Abstracts
Résumé
Nicolas Rouvière, spécialiste de l’œuvre d’Astérix (de René Goscinny et Albert Uderzo), a donné une conférence le 22 octobre 2009 à la Maison de la Culture de Stockholm dans le cadre du cinquantième anniversaire d’Astérix.
Abstract
Nicolas Rouvière, specialist of Asterix’s comic strips (by René Goscinny and Albert Uderzo), gave a conference on October 22nd 2009, in the Culture Center of Stockholm and in the context of the fiftieth birthday of Asterix.
Article body
Églantine de Boissieu – Nous allons d’abord parler de votre parcours. Comment êtes-vous devenu spécialiste d’Astérix ?
Nicolas Rouvière – A l’issue des mes études universitaires, après avoir passé l’agrégation de lettres modernes en 1996, je gardais au fond de moi une sorte d’amertume vis-à-vis des études de lettres, à cause d’un discours critique ambiant, lié aux années 1990 et à la critique post-moderniste de la littérature. Je trouvais que ce discours tournait en doxa : on déconstruisait les œuvres pour en arriver à cette vérité dernière que la vérité n’existe pas et que littérature est là pour nous guérir au final de la passion de la vérité. On en revenait toujours à ce discours et j’y ai vu une sorte de nouveau nihilisme, interdisant au final de reconstruire une forme de discours globalisant sur les œuvres et sur le monde. Ma double réaction a alors été d’une part, de retourner vers mes lectures d’enfance, parce que j’avais le sentiment qu’elles portaient des choses fondamentales qui m’avaient aidé à me construire, et d’autre part de me tourner vers des lectures plus fondamentales à caractère anthropologique. Pour moi le déclic a été de lire L’Anthropologie dogmatique de Pierre Legendre et ses fameuses Leçons publiées chez Fayard. Parallèlement, il se trouve que par goût personnel, je suis retourné aussi vers la lecture de bandes dessinées, et en particulier d’Astérix. La jonction s’est faite comme ça : en lisant Legendre, j’ai eu l’intuition que c’était quelque chose de cet ordre qui se trouvait au fond d’Astérix, et plus généralement au fond de l’œuvre de René Goscinny, qui m’a tant marqué quand j’étais petit : les questions du rapport au Père, du narcissisme, des frontières entre la civilisation et la barbarie, entre la raison et la folie. Au départ cela n’était qu’une intuition, mais j’en avais la certitude intime. Lorsque j’ai commencé à rédiger des analyses, j’ai vu que cela venait tout seul, que les associations se recoupaient et qu’il y avait vraiment de la matière en ce sens. J’en ai donc parlé à un professeur de l’Université Stendhal-Grenoble III qui s’appelait Jean-François Louette et qui m’a plutôt orienté vers la critique psychanalytique des textes littéraires, comme la textanalyse de Jean Bellemin-Noël. Mais ce n’était pas exactement ce que je voulais faire. Je voulais articuler anthropologie politique et psychanalyse. Donc il m’a fallu encore à peu près un an de réflexion pour faire des lectures et préciser mon angle d’attaque. Ensuite j’ai déposé mon sujet, j’ai obtenu une bourse, trois ans plus tard en 2004 j’ai soutenu ma thèse, et mon travail a été récompensé l’année suivante par le prix Le Monde de la recherche universitaire.
Christophe Premat – Peut-on aller parler un peu plus en détail de votre méthodologie et de vos lectures de Pierre Legendre ?
N.R. – En ce qui concerne les fondements théoriques, je dirais que j’essaye de faire jouer un dialogue entre Marcel Gauchet et Pierre Legendre. J’ai regardé le village gaulois comme si j’étais un ethnologue, en me posant la question suivante : qu’est-ce qui fait tenir le lien social ? On a une société civile qui a l’air complètement débridée, complètement anarchique, avec à sa disposition une potion magique qui s’apparente à une arme de toute-puissance, alors qu’est-ce qui endigue la violence collective ? Cette question hante du reste la pensée politique libérale depuis Tocqueville : en effet, si dans la démocratie, le pouvoir libère l’affirmation autonome de la société, comment peut-il continuer à produire de la cohésion collective ? Dans sa préface aux Écrits de Benjamin Constant, Marcel Gauchet explique que toute société a besoin d’un point exogène de cohésion, irréductible à la sphère des individus, pour se saisir elle-même comme un tout. Mais de divine et religieuse qu’elle était, cette extériorité radicale s’est peu à peu réduite et incorporée à la sphère sociale, au point de passer dans le registre social de l’inconscient. Je suis parti de cette hypothèse là, en me disant qu’il pourrait y avoir de la même manière, dans le village gaulois, un fonctionnement institutionnel caché, latent, qui produit du symbolique à l’insu de tous. Et c’est là que j’ai pu articuler directement la pensée de Pierre Legendre avec l’idée d’un principe symbolique de limite générale qui permettrait de gouverner la cité, en faisant obstacle aux dérives narcissiques des individus et aux fantasmes de toute puissance.
L’hypothèse s’est vérifiée lorsque j’ai analysé les figures institutionnelles du druide, du chef et du barde, qui chacune institue paradoxalement une limite chez les sujets : dans leur rapport au corps (la symbolique de la coupe chez le druide), dans leur rapport à l’image (la scène « irreprésentable » du ciel qui tombe sur la tête) et leur rapport au langage (le chant « innommable » du barde). Plus étonnant encore, j’ai découvert une symbolique généalogique cachée, dans le village, qui fonctionne exactement selon le même principe de castration symbolique. Par exemple, on a souvent dit à propos d’Idéfix que c’était un chien écolo parce qu’il pleurait les arbres déracinés. J’ai plutôt analysé cela comme un lien aux racines : Idéfix est la sentinelle du déracinement, le gardien du lien généalogique, absolument vital (surtout dans la cas d’Obélix) pour endiguer les fantasmes à l’égard d’une identité impossible. Même chose pour le fameux sanglier. On sait qu’Obélix a toujours besoin de se nourrir de sangliers : or il s’agit pour lui de « sang lié », lier le sang : et si Obélix avait besoin d’être constamment référé au lien généalogique, aux ancêtres, aux racines, et si c’était de là qu’il tirait sa force ? Dans l’album Comment Obélix est tombé dans la marmite, qui reprend un récit de René Goscinny, publié en 1965 dans le journal Pilote, on apprend que lorsqu’il était enfant, Obélix était mélancolique, apathique, solitaire. Et c’est parce qu’il est le souffre-douleur de ses petits camarades, qu’Astérix le pousse à boire un peu de potion magique, au fond de la marmite du druide. Alerté par le retour de Panoramix, Obélix tombe malencontreusement à l’intérieur, et l’on assiste alors à une scène que Uderzo a illustrée avec une charge symbolique incroyable : un grand cri s’échappe de la hutte, comme lors d’une naissance, et voilà Panoramix qui porte le bébé dans les bras, tout mouillé, comme un prêtre portant un enfant au moment du baptême. Représenté avec une grande serpe d’or à sa ceinture, le druide apporte l’enfant à sa mère. Il m’a semblé intéressant pour un personnage comme Obélix, dont le père est très peu évoqué dans ce récit, alors que la figure maternelle est très présente, de voir qu’il se formait une nouvelle triangulation entre le druide, la mère et l’enfant. Une seconde naissance donc, qui rappelle tout à la fois la liturgie du baptême (avec le bain de l’enfant) et celle de la circoncision puisque le thème de la coupe est récurrent dans Astérix, lorsqu’il s’agit du druide et de sa serpe (voir l’album La Serpe d’Or). Le druide est vraiment celui qui intime la coupure, qui marque une limite au fantasme de puissance et aux dérives narcissiques. Il sort Obélix du narcissisme infantile, mais ne l’en sort qu’à moitié. Il est significatif à ce titre qu’Obélix soit toujours à moitié dans la marmite. Quand on regarde graphiquement son corps, on voit que ses braies ont exactement la forme d’une marmite : Obélix, c’est une marmite sur pattes, avec un tronc qui dépasse.
