de violence conjugale sera brossé en portant une attention particulière à son actualisation au Québec. Enfin, les impacts connus de ces interventions seront exposés par le biais d’une synthèse des études les ayant évaluées.

Avant toutefois de produire la synthèse de ces écrits, deux remarques et mises en garde sont à faire. D’abord, il importe de souligner que chaque structure, mécanisme et service spécialisé en violence conjugale est unique (Salazar et al., 2007) et adapté à son contexte d’implantation. Au Canada, ceci s’explique entre autres du fait que l’administration de la justice (Ministère de la Justice du Canada, 2015) et l’organisation de la santé et des services sociaux (Braën, 2002) sont de prérogative provinciale. De même, au Québec, la gestion des ressources est généralement établie par régions administratives ; les Centres intégrés de santé et de services sociaux établissent les corridors de services régionaux requis et adaptent leurs services selon les besoins et spécificités des communautés (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS] s. d.). Compte tenu des nombreuses disparités et particularités que cela occasionne, il ne sera pas question dans ces pages des spécificités des dispositifs sociojudiciaires existants puisqu’il serait difficile, voire impossible de rendre compte de chacun. Les connaissances au sujet de l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale seront ainsi abordées de façon globale, en portant toutefois une attention aux particularités québécoises.

En second lieu, il est à noter que peu d’études québécoises récentes sont disponibles sur le sujet. De ce fait, il est possible que des initiatives et des interventions novatrices ne soient malheureusement pas rapportées en ces pages parce qu’elles ne sont pas connues. Corollairement, certaines des études recensées datent de plus de dix ou même quinze ans. Il se pourrait donc qu’elles ne soient plus tout à fait représentatives des réalités actuelles, les pratiques d’intervention étant régulièrement révisées pour s’adapter à la fluctuation des contextes sociaux.

1. Méthodologie de la recension des écrits

La recension des écrits présentée dans ces pages a été effectuée en deux phases. Une première phase a été réalisée entre janvier et mai 2014 lors de la création du projet de thèse de la première auteure de cet article. Puis, cette recension a été mise à jour entre juillet et octobre 2017 lors de la rédaction de la thèse. Pour ce faire, les bases de données Familia ; PsycINFO ; Social Service Abstracts (ProQuest) ; Social Work Abstracts (EBSCO) ; ERIC (ProQuest) ; International Bibliography of the Social Sciences (IBSS) ; National Criminal Justice Reference Service Abstracts Database (NCJRS) ; Social Sciences Abstracts (EBSCO) ; Érudit et Cairn ont été investiguées de même que le moteur de recherche Google Scholar dans ses versions francophone et anglophone. Les mots-clés qui ont été utilisés en français sont : intervention ; sociojudiciaire ; violence conjugale ; protocole ; collaboration ; concertation. Pour colliger les textes anglais, les mots suivants ont été employés : domestic violence ; intimate partner violence ; integrat* ; collaborat* ; coordinat*. De plus, les bibliographies des articles trouvés ont été consultées afin de détecter des articles, livres ou chapitres de livres pertinents n’ayant pas émergé des bases de données.

Au total, ce sont 54 articles, chapitres et documents qui ont été retenus pour la thèse. Trente-huit d’entre eux sont rapportés dans cet article. Les 16 qui ont été laissés de côté traitaient d’éléments de l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale mentionnés dans la thèse, mais qui n’ont pu être relatés dans ces pages compte tenu de l’espace restreint. Ainsi, certains thèmes, qui nous sont apparus moins centraux à notre objet de recherche, par exemple celui des facteurs influençant l’implantation et le fonctionnement des dispositifs d’intervention sociojudiciaire, ne sont pas traités ici.

2. Évolution de la réponse sociale à la violence conjugale

L’évolution de la réponse sociale à la violence conjugale s’explique en grande partie par les actions des mouvements féministes au cours des années 1960 et 1970. De fait, ces mouvements ont dénoncé publiquement la violence envers les femmes et les enfants, ils ont développé des services d’aide pour les victimes et ont revendiqué la mise en place de réformes visant la criminalisation de comportements tels que le viol conjugal, la violence intrafamiliale et les violences entre conjoints ou ex-conjoints (Madoun et Lopez, 2007).

