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Dans l’œuvre de Frantz Fanon s’opère progressivement un passage, sinon une substitution, de la thématisation de la pathologie du colonisé en termes d’aliénation à sa thématisation en termes de dépersonnalisation. Il n’est pas question ici d’analyser les modalités de ce passage ni même de dresser le tableau pathologique d’une telle dépersonnalisation ; nous désirons uniquement rendre compte de l’un de ses aspects, à savoir l’expérience ou la sensation subjective d’une mort dans la vie afin d’élucider sa liaison avec une situation objective, la situation coloniale et sa contestation en tant qu’elles relèvent peut-être d’une biopolitique en un sens qui reste à définir. Il ne sera néanmoins pas inutile de débuter avec quelques considérations d’ordre général sur la notion de dépersonnalisation en psychopathologie[1].
La vie-dans-la-mort et la psychiatrie existentielle
La dépersonnalisation, c’est « être comme n’étant pas », c’est ne plus se reconnaître comme personne, ou encore éprouver un sentiment d’anéantissement, une angoisse de néant. La fonction du réel est affectée : le malade se perçoit comme une ombre que n’entourent que des apparences, des fantômes. Les relations au corps, non pas tant à l’organisme qu’au corps propre, à la corporéité vécue, se transforment : ce corps est perçu comme étranger à l’image de soi, sa consistance et ses limites deviennent indistinctes ce qui perturbe en profondeur la dialectique du moi et du monde, leur séparation comme condition de leur relation. Les psychanalystes pensent quant à eux la dépersonnalisation en fonction de l’investissement libidinal sur le corps, soit comme un excès de libido narcissique, soit au contraire comme un désinvestissement excessif. Enfin, la dépersonnalisation signe la rupture de l’unité de la conscience comme activité de synthèse et d’organisation de l’expérience et de la conscience de soi comme référence intime de la personnalité, mettant alors en question le processus à travers lequel le je s’est doublé d’un moi par l’identification à sa propre image.
On conçoit dès lors qu’entre une pensée de l’aliénation et une pensée de la dépersonnalisation, les ponts sont multiples ; d’autant plus que Fanon, dans Peau noire masques blancs, pensait l’aliénation au sens de l’assomption, dans le psychisme de l’Antillais, d’une âme-masque blanc, et le déni concomitant du corps-peau noire conduisant à un véritable dédoublement, à un clivage dont la fonction était de transformer le corps noir en objet inessentiel, d’en effacer la facticité, ce qui signifiait dans un même mouvement rejeter tout ce qui sur le plan affectif menaçait de faire échouer l’identification au Blanc, tout ce qui pouvait renvoyer à une culture ou une âme noire. Fanon évoquait alors déjà la configuration originale dans ce contexte du stade du miroir et les phénomènes héautoscopiques (se voir soi-même comme à l’extérieur de soi, percevoir son double, être le spectateur de soi-même) dont on sait qu’ils ne sont pas rares dans les expériences de dépersonnalisation. En ce sens, le clivage est peut-être la notion clé de la « rencontre » de l’aliénation et de la dépersonnalisation : le travail de Ferenczi sur le traumatisme, auquel Fanon s’intéressera de près, et sur le clivage en tant que mécanisme de défense s’avère ici des plus importants en ce sens qu’il montre comment une trop intense charge de souffrance peut provoquer une fragmentation en vertu de laquelle un des morceaux (et ce peut être le corps tout entier opposé à l’ « esprit ») est constitué en objet mort, étranger, donc n’étant plus susceptible de davantage de souffrance. Mais déjà on aperçoit que la dépersonnalisation est une expérience de la mort ou plutôt d’une vie de « mort vivant ».