Il m’a alors semblé qu’on avait là un épisode central, avec un rapport à la filiation qui n’est pas du tout d’ordre biologique, mais vraiment d’ordre symbolique et institutionnel. Or il faut bien redonner à la scène toute sa portée collective en la resituant dans le contexte historique de la création d’Astérix : Goscinny et Uderzo sont nés en 1926 et 1927, et pendant leur adolescence, ils sont constamment en prise directe et indirecte avec les événements de la Seconde Guerre mondiale. René Goscinny perd trois de ses oncles à Auschwitz, tout un pan de sa famille maternelle disparaît, et Albert Uderzo, qui a connu le racisme dans les années 1930, doit partir en Bretagne pour rejoindre son frère qui a fui le STO. Ce contexte tragique de la Seconde Guerre mondiale, où se cristallise en grande partie la sensibilité des auteurs, c’est aussi celui de l’idéologie nazie qui envahit toute l’Europe, avec ses thèses sur le biologisme racial : un lien de filiation pensé de façon purement bouchère, où l’humain est réduit à de la viande. Au final, quelle plus belle revanche sur l’Histoire qu’Astérix ? Réaffirmer, dans une œuvre comique en bande dessinée, que le lien généalogique n’est pas seulement biologique, mais surtout d’ordre symbolique et institutionnel, c’est renverser complètement dans un grand éclat de rire toute l’idéologie nazie. Cette trouvaille de génie, on la doit à deux artistes majeurs, qui sont aussi – et cela n’est pas anodin – deux fils d’immigrés.
E.B. – Justement, puisqu’on parle des créateurs, avez-vous confronté vos travaux avec les créateurs, avec Uderzo lui-même ?
N.R. – J’ai rencontré Uderzo à la fin de ma thèse, en 2004. J’ai eu un entretien avec lui mais suis resté très prudent, car je savais déjà par ses déclarations qu’il est extrêmement méfiant à l’égard de toutes les analyses qui peuvent le dépasser. Il a coutume de dire que seuls les auteurs savent ce qu’ils ont voulu mettre dans leur œuvre, et que ce à quoi ils n’ont pas pensé ne s’y trouve pas. Sauf qu’il y a des choses qui lui échappent, et c’est précisément cela qui fait qu’il est un grand artiste : c’est un passeur. Quand il pastiche par exemple le drapeau hitlérien dans Astérix et les Goths, il n’en a plus le souvenir, il faut lui en reparler et établir avec lui une comparaison entre les deux images.
E.B. – Vous le confrontez à son inconscient en fait, c’est ça ?
N.R. – Vu son grand âge, il y a aussi des choses qui peuvent lui échapper à cause de sa mémoire. Mais quand je lui ai dit que dans l’évolution graphique d’Obélix le corps du gros Gaulois s’apparentait de plus en plus à une marmite, et qu’il ressemblait même carrément à une marmite sur patte, il m’a regardé avec de grands yeux et m’a dit : « vous êtes le premier à me dire ça ! ». Donc j’ai été très prudent, je ne lui ai pas parlé de toute cette symbolique généalogique parce que je pense qu’il ne pouvait pas la recevoir. Par contre je l’ai questionné sur un point précis à propos de l’album Le Bouclier Arverne, que j’ai analysé comme une critique de la théorie du bouclier pétainiste. Il y avait une fameuse formule après-guerre qui était de dire « De Gaulle l’épée et Pétain le bouclier », comme si De Gaulle et Pétain menaient le même combat, chacun sur un plan différent, pour protéger la France et porter le flambeau national. Dans les milieux pétainistes, c’était une formule assez courante après-guerre, suffisamment sans doute pour exaspérer Goscinny dont les oncles ont été arrêtés par la police française. Dans cet album le scénariste fait une critique radicale du bouclier arverne, du « bouclier » vichyssois, si vous voulez. J’ai demandé à Uderzo s’il connaissait cette formule, or pas du tout. Je lui ai fait remarquer alors que quand il représente la statue de César devant l’entreprise de Roue Coquelus à Clermont-Ferrand, l’empereur a un salut qui n’est pas romain mais un salut vraiment martial à la manière nazie ; cela l’a frappé également, mais on ne peut pas vraiment aller plus loin et retrouver le fil qui l’avait conduit à faire cette représentation. Il y a beaucoup de choses inconscientes qui sont drainées par Uderzo dans ses dessins, des choses qui ne sont pas toujours dans les versions tapuscrites des scénarios, et qui sont très intéressantes.
C.P. – Il me semble qu’il y a une redécouverte de cet aspect de l’analyse littéraire : d’autres auteurs travaillent également sur ces thèmes qui étaient un peu ignorés auparavant...
N.R. – Oui, je crois que la littérature populaire en général a cette force de recycler le refoulé, et que c’est sa grande chance, en vérité, que d’être la dépositaire de symboliques fondamentales, d’autant plus efficientes sur les lecteurs qu’on ne les soupçonne pas. Des problématiques comme celle du bouc émissaire, celle de la frontière incertaine entre la civilisation et la barbarie, ou entre la raison et la folie, puisque dans Astérix on est toujours le fou de quelqu’un d’autre, peuvent très bien informer la littérature de grande diffusion. Cette dernière revêt du coup un aspect intégrateur et constructif extrêmement fort, pour ne pas dire mythifiant. Finalement ce n’est qu’un semi-paradoxe. C’est la fameuse thèse postmoderniste de Jean-François Lyotard que je voulais un peu critiquer, avec la prétendue fin des grands métarécits. Dans les années 90, on célébrait la fin des grands totalitarismes, Fukuyama proclamait « la fin de l’Histoire », et Lyotard la disparition des grands récits téléologiques donnant un projet de réalisation global à l’humanité. Mon propos est de dire au contraire qu’il y a toujours dans notre modernité des métarécits, simplement il faut les chercher ailleurs. Des récits fondamentaux traversent notre société à notre insu, en particulier dans la culture médiatique de grande diffusion, et sont l’équivalent des anciens mythes que l’on trouvait dans les sociétés traditionnelles. On peut citer l’exemple d’Astérix, mais on peut aussi parler des grands récits de Miyazaki, ou des grands comics américains qui ont une charge symbolique extrêmement forte, et constituent peut-être des sortes de mythes modernes, en tant qu’ils donnent un modèle explicatif de notre culture, de son symbolisme, de ses pratiques, de tout ce qui la constitue comme système en action.
C.P. – Ce qui est intéressant sur les métarécits , c’est que l’on reparle beaucoup de storytelling, de la redécouverte de la narration depuis quelques années, après cette « crise » postmoderniste. Est-ce que vous pensez que vos recherches sur Astérix peuvent s’inscrire dans cette tendance ?
N.R. – Je crois qu’il y a un double retour. D’une part un retour de la figure de l’auteur, avec tout ce que la notion peut avoir de totémique, alors que cette figure était complètement décriée dans la tradition critique héritée de Roland Barthes. D’autre part, on assiste aussi à une mythification de certains récits, par-delà même l’effacement de toute figure auctoriale. Je pense à la tradition américaine de l’auteur presque anonyme, avec une élaboration collective, plusieurs scénaristes, une narration qui peut se faire aussi en lien interactif avec le public. Si on considère l’histoire éditoriale de Superman, on voit bien qu’il y a une dépossession complète des auteurs, or cet effacement contribue à donner un statut mythique à la série. Même s’il y a un retour de l’auteur, les narrations anonymes ou collectives sont elles aussi pourvoyeuses de grands récits. Ce n’est pas forcément contradictoire.
C.P. – Oui, on reconsidère la narration comme structurante, c’est ce qui semble intéressant.
N.R. – C’est la figure du scénariste, aussi, qui est questionnée. Aux États-Unis elle est reconnue pour le cinéma. Quand les scénaristes pour la télévision font grève, tout le système s’arrête. Vu de France, c’est assez étonnant. Autant chez nous la figure du scénariste est reconnue dans le domaine de la bande-dessinée, autant elle est presque déniée dans le monde cinématographique, ce qui est dommage. On a vraiment un cheminement à faire pour reconnaître le scénariste comme écrivain à juste titre.
C.P. – Pour en revenir à la thématique du lien social, dans ce village il y a ce chronotope, cet espace-temps localisé, et une tonalité circulaire avec le banquet final. Qu’avez-vous pu dégager comme mises en scène du lien social en particulier dans ce village ?
N.R. – Les auteurs convoquent tous les stéréotypes de la gallicité : la convivialité, le banquet, les bagarres, le désordre apparent ; on retrouve avec plaisir une imagerie populaire et scolaire liée à la culture gauloise. Le village a aussi la particularité d’être une grande cour de récréation. On est dans l’enceinte d’une sorte d’école républicaine, car tous les villageois sont d’anciens copains de classe. C’est pourquoi le chef se mêle à la bagarre. Le druide, qui exerçait anciennement la fonction d’instituteur, est à cette égard une figure de vieux sage, comme souvent dans les utopies littéraires.
C’est un village qui fonctionne aussi sur la différenciation sexuelle. Il y a le coin des femmes, qui est souvent le coin de la poissonnerie, c’est pour ça je pense que le poissonnier est toujours un peu ronchon et guette sans arrêt les sous-entendus à son égard, face au forgeron qui représente la virilité et le clan des hommes. En général quand cette séparation est marquée, ça fonctionne bien. Quand le poissonnier et le forgeron sont d’accord, c’est mauvais signe pour le village, c’est le signe d’une indistinction, synonyme de désordre et de chaos.
Le village est marqué par ailleurs par une logique profondément anti-élitiste. Le barde, qui devrait être un intermédiaire avec les dieux n’est qu’un artiste de variété, incompris et narcissique, toujours victime de l’anti-intellectualisme ambiant. Le druide quant à lui n’a pas de rapport particulier au sacré. C’est plutôt une figure de savant laïc. Sa potion magique peut avoir plusieurs goûts : canard à l’orange, praline, dans un registre comique de cuisine populaire. Il ne doit pas y avoir non plus de figure qui prétende à l’absolutisme ou à toute dérive du pouvoir. Les chutes à répétition du chef, du haut de son pavois, sont là pour rappeler combien la base est vacillante. A travers cette éthique démocratique, on retrouve les valeurs du Radicalisme de la IIIe République, une petite république en miniature avec une foi dans la raison, l’école qui a toute sa place, et des garde-fous aux dérives du pouvoir. Voilà comment je verrais ce microcosme, face aux autres sociétés politiques représentées dans la série.
C.P. – Justement, comment situeriez-vous Rome dans cette configuration générale ?
N.R. – L’empire romain est une figure de l’État moderne, qui rappelle bien entendu la France des années 60-70, avec ses grandes administrations, ses préfets, ses grands ensembles, son réseau de communication et ses institutions culturelles. Mais au-delà, il est frappant que l’on retrouve dans Astérix tous les symboles fondateurs de l’État, tels que Ernst Kantorowicz les a analysés dans son ouvrage Les deux corps du Roi, où il retrace l’invention de ce métacorps politique depuis le haut Moyen-Âge.
Dans Astérix, on retrouve en particulier trois motifs traités avec la plus grande cohérence symbolique : la couronne, l’effigie du Prince, et le thème de l’impôt, qui tous contribuent à ériger Rome en référence légale à part entière, distincte de la personne individuelle du souverain. Un album est entièrement consacré à cette problématique, c’est Les Lauriers de César, où derrière le vol de la fameuse couronne de lauriers, les Gaulois réaffirment paradoxalement la symbolique de Rome. En effet la couronne n’est pas la propriété personnelle de César. Lors du triomphe, un esclave la tient au-dessus de la tête du dictateur, signe qu’il y a une séparation symbolique entre les deux. Quand Astérix et Obélix remplacent la couronne de lauriers par une couronne de fenouil, ça a pour effet de ridiculiser complètement César qui dit : « Tiens, je me ferais bien un poisson grillé ». Par contre, on a renouvelé l’insigne de souveraineté et le public n’y voit que du feu. Du coup, Rome sort grandie de cette symbolique. César n’est qu’un souverain parmi d’autres, tandis que Rome, par-delà le renouvellement de ses symboles matériels, est une idée abstraite qui ne meurt jamais. À chaque fois on ridiculise César, mais on ne ridiculise pas Rome.