Une fois ces réformes amorcées, les limites de la criminalisation pour lutter contre la violence conjugale ont rapidement émergé (Buzawa et al., 2012). Parmi celles-ci, relevons le fait que le système de justice pénale, par ses règles et son mode de fonctionnement, traite d’actes particuliers et de leurs conséquences directes, ce qui ne permet pas généralement d’estimer avec justesse la gravité de la situation et d’y répondre adéquatement (Ibid.). Par ailleurs, malgré des changements normatifs sommant les intervenants pénaux d’agir dans les situations de violence conjugale, de nombreux services policiers ont montré peu d’enthousiasme à modifier leurs façons de faire lorsque ces changements ont été instaurés (Syers et Edleson, 1992).

La prise en compte de ces écueils a mené au développement des community intervention projects (CIP) au début des années 1980 aux États-Unis. Ces projets, ancrés dans les mouvements féministes (Shepard, 1999), avaient pour objectif général de modifier les réponses offertes par les systèmes sociaux et de justice afin qu’elles soient adaptées aux besoins des personnes aux prises avec la violence conjugale (Ibid.). Pour ce faire, il était préconisé d’institutionnaliser les pratiques et les politiques à l’échelle locale, en favorisant d’une part la prise en charge de la lutte contre la violence conjugale par les communautés et d’autre part, une offre de services coordonnés pour répondre au problème (Ibid.).

Les CIP ont mené à la création de projets novateurs tels que des services en périphérie des systèmes de justice, arrimant des mesures psychosociales et judiciaires, pour les personnes aux prises avec la violence conjugale (Anderson, 2007). Ces services, de même que les pratiques et les politiques développées à cette période afin de coordonner les réponses au phénomène, nous semblent être les premiers exemples d’interventions sociojudiciaires dans le domaine.

Plus spécifiquement au Québec, la prise en charge institutionnelle de la violence conjugale s’est d’abord manifestée, entre 1977 et 1980, par l’octroi de subventions à des maisons d’hébergement ; par la création du Programme de subventions sur la violence conjugale qui a favorisé la mise en place de tables de concertation intersectorielles à l’échelle régionale ; et par l’organisation de colloques régionaux à travers la province au sujet de la violence faite aux femmes et aux enfants (Damant, 2008).

Ces premières mesures ont été suivies, entre 1985 et 1992, par l’élaboration de diverses politiques ministérielles traitant de l’aide aux femmes violentées (Ministère des Affaires sociales[2] [MAS], 1985) ; de l’intervention (judiciaire) en matière de violence conjugale (Ministères de la Justice [MJ] et du Solliciteur général[3] [MSG], 1986) et de l’intervention auprès des conjoints violents (MSSS, 1992). Puis, à la suite des demandes visant l’adoption d’une approche plus globale pour contrer la violence conjugale ainsi que des critiques formulées à l’encontre des politiques sectorielles (Lavergne, 1998), une politique orientant l'ensemble des actions pour prévenir, dépister et contrer ce problème social a été élaborée et rendue publique en 1995. Depuis, quatre plans d’action ont été développés pour mettre en oeuvre cette Politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995b, ci-après nommé la Politique de 1995), dont un des axes, le quatrième, est dévolu à l’intervention sociojudiciaire.

3. Portrait de l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale

Cette section vise à rendre compte des principaux éléments constituant l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale. Dans cette perspective, une description générale de ce type de pratique sera d’abord proposée, puis son actualisation au Québec sera illustrée.

3.1. Description générale

Les formes de l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale sont multiples. Les principales consistent en des services spécialisés pour les conjoints violents, pour les victimes ou pour les enfants exposés, en des interventions judiciaires spécialisées et ancrées dans les politiques de tolérance zéro[4] et en des mécanismes de coordination et de concertation[5].

