Abstracts
Résumé
Saisir la complexité, la dynamique et la singularité de l’agir enseignant de façon située demande de réfléchir aux possibilités méthodologiques. Cette contribution a pour objectif de recenser les écrits des neuf dernières années, afin de proposer un éclairage quant aux apports de l’ethnométhodologie à la compréhension de l’agir enseignant depuis la traduction en français de l’œuvre fondatrice de Garfinkel. Cette recension confirme les potentialités méthodologiques de cette approche quant aux avantages exploratoires et à la saisie en contexte et en détail des phénomènes liés à l’agir enseignant.
Mots-clés :
- éducation,
- singularité,
- agir enseignant,
- ethnométhodologie,
- méthodologie,
- interactionnisme
Abstract
In order to understand the complexity, dynamism and the uniqueness of each act of teaching, one must reflect the methodological possibilities. This paper will review the last nine years of work done in order to highlight the contributions of ethnomethodology to the greater understanding of the act of teaching since Garfinkel’s work has been translated in French. This review confirms the potential of this methodological approach with regards to the exploratory advantages and the capture of teaching acts in detail, both in situ and in vivo.
Keywords:
- education,
- uniqueness,
- act of teaching,
- ethnomethodology,
- methodology,
- interactionism
Article body
Introduction
Selon Doyle (2006), la classe s’ancre dans une immédiateté, une imprévisibilité et une simultanéité : tous les événements se produisent rapidement, en même temps et devant témoins, entrainant aussi une certaine notoriété publique. De plus, la façon dont la situation se résout crée un précédent et ajoute une dimension relative à l’historicité de la classe. Face à ce contexte multidimensionnel si complexe, une réflexion s’impose quant aux possibilités méthodologiques saisissant les nuances et la singularité de l’agir enseignant. Dans cette contribution, nous précisons d’abord les enjeux qui découlent de différents cadrages abordant la singularité de cet agir. Puis, nous nous concentrons plus particulièrement sur une perspective méthodologique plus compréhensive qui pallie certaines limites associées aux approches structuro-fonctionnalistes : l’ethnométhodologie. Ensuite, dans le but de comprendre comment cette méthodologie favorise l’étude de l’agir enseignant, nous proposons une recension des écrits qui amène un nouvel éclairage quant aux apports de l’ethnométhodologie à la compréhension de l’agir enseignant dans sa singularité. Puisque l’œuvre de Garfinkel a été traduite en français en 2007, il est pertinent de s’attarder à ce sujet, car depuis la traduction de cette œuvre fondatrice, aucun écrit ne recense les apports de cette approche méthodologique dans les recherches portant sur le domaine éducatif. Il est pourtant envisageable que l’ethnométhodologie ait inspiré de nombreux chercheurs francophones de ce champ et qu’elle ait transformé l’appréhension de l’agir enseignant en territoire francophone.
Problématique
Enjeux méthodologiques associés à la saisie de l’agir enseignant
D’abord, l’agir enseignant est complexe. Puisque les enseignants sont les acteurs mandatés pour transmettre savoirs et savoir-faire, leurs activités sont souvent étudiées et nuancées entre la didactique et la pédagogie (Altet, 1994 ; Shulman, 1986 ; Tochon, 1991). Au sein de ces activités, les gestes qu’ils posent relèvent de l’ordre langagier, de la mise en scène du savoir, de l’ajustement et de l’éthique (Jorro 2006). Bref, l’agir enseignant est un concept qui reconnait l’enseignant comme sujet agissant (Ricœur 1991) et qui englobe les gestes qu’il pose en situation éducative. Aujourd’hui, cet agir ne repose plus sur des normes communes partagées de tous et des pratiques routinières fixées se fondant sur un statut quelconque. L’école contemporaine se caractérise plutôt par le « délitement des logiques scolaires traditionnelles […] ainsi que la décomposition des rôles et des statuts des enseignants » (Tardif 2012, 62‑63). Dans ce contexte, et comme c’est le cas pour l’étude de nombreux phénomènes humains :
…les situations éducatives, considérées sous l’angle de leur existence réelle, sont uniques, c’est-à-dire qu’elles ne se reproduisent pas à l’identique ni dans l’espace ni dans le temps. Une fois une telle situation réalisée, tous les acteurs changent par le fait qu’ils l’ont vécue, et un essai de répétition, de reproduction ne peut trouver tous les partenaires dans les mêmes conditions.
(Mialaret 2004, 10)
Bref, saisir la singularité est primordial à la compréhension de l’agir enseignant.
Sous la loupe de la sociologie, l’univers des sciences de l’éducation propose plusieurs visions qui se confrontent quant à leur façon d’aborder cette singularité. D’abord, les approches structuro-fonctionnalistes référant au système fonctionnel et structurel de l’organisation scolaire, appréhendent la singularité de l’agir en la définissant comme un événement échu. Ainsi, appréhender cette spécificité dans le cours d’une action déterminée revient à cibler une action typique ou certaines catégories d’actions (Quéré 2000a). Le chercheur peut tenter d’expliquer cet événement en mettant l’accent sur les modalités contextualisées de son occurrence, ou s’il cherche plutôt à le comprendre, il peut se concentrer sur l’expérience et les effets que le singulier produit. Toutefois, l’étude des invariants et des structures stables peut réduire la singularité à l’accidentel. Bref, puisque les théories offrent des schémas déterministes de l’influence du fonctionnement structurel, la complexité et les nuances singulières de l’agir enseignant sont, par le fait même, délaissées (Sirota 1987). Ensuite, appréhender les singularités de l’action peut aussi être un sujet de l’étude comme tel. D’ailleurs, Weber a bien tenté d’étudier les conduites dans leur individualité en les rapprochant et en les comparant à un idéal type. Toutefois, aborder ce sujet en termes de proximité et de distance par rapport à un idéal type entraine une substitution du singulier. Ainsi, un ordre abstrait substitue l’ordre naturel afin que le singulier soit « commensurable avec le type idéal », l’homogénéisant et l’épurant de son ordonnance in situ (Quéré 2000a, 152). Finalement, sous la loupe des approches compréhensives (Ibid.), les singularités peuvent être un assemblage[1]. Ainsi, cette vision recourt à la coordination d’une intelligibilité, d’une acceptabilité et d’un accountability partagés dans les interactions. Cette accountability se définit par la possibilité que les membres[2] rapportent et commentent leurs activités quotidiennes de façon « visiblement-rationnelles-et-rapportables-à-toutes-fins-pratiques, c’est-à-dire descriptibles (accountable), en tant qu’organisation ordinaire des activités de tous les jours » (Garfinkel 2007, 2). Désormais, selon cette perspective, la singularité n’est plus une propriété de la situation, mais bel et bien une modalité de celle-ci. En supposant que les singularités sont réglées de l’intérieur, un aspect prescriptif peut être relevé dans les manières de faire, dans les choix de vocabulaire ou encore dans les enchaînements standards. Mais dans cette perspective tierce, ces fruits de l’influence des règles et des institutions n’ont pas un pouvoir causal totalitaire et jouent plutôt un rôle d’arrière-plan (Ibid.). Finalement, le singulier s’écarte des explications relatives aux influences structuro-fonctionnalistes et à l’idée d’un type idéal en devenant la matière même de la dynamique de l’accomplissement.
Dans le cadre de cet article, en s’éloignant des approches structuro-fonctionnalistes ainsi que de la conception weberienne, la saisie de la singularité est approfondie sous ce troisième axe interactionniste qui s’insère dans les approches compréhensives. Plus spécifiquement sous cette dimension interactionniste, il est possible d’accéder au vécu expérientiel de l’autre en considérant la dimension subjective émergeant de la signification qu’attribue l’acteur à l’action humaine (Savoie-Zajc 2013). Ainsi, comprendre relève d’un processus complexe qui s’ouvre à la vie quotidienne et aux sens qu’une personne donne à ses actions. Selon Poupart, Lalonde, et Jaccoud (1997), les approches compréhensives se caractérisent par cette place centrale qu’elles accordent à l’acteur. Donc, en examinant les modes de pensée et les interprétations des acteurs, les approches compréhensives « cherchent à l’intérieur de la classe non plus simplement le reflet d’une structure sociale ou le mode de constitution de cette structure, mais aussi l’autonomie et la spécificité de la situation » (Ibid., p. 76). Cette dimension permet la saisie de l’organisation de l’action telle une composition réglée de la singularité. La régularité, la stabilité et la formalité sont donc comprises comme étant des « opérations routinisées d’agent compétent » (Quéré 2000a, 154). Au sein de ce courant se trouve une approche méthodologique qui cherche l’ordre dans les interprétations des acteurs : l’ethnométhodologie.