D’autres symboles de l’État sont repris dans Astérix, comme celui de l’effigie du Prince. Par exemple, il y a un épisode très marquant dans Astérix gladiateur, où Astérix détourne complètement les Jeux du Cirque et instaure dans l’arène le jeu du ni-oui ni-non. César accuse d’abord Astérix d’offenser Rome, mais ce dernier témoigne son respect à l’égard du public et de l’institution des Jeux, en proposant d’affronter une cohorte à lui tout seul. César dit alors : « Ah c’est de moi que vous vous moquez ! », signe qu’il le prend comme une offense personnelle. Finalement le public applaudit à tout rompre les Gaulois et il y a deux images symétriques qui se trouvent en vis-à-vis dans la double-planche. Face à la dérive tyrannique et pulsionnelle de l’individu César, voilà le dictateur qui se drape tout d’un coup dans sa dignité et apparaît comme une pure effigie numismatique. Il ne parle plus en son nom propre, mais comme une souverain ayant retrouvé toute la dignité symbolique d’un chef d’État. Il absout alors les Gaulois. Cette symbolique se condense du reste dans la couverture des Lauriers de César, où l’on voit Astérix et Obélix, une couronne à la main, s’approcher du buste sculpté de César, vu de profil, comme pour le couronner. Cette représentation fait problème, car leur objectif est au contraire de déposséder César de sa couronne. Comment expliquer ce paradoxe ? En fait les Gaulois ne couronnent pas l’individu César, ils s’avancent comme pour couronner son effigie, c’est à dire la représentation symbolique de la souveraineté, tout à fait distincte de l’individu au pouvoir.
C’est la même chose pour la symbolique de l’impôt. Il faut distinguer l’impôt de César et l’impôt de Rome. Dans Astérix chez les Helvètes, l’impôt de Rome est représenté par un questeur romain venu faire un contrôle fiscal auprès du gouverneur de Condate, qui est corrompu jusqu’au dernier degré. Le questeur est empoisonné par le gouverneur et les Gaulois vont entreprendre un voyage en Helvétie pour ramener l’ingrédient indispensable à sa guérison. L’impôt a ici une valeur positive en tant que principe de limite aux fantasme de toute puissance des dignitaires du régime. C’est pourquoi les Gaulois servent Rome, en restaurant la symbolique de l’État. A l’inverse, dans Astérix et le Chaudron, il s’agit de l’impôt de César et ce dernier est parfaitement illégitime. César a vidé les caisses du Trésor et Rome n’a plus de quoi payer ses légionnaires. César fait alors lever un nouvel impôt, non pas au nom de Rome mais en son nom propre, comme l’explique le chef gaulois. Le questeur clame du reste haut et fort qu’il s’agit bien de l’impôt de César, et qu’il est envoyé en son nom.
A des moments très importants, les auteurs font donc bien la distinction entre l’individu au pouvoir et la souveraineté de l’État. On retrouve l’ébauche d’une séparation symboliques des pouvoirs, qui rejoint la théorisation de l’absolutisme de l’État depuis les théories de Jean Bodin au 16e siècle, et nous renvoie aussi à l’absolutisme français dans la grande tradition du 17e, puis à la séparation des pouvoirs lors de la Révolution française. Donc on est complètement dans la modernité politique. Ce qui est intéressant, c’est que face à ce grand ensemble étatique qu’est l’empire romain, les Gaulois qui ont en apparence une société beaucoup plus primitive sont en fait encore plus avancés dans la modernité politique, puisqu’il s’agit d’une petit république laïque en miniature. Alors que Rome reste un État absolutiste, sur le modèle du souverain absolu tel qu’on le connaît bien dans l’Histoire de France.
E.B. – Rome est une figure ambiguë : mi rivale, mi-modèle ?
N.R. – Tout à fait. On comprend mieux alors pourquoi la représentation de César comporte de si nombreuses références à Napoléon. Car il y a le même rapport ambiguë à l’un et l’autre personnage : dans Astérix, César est copieusement critiqué et moqué en tant qu’autocrate, mais en même temps il est relativement respecté en tant que figure historique de grand législateur, posant un certain nombre de principes modernes et embrassant une vision de l’Histoire. C’est un véritable homme d’État, capable de clémence. Rome apparaît comme une société moderne. C’est flagrant lorsqu’on la compare à la théocratie égyptienne de Cléopâtre, qui nous renvoie à un stade antérieur de l’histoire politique. Au début d’Astérix et Cléopâtre, César provoque Cléopâtre à ce sujet, en affirmant que son royaume est décadent et ne construit plus rien depuis des siècles. Cléopâtre relève le défi de s’adapter à la modernité et de construire « moderne », sous-entendu dans un style gréco-romain. Or l’architecte Numérobis, à qui elle confie cette mission, ne veut pas construire gréco-romain. D’ailleurs, toutes ses constructions de style ptoléméen s’écroulent. Lui veut construire sous une forme pyramidale, symbole d’un modèle théocratique avec un souverain-dieu au sommet. Son rapport à Cléopâtre est d’ailleurs particulièrement infantile. Cléopâtre quant à elle se met toujours en scène comme une déesse vivante et entretient un rapport castrateur avec ses sujets. Tout l’enjeu collectif de l’album est de passer à une configuration plus moderniste, sur le modèle de Rome qui apparaît beaucoup plus avancée dans l’histoire politique. On accède finalement à une forme de séparation symbolique des pouvoirs, avec l’érection d’un palais de style mi-égyptien mi-gréco-romain, entièrement dédié à César, ce qui équivaut à la constitution symbolique d’une sorte de couple parental au sommet de l’État.
E.B. – Peut-on transposer des événements de l’actualité politique au moment de la création de chaque album ?
N.R. – Astérix est aussi en phase effectivement avec l’actualité politique. Par exemple, en 1974, au moment de l’élection de Giscard d’Estaing paraît l’album Le Cadeau de César, avec une élection qui se déroule dans le village. De même en 1976, alors que Jacques Chirac est jeune premier ministre, il représente le tournant libéral du gaullisme, juste avant l’appel de Cochin, il est caricaturé dans Obélix et compagnie comme celui qui va renouveler le vieil étatisme et promouvoir le marketing politique.
C.P. – Quand Astérix va dans d’autres sociétés, chez les Bretons par exemple, il y a aussi une sorte d’identification. Peut-être existe-t-il d’autres sociétés comme les Gaulois, en miniature ?