C’est peut-être la psychiatrie existentielle qui nous fournit sur ce point les contributions les plus décisives, notamment l’ouvrage de R. D. Laing The Divided Self [2]. Laing décrit la condition schizoïde comme une mutation ou une rupture de la dialectique moi-monde provoquant la formation d’un faux-soi (false self) : au schéma « (self/body) <> other » se substitue le schéma « self <> body-other ». Le corps est dès lors perçu comme étranger, il est aliéné, répandu dans le monde. L’expérience vécue du corps est déniée en tant qu’appartenant à un monde face auquel le soi désincarné se dresse dans sa prétendue indépendance. Mais puisque le corps ne saurait jamais n’être qu’un objet inessentiel, extérieur (le true self demeure présent) et menace à tout instant de pénétrer ou d’envahir le soi, les limites mêmes de ce dernier avec le monde ne parviennent jamais à se fixer ; elles restent indéfinissables de telle manière que ce à quoi l’on assiste c’est à un certain mélange, à une confusion de l’ici et du là-bas, de l’intérieur et de l’extérieur, ce qui est bien là un symptôme de dépersonnalisation. Le clivage produit son contraire, l’identification, sans qu’aucune relation médiane, dialectique, ne parvienne à s’établir.
C’est ce que signifiait Minkowski lorsqu’il affirmait que « le schizoïde n’est pas trop sensible ou trop froid mais il est les deux à la fois »[3] : l’antithèse et le conflit moi/monde se renverse alors en explosion affective sans qu’aucune relation réelle à l’ambiance n’ait été rétablie. Entre le schizoïde et ses semblables, nous dit encore Minkowski, existe une « vitre de verre », terme qu’il reprend à Kretschmer. Quant à la vie du schizoïde elle rappelle « bien davantage une ligne brisée, irrégulière, en zigzag, hérissée d’angles pointus »[4]. Il n’est qu’à rappeler le jugement suivant de Fanon au sujet des relations entre Martiniquais pour nous assurer que la psychiatrie existentielle nous conduit sur la bonne voie : « Chacun d’eux (les Martiniquais) constitue un atome isolé, aride, tranchant, aux trottoirs bien délimités. »[5] On sait qu’une telle rupture du contact avec l’ambiance et avec les autres, Minkowski la qualifiait de perte du contact vital avec la réalité (il affirmait par exemple qu’un critère pour diagnostiquer la schizophrénie était l’impossibilité d’entretenir des rapports affectifs avec le schizophrène). Il écrivait ainsi à propos du schizoïde hyperesthésique que « pour se mettre soi-disant à l’abri des heurts de la vie, (il) s’éloigne entièrement de celle-ci »[6] C’est dans le prolongement d’une telle réflexion « bio-logique » que s’inscrit la pensée de Laing. Le détachement du soi à l’égard du corps est détachement à l’égard de toute l’expérience du réel et du vivant : « The final effect is an overall experience of everything having come to a stop. Nothing moves; nothing is alive; everything is dead; including the self. »[7] Les relations aux autres semblent persister, mais elles ne sont plus que des ombres de relations en ce sens que si la coquille demeure, il n’y a plus de vie en elles : « There is a quasi-it-it interaction instead of an I-thou relationship. This interaction is a dead process. »[8] Le sentiment de mort se diffuse ; le corps, le monde commun et même le « true self » sont plongés dans le néant ; aucun sens de l’identité ne peut survivre, et le refus d’être identifié devient le seul moyen de préserver un semblant d’identité ; mais ce refus, en intensifiant la clôture, aggrave la rupture avec le vivant. Le sujet cultive alors délibérément un état de mort-dans-la-vie comme mécanisme de défense contre toutes les douleurs de la vie. Parlant d’un de ces patients, Laing écrit : « In order to survive he had, like the possum,, to feign a measure of death. »[9]
Pour Laing, ce désir d’être mort, ce désir de ne pas être (non-being), est peut-être le plus dangereux des désirs. Il distingue deux motivations à la recherche d’un tel état. La première repose sur le sentiment de ne pas avoir droit à la vie, de n’avoir droit qu’à vivre une « vie morte ». La seconde est la posture de défense la plus extrême : la crainte d’être écrasé, submergé par le réel et la vie est effacée par la position de soi comme mort. Si je suis déjà mort, la vie ne peut plus me blesser. L’une des patientes de Laing dit ainsi : « I had to die to keep from dying »[10]. À propos d’une autre patiente, il écrit : « "Julie’s self-being had become so fragmented that she could best be described as living a death-in-life existence in a state approaching chaotic nonentity. »[11] On comprend ainsi que l’état de mort-dans-la-vie peut devenir un véritable projet d’existence, un mode à part entière d’être-au-monde. Toutes ces réflexions nous conduisent à cette proposition imparable : Étant mort, on ne peut ni mourir, ni tuer [12].
Le « syndrome nord-africain » : mort quotidienne, morts multiples
Fanon n’aura pas attendu de découvrir la réalité coloniale en Algérie pour thématiser un mode d’existence qui n’est rien d’autre qu’une mort-dans-la-vie, une mort quotidienne. Dans un article de 1952, Le « syndrome nord-africain » [13] , il fustige l’attitude des médecins français face à des hommes dont ils ne comprennent pas les souffrances, dont ils se plaisent à ignorer la situation, les travailleurs nord-africains de France. Ces médecins, se retrouvant face à face avec des individus affirmant plaintivement : « Je vais mourir, monsieur le docteur », ne peuvent pourtant déceler aucun trouble organique. Ils sont en présence disent-ils de malades imaginaires : mais ce « diagnostic » ne relève pas tant d’un examen serré que d’un préjugé qui se diffuse dans le corps médical, qui dirige a priori les consultations et interdit toute voie de compréhension alternative. Or, Fanon, refuse de réduire le Nord-Africain à un être de mensonge, d’inconséquence, d’indiscipline. Car la souffrance est bien réelle, on ne peut en douter ; elle traverse tout le corps, se saisit de l’individu dans son être même : « Il est sa douleur et il refuse de comprendre tout langage »[14] Le nier, c’est non seulement refuser de prendre soin, en tant que médecin, de l’autre, de guérir son mal ; c’est aussi refuser de reconnaître, en tant qu’homme, l’humanité de l’autre. Il faut, selon Fanon, percer à jour le sens de cette expression : « Je vais mourir ». Quelle est cette mort que le corps manifeste et que les organes démentent[15] ? Pour répondre à cette question, la voie de compréhension alternative pour laquelle opte Fanon est le diagnostic de situation.
Évoquant la tension intérieure du patient Nord-Africain, Fanon s’exclame « Cette blague ! ». La tension est ici celle d’une « pierre », d’une chose ; elle est autrement dit inexistante. La vie est littéralement pétrifiée, arrêtée net, figée. Ce sont les relations du patient à autrui, à la famille, à l’être aimé, à la collectivité qui expliquent cet état : ces relations sont nulles ; toute rencontre réelle est impossible. C’est pourquoi le Nord-Africain en France se sent « vidé, sans vie, en corps à corps avec la mort, une mort en deçà de la mort, une mort dans la vie »[16] Si chez Laing, cette situation de mort-dans-la-vie se traduisait ou s’exprimait en une « mise à mort » des relations vivantes, dialectiques aurait dit Gabel, à autrui, chez Fanon, la « causalité » est inversée ; c’est l’impossibilité de toute relation ou rencontre, dont on pourrait montrer qu’elle repose sur l’impossibilité de toute reconnaissance, qui condamne l’individu à se vider de toute vie. La mort pénètre alors la vie, elle devient une mort partielle, de tous les instants, qui n’est pas sans rappeler les morts multiples de Bichat, témoignant d’un certain pouvoir de destruction au sein même de la vie ; Chez Fanon, c’est bien le corps de la mort, le corps-mort qui oppose au corps de la vie, au corps-vie, des puissances de destruction auquel celui-ci essaie tant bien que mal de résister. Le corps s’oppose à lui-même, ce qui est un témoignage du clivage. Tel est le principe du « corps à corps » avec la mort.
La mort multiple se révèle comme mort quotidienne. L’évolution, l’histoire de la vie du Nord-Africain est l’ « histoire de sa mort », une mort à répétition, une histoire qui n’est que le rappel incessant de la mort :
« Une mort quotidienne.Une mort dans le tram,une mort à la consultation,une mort avec les prostituées,une mort au chantier,une mort au cinéma,une mort multiple dans les journaux,une mort dans la crainte de tous les honnêtes gens de sortir après minuit.une mort,oui une MORT. »[17]
Cette énumération démontre que les morts multiples en tant que morts psychiques, subjectives sont indissociablement des « morts sociales », objectives : elles ont lieu dans les transports en commun, au travail, au cinéma, etc. Elles sont par conséquent l’œuvre de ceux qui refusent de reconnaître le Nord-Africain comme participant à la collectivité, ceux qui par leur regard le figent, l’immobilisent, le privent de tout pouvoir propre d’agir[18], ceux qui le vident de sa substance et, pour reprendre les termes de Achille Mbembe, ne le révèle pas seulement comme radicalement Autre mais bien comme néant.
À l’agonie - le colonialisme comme puissance de mort
La situation coloniale témoigne au plus haut point de ce pouvoir de néantissement ou dira-t-on de dévidement. La culture autochtone fait alors l’objet des plus dures attaques. Mais ce n’est pas tant, nous dit Fanon, sa mort qui est recherchée, sa disparition[19] qu’une agonie continuée. Il ne s’agit pas tant de tuer que de forclore le devenir de ces cultures, les figer, les minéraliser, les momifier au sens où cette opération maintient l’illusion d’une certaine vie en préservant le corps mort de la putréfaction : mort-dans-la-vie à nouveau. Fanon le répètera dans Les Damnés de la terre : « L’apparition du colon a signifié syncrétiquement mort de la société autochtone, léthargie culturelle, pétrification des individus »[20].
Cette agonie culturelle est tout autant agonie de l’individu, « momification de la pensée individuelle ». Le colon s’enrichit de cette « agonie de l’esclave ». Fanon écrit encore : « Avant la rébellion, il y a la vie, le mouvement, l’existence du colon, et, en face, l’agonie continuée du colonisé. »[21] L’agonie, c’est bien cette présence de la mort au sein même de la vie, une vie vidée d’elle-même, une vie sans-vie, une vie qui n’en finit pas de mourir. Le colonisé devient « cet homme objet, sans moyens d’exister, sans raison d’être, (qui) est brisé au plus profond de sa substance. Le désir de vivre, de continuer, se fait de plus en plus indécis, de plus en plus fantomatique. »[22] C’est ainsi que l’un des patients de Fanon, dit : « Je n’ai plus de voix, toute ma vie s’en va »[23]. D’un autre patient lui disant « Vous voyez, je suis déjà raide comme un mort », Fanon affirme qu’il est « constamment tendu, entre la vie et la mort »[24]. Certes, il s’agit là déjà de pathologies de guerre liées, bien entendu, au déroulement de la révolution algérienne ; il n’en reste pas moins qu’elles intensifient souvent des phénomènes qui les précédaient.
Mbembe ne craint pas ainsi d’affirmer que « les racines profondes de la colonie seraient à rechercher dans l’expérience sans réserve de la mort, ou encore de la dépense de la vie »[25]. Ce pouvoir sur la vie et la mort, relevant d’une « biopolitique », est le fait d’un « sujet marqué par le désir de sa propre mort, mais en tant que cette mort passe nécessairement par celle des autres ; en tant qu’elle est une mort déléguée »[26] C’est en ce sens le colon lui-même qui est malade de la vie. Le pouvoir colonial, qui décrète son droit absolu « de vie et de mort sur les autres » doit être pensé comme une force nécropolitique qui, « dans un acte de réversion permanente, prend la mort pour la vie et la vie pour la mort. »[27]
Vider le colonisé de sa substance, de sa vie, le néantir, c’est aussi, pour le colonisateur prouver que sa vie à lui « n’a pas le même poids » que celle de l’indigène. Le colonisé n’existe alors nous dit Mbembe que dans la sphère de l’apparition nue : « en tant que rebut, déchet et résidu, chose vidée de toute teneur et dont la vie, dépourvue de toute signification autre que celle que lui octroie le maître, ne vaut strictement que par son attitude à la mort. »[28]
Mbembe dévoile en ce sens les origines de ce mélange de la vie et de la mort qui hante toute la scène coloniale. Il oublie cependant que la mort-dans-la-vie est aussi un mécanisme de défense, mis en l’occurrence en œuvre par celui à qui est dénié tout droit sur sa vie elle-même, celui à qui l’on assène que sa vie est sans valeur, celui dont la vie est « acculé la défensive, voire à la clandestinité »[29]. Se poser comme mort, c’est, nous le disait Laing, ne plus être menacé par la mort « physique », fuir cette mort. Mais c’est aussi s’ôter la possibilité de tuer. Or, c’est là que les choses se renversent car, les psychiatres français le savaient bien, « l’Algérie mélancolique ne se suicide pas. Il tue. »[30] C’est que, dans la situation coloniale, les mécanismes de défense sont tout à la fois des « stratégies » d’opposition à la présence de l’oppresseur, stratégies encore passives et inadéquates (les Algériens se tuent entre eux) mais qui démontrent que, face au pouvoir de mort du colonialisme, des forces, encore en gestation, pourront se dresser.
Ce n’est qu’ainsi qu’on peut comprendre les attitudes du colonisé à l’égard de la médecine occidentale, dans la période qui précède la lutte de libération nationale. Le refus de cette médecine témoigne de la méfiance du colonisé à l’égard du « technicien colonisateur », du médecin qui est très souvent aussi propriétaire terrien et par conséquent, fervent défenseur de la présence coloniale. La participation des médecins aux séances de torture est ainsi particulièrement suggestive puisqu’elle reproduit, au sein d’une expérience-limite, la pénétration réciproque de la vie et de la mort dans la situation coloniale : « D’autres médecins, attachés aux différents centres de tortures, interviennent après chaque séance pour remettre en état le torturé et rendre possible de nouvelles séances.(…) Les toni-cardiaques, les vitamines à dose massive, avant, pendant, et après les séances, tout est mis en œuvre pour maintenir l’Algérien entre la vie et la mort »[31]. Quoi qu’il en soit, l’attitude de refus du colonisé n’est pas encore une « opposition cohérente », mais un certain « évanouissement » qu’on ne saurait néanmoins reconduire à un simple désir ou pulsion de mort. On ne saisira pleinement cette attitude qu’en s’intéressant à la matérialité de la mort à laquelle il doit faire face.
Vie et besoin - Donner un sens à sa mort
L’agonie culturelle et individuelle du colonisé exige en effet d’être produite matériellement. Elle l’est par la spoliation des terres, par l’asservissement par le travail, etc. C’est ainsi que sont sciemment entretenus « la famine endémique, le chômage, la morbidité importante, le complexe d’infériorité et l’absence de portes sur l’avenir. »[32] C’est cela que Fanon appelle une mort atmosphérique, ou encore une mort à bout touchant. Celle-ci explique elle aussi l’attitude du colonisé à l’égard du technicien colonisateur : « Tous ces amoindrissements actifs, toutes ces entamures dans l’existence du colonisé donnent à la vie une allure de mort incomplète. Les conduites de refus ou de rejet de l’intervention médicale ne sont pas refus de la vie, mais une passivité plus grande devant cette mort proche et contagieuse. »[33] À nouveau on peut poser que la mort-dans-la-vie n’est pas opposition à la vie mais l’effet d’une certaine pénétration de la mort dans tout ce qui est vivant : atmosphère mortuaire de la scène coloniale. C’est pourquoi la vie ne peut plus être défini par son pouvoir d’épanouissement, de fécondité, mais seulement « négativement »,« en creux », face à la mort.
En ce sens, l’enjeu premier devient de lutter contre cette mort atmosphérique, de résister à la présence de la mort dans la vie, ne serait-ce que pour empêcher que cette mort multiple devienne proprement la mort. Tout le discours occidental sur les valeurs ne peut alors que s’évanouir ; vivre, ce n’est pas encore construire un monde commun. Vivre, ce n’est que survivre, « c’est ne pas mourir. Exister, c’est maintenir la vie »[34] La vie ne peut alors être défini que comme une lutte contre la mort ou une lutte pour la vie. Ce qui importe ici c’est que vie et lutte vont nécessairement de pair, plus encore sont synonymes. Mbembe écrit à propos de Fanon : « la vie s’apparente à une interminable lutte. La vie est, strictement parlant, ce qu’aura produit la lutte »[35]
C’est le besoin qui guide cette vie, qui est le premier motif de la lutte. « C’est que la seule perspective est cet estomac de plus en plus rétréci, de moins en moins exigeant certes, mais qu’il faut tout de même contenter ».[36] C’est pourquoi la lutte pour la terre qui s’engagera n’aura pas pour premier motif la reconquête du territoire d’un peuple ; c’est que la terre est tout d’abord nourricière, elle est ce qui « doit assurer le pain » ; et certes, elle assure aussi la dignité mais « cette dignité n’a rien à voir avec la dignité de la « personne humaine » »[37], elle ne repose pas sur des valeurs et principes mais sur la « simple » survie. On comprend par là la violence qui traverse les relations entre colonisés avant la lutte de libération nationale. La nourriture n’y est pas conçue comme le produit du travail mais comme une victoire sur la mort. En ce sens, voler ou plus généralement priver l’autre de son pain, ce n’est pas « négation de la propriété d’autrui, transgression d’une loi ou irrespect. Ce sont des tentatives de meurtre. »[38]
La vie du colonisé est une vie gouvernée par le besoin, c’est une vie animale. Si l’asservissement colonial supposait, sur le plan idéologique, la thèse de l’inégale valeur des vies humaines, de la hiérarchie des races, de la quasi-animalité du colonisé, il créait sur le plan matériel l’expérience correspondant à cette thèse et la validant. Mais par là même, il détermine en quelque sorte par avance ce que sera la réponse du colonisé. Mbembe écrit « Aux yeux de Fanon, cette annexion de l’homme par la force de la matière, la matière de la mort, la matière du besoin - cette annexion constitue, strictement parlant le temps d’ « avant la vie », la « grande nuit » de laquelle il faut sortir »[39] Le point de départ ne pourra par conséquent n’être qu’un geste animal. Autrement dit, le colonisé, du moins en Algérie, ne se battra pas tant pour « la liberté, l’indépendance, le droit au bonheur », il se battra pour défendre sa vie, pour échapper à une situation devenue insupportable, ceci parce qu’il n’est « plus question pour lui de donner un sens à sa vie mais d’en donner un à sa mort »[40]. La réponse du colonisé ne sera dès lors qu’une « manifestation de son existence proprement animale »[41]. C’est pourquoi Fanon dira du colonisé engagé dans la lutte contre l’oppresseur qu’il est, au sens le plus propre, un animal politique. Il le devient véritablement lorsque « le peuple concret, les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards du pays colonisé s’aperçoivent sans effort qu’exister au sens biologique du mot et exister en tant que peuple souverain coïncident. »[42] Enfin, le geste animal de défense de la vie par excellence, c’est la violence.
La violence se présentera dès lors comme une réaction purement corporelle, physiologique et s’exprimera comme la décharge d’une tension musculaire devenue incontrôlable. Ceci évoque les théorisations de la pulsion de mort en psychanalyse : celle-ci se transforme, à travers la mise en tension de la musculature, en pulsions de destruction ou d’emprise, se détournant de sa dangereuse « loi » selon laquelle la mort serait le but de la vie. Il en va néanmoins tout autrement ici où la charge d’agressivité ne dérive pas d’une quelconque pulsion autonome mais est le fruit même de la violence coloniale. « Le corps du colonisé est également rigide. Les muscles sont contracturés. Il n’y a pas de détente. C’est l’homme total, c’est le colonisé qui affronte à la fois un technicien et un colonisateur. »[43] ; « Dans le monde colonial, l’affectivité du colonisé est maintenue à fleur de peau comme une plaie vive qui fuit l’agent caustique »[44]. Ceci témoigne de la résistance animale du colonisé : celui-ci dit Fanon « est dominé mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais pas convaincu de son infériorité »[45]
Donner la mort - la violence ou la circulation généralisée de la mort
« La mort du colonialisme est à la fois mort du colonisé et mort du colonisateur »[46]. On se pose parfois la question de savoir si à travers ces mots, Fanon a en vue la mort biologique, physiologique des individus en chair et en os ou s’il vise plutôt la mort de figures sociales, politiques et symboliques. Opter pour l’une de ces deux possibilités, c’est souvent pour les commentateurs de notre auteur opter pour une position envers sa théorie de la violence, la combattre ou au contraire la défendre. Nous pensons quant à nous que toute la réflexion fanonienne du colonisé en tant qu’animal politique au sens fort oblige à tenir ensemble les deux réponses, à comprendre qu’elles s’enchevêtrent nécessairement. C’est pourquoi Fanon pouvait identifier, dans la situation coloniale, existence biologique et existence politique (en tant que peuple souverain).
C’est d’une manière analogue qu’il faut penser les relations entre la lutte animale du colonisé et la lutte (hégélienne) pour la reconnaissance, que Fanon thématisait déjà dans Peau noire, masques blancs. À première vue, ces deux luttes s’opposent. La lutte coloniale est une lutte qu’on dira infrahumaine, une lutte contre la mort, une lutte pour la vie tandis que la lutte « traditionnelle » du maître et de l’esclave, est une lutte à mort dans laquelle les opposants veulent chacun prouver à l’autre leur humanité, la faire reconnaître et démontrer qu’ils sont plus que vie, que celle-ci est pour eux objet inessentiel. L’enjeu de Fanon est de « réconcilier » ces opposés, de faire voir comment la lutte animale pour la vie peut être la source d’une authentique reconnaissance interhumaine. C’est pourquoi il pose que donner la mort à l’autre peut devenir la condition d’une « montée en humanité ». De là proviennent les thèses ayant été le plus vivement soumis à la critique, thèses que la violence est désintoxicatrice, purificatrice, qu’elle est créatrice d’humanité. Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre, n’écrivait-il pas : « Nous trouvons notre humanité en deçà de la mort et du désespoir, il (le colonisé) la trouve au-delà des supplices et de la mort »[47]. Inversement Arendt condamnera la théorie fanonienne (et plus encore les déclarations de Sartre et des Black Panthers) comme signant la mort du politique. Mais il faut dépasser tant la position de Sartre que celle de Arendt : car si Fanon « réconcilie » la lutte violente pour la vie et la lutte politique pour l’humanité, s’il ne les clive pas comme Arendt, il ne les identifie pas plus comme semble le faire Sartre. Il circonscrit un domaine, celui des politiques de la vie, ou de la biopolitique, seule figure que peut revêtir le politique dans des conditions d’extrêmes domination et privation mais qui ne se confond néanmoins pas avec le politique en général. Ignorer ces luttes pour la survie psycho-affective, lutte pour retrouver un espace d’action entre la vie et la mort,[48] c’est priver le colonisé de toute possibilité de libération. Fanon est en ce sens un penseur des limites du politique, mais à la différence de Arendt, il ne pense pas la « sortie » du politique mais l’ « entrée » dans le politique. Or la violence peut justement être l’instrument de ces deux mouvements.
« Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon. »[49] C’est bien ainsi la vie que la lutte doit produire. Ce que nous montre Fanon, écrit Mbembe, c’est que la vie est « une épreuve - épreuve sur soi et épreuve du monde, les deux ensemble. Par conséquent, la politique de la vie est celle par laquelle l’on s’arrache à ses propres conditions historiques - à commencer par la race. »[50] Dans le contexte colonial, l’épreuve de la vie est une « praxis violente » et repose sur l’acte de donner la mort, acte sans lequel le colonisé ne saurait devenir lui-même. Ce que perçoit bien ici Mbembe, c’est qu’ainsi, la vie menace de n’être plus rien d’autre qu’une « forme d’organisation en vue de la mort ! »[51] C’est selon lui de là que proviennent les difficultés inhérentes à la pensée fanonienne, ou plus exactement au devenir de cette pensée dans le contexte postcolonial. Car l’époque de la postcolonie est pour Mbembe l’époque de la vie brute, de la demi-vie ou de la demi-mort, le lieu où la vie et la mort s’enchevêtrent et deviennent indiscernables (morts par étapes, morts fictives, etc.). Or, à quoi peut bien mener aujourd’hui une politique de la vie reposant sur le fait de donner la mort ou sur une circulation généralisée de la mort ?
Appendices
Notes
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[1]
Nous nous appuyons pour ce faire sur l’article Dépersonnalisation de S. Follin dans l’encyclopédie Universalis.
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[2]
R.D. Laing, The divided Self, An Existential Study in Sanity and Madness, London, Penguin Books, 1990. Ce texte est paru en anglais pour la première fois en 1959, soit deux ans avant la mort de Fanon. Il est très peu probable que Fanon en ait eu connaissance et quand bien même serait-ce le cas, il n’aura pas influé de manière décisive sur sa théorisation de la dépersonnalisation, déjà formée à cette période. Il n’en reste pas moins que deux des références majeures de Laing, Sartre et Minkowski (sur le travail duquel nous reviendrons), sont tout autant des références pour le psychiatre martiniquais en quoi nous pouvons supposer une communauté d’intentions et d’intérêts.
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[3]
E. Minkowski, La schizophrénie, Psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes, Paris, 2002, Payot & Rivages, p.50.
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[4]
Ibid, p.61
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[5]
F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
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[6]
E. Minkowski, La schizophrénie, Psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes, op. cit., p.72.
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[7]
R.D. Laing, The divided Self, An Existential Study in Sanity and Madness, op. cit., p. 82.
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[8]
Ibid.
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[9]
Ibid., p.139.
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[10]
Ibid., p.176.
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[11]
Ibid., p.195.
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[12]
La deuxième partie de cette affirmation, relative au meurtre est essentielle bien que Laing ne l’ait pas développée pas dans le cours de son exposé. Elle sera d’autant plus essentielle dans le cadre de la situation coloniale décrite par Fanon.
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[13]
F. Fanon, Le « syndrome nord-africain » in Pour la révolution africaine, Écrits politiques, Paris, La Découverte, 2001
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[14]
Ibid., p.15.
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[15]
Il y a dès lors, sinon une scission entre le corps vécu et le corps objectif (puisque la souffrance est bien visible et peut se manifester comme tension musculaire par exemplaire), du moins un certain décalage, une disproportion.
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[16]
Ibid., p.22.
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[17]
Ibid. p. 23
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[18]
On parlerai aujourd’hui d’agency ou agentivité.
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[19]
F. Fanon, Racisme et culture in Pour la révolution africaine, Écrits politiques, op.cit., p.41.
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[20]
F. Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, 1991, p. 126.
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[21]
F. Fanon, « Ici la voix de l’Algérie » in L’an V de la révolution algérienne, Paris, La Découverte, 2001, p.61.
-
[22]
F. Fanon, Racisme et culture, op. cit., p.43. Fanon prend l’exemple des romans de R. Wright, affirmant par là une certaine identité entre la situation coloniale et l’épreuve de « colonisation intérieure » que subissent les Africains Américains.
-
[23]
F. Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., pp. 313-314. On est là en présence d’un cas aigu de dépersonnalisation. Ce témoignage est doublement décisif car il lie inextricablement la perte de la parole, de la voix à cet état de « dé-vie-dement ». Il montre que la question de la « voix des sans-voix » et des politiques de représentation (que Fanon soulève plus particulièrement dans son essai « Ici la voix de l’Algérie ») est ainsi étroitement liée à la « biopolitique ».
-
[24]
Ibid., p. 349. Nous soulignons.
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[25]
A. Mbembe, « De la scène coloniale chez Frantz Fanon », Rue Descartes 2007/4, n°58, pp. 37-55.
-
[26]
« Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ?, Entretien avec Achille Mbembe », Esprit 12/2006.
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[27]
Ibid.
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[28]
A.. Mbembe, « De la scène coloniale chez Frantz Fanon », op. cit..
-
[29]
F. Fanon, Médecine et colonialisme in L’an V de la révolution algérienne, op. cit., p. 118.
-
[30]
F. Fanon, Les damnés de la terre, p.356. Il n’est pas ici besoin de rappeler les multiples travaux des psychiatres (notamment de l’école d’Alger) sur la prétendue criminalité congénitale des Arabes.
-
[31]
F. Fanon, Médecine et colonialisme, op. cit., p.127. Nous soulignons.
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[32]
Ibid., p.115.
-
[33]
Ibid. Nous soulignons.
-
[34]
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p.366.
-
[35]
A. Mbembe, « De la scène coloniale chez Frantz Fanon », op. cit..
-
[36]
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, op. cit., p.366.
-
[37]
Ibid., p. 75.
-
[38]
Ibid., p. 366.
-
[39]
A. Mbembe, « De la scène coloniale chez Frantz Fanon », op. cit.
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[40]
F. Fanon, Annexe in L’an V de la révolution algérienne, op. cit., p. 177.
-
[41]
Ibid., p. 76.
-
[42]
F. Fanon, Les intellectuels et les démocrates français devant la révolution algérienne (1) (1 er décembre 1957) in Pour la révolution africaine, écrits politiques, op. cit., p. 87.
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[43]
F. Fanon, