Abstracts
Résumé
La chasse au trésor raconte l’histoire d’un bâtiment art-déco construit en 1937, au bord d’un lac, dans les Laurentides, au Québec, par l’architecte Antoine Courtens, pour le compte de son compatriote belge l’homme d’affaire Louis Empain. De hasard en accident, de mésaventure en péripéties, le récit factuel de cette histoire fait la part belle à la contingence, faisant apparaître le bâtiment comme un objet architectural résistant aux intentions du commanditaire mises en formes par l’architecte. Les récits recueillis et rapportés, multiplient les approches du bâtiment, lui donnant autant de modes d’existence, parfois incompatibles entre eux. Jusqu’à ce que le mot « communautaire », le qualifiant dès l’origine, fasse retour et s’impose, tel un signifiant maître, donnant une consistance d’objet composite à ces éléments préalablement dispersés.
Mots-clés :
- Architecture,
- Contingence,
- Communautaire,
- Document,
- Récit,
- Signifiant maître,
- Témoignage,
- Valeur
Abstract
The treasure hunt tells the story of an art-deco building, built in 1937 on the edge of a lake in the Laurentians, Quebec, by architect Antoine Courtens, on behalf of his Belgian compatriot and businessman Louis Empain. From chance to accident, from mishap to adventure, the factual account of this story gives prominence to contingency, making the building appear as an architectural object resisting the architect’s rendering of the client’s intentions. The stories collected and reported multiply the approaches to the building, giving it as many modes of existence, sometimes incompatible between them. Until the word "community", qualifying it from the beginning, comes back and imposes itself, like a master signifier, giving the consistancy of a composite object to these previously dispersed elements.
Keywords:
- Architecture,
- Contingency,
- Community,
- Document,
- Narrative,
- Master-signifier,
- Testimony,
- Value
Article body
(faut-il renflouer l’épave ?)
Réalisé en 1937 par l’architecte belge Antoine Courtens, pour le compte de Louis Empain, un étonnant bâtiment art-déco, en béton armé, gît, abandonné, au bord du lac de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, dans les Laurentides, au Québec. Cet édifice, étonnant par sa forme et sa situation, est particulièrement intéressant par la diversité d’intentions, d’usages, de lectures qui s’y cristallisent. Son histoire paradoxale constituée de coups du sort ou de revers de fortune, révèle la fragilité de la construction des valeurs et justifie de le considérer en tant que document en ce sens qu’il est un artefact ayant traversé le temps en gardant des traces de son parcours historique, comme les tampons d’un formulaire sont les traces de son trajet au sein de différents bureaux. Non seulement le bâtiment atteste de ce qui a présidé à sa construction (le projet initial) mais il porte également témoignage des aléas de son histoire. Condensant en un objet architectural unique différentes significations élaborées au fil des usages, des projections et des affects que le présent texte envisage de déplier, ce bâtiment nous apparaît comme un objet composite.
Les faits
Le projet
Après avoir fait construire par Michel Polak, à Bruxelles, une maison prestigieuse qui porte toujours son nom, le jeune homme d’affaire belge Louis Empain, conçu un vaste projet immobilier au Québec : le domaine d’Estérel. Ce projet fut d’abord une véritable opportunité pour la communauté de Sainte-Marguerite-du lac-Masson durement frappée par la crise économique de 1929 : presque tous les habitants de la municipalité ont travaillé à sa construction[1] (Dubuc 2013)[2] et beaucoup y ont ensuite été engagés comme personnel de service. Estérel s’adressait alors à des étrangers fortunés qui souhaitaient profiter de l’air pur et de la beauté de la nature.
L’encart promotionnel
Domaine d’Estérel
Le paradis des sports
Il manquait aux belles Laurentides un centre de sports d’été et d’hiver, complet. Un centre qui répond à tous les désirs que peut avoir un sportif et qui de plus, lui donne la facilité de pratiquer ses sports favoris dans un cadre de beauté, et une atmosphère de confort. Estérel a comblé cette lacune.
La partie de la propriété développée à l’heure actuelle se présente sous la forme d’une péninsule s’avançant dans les eaux du Lac Masson. Sur le sommet et à son extrême pointe, l’hôtel de la Pointe Bleue offre à ses clients le charme de la plus cordiale hospitalité.
Les rives du lac sont réservées à de confortables constructions en rondins, tandis que les terrains intérieurs sont destinés à des constructions modernes en béton.
Le projet actuel comprend environ deux à trois cents résidences, mais peut être étendu fortement, le Domaine d’Estérel ayant une superficie de plus de 5000 âcres, sans tenir compte des réserves destinées à la chasse et à la pêche.
Dans un quartier du centre de développement, surgit un début de cité commerciale : Le bâtiment communautaire. C’est le premier des édifices construits dans la cité Commerciale. Il sera officiellement inauguré en 1938.
Il comprendra, au centre, un immense garage moderne, autour duquel seront ouverts différents magasins de modes, coiffeurs, pâtisserie, parfumerie, etc. Au premier étage de la partie principale se trouveront les bureaux de la compagnie ainsi qu’un cinéma et une salle d’exposition. Au second, un grand restaurant-dancing avec terrasse.
Tout est créé en vue d’assurer aux résidents d’Estérel, avec les joies de la vie au grand air, la jouissance du luxe et des facilités d’une grande ville[3].
(Domaine d’Estérel, hiver 1937-1938, s. d.)
Le temps de la guerre
Le domaine d’Estérel, tel qu’imaginé par Louis Empain, n’a été en activité que jusqu’à l’entrée en guerre du Canada, soit moins de deux années. L’homme d’affaire rentre en Belgique en 1939, accompagné du directeur du domaine et des employés belges. Durant une guerre, il est habituel que les biens appartenant à l’ennemi soient réquisitionnés. C’est ce qui arriva aux avoirs de Louis Empain. Dès l’invasion de la Belgique par le IIIe Reich, en 1940, le gouvernement canadien considère que les biens du Belge au Canada sont potentiellement aux mains de l’ennemi et il gèle ses avoirs. « Pendant la guerre, le domaine est réquisitionné par les forces armées canadiennes et américaines comme centre de formation. » (Grenier 2011)
La blessure et l’abandon
Il semble que Louis Empain ait été fortement blessé par cette réquisition qu’il jugeait être un manque de confiance à son égard de l’État canadien (Toussaint 1996). Lorsque la guerre fut terminée, il se désintéressa complètement du projet d’Estérel et demanda à ses associés locaux de procéder à la liquidation de la société. Il fallait donc vendre les différents biens : l’hôtel de la pointe bleue, le sporting club, les écuries, les maisons modernes et celles en rondins qui n’avaient pas encore trouvé acquéreur, le terrain non encore construit et le « Community center ».
Le centre communautaire et commercial
Tant dans les documents des archives d’Antoine Courtens que dans la revue Estérel, ce bâtiment est appelé tantôt centre communautaire, tantôt centre commercial, selon que l’on souhaite mettre l’accent sur la partie du bâtiment située du côté du lac (comprenant la « blue room »[4], la salle de cinéma et les bureaux) ou la partie située côté route (comprenant le grand garage entouré des magasins et surmonté de logements).
Le centre équestre
En 1945, un incendie se déclare dans les combles du centre commercial. L’incendie est maîtrisé mais le bâtiment en est modifié. L’étage du centre commercial comprenant les logements ne sera pas reconstruit. Une curieuse toiture inclinée a été posée à la place, modifiant l’aspect du bâtiment. Fin des années 50, le bâtiment est utilisé comme centre équestre. Les magasins sont transformés en boxes pour chevaux, le vaste garage central est utilisé comme manège. Des plans inclinés sont également installés sur les escaliers permettant aux chevaux d’accéder aux étages. De la terre a été apportée dans la « blue room ». Les chevaux y tournent sur la piste sur laquelle les danseurs glissaient au son de la clarinette de Benny Goodman douze ans plus tôt.
L’entrepôt
1966 voit la fin de l’aventure équestre. Le grand bâtiment de béton devient alors un simple hangar qui abrite les bateaux du lac en hiver. Afin de cesser de payer des taxes foncières importantes, son propriétaire tente de le faire démolir, mais le bâtiment est solide. Le coût de la démolition est supérieur à ses moyens.
La mairie
Aussi, lorsque fin des années 70, la Municipalité propose d’acheter le bâtiment pour en faire la mairie de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson et son centre culturel, il ne peut que se réjouir de cette issue. Le bâtiment est vendu et de nombreux citoyens travaillent bénévolement à sa rénovation. Ce faisant ils s’approprient littéralement cet édifice initialement construit par leurs parents pour des touristes étrangers fortunés.
L’abandon
Mais ce projet communautaire demande une certaine anticipation. Si les activités organisées dans le Centre communautaire sont nombreuses et rencontrent les aspirations de la populations, l’entretien de la construction ne semble jamais avoir été une priorité pour la municipalité. Elle se dégrade progressivement. Dans les années 2010, la ville estime qu’elle n’a pas les moyens de rénover l’édifice. Elle considère qu’il sera moins onéreux d’acquérir un autre bâtiment pour en faire sa mairie. Le temps est venu d’abandonner le navire.
Le réveil citoyen
Tous ne sont pas d’accord de perdre ce qu’ils considèrent comme un patrimoine. Naît alors un mouvement citoyen ayant pour ambition de le sauver. Ce mouvement est emmené par un citoyen qui constitue une équipe afin de se présenter aux élections municipales contre la Mairesse sortante, en ayant notamment pour programme la préservation du Centre culturel. Il devient le nouveau Maire. Le bâtiment est classé.
L’imbroglio
Cependant, une semaine avant les élections, la Mairesse sortante signe l’acte de vente du bâtiment à un promoteur. Il envisage de le transformer en condos qui seront à leur tour revendus à l’unité. Il considère que son projet respecte l’esprit du bâtiment car les volumes seront préservés. Il s’agit de valoriser une ruine en profitant de son excellente situation au bord du lac. Cependant, le fait que le bâtiment ait entre-temps été classé l’empêche de réaliser le projet qu’il avait élaboré et remis à la ville à l’époque où il ne bénéficiait d’aucune protection. Il s’estime victime d’une injustice et entreprend une action en justice contre Sainte-Marguerite-du-lac-Masson.
Reste alors à accorder ces valeurs entre elles et faire en sorte que la valeur patrimoniale devienne un enjeu communautaire. C’est un peu là où nous en sommes aujourd’hui.
Afin de tenter de rendre compte de cette situation complexe et d’en apercevoir les enjeux, il importe de donner la parole aux différents protagonistes ayant joué un rôle dans l’histoire qui a conduit cet édifice à son état actuel. Les textes qui suivent ont été rédigés suite à la rencontre de ces personnes en automne 2018 et 2019. Le titre indiquant la fonction du narrateur informe du rapport singulier qu’il entretient avec le bâtiment.
Les récits
La Présidente de la société d’histoire de Sainte Marguerite-du-Lac-Masson et d’Estérel
Le domaine d’Estérel est à comprendre comme l’embryon d’un projet beaucoup plus vaste s’apparentant à une entreprise coloniale. Empain voulait faire venir des agriculteurs belges. Il a créé une résidence pour agriculteurs à Oka, afin d’acclimater cultures, méthodes et agriculteurs. Un jardin de Québec porte le nom d’un horticulteur belge qui est resté au Canada. Les fleurs qui décoraient le centre communautaire venaient directement d’Oka.
Dans les années 30, la région ayant été colonisée tardivement à cause de la rudesse de son climat, les habitants de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson étaient encore des fils et des filles des pionniers. Le pays était très pauvre. Le projet d’Empain apparut comme une véritable opportunité économique.
La région était pauvre, mais bénéficiait d’une richesse dont les villes ne pouvaient se prévaloir : la pureté de l’air. C’est ce qui a retenu le baron Empain.
Le Maire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson de 1973 à 1981
Lorsque j’ai été élu Maire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, il n’y avait pas de Mairie. Le Conseil municipal se réunissait dans une école. Mais à la fin des années 70, la commission scolaire demanda au Conseil de mettre fin à cette situation. Jouxtant le lac, un grand entrepôt de béton armé dans lequel les bateaux passaient l’hiver, posait problème à son propriétaire. Les taxes foncières étaient plus élevées que les revenus engendrés par le bâtiment. Le propriétaire souhaitait s’en débarrasser. Mais le devis que lui adressa l’entreprise de démolition se révéla prohibitif : 112 000 dollars. Je lui ai proposé de le céder gratuitement à la Municipalité. Il refusa, mais accepta de le vendre pour 80 000 dollars. La municipalité contracta un emprunt de 250 000 dollars pour l’achat et la rénovation de ce qui allait devenir la mairie et le centre culturel de Sainte-Marguerite.
L’emprunt était important, aussi, un registre a été ouvert afin de déterminer si la population souhaitait soumettre la question au scrutin référendaire. 256 signatures de propriétaires étaient nécessaires pour la tenue du référendum. Le 2 décembre 1978, jour fixé pour cette procédure, une tempête de neige s’est déchaînée sur la région. Seules 240 personnes se sont déplacées. Il n’était donc pas nécessaire d’organiser le référendum et la transaction pu donc avoir lieu. Le Conseil était divisé quant à l’opportunité de cet achat. Trois conseillers y étaient opposés, les trois autres y étaient favorables. Ma voix était donc déterminante, ce qui m’ennuyait.
Pour moi ce projet devait rassembler la population et ne pas trop grever les finances de la municipalité. Plus de 200 citoyennes et citoyens ont travaillé bénévolement à la rénovation du bâtiment. Les enfants des citoyens qui avaient, quarante ans plus tôt, été recrutés pour construire ce lieu destiné à une population privilégiée ont travaillé bénévolement à sa rénovation pour en faire leur mairie et leur centre communautaire, et je ne peux pas énumérer toutes les fêtes et manifestations qui ont été organisées là. C’était magnifique.
L’enfant du pays, devenu architecte
Ayant grandi à Sainte Adèle, la municipalité voisine, je connaissais bien Sainte-Marguerite. Il m’est arrivé, enfant, de profiter de sa plage publique sur le Lac Masson, de participer à une fête au Centre communautaire. Adolescent, j’ai entrepris des études d’architecture à Montréal. J’ai découvert l’architecture, son histoire, ses auteurs, et l’importance de certaines réalisations. Lorsqu’à la fin de mes études, j’ai dû choisir un sujet de mémoire, je me suis tourné naturellement vers ce bâtiment familier qui était alors peu connu, voire inconnu de mes professeurs. J’ai enquêté. À l’hôtel de ville de Sainte-Marguerite, on m’a parlé d’un vieil ébéniste venu à Sainte-Marguerite dans les années trente avec Louis Empain. Je l’ai rencontré et j’ai découvert que les tiroirs de ses meubles étaient tapissés des plans d’Antoine Courtens. J’ai récupéré ces précieux plans pour les étudier. Je les ai ensuite confiés au centre canadien d’architecture.
Mon mémoire a fait l’effet d’une révélation parmi les experts de l’architecture et de son histoire. De toute évidence, mon travail dépassait le cadre académique. Il a été remanié pour en faire un article dans la revue Silo. Mes professeurs se sont alors intéressés aux bâtiments de Courtens, au point, quelques années plus tard, d’instruire ensemble un dossier de classement du Centre communautaire.
La spécialiste de l’architecture moderne
Un de mes étudiants, originaire des Laurentides, a réalisé un excellent mémoire sur le site de l’Estérel. C’est ainsi que j’ai appris le caractère remarquable de ce patrimoine.
Ensemble, nous avons rédigé le premier dossier de demande de classement du centre communautaire de Sainte-Marguerite-du-lac-Masson. Ce dossier a mis sept ans à être accepté. Lorsque le promoteur, candidat propriétaire du bâtiment, a abattu des arbres dans la zone de protection, le Ministère semble avoir considéré que le bâtiment était menacé, ce qui a entraîné sa protection.
Mais je ne comprends pas pourquoi seules la Blue room, la cage d’escalier et la fenestration du centre communautaire ont été protégés, et pas l’extraordinaire voûte en béton cintré du garage.
L’architecte, de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, ancien Président de la société d’histoire
Je connais bien le Centre communautaire. Lorsque la mairie y était installée, j’y avais mes bureaux. En tant qu’architecte, j’ai dirigé les travaux de réfection de l’enveloppe de l’Hôtel de la Pointe Bleue également réalisé par Antoine Courtens à la même époque. En 2008, le Maire Charbonneau m’avait confié une étude du Centre communautaire afin de savoir ce qu’il était possible et nécessaire d’en faire. Ce travail m’a donné une idée précise des qualités et des défauts du bâtiment. Cette connaissance d’une partie importante de l’histoire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson m’a porté à la présidence de sa Société d’histoire.
Lorsque la Ville lance un appel d’intentions pour définir l’avenir du site et du bâtiment, c’est avec la Société d’histoire que je conçois en quelques semaines un projet consistant à remettre le bâtiment dans son aspect initial afin qu’il continue à jouer son rôle de lieu de rassemblement communautaire. Le montage financier repose sur un modèle d’économie sociale. La ville serait restée dans le bâtiment en tant que locataire.
Le jury réuni par la Municipalité n’a pas retenu notre projet. Je regrette qu’il n’y ait pas eu de rencontre avec le jury, pas de discussion, pas d’argumentation. Il est très facile de dire que le projet n’était pas solide parce que la Société d’histoire qui le portait n’avait pas l’argent nécessaire dans ses poches. Mais alors pourquoi m’interdire de communiquer sur le projet, pourquoi m’adresser une mise en demeure me contraignant au silence ? Pour moi, le tout semblait louche. L’appel d’intentions n’était pas vraiment ouvert. Que la Mairesse signe seule l’acte de vente du bâtiment, pour une somme dérisoire, à une semaine de l’élection qu’elle va perdre en est, si pas la preuve, au moins la présomption.
Le citoyen devenu Maire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson de 2013 à 2017
Comme tous les citoyens de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, je fréquentais et connaissais bien le Centre culturel qui était également notre mairie. J’étais en quelque sorte attaché à ce grand bâtiment étonnant que je considérais comme un témoin exceptionnel de l’histoire de notre communauté. S’agissant du tout premier centre commercial construit sur le sol américain, je le voyais comme un objet de fierté pour les Massonnais.
Aussi ai-je été très surpris d’apprendre que la Ville avait décidé de le vendre à un promoteur privé afin qu’il soit transformé en condos sans aucune considération pour sa valeur patrimoniale, alors qu’un autre projet, respectueux du patrimoine et de sa fonction, avait également été déposé. Le montant de la transaction était également source d’étonnement : 100 000 $CA pour un bâtiment de 200 000 pieds carrés, une plage (la seule plage publique de la région) et un parc comprenant des courts de tennis.
J’ai interpellé le Conseil municipal mais n’ai obtenu aucune réponse à mes questions. Face à ce manque de transparence, j’ai décidé de mettre ce sujet en pleine lumière, sur le terrain politique. J’ai constitué une équipe en vue de l’élection municipale de novembre 2013. Mon but était de sensibiliser la population au patrimoine et de sauver le Centre culturel. Une fois informés, de nombreux citoyens, ont été, comme moi, révoltés par la situation. Ils ont suivi mes positions et étaient de plus en plus nombreux à vouloir garder leur bâtiment et leur plage, conserver leur usage public et restaurer le centre culturel dans son état originel.
Le bâtiment étant menacé, nous avons alerté le Ministère de la culture et des communications. Un dossier de demande de protection avait été introduit des années auparavant, mais il n’avait toujours pas abouti. Notre intervention l’a réactivé. En avril 2013, le Ministère de la culture du Québec rend un avis d’intention de classement du Centre culturel. La Blue room, la fenestration et la cage d’escalier ne pouvaient plus être détruites.
En novembre, avec mon équipe, nous avons remporté les élections municipales. Mais une semaine avant les élections qu’elle allait perdre, bien que la campagne politique le contestait explicitement, la Mairesse sortante a signé l’acte de vente du Centre culturel. Dès que j’ai pris mes fonctions de Maire, le Conseil municipal a pris un acte de citation de certains éléments du centre commercial et communautaire du Domaine non visé par l’avis d’intention de classement du 18 avril 2013. Cette citation n’a pas plu au promoteur, nouveau propriétaire du Centre culturel. Arguant qu’elle l’empêchait de réaliser son projet, il a introduit une action en justice contre la Ville. Sa société dépose une requête demandant à la Cour de reconnaître une entente pour l’achat du Centre culturel par la Ville au montant de 1 200 000 $CA.
Cette action judiciaire, si elle était perdue par la Ville aurait coûté très cher aux citoyens. Face au risque de l’augmentation des taxes, nombreux étaient les citoyens qui se sentaient moins concernés par la sauvegarde de leur patrimoine. Il fallut faire marche arrière, retirer la citation municipale. Ce qui ne mis malheureusement pas fin à l’action judiciaire à l’encontre de la Ville. J’ai beaucoup travaillé avec le promoteur et je pense pouvoir dire avoir gagné sa confiance. Nous cherchions une solution respectant ce patrimoine exceptionnel. Mais en 2017, je n’ai pas été reconduit comme je l’espérais à la Mairie de Saint-Marguerite-du Lac-Masson. La situation est bloquée. Le bâtiment est vide depuis 5 ans. Mais, le combat pour la sauvegarde du Centre culturel n’est pas terminé.
Le promoteur-architecte
Architecte à Montréal, séduit par le cadre enchanteur et encore naturel de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, j’y possède une seconde résidence donnant sur le lac. En 2013, juste à côté du Centre communautaire, un grand chalet en bois ronds, ancien hôtel du baron Empain, était à vendre. Je l’ai acheté.
Mais le Centre communautaire à côté de ce chalet est en très mauvais état. Une ruine jouxtant un projet immobilier n’est pas idéal. Je m’en inquiète auprès de la Mairesse qui estime que la rénovation du Centre communautaire n’est pas dans les moyens de la commune. Je réfléchis alors à ce que je pourrais proposer pour transformer ce chancre en un bâtiment avenant. Le Centre communautaire n’est pas classé. Une demande a été déposée dix ans plus tôt, mais elle n’a pas abouti. Un appel à intention est lancé par la Ville. En concurrence avec deux autres projets, c’est ma proposition qui est jugée la meilleure par la commission d’experts que la Ville a réuni à cette fin. Mon projet lui permet de se débarrasser du bâtiment et la forme générale du bâtiment est gardée.
Mais des contestations se font entendre parmi la population. Certains n’acceptent pas que la Ville abandonne « son » Centre communautaire. Des démarches pour réveiller le dossier assoupi du classement du bâtiment sont entreprises par ces citoyens auprès du Ministère de la Culture et de la Communication. Si bien qu’au printemps, le Ministère annonce son intention de classer le Centre communautaire.
Le lendemain, mes ouvriers commencent les travaux sur le terrain contigu au centre communautaire. Ces travaux ont reçu l’autorisation de la Ville. En pleine nuit, le Ministère obtient une injonction et les travaux sont arrêtés immédiatement. Je m’étonne de ce classement. Les édifices qui ont été classés jusqu’ici sont le fait d’architectes beaucoup plus importants que Courtens. Et je ne comprends pas ce qui a poussé le Ministère à classer, en plus du bâtiment, le terrain alentour. N’y a-t’il pas, à travers cet acte administratif, une intention de m’empêcher de réaliser mon projet ?
Le Ministère de la Culture et de la Communication est intraitable : il faut respecter la vocation du lieu. La Blue room doit rester une salle de spectacle. Mais comment faire un appartement en dessous d’une salle de bal ? La fenestration est classée. C’est du simple vitrage. Le ministère refuse qu’on installe dans la structure de bois un double vitrage. Toute solution de bon sens semble impossible pour des raisons de respect de l’originalité de l’édifice ou de ces éléments.
Concevoir un projet comme celui-là c’est d’abord, pour celui qui s’y emploie, être porté par l’enthousiasme. Confronté à de multiples frustrations, dont le classement est ici un élément déterminant, l’enthousiasme laisse la place à la déception. Peu importe ce qu’il adviendra maintenant. L’enthousiasme ne reviendra plus.
Le représentant de l’administration communale
En fait les choses sont assez simples. Le bâtiment qui servait de Mairie devait être abandonné car la Ville n’était financièrement capable ni de l’entretenir ni de le rénover.
Une solution a été trouvée : d’une part, la Ville achetait un autre bâtiment patrimonial, l’ancien couvent, après qu’il eût été restauré ; d’autre part, un promoteur proposait d’acheter et de rénover l’ancienne mairie, en la transformant en condos. Il gardait toutefois l’esprit du bâtiment.
Malheureusement, le projet du promoteur n’a pas été très bien accueilli par la population. Il s’en est suivi le classement par le Ministère de la Culture qui a entraîné l’impossibilité pour le promoteur de mener à bien son projet initial. D’où le procès qu’il intenta contre la Ville, toujours pendant.
Depuis lors, la situation étant bloquée, le bâtiment se dégrade. La Ville a essayé d’obtenir du Ministère l’abandon du classement mais sans succès. On comprend bien que si le Ministère déclassait ce bâtiment il n’aurait plus aucun argument pour continuer à protéger les autres.
Actuellement la population ne veut plus entendre parler de patrimoine. La bonne solution serait de ne pas trop se soucier de l’authenticité du bâtiment.
Comparaison et commentaire
Dans chaque récit le bâtiment représente quelque chose d’autre pour son locuteur. Il représente une histoire locale, un moment de solidarité, une histoire architecturale, un jalon important de l’architecture moderne, une possibilité architecturale actualisable, une valorisation de sa localisation et de son cadre, une valeur politique et citoyenne, un patrimoine, et enfin, une source d’ennui. Il apparaît clairement que ces valeurs ne reposent pas sur une échelle commune. Et pourtant, comme son curieux nom de « Community center » le signale, le commun, ou le communautaire, semble, tel un signifiant maître[5], faire continuellement retour sur l’usage du bâtiment comme s’il en gouvernait secrètement la destinée.
Avant de poursuivre ce raisonnement, il importe d’accepter d’abord un petit détour et de revenir comme Louis Empain à Bruxelles pour nous intéresser à une autre construction qu’il a commanditée.
Prestige coulé dans le béton
Quelques années avant l’aventure québécoise, en 1931, Louis Empain commandait à l’architecte suisse Michel Polak – l’architecte du monde du luxe et de l’élégance de l’entre-deux-guerres – une maison particulière à Bruxelles. Il en prend possession en 1934. La villa monumentale de style art déco associe « le luxe des matériaux et des détails chers à l’Art déco » et « les lignes simples […] d’une architecture moderniste » (Hennebert 2012, 16). Elle n’aurait été habitée par Louis Empain que quelques mois. Ses premiers voyages d’études et de prospection au Québec datent de la même période. En 1937, il fait cadeau de sa villa à l’État belge, à charge pour ce dernier d’y installer un musée des arts décoratifs. En 1943 elle est réquisitionnée par l’armée allemande d’occupation. Après-guerre, l’État belge la confie à l’URSS afin qu’elle y installe son ambassade. Cet usage n’étant pas conforme à la clause de la donation, Empain entreprend de récupérer sa villa dans les années 60. Elle est ensuite vendue et devient le siège d’une télévision privée. Puis, après avoir été abandonnée et squattée, un promoteur entreprend de la transformer en appartements. Mais la villa est classée et les transformations illégales sont arrêtées. Elle est finalement acquise par la fondation Boghossian qui la fait restaurer avec beaucoup de soins, à l’identique, afin d’en faire un centre d’art et de dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident.
À chaque moment de l’histoire de la Villa Empain, le luxe des matériaux et le caractère monumental de la construction semblent avoir déterminé un usage : résultat d’une politique de prestige, signe de réussite sociale et de puissance, que son commanditaire désapprouvera par la suite, la Villa ne se séparera jamais de cette signification, pas plus qu’elle ne se séparera du nom de son premier propriétaire, toujours attaché, malgré lui, à la prodigieuse réussite entrepreneuriale de son père. Qu’il s’agisse de dimension muséale, de représentation étatique, de représentation médiatique ou de la représentation d’une Fondation, chaque occupant s’adosse au prestige du lieu et le renforce. Ce mécanisme d’assimilation au prestige, de transfert de valeur impliquant un édifice classé est très habituel.
Quelques temps avant de construire la Villa, Louis a hérité, avec son frère Jean, de la fortune colossale et des affaires de son père le Baron Edouard Empain. Mais très vite Louis renonce aux affaires pour devenir un philanthrope et consacrer sa fortune essentiellement à l’éducation des jeunes défavorisés.
Curieusement, la Villa représente toujours aujourd’hui ce que Louis Empain n’a été que très brièvement, et a refusé toute sa vie d’être à peine fût-elle édifiée.
Communauté coulée dans le béton
Le bâtiment québécois a bénéficié d’une toute autre destinée. La comparaison avec l’édifice bruxellois est peut-être hasardeuse : ce n’était pas le même projet, il a été construit par un autre architecte, dans un tout autre environnement ; mais le commanditaire est identique et les deux propositions architecturales étaient également destinées à la grande bourgeoisie. Au Québec, il s’agissait de proposer, à l’entrée du domaine, un lieu offrant à la clientèle « la jouissance du luxe et des facilités d’une grande ville » dit la brochure promotionnelle. Ce projet reposait également sur un sens certain du prestige. Preuve en est l’inauguration de la « blue room » par Benny Goodman six mois après le concert historique de son big band du 16 janvier 1938 au Carnegie Hall de New-York, propulsant son swing au summum de la notoriété. Le nom communautaire que portait alors le bâtiment, devait être entendu comme un lieu permettant à la haute société de se retrouver entre elle, un peu comme la pièce d’un hôtel de maître qui se nomme une réception.
Cependant, on l’a vu, dès que le projet entrepreneurial a été interrompu par la guerre, le bâtiment communautaire n’a jamais retrouvé ni ses réceptions luxueuses, ni sa clientèle aisée : centre d’entraînement militaire durant la guerre, centre équestre, puis mairie et centre culturel. En revanche, chaque usage du bâtiment semble expérimenter un désir de vivre ensemble ou un mode d’organisation : régime militaire, discipline équestre et vie de troupeau, organisation citoyenne d’une ville, et désir de se situer dans l’histoire : pour qui, pour quoi protéger un patrimoine, pour quelle communauté ?
Coulée dans le béton armé de sa structure, une dimension programmatique involontaire est comme inscrite dans l’architecture du bâtiment et en dicte ses usages futurs. Cette capacité du bâtiment à faire communauté ou à l’interroger, semble indépendante des intentions du commanditaire, Louis Empain, puisqu’à l’époque du projet, en construisant ce centre touristique dans un cadre magnifique, il s’agissait essentiellement d’y investir une partie de sa fortune, de faire des affaires, voire d’imiter une des aventures entrepreneuriales de son père[6] (Toussaint 1996). C’est un peu plus tard que Louis Empain décida d’abandonner les affaires et de devenir philanthrope. Il consacra alors sa fortune à l’éducation de la jeunesse défavorisée, en créant une fondation, Pro Juventute, et des instituts, dont l’un qu’il dirigera personnellement, comme s’il courait après un idéal de vie collective qu’il ne semble ni avoir imposé, ni même atteint.
Sa fondation n’existe plus (Toussaint 1996, 302) mais le bâtiment construit par Courtens à Sainte-Marguerite-du-lac-Masson, bien qu’en mauvais état, est toujours debout et il est curieux de le voir mettre en œuvre, au fil de son histoire, un programme similaire à ce que Empain tentera de faire plus tard de sa vie : pas seulement un centre communautaire, mais une architecture qui favorise la possibilité de la construction d’un commun.
Appendices
Notes
-
[1]
« Environ 700 travailleurs sont engagés à 20 sous l’heure. »
-
[2]
Préparé par Michèle Dubuc, gestionnaire des archives, 2013-06-09, Société d’Histoire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson et d’Estérel.
-
[3]
Brochure périodique, publicitaire et informative, concernant le Domaine d’Estérel et ses alentours, sans mention d’auteur ni d’éditeur. Fonds de la Société d’Histoire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson et d’Estérel.
-
[4]
La « blue room » est le nom du restaurant-dancing se trouvant au second étage.
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[5]
« Le signifiant maître représente le sujet pour tous les autres signifiants » (Lacan 1991, 101) en ce sens, il gouverne le sujet à son insu. Or, c’est bien un signifiant qui gouverne les usages (donc en quelque sorte la vie) du bâtiment construit par Courtens. « Pourquoi se fait-il que l’on ne trouve rien d’autre au niveau de sa vérité que le signifiant maître, en tant qu’il opère pour porter l’ordre du maître ? » (1991, 119).
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Parmi les nombreuses réalisations d’Edouard Empain la construction de la ville d’Héliopolis dans le désert égyptien est considérée comme une des plus impressionnante et risquée, accréditant la thèse de l’homme d’affaire habile et visionnaire.
Bibliographie
- Domaine d’Estérel, hiver 1937-1938. s. d.
- Dubuc, Michèle. 2013. Centre Culturel de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson. Plaidoyer pour sa sauvegarde complète. À l’usage de toute la population. Société d’Histoire de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson et d’Estérel.
- Grenier, Eric. 2011. « Domaine de l’Estérel, Patrimoine en péril ». Esquisses, revue de l’ordre des architectes du Québec 22 (1).
- Hennebert, Diane. 2012. « L’histoire de la villa Empain, de sa construction à sa restauration ». In La Villa Empain & la Fondation Boghossian. Bruxelles: Fondation Boghossian.
- Lacan, Jacques. 1991. Le séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse. Paris: Éditions du Seuil.
- Toussaint, Yvon. 1996. Les barons Empain. Paris: Librairie Arthème Fayard.