Les objectifs communément associés à ces formes d’intervention sont : la sécurité et la protection des victimes, le changement social, dont le changement des normes et de la tolérance à l’égard de la violence conjugale, la réduction de la violence conjugale, la responsabilisation des auteurs de violence et, dans une moindre mesure, la réduction de la victimisation secondaire[6] (Anderson, 2007 ; Breckenridge et al., 2015 ; Day et al., 2010 ; Salazar et al., 2007 ; Slaght et Hamilton, 2005). Ces objectifs trouvent écho dans la Politique québécoise de 1995 qui vise généralement la lutte contre la violence conjugale. Par ailleurs, certains des objectifs spécifiques à l’axe 4 de cette politique sont similaires à ceux évoqués dans les écrits recensés. Ceux-ci consistent à « assurer la sécurité et la protection des victimes et de leurs proches » et à « faire cesser la violence et responsabiliser les agresseurs face à leurs comportements violents » (Gouvernement du Québec, 1995b, p. 60-61).

Pour ce qui est des acteurs impliqués, il est considéré comme essentiel par Salazar et ses collègues (2007) que soient au moins réunis des représentants de la justice, des services sociaux et des services de santé pour répondre adéquatement à cette problématique. Certaines mesures récentes incluent plus largement différents autres acteurs selon les communautés d’implantation, par exemple, des intervenants liés au clergé (Anderson, 2007 ; Slaght et Hamilton, 2005), d’autres oeuvrant en matière de logement (Breckenridge et al., 2015 ; Robinson, 2004), des intervenants qui pratiquent dans les domaines de la protection de l’enfance, des dépendances ou des agressions sexuelles (Anderson, 2007), etc.

Au Québec, les intervenants concernés par ce type d’intervention ne sont pas clairement définis. Alors que certains (Gouvernement du Québec, 1995b ; Morier et al., 1991) rapportent un large éventail d’acteurs issus des milieux de la santé, des services sociaux, de l’éducation et de la justice, d’autres (Bourque, 2008 ; Urbain Dumulong, 2014) préfèrent réserver le terme d’« intervenant sociojudiciaire » à des personnes dont les pratiques consistent en tout ou en partie en des interventions psychosociales, pénales ou judiciaires qui ont spécifiquement cours dans le processus de pénalisation de la violence conjugale. Au-delà de ces différences, Rondeau et ses collègues (2001, p. 44) considèrent que « [l]’intersectorialité en violence conjugale signifie d’abord un rapport entre trois partenaires : les établissements du réseau de la santé et des services sociaux, les organismes communautaires offrant des services aux femmes victimes ou aux conjoints violents, et enfin les corps policiers ».

3.2. Actualisation de l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale au Québec

Dans les lignes qui suivent, les différentes formes concrètes de l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale au Québec seront présentées. Ainsi, il sera question des interventions sociojudiciaires auprès des auteurs de violence, des victimes, des enfants exposés, des interventions pénales spécialisées en matière de violence conjugale et des mécanismes de concertation et de coordination mis en place et recensés dans les écrits.

3.2.1. Interventions sociojudiciaires auprès des auteurs de violence

Le financement de première heure accordé à la suite de la Politique [sectorielle] d’intervention en matière de violence conjugale (MJ et MSG, 1986) a favorisé la création de plusieurs ressources pour hommes violents dans différentes régions administratives de la province (Rondeau et al., 1998). Le financement supplémentaire découlant du deuxième plan d’action (Gouvernement du Québec, 2004) opérationnalisant la Politique de 1995 a, quant à lui, favorisé l’émergence d’activités de concertation, le développement de liens de collaboration et la formation du personnel de ces organismes (Rinfret-Raynor, Brodeur et Lesieux 2010). L’articulation actuelle entre les organismes offrant des services d’aide spécialisés pour conjoints violents et le système pénal québécois est toutefois mal connue. À notre connaissance, bien que plusieurs des organismes communautaires oeuvrant dans le domaine acceptent de prendre les personnes qui leur sont envoyées par la cour, il n’y a pas de programmes d’aide spécifiques pour conjoints violents qui soient directement affiliés au système de justice comme cela se pratique ailleurs, notamment aux États-Unis (Buzawa et al., 2012).

3.2.2. Interventions sociojudiciaires auprès des victimes de violence conjugale

En matière d’aide aux victimes de violence conjugale, il y a au Québec à notre connaissance seulement deux programmes d’accompagnement sociojudiciaire spécifiques et associés aux cours de justice pénale, soit Côté Cour à Montréal (Poupart, 2012) et le service d’intervention sociale de liaison à la cour offert par le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) de l’Outaouais (Dufour, 2012). Les autres formes d’interventions sociojudiciaires connues auprès de cette clientèle relèvent de services externes d’accompagnement à la cour offerts en maisons d’hébergement pour femmes et enfants victimes (Rinfret-Raynor et al., 2010). Par ailleurs, différents protocoles de référencement interorganismes pour les victimes d’actes criminels, dont celles de violence conjugale, ont été recensés dans 16 des 17 régions administratives du Québec (Sauvain et al., 2014). Nous savons qu’il existe au Canada anglais, aux États-Unis et dans certaines villes d’Europe, des Family Justice Centers, qui sont des organismes pour les femmes et enfants victimes de violence conjugale regroupant sous un même toit un ensemble de services psychosociaux, judiciaires et parfois médicaux (Groen et Franck, 2017). Ces services ne sont toutefois pas présents au Québec. Il semble donc qu’à ce jour, sur le plan provincial, c’est principalement la référence vers les ressources qui a été privilégiée pour venir en aide aux victimes de violence conjugale.

3.2.3. Interventions sociojudiciaires auprès des enfants exposés à la violence conjugale.

Depuis le milieu des années 2000, l’encadrement légal de la problématique de la violence conjugale au Québec s’est étendu aux enfants qui y sont exposés. En effet, à la suite des travaux qui ont démontré les impacts néfastes de l’exposition au phénomène sur les enfants (Lessard et Paradis, 2003), la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) a été modifiée de façon à inclure à l’article 38c les mauvais traitements psychologiques, dont l’exposition à la violence conjugale, comme motif recevable de signalement. L’article 39 de cette loi prescrit ainsi à tous les intervenants de la province de dénoncer toutes situations où des enfants sont exposés de façon grave et continue à cette violence (Légis Québec, 2019a). Compte tenu de cette obligation légale, il est présumé que les échanges et potentiellement les collaborations entre, d’un côté, ceux qui pratiquent dans le réseau de la santé et des services sociaux ainsi que dans le milieu communautaire auprès des familles et, de l’autre côté, les intervenants des centres jeunesse, se seront accrus au cours de la dernière décennie. Les effets réels de cette modification légale sur les pratiques sont cependant peu connus. Nous savons toutefois que des ententes de collaboration visant l’amélioration des réponses sociojudiciaires à l’intention des familles concernées ont été élaborées dans certaines régions administratives de la province, par exemple dans les villes de Montréal (Dubé et Boisvert, 2009) et de Québec (Lessard et al. 2017).

3.2.4. Interventions pénales spécialisées

Au niveau des pratiques des acteurs pénaux, un des changements notoires a été la mise en place de l’inculpation obligatoire lors des interventions policières. Cette mesure a été instaurée au Québec dans les années 1980 par la Politique [sectorielle] d’intervention en matière de violence conjugale (MJ et MSG, 1986). Elle contraint les policiers à arrêter sans mandat les auteurs présumés de violence conjugale dans toutes les interventions où ils ont des motifs raisonnables de croire que des actes de violence criminelle ont été perpétrés. Il est également attendu de ces intervenants qu’ils fassent enquête et recueillent « toute la preuve pertinente sans se limiter, comme il arrive trop fréquemment, au témoignage de la seule victime » (Ibid, p. 17). Un des objectifs de cette politique est de réduire le pouvoir discrétionnaire des policiers en matière d’accusations criminelles lorsqu’une victime de violence conjugale ne veut pas porter plainte par crainte de représailles de la part de son conjoint (Boivin et Ouellet, 2013), car par le passé, ce type de situation débouchait trop souvent sur une absence de réponse et de protection de la part du système judiciaire (MJ et MSG, 1986). 

Selon l’analyse des données policières effectuée par Boivin et Ouellet (2013), cette politique aurait « atteint son objectif de sensibilisation du caractère criminel de la violence entre conjoints, du moins auprès des organisations policières » (p. 51), au vu de la hausse importante de voies de fait enregistrées au Québec au cours des années ayant suivi son adoption. Malgré cette hausse qui indiquerait que le portrait actuel de la violence conjugale serait maintenant plus réaliste (Boivin et Ouellet, 2013), il est à noter qu’il demeure difficile de connaître l’ampleur réelle de ce problème puisqu’une grande part des agressions commises dans ce contexte n’est pas déclarée aux autorités (Statistique Canada, 2016).

L’inculpation obligatoire lors des interventions policières a été associée à une politique d’accusation obligatoire prescrivant aux procureurs de la couronne d’intenter des poursuites lors de situations présentant une preuve suffisante (MJ et MSG, 1986). Cette orientation donnée aux procureurs québécois a toutefois été assouplie au début des années 2000 par la directive VIO-1, où il est précisé que « si la victime ne répond pas à l’assignation qui lui a été signifiée, le procureur en informe le tribunal sans toutefois requérir un mandat d’amener. Il procède alors sans le témoignage de la victime, lorsque la preuve est par ailleurs suffisante » (Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2009, p. 5).

Une autre mesure pénale couramment employée dans certaines régions du Québec dans le domaine de la violence conjugale est l’article 810 du Code criminel. Cet article consiste en une ordonnance à s’engager à « ne pas troubler l’ordre public et à avoir une bonne conduite pour une période maximale de 12 mois » (Bungardean et Wemmers, 2014 ; Gauthier, 2011). L’engagement 810 est généralement utilisé au Canada de façon préventive et non punitive afin d’instaurer un filet de sécurité pour les personnes qui craignent, sur la base de motifs raisonnables démontrés à un juge de la paix, d’être blessées par une autre personne ou de voir leurs biens endommagés par celle-ci (Ministère de la Justice du Canada, 2017a). Dans les situations de violence conjugale, le « 810 » n’est toutefois pas toujours utilisé comme mesure préventive lorsqu’aucune infraction n’a été commise. De fait, dans certains districts judiciaires on y recourt plutôt, avec l’accord de la victime, à la suite d’une décision de libérer un prévenu des accusations déposées contre lui ou de l’acquitter (Bungardean et Wemmers, 2014 ; Gauthier, 2011).

Contrairement à d’autres provinces canadiennes (Dugal et Gauthier, 2015), il n’y a pas de tribunaux spécialisés ou intégrés dans la province, mais un processus spécialisé en matière de violence conjugale a été implanté pour le district de Montréal (Ibid.). Ce processus est apparu en 1986 à la suite de la création de Côté Cour (Poupart, 2012). Certaines provinces se sont par ailleurs dotées d’ordonnances civiles de protection pour les victimes de violence conjugale, mais ce n’est pas le cas au Québec (Ministère de la Justice du Canada, 2017b). Les articles recensés ne permettent malheureusement pas d’expliquer ces disparités.

Enfin, sur le plan correctionnel, des ajouts ont été faits à la Loi sur le système correctionnel du Québec afin de mieux répondre au phénomène de la violence conjugale. Ces modifications enjoignent au personnel des services correctionnels d’identifier clairement les dossiers de violence conjugale afin qu’ils soient traités de façon spécifique aux différentes étapes du processus judiciaire (article 17), de « favoriser l’accès des personnes contrevenantes à des programmes et des services spécialisés offerts par des ressources de la communauté en vue de leur réinsertion sociale et dans la perspective de soutenir leur réhabilitation » (article 22) et de communiquer aux victimes de violence conjugale les dates d’admission à la liberté conditionnelle, de permissions et de libération ainsi que les évasions des contrevenants les ayant agressées (article 175) (Légis Québec, 2019b).

3.2.5. Concertation et coordination des pratiques

Dès la publication de la Politique d’aide aux femmes violentées (MAS, 1985), la concertation a été identifiée comme assise pour répondre à la problématique de la violence envers les femmes. Sur le plan provincial, ce positionnement a d’abord mené, en 1987, à la création et à la mise en place du Comité interministériel de coordination en matière de violence conjugale, familiale et sexuelle. Le rôle principal de ce comité est d’assurer la cohérence et la complémentarité des actions gouvernementales, d’éviter les dédoublements dans les actions mises en place par les différents ministères, d’assurer le déploiement d’une réponse adaptée aux besoins des personnes aux prises avec des problématiques de violences conjugale, familiale et sexuelle et d’assurer l’évaluation des engagements pris par le gouvernement québécois en la matière (Rondeau et al., 2000 ; Groupe de travail spécial fédéral-provincial-territorial sur la violence familiale, 2013). Dans cette perspective, le Comité est à l’origine de la Politique de 1995 et son principal mandat est d’en assurer le suivi (Gouvernement du Québec, 1995a).

Sur le plan régional et local, comme il a été mentionné, des tables de concertation portant sur la violence conjugale ont été développées à partir du milieu des années 1980 (Rondeau et al., 2001). Lors de leur recensement dans le cadre d’un projet de recherche réalisé à la fin des années 1990, 10 tables régionales et 46 tables locales ou sous-régionales ont été identifiées dans 16 des 17 régions administratives du Québec. Ces mécanismes de concertation regroupaient alors un total de 800 intervenants issus principalement des réseaux de la sécurité publique, des services de santé et des services sociaux, de la justice et de l’éducation (Ibid.). En vue d’assurer la coordination des réponses locales et régionales à la violence conjugale, ces tables élaborent et mettent en oeuvre des protocoles de collaboration (Rondeau et al., 2000). Ces protocoles consistent en des ententes formelles ayant cours entre les organismes qui offrent des services directs aux personnes et aux familles aux prises avec la violence conjugale (Rondeau et al., 2001). Selon Bilodeau et ses collègues (2007), ces protocoles seraient la forme la plus avancée de coordination réalisée par les tables de concertation du Québec.

En plus de ces organes de concertation, deux modèles d’actions intersectorielles pour traiter les situations à haut risque existent à notre connaissance : il s’agit du groupe A-GIR implanté dans la région de Laval (Godmer, 2016) et du modèle Carrefour sécurité violence conjugale. Ce dernier a été instauré sous forme de projet pilote dans la région de la Mauricie entre 2008 et 2012 et est en cours d’implantation dans les régions de la Mauricie, du Centre-du-Québec, de Charlevoix, du Bas-Saint-Laurent et de la Capitale-Nationale (Tremblay et Mercier, 2016).

4. Impacts des interventions sociojudiciaires

Des études ont été réalisées pour évaluer l’impact des interventions sociojudiciaires sur le problème social de la violence conjugale, sur les personnes qui le vivent, sur les acteurs qui sont sollicités pour le contrer, sur les systèmes d’intervention et sur les communautés où de tels systèmes d’intervention sont mis en place. Globalement, il appert que l’intervention sociojudiciaire en matière de violence conjugale présente des bénéfices pour les personnes qui sont aux prises avec la problématique, pour les intervenants qui pratiquent dans le domaine et pour les systèmes d’intervention. Les bénéfices en matière de prévalence du phénomène et de modification des représentations au sein des communautés sont quant à eux moins clairs.