N.R. – Oui tout à fait, il y a les Belges, les Bretons, les Corses, ou encore le village de Soupalognon y Crouton en Hispanie. Tous résistent à l’empire romain. On retrouve dans le cas des Bretons la référence à Churchill, avec une sorte de donnant-donnant comique, qui flatte notre chauvinisme. Astérix dit : « à charge de revanche ». Finalement Churchill nous devait bien ça, parce qu’à l’époque des Gaulois on leur avait déjà donné la potion magique pour venir à bout des Romains.
D’ailleurs, on voit bien que boire la potion magique, c’est littéralement intégrer le vide. Quand les Bretons ont-ils une force roborative de nature à vaincre vraiment tous les ennemis quels qu’ils soient ? Quand ils acceptent le manque. Ils viennent de comprendre que finalement tout est perdu, le fameux tonneau de potion magique ne sera plus jamais retrouvé, il a sombré dans une rivière et il ne leur reste que leur courage. À partir du moment où l’on accepte le manque, la perte, alors la vraie force apparaît : l’acceptation donne une énergie qui vient à bout de tous les ennemis et de tous les obstacles. D’ailleurs, dans le village, le druide ne délivre la potion magique que quand les personnages ont accepté le manque : il commence par dire non, et quand le non est accepté, il délivre la potion magique. Voilà j’ai un peu dévié.
E.B. – Et en ce qui concerne les Belges ?
N.R. – L’évocation des deux tribus belges est emblématique du partage de la Belgique entre Flamands et Wallons. L’album fait aussi référence aux incidents de Louvain, en 1968, lorsque les professeurs francophones ont été exclus de l’Université. La querelle linguistique est transposée dans une dispute entre chefs, à propos du partage de la langue de sanglier. La femme du chef, sous les traits de laquelle on reconnaît la caricature d’Annie Cordy, résout le problème en apportant un second sanglier, preuve qu’il y a « de la langue pour tout le monde ». Ce qui est intéressant dans Astérix chez les Belges, c’est la façon dont est questionnée l’origine artificielle des frontières culturelles et linguistiques. Obélix ne cesse de dire : « S’ils parlaient comme nous on se croirait chez nous », parce que Gaulois belges et celtes ont la même culture.
E.B. – Pensez-vous que l’on retrouve l’idée d’un patrimoine culturel européen commun, chez ces sociétés comme les Belges et les Bretons, par rapport à des sociétés plus éloignées comme les Vikings ou Cléopâtre ?
N.R. – Il y a dans Astérix une sorte d’ethnocentrisme fécond, avec une reconnaissance très forte des identités culturelles, de leur particularisme, mais plus encore une reconnaissance de ce qui nous rassemble par-delà les cultures. Les auteurs développent une critique de l’ethnocentrisme et de toute fermeture sur soi d’une culture monolithique, qui se transmettrait à l’identique de génération en génération. Astérix marque au contraire une ouverture sur les différences culturelles. Le lecteur fait en quelque sorte le parcours d’apprentissage d’Obélix qui commence par dire « ils sont fous ces Romains, ces Belges, ces Bretons », une formule emblématique du réflexe ethnocentrique de base, puis s’ouvre à la différence. Obélix ramène de ses voyages des choses qui montrent qu’il s’est ouvert à l’Autre. Par exemple il va tailler des menhirs à la manière égyptienne, ou se mettre à danser le flamenco, ou encore déjeuner à la manière belge, donc il y a une ouverture qui se fait à l’Autre.
E.B. – Dans Astérix, la question de l’identité régionale est-elle abordée de la même manière que celle de l’identité nationale ?
N.R. – L’album Le Tour de Gaule passe en revue les folklores régionaux. C’est le cinquième album de la série je crois, en tout cas il sort en 1965. C’est une transposition du Tour de France par deux enfants de G. Bruno, ce best seller hexagonal de la littérature de jeunesse. Dans Astérix, on enlève le bréviaire patriotique et on ne garde que les références folkloriques, touristiques, historiques, pour passer en revue une image idéalisée de la France telle qu’elle se rêve. On va retrouver le vieux port à Marseille avec les références au Marius de Pagnol, la promenade des Bretons à Nice, les spécialités locales, etc. On reconstruit donc un cadre de référence qui suscite l’identification et la complaisance du lecteur. C’est un principe que l’on retrouve dans la suite de la série, transposé à l’étranger. On commence par recréer un cadre bien connu, par exemple tous les stéréotypes du voyage linguistique à Londres, ou du voyage scolaire, avec Buckingham Palace, le Tower Bridge, les pubs, les bobbies… On recrée ce cadre et une fois qu’il est posé, on va s’en moquer. Pour s’en moquer il suffit de forcer un peu le trait, comme le petit bourgeois britannique qui est caricaturé (le langage aristocratique du gentleman anglo-saxon avec le pantalon en laine cardée, le pantalon de golf, les moustaches du capitaine de l’armée des Indes) ; tous ces stéréotypes vont être poussés à un tel degré d’exagération qu’on se moque non pas des Anglais, mais de notre propre regard stéréotypé sur autrui. Comme on assiste simultanément dans les années 60-70 à une internationalisation de l’imagerie populaire, ce comique de connivence fonctionne à l’étranger et contribue au succès d’Astérix.
C.P. – Pour reprendre le thème des frontières et de leur dissolution, au sens symbolique, le voyage est important, l’ancrage à la terre, l’opposition à la mer, je pense à l’exemple des pirates qui finissent toujours à l’eau…
N.R. – La société pirate représente le contraire du village gaulois. A l’origine les pirates sont une parodie du Démon des Caraïbes, de Charlier et Hubinon. C’est une série concurrente qui démarre en même temps qu’Astérix dans le premier numéro de Pilote en 1959. On a un trio, qui est à l’inverse du trio chef-druide-barde. L’équivalent d’Abraracourcix, c’est Barbe-Rouge. L’équivalent du druide, c’est le vieil unijambiste qui a un vague fond de culture latine et l’équivalent du barde sur son arbre c’est la vigie noire. Ce qui me semble intéressant, c’est que ce sont des déracinés, à l’opposé de la symbolique généalogique du village. Le peu de racines qui leur reste sont latines, un vieux fond de culture rappelé par le vieil unijambiste, qui fait référence à Virgile, à Horace, etc. Curieusement, ils s’attaquent aux symboles généalogiques du village : dans leur cale on va retrouver des menhirs, des sangliers, des choses qui renvoient à ces attaches symboliques qui leur manquent. Cette microsociété ne tient jamais debout : son seul fondement est le pacte criminel et sitôt qu’elle s’est constituée, elle sombre par le fond en rencontrant les Gaulois. J’ai poussé un peu plus loin l’analyse, en les associant aux barbares Goths, Vikings et Normands, dont ce sont des figures substitutives. D’ailleurs la série commence par représenter les Goths et les pirates apparaissent dès l’album suivant. Ensuite apparaissent les Normands, qui sont qualifiés eux-mêmes de pirates. Il y a beaucoup d’analogies entre les pirates et les Goths. Par exemple, lors de son triomphe à Rome, César affranchit un Goth aux cheveux roux et on retrouve la même scène dans Astérix en Hispanie, avec Barbe-Rouge, ce qui donne lieu à ce fameux calembour : « il affranchit le rubicond ». Autre parallèle entre Goth et pirate : « l’auberge du barbare repenti » tenue par un Goth à l’accent germanique très prononcé, devient dans Astérix et le Chaudron, « l’auberge du pirate échoué ». En poussant les associations inconscientes un peu plus loin, nous pouvons dire qu’avec les pirates, le « pire rate ». La question est de savoir ce que représente ce pire.
Goscinny a écrit un roman sur le voyage en croisière, qui s’intitule Tous les voyageurs à terre. Dans ce roman, il y a un imaginaire du bateau croisière comme microsociété utopique par delà les fluctuations de l’histoire et en filigrane la référence au stalag. Or la figure des pirates apparaît comme une menace pour l’utopie bateau-croisière. Derrière ces pirates, on peut retrouver la référence aux Goths. À ce titre-là, dans la fameuse série Démon des Caraïbes, l’étendard des pirates est très bizarrement une sorte d’aigle noir germanique. Je crois que si Goscinny fait toujours échouer les pirates de manière obsessionnelle, c’est parce que sous les pirates, il y a de façon inconsciente la question du pire qui renvoie à ses angoisses, à son histoire personnelle. Il y a une scène où les pirates se sont échoués à bord d’une barque et où la vigie noire fait tirer à la courte paille pour savoir qui va être mangé. Le vieil unijambiste lui dit : « toi tu manques pas d’air », en référence comique aux r’ éludés par l’accent martiniquais. Mais le fait d’associer le manque d’air au cannibalisme nous renvoie à un autre motif : la cocotte pression dans Astérix et les Goths, qui cuit les opposants à l’étouffée, sinistre préfiguration des chambres à gaz, ce qui fait dire à Cloridric : « héhé, on n’arrête pas le progrès » ; la cocotte-pression nous renvoie également à la scène d’écartèlement où on voit très clairement le drapeau hitlérien, et où le bourreau dit : « hue cocotte ! » en fouettant les chevaux. Ce qui nous renvoie à une autre scène associant section des corps, écartèlement, cannibalisme et voyage en mer, la scène du Radeau de la Méduse parodiée dans Astérix légionnaire avec les pirates.
Voilà, il y a un réseau inconscient d’associations, où derrière les pirates on peut se demander s’il n’y a pas le spectre des crimes du nazisme… Je ne vais pas donner ici tout le détail de mon analyse, où l’on rencontre un curieux cycle de dette et de paiement entre pirates et Phéniciens, sans compter l’association Barberousse/Barbarossa. Mais ce que je peux dire, c’est que cette lecture a été totalement censurée par Uderzo, qui a refusé personnellement l’octroi du copyright pour un article que j’ai publié à ce sujet. Je peux comprendre encore une fois la réaction d’Albert Uderzo et ne lui en veut aucunement. Je regrette cependant qu’il n’ait pas la curiosité de s’intéresser à l’intégralité de l’œuvre de son ami René Goscinny : son roman, son livret d’opéra bouffe et son scénario du film Le Viager, par exemple… Il verrait alors combien cet imaginaire est profond et cohérent chez René Goscinny.
E.B. – Astérix et les Goths serait-il l’album le plus politique ?
N.R. – Le plus revanchard en tout cas, en lien direct avec l’Histoire récente. La référence à l’hitlérisme est quasiment explicite, à travers le pastiche du drapeau nazi. Par la suite, comme la série développe un idéal de l’Europe en construction, ce n’est plus sous cette figure-là que les Allemands apparaissent, mais sous un jour beaucoup plus sympathique, plutôt comme nos compatriotes européens, des touristes qui vont faire leur voyage en Espagne pendant leurs vacances. Comme il y a un fond obsessionnel, d’angoisse, la question des barbares revient par le biais des Normands, des Vikings, et en dernier lieu, la figure plus édulcorée des pirates.
E.B. – Revenons sur la construction européenne : il y a des résistants dans chaque pays, cela crée un peu une identité européenne, il y a une solidarité européenne...
N.R. – Voilà, il y a un idéal anti-impérialiste européen.
E.B. – Et dans tous les pays que visite Astérix, on trouve un peu l’équivalent du village gaulois, c’est cela ?
N.R. – Oui c’est cela. On peut dire qu’Astérix marque un tournant de la mythologie française. Ce n’est plus la France souveraine en son Empire, c’est la France non-alignée, anti-coloniale et finalement un peu tiers-mondiste. La conception de l’universalisme qu’il y a derrière est une conception de la civilisation. Ce n’est pas Le Choc des Civilisations de Huntington, c’est tout le contraire. C’est la civilisation au sens des Lumières.
E.B. – Serait-ce alors l’universalisme contre le communautarisme, contre le système anglo-saxon ?
N.R. – Non, je ne dirais pas ça. Je dirais que le propre de l’universalisme européen, au moment où la notion de civilisation s’élabore au 18e siècle, c’est qu’il est marqué dès l’origine par une sorte de concurrence entre des États, par rapport à un idéal de progrès et de raison. Il y a une espèce de polycentrisme à l’origine, et ça c’est typique de la construction européenne, c’est cette espèce d’émulation entre États qui crée un mouvement de civilisation. Je crois que ce modèle polycentrique, c’est exactement le modèle d’Astérix. C’est-à dire qu’il y a certes un village gaulois, mais il y a aussi un village en Corse, un village en Belgique, un village en Grande-Bretagne, le village de Pépé qui résiste en Hispanie etc. Il y a une espèce d’idéal internationaliste fondé sur des valeurs commune de résistance à l’oppression politique et militaire, ainsi qu’à l’uniformisation forcée. Les Gaulois n’ont pas le monopole de ces valeurs ni de cette lutte-là. Seulement, ils vont se créer des amis, tisser un réseau fraternel et en même temps apprendre beaucoup de leurs voisins qui résistent à leur manière. Je crois que là on est dans le modèle polycentrique européen.
E.B. – Vous parlez j’imagine de l’impact que peut avoir Astérix dans la construction de l’identité européenne ? On peut peut-être parler de votre dernier ouvrage, Astérix ou la parodie des identités.
N.R. – Oui, le mouvement du livre, c’est de partir de la représentation historiographique du mythe gaulois, reprendre l’imagerie scolaire et montrer comment elle a été détournée de façon burlesque. Même si les cultures étrangères ne connaissent pas le mythe gaulois et son imagerie, le procédé du dégonflement est bien perçu. On voit bien, à la façon dont le chef est traité – par exemple le fait qu’il soit porté à un moment donné non pas sur un bouclier mais dans une barrique d’eau chaude, parce qu’il sort de son bain – qu’il n’y a pas plus anti-nationaliste qu’une représentation comme celle-là. On est dans le dégonflement burlesque et du coup, quelles que soient les cultures, cela fait sourire, c’est immédiatement sympathique. C’est valable aussi pour le barde et pour le druide, et même pour la paire héroïque Astérix et Obélix, qui rappellent un peu Laurel et Hardy. Par-delà les anachronismes, les auteurs s’attachent ensuite à recréer un cadre stéréotypé de référence, que ce soit pour la France ou les cultures étrangères, ce qui crée un effet comique de reconnaissance. Le jeu consiste ensuite à forcer le trait des stéréotypes à tel point qu’on ne peut plus les prendre au sérieux. Vient ensuite se greffer une critique des comportements humains – le plus souvent on critique l’égoïsme et les calculs d’intérêt. On voit bien alors que les stéréotypes nationaux ne sont pas très essentiels et que la question des mentalités nationales est délaissée. Ce qui est plus fondamental, ce sont les ressemblances entre les individus par delà les différences nationales. Je crois que c’est le mouvement général de la série, c’est sa dynamique et c’est ce qui fait qu’elle a un très bon accueil à l’étranger, malgré les problèmes de traduction. Ce mouvement débouche sur un idéal de civilisation qui est celui des Lumières, à mettre en lien avec le modèle polycentrique européen, où personne n’a le monopole de la civilisation. Le détournement de l’articulation entre nation et civilisation, à partir de la fin du 19e, avec l’avènement des nationalismes, de l’idéologie raciste et le développement des fascismes en Europe, s’est fait contre la civilisation. Dans les années d’après-guerre, il y a au contraire une ressaisie du principe de civilisation et un dépassement des nations dans le cadre de l’Europe en construction. Astérix est vraiment concomitant à ce mouvement-là. En même temps que les modes de vie s’internationalisent, s’uniformisent, la standardisation générale permet à ce discours de dépasser les frontières. Les stéréotypes sur les Français, leur chauvinisme, leur côté querelleur passent aussi parce que c’est une imagerie qui se diffuse. Mais les stéréotypes peuvent aussi vieillir, ce qui pose la question de la réception aujourd’hui d’Astérix par les jeunes lecteurs.
E.B. – Pour parenthèse, il est intéressant de voir que ce que l’on connaît de la Scandinavie dans Astérix, ce sont les Vikings. Il n’y a pas vraiment la Scandinavie, la Suède…
N.R. – Oui, il n’y a pas vraiment de référence. Quand on parle des Normands, c’est une référence franco-française, on boit du calva dans les crânes… Il y a une référence à Ibsen dans La Grande Traversée. Et tous les noms se terminant en –en évoquent la Scandinavie. On trouve également une référence à Hamlet, donc au Danemark, au prince danois.
C.P. – Par rapport aux références et à l’Europe, il est vrai que c’est concomitant avec les années 1960, on parle surtout de l’Europe occidentale en fait. Mis à part Astérix chez Cléopâtre, on reste quand même dans un univers européen.
N.R. – A l’époque de Goscinny et Uderzo, c’est surtout l’Europe, avec une incursion cependant en Égypte et une autre en Amérique du Nord dans La Grande Traversée. Le deuxième âge de la série marque une ouverture vers l’Asie avec Astérix chez Rahàzade. Sinon il y a ce fameux album polémique, Le Ciel lui est tombé sur la tête, où il y a une critique de l’invasion des mangas, à travers les Nagmas. Un album qui propose une lecture à clés, ce qui est le signe flagrant d’un manque d’inventivité.
C.P. – Cet album a été très mal reçu.
N.R. – Oui oui. Mais ça ne m’intéresse pas de descendre le livre. Il se suffit à lui même. On peut noter que la sortie de l’album est concomitante de la reconnaissance par l’Unesco de la diversité culturelle. Le paradoxe, c’est que l’album propose de façon allégorique, à travers des anagrammes simplistes, une association défensive de la BD franco-belge alliée aux comics américains, contre les martiens Nagmas représentant les mangas venus envahir la production mondiale de la bande dessinée.
E.B. – Comment procédez-vous du point de vue méthodologique lorsque vous travaillez sur le corpus dáAstérix ?
N.R. – En fait ma règle est la suivante : quand j’ai de la série une lecture niveau 1, je prends tout le corpus, avec ou sans Goscinny, et ne prends chez Uderzo que ce qui est cohérent avec le corpus des œuvres co-créées par les deux auteurs. Lorsque je fais une lecture niveau 2, avec par exemple la symbolique généalogique, la frontière entre civilisation et barbarie, etc., je ne prends que le corpus Goscinny et Uderzo. Donc ça va d’Astérix le Gaulois à Astérix chez les Belges, qui a été scénarisé du vivant de Goscinny mais dessiné deux ans après sa mort. Scénarisé en 1977 et dessiné en 1979.
C.P. – Pour terminer, abordons peut-être la recherche sur l’art graphique et la conception pédagogique. On en a parlé plus ou moins avec l’usage des stéréotypes, le rapport aux vignettes en filigrane. Je crois que vous travaillez beaucoup sur cet aspect-là, la pédagogie par la bande dessinée. Y a-t-il eu des travaux sur la question ?
N.R. – Paradoxalement, il n’y a pas beaucoup d’ouvrages qui font de la didactique à partir d’Astérix. On voit bien le lien qu’il peut y avoir avec l’Histoire romaine, l’Histoire antique en général, tout l’aspect linguistique aussi. En fait il y a une instrumentalisation de la série qui est très intéressante à faire, dans la perspective historique, dans la perspective Français Langue Étrangère, langue et civilisation. Mais à ma connaissance il n’y a pas d’ouvrage qui exploite systématiquement Astérix dans cette perspective.
C.P. – Par exemple, en classe de Français Langue Étrangère, il y a l’utilisation de la vidéo, des nouveaux médias, mais on n’utilise pas vraiment la bande dessinée à ma connaissance.
N.R. – En ce moment je travaille sur un ouvrage de pédagogie sur la bande dessinée en classe de littérature pour le cycle 3, donc CE2, CM1 et CM2. Et parmi le corpus que j’ai retenu, pour le CM1 il y a Le Tour de Gaule d’Astérix. Sur le plan pédagogique c’est génial, j’habite à Grenoble et il se trouve que dans le scénario original Goscinny avait prévu de faire passer Astérix et Obélix par Grenoble, à cause des fameuses noix. On dit aux élèves: « imaginez qu’Astérix et Obélix passent par Grenoble et racontez comment se passe la traversée de la ville en une planche ou deux ». On étudie ainsi comment se passe la traversée de la ville, avec un schéma narratif qui est toujours à peu près le même, des adjuvants, des opposants, etc., et ensuite les élèves créent leur propre planche de bande dessinée. Les deux premières cases sont souvent les mêmes, un panneau et un grand plan d’ensemble, dans la dernière case on les voit qui quittent la ville, entre les deux il faut imaginer ce qui se passe... ça fonctionne très bien avec les élèves, ils adorent. On est dans la didactique de la littérature.
C.P. – Une autre question maintenant, deux en fait. D’abord, que pourriez-vous dire au sujet du débat pour la reconnaissance de la bande dessinée comme art ? Par rapport à la littérature, le côté divertissement freine l’analyse de la bande dessinée, non ?
N.R. – En fait, il y a eu dans le courant des années 1990 des avancées de la critique concernant ce qu’on a appelé la « paralittérature » ou « la littérature populaire ». Le problème, c’est qu’aucun des deux termes n’est satisfaisant : « para » voudrait dire que la BD se trouve à côté de la littérature légitime et « populaire » qu’elle ne saurait être suffisamment exigeante pour s’adresser à un public très restreint. La notion s’est donc élargie à celle de culture médiatique, dans laquelle la littérature dessinée prend toute sa place. Naguère, l’un des principes épistémologiques était de dire que la littérature populaire ou la paralittérature recyclait des stéréotypes qui étaient au départ des trouvailles de la littérature d’avant-garde. Cette idée a été complètement renversée : ce n’est pas que la littérature populaire recycle des choses qui ont été inventées par la littérature d’avant-garde, c’est plutôt qu’on a au niveau de la société un ensemble de représentations collectives, dans lequel puise la littérature de grande diffusion en leur donnant un axe de communicabilité plus grand. Mais ce n’est pas un recyclage dégradé, ni une dégradation de ce que peut produire la littérature d’avant-garde.
C.P. – Si on remet un peu en contexte avec la Suède, la même question s’est posée pour la littérature de jeunesse. Il y a une imagerie très importante avec Astrid Lindgren, le personnage de Fifi, qui n’a pas été, curieusement, mis en BD. Mais il y a une importante discussion liée à une grande tradition pédagogique en Suède avec la littérature. Il y a eu la question : comment va-t-on aborder la littérature de jeunesse pour l’inclure comme objet d’étude ? La bande dessinée pourrait être un autre élément (non pas qu’elle soit identifiée comme littérature de jeunesse). Il y a eu notamment les travaux de Michel Serres sur Tintin. C’était comme une description analytique, symbolique des albums de Tintin pris comme ensemble, en prenant Les Bijoux de la Castafiore comme point d’arrêt.
N.R. – Il y a eu Peeters aussi. Et cet autre livre que j’aime beaucoup, Les Métamorphoses de Tintin par Apostolidès, qui est formidable. La littérature critique sur Tintin est beaucoup plus abondante que celle sur Astérix. Je crois qu’on prend davantage Tintin au sérieux.
On doit en particulier à Tintin d’avoir fait accéder la bande dessinée au statut d’œuvre littéraire et d’avoir introduit une dynamique narrative inspirée du cinéma.
C.P. et E. B. – Merci beaucoup de nous avoir accordé cet entretien.
Propos recueillis par Églantine de Boissieu et Christophe Premat de l’Institut français de Stockholm. Entretien retranscrit par Mathilde Bauwin (Service de Coopération et d’Action Culturelle de l’Ambassade de France en Suède).
Appendices
Sites
Publications de Nicolas Rouvière
- Astérix ou les lumières de la civilisation, Paris, PUF, coll. « Partage du savoir », 2006. Prix Le Monde de la recherche universitaire.
- Astérix ou la parodie des identités, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2008.
- « Par-delà le Bien et le Mal : le Collectionneur de Sergio Toppi, une figure paradoxale du surhomme romantique », in JANS Michel (dir), Toppi, une monographie, St Egrève, Mosquito, 2007.
- « Goscinny et les pirates ou l’obsession que le pire rate : la conjuration d’un naufrage de l’Histoire », in Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive française d’ aujourd’hui : enfants de survivants et survivants, Amsterdam, Rodopi, 2008, coll. « faux titre ».
- « Les personnages d’Astérix et le rire : dis-moi comment tu ris et je te dirai qui tu es », in Jean-Claude Lescure (dir.), Drôles de Gaulois – Autour d’Astérix, Berg international, 2010.
- « Les figures paradoxales de l’auteur dans Astérix », Recherches et Travaux n° 64, Grenoble, ELLUG, 2004.
- « Sur la transmédiativité récit illustré / bande dessinée / album pour enfant », Les Cahiers de Lire écrire à l’école n°1, Sceren / CRDP de Grenoble, 2006.
- « Le personnage de César dans Astérix : une contre-figure de l’auteur », Le Bulletin Goscinny n° 2, Paris, éditions Scup, 2006.
- « De l’art de faire mosca : la parodie des locutions figées dans Astérix », Le Bulletin Goscinny n° 3, Paris, éditions Scup, 2006.
- « Astérix et les deux corps du roi : la parodie d’un mythe fondateur de l’Etat », in Alary Viviane (dir.) Mythe et bande dessinée, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2007.
- « Adapter les classiques : présentation de la collection jeunesse Les grandes aventures racontées aux enfants », Les Cahiers de lire écrire à l’école n° 2, Sceren / CRDP de Grenoble, 2007.
- « Comment rendre les fables de La Fontaine accessibles à des élèves de cycle 3 ? Expérimentation d’une séquence d’enseignement », Les Cahiers de lire écrire à l’école n° 2, Sceren / CRDP de Grenoble, 2007.
- « Les personnages d’Astérix et le rire : dis moi comment tu ris et je te dirai qui tu es », Le Bulletin Goscinny n° 4, Paris, éditions Scup, 2007.
- « Portrait de l’artiste en jeune fille : les métamorphoses d’Henriette, de Dupuy et Berbérian », Neuvième Art n° 15, janvier 2009, Angoulême, CIBDI, 2009.
- « L’influence de la bande dessinée sur les albums pour enfants : histoire, esthétique et thématiques », Modernités n° 28 , L’album contemporain pour la jeunesse : nouvelles formes, nouveaux lecteurs ?, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008.
- « Du leurre architectural à la théâtralisation des fondements : l’enjeu architectural dans Astérix », Utopia and Utopianism n° 4, Madrid, The University Book, à paraître en 2011.