La saisie de l’agir enseignant en ethnométhodologie
Inspirée de l’école de Chicago, l’ethnométhodologie est une des approches alternatives au structuro-fonctionnalisme. En tentant de se dégager des présuppositions constructrices, Garfinkel a opérationnalisé la phénoménologie de Schütz afin de rendre compte des procédés ordinaires qui contribuent à l’identification de « ce qui est » de façon locale (Watson, 2001). Cette approche méthodologique se définit comme une recherche empirique des méthodes que les membres utilisent pour accomplir les actions banales du quotidien et expliquer le sens qui est donné à ces pratiques sociales (Coulon 2014). Afin de bien comprendre les nuances de cette approche méthodologique, trois concepts clés méritent attention : l’indexicalité, l’accountability et la réflexivité (Chanial 2001).
L’indexicalité
D’abord, l’ethnométhodologie étudie comment le sens est donné aux expressions indexicales[3] (Garfinkel 2007). L’indexicalité est fondamentale à la saisie des singularités puisqu’il s’agit d’outils langagiers qui désignent l’individuel et le singulier à travers des référents dépendant de la contextualité de l’utilisation (Quéré 2000a). Effectivement, ces expressions de la vie quotidienne tirent leur sens du contexte de façon localisée. Comprendre toutes les déterminations possibles demande de dépasser l’incomplétude naturelle des mots et leur signification transituationnelle en tentant de saisir le sens distinctif particulier à chaque contexte de production (Coulon 2014). C’est l’indexicalité qui, une fois contextualisée, révèle les ethnométhodes du membre (Dodier 2001). À ce propos, Quéré (1992) et Lapassade (1991), auteurs cités par Charest (1994) précisent que les ethnométhodes, soit les règles de conduite et ce qui les constitue, permettent d’étudier les « pratiques courantes des membres, vécues dans le quotidien, par l’analyse des rationalisations insérées dans leur agir et leur discours tant réflexif qu’interprétatif » (p. 741).
L’accountability
Considérant que le savoir commun du sens donné à ces expressions indexicales relève de catégories apprises socialement, il en résulte que l’indexicalité ne peut pas être généralisée (Coulon 2014). Ainsi, l’analyse se rattache à une logique d’intelligibilité (Dodier 2001) qui relève de l’accountability. Selon Coulon, cette intelligibilité est produite méthodiquement et de façon située. Donc, l’accountability supporte l’équivalence entre la compréhension et l’expression de la compréhension. En effet, si la description d’une situation représente sa constitution, la réflexivité se situe entre cette description et cette production de l’interaction (Ibid.).
La réflexibilité
L’accountability est liée à la réflexivité[4] puisqu’elle dépend de la continuité et la concertation en cours dans la catégorisation (Quéré 2001). Bref, pourvoir l’intelligibilité des pratiques sociales relève de processus d’autoconstitution qui représentent la réflexivité (Widmer 2001, 211). En ce qui concerne la singularité, il est important de noter que de rendre les activités « visibles-rationnelles et référables-à-toutes-fins-utiles, c’est-à-dire “descriptibles” (“accountable”) en tant qu’activités ordinaires de tous les jours » (Berthelot 2000, 78) entraine une réflexivité. C’est à partir de celle-ci que se révèlent les caractéristiques singulières :
…des actions pratiques, des circonstances pratiques, de la connaissance commune des structures sociales et du raisonnement sociologique pratique. En nous permettant de localiser et d’examiner leur occurrence, cette réflexivité fonde leur étude.
(Ibid.)
Définie ainsi, il apparait évident que l’ethnométhodologie refuse le cadre analytico-conceptuel de la sociologie classique qui laisse les préoccupations théoriques guider l’analyse des observations (Chanial 2001). Elle tente plutôt de répondre aux questionnements et aux énigmes in situ, en proposant que l’observation des pratiques produise une description détaillée de la logique des actions des membres et produise le caractère ordonné du social (Widmer 2001).
Apports de l’ethnométhodologie à la saisie de la singularité de l’agir enseignant
En réponse aux critiques adressées aux approches méthodologiques structuro-fonctionnalistes, les concepts décrits ci-dessus permettent aux ethnométhodologues d’éviter certains écueils. Par exemple, si la signification d’un mot dépend de facteurs contextuels, il faut prendre garde à l’homogénéité sémantique. Pour ce faire, l’ethnométhodologie propose d’expliquer comment les membres font et comprennent leurs propres actions sans qu’un filtre théorique biaise la dimension phénoménale de la réalité sociale (Button 2001). Un second exemple relevant ce qui manque aux études des courants classiques et considérant plus spécifiquement la singularité est la référence aux « eccéités » de l’interaction. Cette notion renvoie à la propriété d’identifiabilité émergente des méthodes internes ancrées dans l’ici et maintenant (Garfinkel 2007). Ces eccéités « caractérisent l’aspect toujours particulier, immédiat, contingent et limité sous lequel les choses se présentent dans le cours d’une action » (Quéré 2000a, 155). L’accomplissement de l’action est donc l’assemblage d’une série de choses singulières, banales, locales et endogènes, qui prennent place dans un ordre particulier. En omettant les eccéités, d’autres approches méthodologiques perdent un certain niveau d’objectivité. En effet, l’objectivité de la sociologie classique est contestée par les ethnométhodologues puisque ces courants ne saisissent pas les phénomènes dans leur concrétude, si la concrétude présente dans l’organisation, l’ordonnance et la mise en scène est la réalité objective, soit ce qui « est réellement vu et fait » (Cefaï et Depraz 2001, 104) par les membres. Ainsi, le fait d’ignorer son ordre et ses processus d’organisation, qui sont sous-tendus dans les faits sociaux, soulève la critique. Pour les ethnométhodologues, la valeur de vérité vient du « degré d’adéquation des propositions descriptives aux états de fait » (Ibid.). Les descriptions deviennent des instructions d’action et donnent la validité praxéologique à la recherche (Garfinkel 1996).
Dans ce positionnement, afin de comprendre comment l’ethnométhodologie favorise la saisie de l’agir enseignant, nous formulons les questions suivantes : Quels apports les auteurs recourant à l’ethnométhodologie associent-ils à cette méthodologie ? Et par leur choix, quels enjeux méthodologiques cherchent-ils à contourner ?
Méthodologie
Articles sélectionnés
Afin de répondre à ces questions, nous avons mené une recension des écrits en nous servant de bases de données spécialisées en éducation recommandées par le site de la bibliothèque de la faculté des études supérieures en éducation de l’Université d’Ottawa. Les moteurs de recherches consultés (soit A+ Education, Education Source, ERIC, Academic Search Complete, CAIRN, Erudit, Eureka, JSTOR et Scopus) donnent accès aux études publiées dans des revues scientifiques portant sur l’éducation. Cette recension regroupe les articles répondant aux critères suivants : arbitrés par les pairs, publiés entre janvier 2007 et juin 2016, écrits en français ou en anglais. Le terme « ethnométhodologie/ethnomethology » devait se trouver dans le titre, dans les mots-clés ou dans le résumé ; le terme « enseignant/teacher » ou « pédago*/pedago* » devait se retrouver dans l’article. Suite à une première lecture, seuls les articles dont l’étude portait sur l’agir enseignant comme tel plutôt que sur l’agir des élèves ont été conservés pour cette recension.
Analyse des articles
Comme le proposent Raîche et Noël-Gaudreau (2008), lors de la création d’une grille d’analyse personnalisée, une attention a été portée aux objectifs, aux méthodes et aux résultats afin de faire une synthèse détaillée de chaque article :
Présentation des articles
Dans le but de mettre l’accent sur l’éclairage qu’amènent ces articles quant aux enjeux associés à la saisie de l’agir enseignant et aux apports reliés à l’ethnométhodologie, une présentation descriptive des articles est faite, et ce, de façon chronologique depuis 2007 et géographique, soit de l’Amérique du Nord, à l’Europe et à l’Océanie. Chaque description est suivie d’un tableau qui résume les résultats de l’analyse.
Résultats : L’agir enseignant sous la loupe de l’ethnométhodologie
Amérique du Nord
Du côté des recherches nord-américaines, trois études répondent aux critères de cette recension. Entre autres, aux États-Unis, Lee (2007) ainsi que Lee et Takahashi (2011) interrogent la contingence à travers le troisième tour de parole dans le premier cas, et à travers la planification des cours dans le second, alors qu’au Canada, Roth, Ritchie, Hudson et Mergard (2011) s’intéressent à la fonction du rire dans les cours de sciences.
D’abord, une première recherche de Lee (2007) fait état de la contingence du troisième tour de parole[5] (« third turn ») dans les interactions d’enseignants américains. L’étude analyse trente séances de classe d’anglais langue étrangère auprès d’étudiants adultes. Le but est de déterminer les détails pratiques et procéduraux des interactions en se concentrant sur les caractéristiques situées et immédiates de la contingence. Il recourt à l’ethnométhodologie puisqu’il dénonce la coercition des données due aux catégories imposées dans les analyses précédentes portant sur le troisième tour. Il déplore que le système de classement formel puisse seulement représenter un nombre limité de points de vue et ne garantit ni l’inclusion ni la compréhension des multiples niveaux expérimentés et ressentis par les participants (Atkinson et Delamont, 1990, cités dans Lee, p. 183). En d’autres mots, l’auteur critique le biais que peut occasionner la dépendance à des typologies et à des théories dans la compréhension des interactions en reconstruisant un discours éloigné du phénomène et en simplifiant la tâche enseignante. Ainsi, Lee fait le pari que l’ethnométhodologie préserve la contingence des interactions. Si connaître ses étudiants et s’adapter à leurs besoins est la responsabilité de l’enseignant, l’interaction ne relève plus simplement de préoccupations liées à la matière, mais aussi de la reconnaissance et de la compréhension des modalités sociales liées à la contingence (Garfinkel (2007), p. 30 ; Schegloff, 1992, p. 1298, cité dans Lee, p. 184).
En tentant de mieux comprendre l’expérience des membres en cours d’interaction, l’étude révèle que :
…the teacher caries out complex analytic work, estimating what students know and what they do not know, discovering particular identities of their students and their problems, finding and repairing what becomes problematic in the second turns, steering the discourse in particular directions and exploring alternative interactional trajectories in the course of action. »
(Ibid., p. 202)
Une seconde recherche de Lee et Takahashi (2011) touche à la planification des cours de mathématiques au primaire dans une école américaine. Tentant de comprendre comment sont utilisés les plans de leçon dans la réalité contingente des interactions de la classe, les auteurs font une analyse descriptive ethnométhodologique combinant une ethnographie et une analyse du discours en action. Initialement, treize enseignants participaient, mais neuf ont terminé le projet au terme des deux ans de recherche. Selon eux, une comparaison mécanique des plans de leçon ne permet pas de comprendre leur utilisation lors de variations dues à la contingence. Alors que les études précédentes soulignaient les variables et les indicateurs qui se concentrent sur des résultats visibles, cette approche descriptive permet d’approfondir le phénomène et d’en révéler le rôle réflexif quant à l’identification et à la problématisation dans l’agir. Dans une vision d’expertise et de professionnalité, la connaissance du programme ne suffit pas pour enseigner ; la matière ne s’applique pas aveuglément, l’important ce sont les nuances dans les interactions des participants (Lee et Takahashi 2011, 224). Bref, détailler les procédures entourant la planification crée un pont entre la recherche et le développement des compétences professionnelles.
Cette même année, au Canada, Roth, Ritchie, Hudson et Mergard (2011) étudient les fonctions du rire dans les cours de sciences au niveau secondaire. Dans leur article, ils analysent les actions d’une enseignante débutante sous l’approche ethnométhodologique et sous l’analyse conversationnelle. Cette combinaison aux descriptions détaillées ouvre un champ de recherche auquel peu d’auteurs ont contribué. Dans cet article qui considère que les acteurs sociaux produisent le contexte et le contenu, les auteurs découvrent que le rire résulte d’une réalisation intercollective qui influence l’intimité, la complicité et la solidarité entre l’enseignant et les élèves.
Europe
Du côté européen, l’ethnométhodologie est utilisée par Greiffenhagen (2011) qui s’attarde au rôle de l’enseignant anglais, par Majlesi (2014) qui approfondit l’enseignement de la grammaire en territoire suédois et par Heller (2015) qui se questionne sur les normes langagières dans des classes allemandes.
Pour débuter, Greiffenhagen (2011) souligne l’absence de détails quant au rôle de l’enseignant dans les situations d’apprentissage collaboratives utilisant des ordinateurs. Afin de pallier ce manque, dans la tradition du discours naturel, de l’ethnométhodologie et de l’analyse conversationnelle, le chercheur a observé pendant trois mois comment un logiciel était intégré au cours d’anglais de deux enseignants d’Angleterre au sein de neuf classes comptant des élèves de treize à quatorze ans. Au fil de l’analyse détaillée des différentes interventions, l’auteur met en lumière le fait que la pédagogie et la gestion de classe se chevauchent et il rappelle la nécessité de prêter attention au travail des enseignants dans leur contexte.
Ensuite, en 2014, Majlesi publie deux articles issus d’une même recherche suédoise reposant sur l’ethnométhodologie, l’analyse conversationnelle et l’« action-based multimodal analysis ». Ces méthodes permettent un accès in vivo et in situ à l’environnement praxéologique en classe de langue suédoise pour des immigrants adultes. Plus spécifiquement, le premier article porte sur la gestuelle lors de l’enseignement de la grammaire et fournit une analyse descriptive d’une pratique sociale mettant en évidence l’importance de considérer les ressources communicatives dans l’enseignement de la grammaire. Le second porte sur les correspondances gestuelles et conclut que les gestes devraient être utilisés pour incarner l’action puisqu’il peut prendre forme de manière similaire, mais avoir des fonctions interactionnelles différentes. Ainsi, la gestuelle offre une forme alternative pour s'exprimer et expliquer en langue seconde. Pour cet auteur, l’ethnométhodologie est choisie afin que les mécanismes sociaux de l’apprentissage soient étudiés dans leur contexte, « in its own network of social relations and actions, with participants’ real practices, i.e. in its social setting » (2014a, p. 36).
Puis, en Allemagne, Heller (2015) utilise l’ethnométhodologie et l’analyse conversationnelle afin de comprendre comment se manifestent et sont vécues les attentes normatives relatives à la langue dans cinq classes de mathématiques et dans cinq classes de langue allemande en cinquième année primaire. L’auteure examine les occurrences aux normes langagières dans le cours naturel de la classe et part de la perspective de Garfinkel à propos du « common sense knowledge ». Elle réfère aux normes comme étant des « socially-sanctioned-facts-of-life-in-society-that-any-bona-fide-member-of-the-society-knows » (Garfinkel 2007, 6‑7). Les résultats révèlent que les normes discursives sont souvent incluses dans la construction des connaissances, puisque les enseignants visent la compréhension mutuelle, mais aussi « l’instruction du faire » (p. 204). Puisque la discussion est le médium utilisé pour instruire, l’étude détaille donc les différences entre les procédures d’invocation subtiles des normes, par rapport aux buts éducatifs.
Océanie
Finalement, cette année, du côté de l’Océanie, les auteurs australiens Theobald, Danby, Davidson, Howen, Scriven et Thorpe (2016) ont analysé 170 heures d’interactions entre deux enseignants et leurs élèves d’âge préscolaire lors de moments exploitant des technologies numériques en classe. Les auteurs approfondissent l’émergence de moments non planifiés dans deux épisodes choisis sous l’angle de l’ethnométhodologie, de l’analyse conversationnelle et du « membership categorization analysis ». L’ethnométhodologie permet d’aller au-delà de la compréhension de ce que la technologie peut faire en traitant de ce que rend possible la constitution des relations favorisant l’apprentissage. En effet, cette fine analyse souligne le rôle intégral que le langage, la participation, l’accès aux technologies et l’enseignant jouent dans l’organisation institutionnelle. Cette étude se veut avant tout exploratoire afin de contribuer au savoir portant sur la production commune de l’action au sein des interactions entre enseignants et élèves.
Discussion
Cette recension renseigne quant au fait que les auteurs cherchent à contourner certains enjeux méthodologiques en choisissant l’ethnométhodologie. Entre autres, Greiffenhagen (2011) cherche à éviter d’orienter les résultats vers la formulation de prescriptions. Aussi, comme Quéré (2000a) qui mentionnait que les approches descriptives ne permettent pas la saisie des phénomènes dans leur concrétude (Quéré 2000a), il y a tentative d’évitement des méthodologies qui décontextualiseraient les données (Majelsi, 2014ab) ou qui limiteraient les cadres interprétatifs à des catégories prédéterminées (Lee 2007). En effet, l’ethnométhodologie évite le piège de procédures ad hoc (Sharrock et Coulter 2001) et le filtre que peut engendrer le cadre d’une théorie (Button 2001). Ainsi, les interprétations dues à des biais théoriques et typologiques qui s’insèreraient préalablement dans des instruments de collectes de données ou dans des outils d’analyse, tels que redoutés par Lee, sont évitées par les ethnométhodologues. Effectivement, sans illusions à des signes (De Fornet, Ogien, et Quéré 2001), les descriptions permettent la fine analyse de « ce qui est » (Garfinkel 2007) comme le mentionne Theobald et al. (2016). Bref, cette méthodologie permet de considérer l’unicité de l’agir enseignant et d’éviter que les nuances singulières de l’agir enseignant ne perdent leur essence en s’insérant de façon globalisée dans un cadre théorique quelconque.
Aussi, au cours des neuf dernières années, certains apports de l’ethnométhodologie apparaissent évidents dans les études recensées. Déjà, il est vrai que l’ethnométhodologie favorise la compréhension de l’agir enseignant en utilisant le langage naturel (Coulon 2014) pour décrire en détail des aspects de l’agir enseignant peu documentés (Greiffenhagen, 2011 ; Roth et al., 2011 ; Théobald et al., 2016). Ainsi, la saisie de l’agir enseignant sous la loupe de l’ethnométhodologie permet soit une exploration alternative à des domaines ayant ignoré certains éléments alternatifs dans leur analyse, soit l’exploration d’un champ en émergence. De plus, tel que recherché par Heller (2015) et Greiffenhagen, rapporter les observations et les décrire réellement, tel que les actions sont faites et vues (Cefaï et Depraz 2001), contribue à saisir les détails subtils. Ces détails, considérant constamment le contexte, ancrent cette méthode dans l’ici et maintenant (Garfinkel 2007) et répondent ainsi au désir de Majlesi (2014ab) de saisir l’agir enseignant in vivo et in situ. Toujours en contexte et tel que le souligne aussi Heller, les descriptions deviennent les pratiques, telles des instructions praxéologiques (Livet, 2001 ; Garfinkel, 1967). L’objectivité qui émerge de cette validité praxéologique relève directement de la voix des membres comme le préconisent Lee et Takahashi (2011), Lee (2007) et Roth et al. Finalement, bien qu’il ne soit pas souligné explicitement dans les recherches recensées, la singularité est saisie en ethnométhodologie par l’indexicalité et les eccéités (Quéré 2000a)[6]. En somme, l’apport majeur de cette approche méthodologie demeure la saisie en contexte et en détail des phénomènes liés à l’agir enseignant dans sa singularité et ce, par le recours à l’indexicalité et aux eccéités qu’implique l’exploration d’un sujet sous l’approche ethnométhodologique.
Conclusion
Pour conclure, certains écueils limitent les approches structuro-fonctionnalistes dans leur appréhension de cet agir enseignant quant à la saisie des phénomènes dans leur concrétude (Quéré 2000a) et quant à certaines tendances généralisatrices associées à des cadres théoriques quelconques négligeant les nuances singulières de cet agir. Ainsi, après avoir présenté l’ethnométhodologie, une méthodologie alternative aux approches structuro-fonctionnalistes issue de la sociologie, cette synthèse a recensé les écrits des neuf dernières années afin d’éclaircir les apports de cette approche méthodologique à la compréhension de l’agir enseignant. Si cette compréhension demande de s’attarder au phénomène de façon située (Bucheton 2009) et dynamique (Baconnet et Bucheton 2011), cet exercice confirme les potentialités méthodologiques de cette approche favorisant l’étude de la singularité des phénomènes, et ce, tant en ce qui a trait aux avantages exploratoires qu’en ce qui touche à la saisie en contexte et en détail de l’agir enseignant. Même si l’ethnométhodologie est une approche méthodologique prometteuse, c’est avec étonnement qu’aucune recherche au sein de cette recension n’abordait l’univers éducatif au sein d’écoles francophones. Pourtant, l’orientation anticipée de cette recension des écrits publiés depuis la traduction de l’œuvre fondatrice de Garfinkel en 2007 visait à comprendre les apports de l’ethnométhodologie aux recherches dans le domaine de l’éducation et ce, particulièrement en territoire francophone. Peut-être qu’une recension des écrits incluant d’autres cadres théoriques qui s’intéressent aussi à l’agir enseignant in situ[7] renseignerait davantage cette réflexion.
Appendices
Notes
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[1]
Nous référons à un assemblage tel que Quéré (2000a) le définit : « un matériau sur lequel s’opère le travail d’ordonnancement et de configuration correspondant à l’effectuation concrète de l’action, et des gestes, actes et paroles dont l’enchaînement séquentiel engendre un cours d’action. De ce point de vue, l’action apparaît comme un assemblage de singularités, locales et endogènes, composées selon un ordre identifiant, i.e. un ordre qui confère son individualité et son sens à ce qui est effectué et permet qu’il soit reconnu pour ce qu’il est ».
-
[2]
La notion de membre réfère à des gens « engagés dans la production et la présentation objectives du savoir de sens commun de leurs affaires quotidiennes en tant que phénomènes observables et racontables » (Garfinkel et Sacks, 1970, p. 342) puisqu’il parle le langage naturel de leur groupe.
-
[3]
L’indexicalité englobe les « expressions dont le sens ne peut être décidé par un auditeur sans que nécessairement il sache ou présume quelque chose sur la biographie et les objectifs de l’utilisateur de l’expression, des circonstances de l’énoncé, du cours antérieur de la conversation ou de la relation particulière de l’interaction actuelle ou potentielle qui existe entre le locuteur et l’auditeur » (Garfinkel, 2007, p. 4).
-
[4]
« Pour les membres de la société, la connaissance de sens commun des faits de la vie sociale est institutionnalisée comme connaissance du monde réel. La connaissance de sens commun ne dépeint pas seulement une société réelle pour les membres mais, à la manière d’une prophétie qui s’accomplit, les caractéristiques de la société réelle sont produites par l’acquiescement motivé des personnes qui ont déjà ces attentes » (Garfinkel, 2007, p. 55).
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[5]
Le troisième tour de parole a été nommé précédemment par Mehan (1979, cité dans Lee) « IRE » (Initiation-Response-évaluation) et aussi par Lemke (1990, cité dans Ibid.) « dialogue triadique ». Il s’agit d’un discours pédagogique se basant sur trois tours de parole. Le premier tour est l’intervention de l’enseignante et prend souvent la forme de question. Le second correspond à la/les réponse(s) de l’élève. Le troisième tour revient habituellement à l’enseignant. Celui-ci est généralement de l’ordre du commentaire sur l’exactitude ou la pertinence du deuxième tour de réponse.
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[6]
Nous sommes en accord avec les propos de Quéré (2000a) qui stipule que d’« [a]gir c’est plus que prendre et appliquer des décisions, former et exécuter des plans. C’est ordonner séquentiellement une conduite, en honorant des exigences intersubjectives d’intelligibilité, d’acceptabilité et d’accountability dans le traitement des contingences, dans la composition des singularités et dans l’ajustement aux circonstances telles qu’elles se développent sous l’effet même de l’action et telles qu’elles se donnent à découvrir de l’intérieur de son effectuation […] contrôlée par la situation, via le savoir-faire, la compréhension pratique et les routines des agents » (p. 155).
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[7]
Par exemple, les écrits de Vergnaud, de Pastré, de Theureau ou encore de Clot s’inscrivent dans cette visée.
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