En ce qui a trait aux auteurs de violence, les résultats de certaines études montrent que les conjoints violents recevant une combinaison de services psychosociaux et judiciaires présentent de plus faibles taux d’abandon des programmes d’aide (Dobash et al., 2000, Gondolf, 1999 et Ursel et Gorkoff, 1999, cités dans Tutty, Ursel et Douglas, 2008). Ceci serait particulièrement vrai pour les accusés en étant à leur première infraction et pour ceux qui sont considérés comme présentant un faible risque pour la société (Tutty, McNichol et Christensen, 2008). Ces constats ne sont cependant pas unanimes, d’autres études ne relevant pas de différences significatives entre les taux de récidive des auteurs de violence ayant bénéficié d’un nombre important d’interventions sociojudiciaires, et les taux de ceux qui en ont peu reçu (Bouffard et Muftić, 2007 ; Harrell et al., 2007, cités dans Post et al., 2010). Par exemple, l’évaluation des 24 tribunaux spécialisés de l’État de New York ne démontre pas de diminution du nombre de nouvelles arrestations chez les contrevenants pris en charge par ces instances judiciaires (Cissner, Labriola et Rempel, 2013). En adéquation avec les premières études rapportées, Cissner et ses collègues (2013) constatent toutefois une légère baisse des nouvelles arrestations chez ceux qui sont reconnus coupables de l’infraction dont ils sont accusés en premier chef et qui sont soumis à un nombre important d’interventions. Ceci semble valider en partie la thèse selon laquelle le cumul d’interventions judiciaires et psychosociales auprès des auteurs de violence commettant une première infraction permettrait de diminuer la récurrence de leurs comportements violents. Il est à noter qu’Ursel et Hagyart (2008) soulignent les limites de variables telles que la récidive pour mesurer le succès des interventions réalisées auprès des conjoints violents, considérant notamment que de nombreuses agressions ne sont pas dévoilées et que des déménagements dans d’autres communautés peuvent fausser les statistiques compilées.

En ce qui concerne les victimes, des études démontrent que les interventions sociojudiciaires comme les tribunaux spécialisés, les comités d’évaluation et de suivi des situations à haut risque et les engagements « 810 » à ne pas troubler la paix renforceraient la sécurité ou le sentiment subjectif de sécurité des victimes (Gauthier, 2011 ; Gill et Ruff, 2010 ; Robinson, 2004 ; Robinson et Tregidga, 2007). Qui plus est, il a été remarqué que le fait d’avoir recours à une aide faisant partie d’une réponse coordonnée au sein d’une communauté augmente l’usage des autres composantes du système (Klevens et al., 2008). Il faut toutefois temporiser cette assertion et souligner que selon certaines autres études, les victimes de violence conjugale préfèrent se voir offrir une variété de mesures d’aide à partir d’un même organisme (Madoc-Jones et Roscoe, 2010). D’autres relèvent par ailleurs que plusieurs des victimes qui sont orientées vers une ressource psychosociale complémentaire à une première intervention ne contacteront pas cette ressource (Groulx, 2002).

Pour ce qui est des intervenants, parmi les bénéfices de ce type d’intervention, nous retrouvons une meilleure connaissance des ressources (Allen et al., 2013), une meilleure compréhension du système d’intervention instauré dans leur communauté (Nowell et Foster-Fishman, 2011, cités dans Breckenridge et al., 2015) et une plus grande compréhension mutuelle entre partenaires (Sauvain et al., 2014). Nonobstant ces avantages, quelques études soulignent les difficultés vécues par les intervenants dans ces contextes. Par exemple, il existe une tension entre le respect de la confidentialité et le besoin d’échanger des informations qui doit être gérée par les intervenants dans les situations à haut risque (Robinson, 2004), certains intervenants doivent parfois composer avec des difficultés logistiques dans l’application de ces interventions (Rondeau et Boisvert, 2006 ; Groulx, 2002) ou encore, avec le fait que leur contexte d’intervention d’urgence est peu favorable à la mise en place de pratiques sociojudiciaires (Groulx, 2002).

Enfin, en ce qui concerne les impacts de ces interventions sur les systèmes de réponse, les résultats des études tendent à démontrer, de façon relativement unanime, que la présence des différentes formes d’intervention sociojudiciaire augmente le nombre d’arrestations en lien avec la violence conjugale dans les communautés (Gover, MacDonald et Alpert, 2003, cités dans Tutty et al., 2011 ; Salazar et al., 2007), de poursuites judiciaires (Salazar et al., 2007), de plaidoyers et de verdicts de culpabilité (Cissner et al., 2013 ; Tutty et al., 2011), de peines plus favorables à la responsabilisation (Tutty et al., 2011) et enfin, de suivis judiciaires lors de la probation des auteurs de violence purgeant une peine (Gill et Ruff, 2010). Un autre impact notable plus spécifique aux tribunaux spécialisés est la réduction du délai de traitement judiciaire des causes de violence conjugale (Cissner et al., 2013 ; Gill et Ruff, 2010 ; Tutty et al., 2011). Il faut toutefois noter à ce sujet que l’effet inverse est relevé en ce qui concerne les tribunaux qui entendent des causes civiles et criminelles (Birnbaum, Bala et Jaffe, 2014).

Cela dit, le bon fonctionnement des mécanismes implantés comporte également des coûts en termes d’investissements humains et financiers (Banks, Dutch et Wang, 2008 ; Groulx, 2002). Ces coûts ont fait que le maintien des activités de certains dispositifs s’est avéré impossible en raison de l’insuffisance de ressources (Breckenridge et al. 2015).

Malgré les limites évoquées, les bénéfices attestés de ce type d’interventions font mettre en doute l’affirmation selon laquelle les services, mécanismes et approches qui préconisent une intervention sociojudiciaire coordonnée ne produisent pas de meilleurs résultats que la fragmentation des services (Postmus et Han, 2007, Price et Robertson, 2012, Zweig et Burt, 2007, cités dans Breckenridge et al., 2015). De fait, s’il est vrai qu’il n’est pas possible de conclure sans l’ombre d’un doute que ces interventions atteignent pleinement tous leurs objectifs, il est clair qu’elles présentent des avantages qui ne peuvent être négligés.

Cela dit, il convient de souligner que l’évaluation des interventions sociojudiciaires, qu’il soit question de la réponse dans son ensemble ou de mécanismes et services plus circonscrits, comporte son lot de difficultés. Par exemple, il est ardu de s’entendre sur une mesure de succès (Allen, 2006). Dans les écrits recensés, les données les plus souvent utilisées sont celles des systèmes de justice, les perceptions des auteurs de violence, celles des victimes et celles des intervenants impliqués. Chacun de ces types de données comporte des limites et des écueils. En vue de les surmonter, certains chercheurs évaluant les impacts des interventions sociojudiciaires privilégient des méthodologies de recherche conjuguant plusieurs de ces types de données et procèdent par triangulation.

Conclusion

Au final, bien que les connaissances recensées nous permettent de dresser un portrait général de l’évolution, de l’actualisation et des impacts de l’intervention sociojudiciaire en violence conjugale, il reste que les services et mécanismes au sein des différentes régions administratives du Québec sont mal connus. Il est donc difficile de savoir si l’aide qui est actuellement fournie aux personnes touchées et dont la situation est judiciarisée permet de les soutenir à toutes les étapes du processus pénal et dans toutes les régions du Québec. Il nous apparaît donc important que des recherches pour mieux connaître ces pratiques soient réalisées au cours des prochaines années. Ceci, notamment afin d’éclairer les décideurs, gestionnaires et intervenants dans leurs décisions quant aux services à implanter dans leur région pour intervenir auprès de tous les membres des familles touchées par une situation de violence conjugale judiciarisée.

Enfin, nous ne savons pas non plus si les interventions sociojudiciaires proposées sont adaptées aux personnes vivant des réalités particulières. En effet, nous n’avons recensé aucun écrit faisant état de pratiques prenant en compte les réalités spécifiques aux hommes victimes, aux personnes LGBTQ+, aux personnes en situation de handicap, etc., ce qui nous apparaît être une limite importante des écrits disponibles. Ainsi, les écrits présentés et les interventions qui sont rapportées s’inscrivent exclusivement dans une représentation de la violence conjugale où les victimes sont des femmes et les agresseurs sont des hommes. Ils tendent par ailleurs à laisser présumer l’absence de services adaptés alors que l’adaptation aux réalités particulières constitue pourtant l’un des quatre axes d’intervention de la Politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995b) actuellement en vigueur au Québec.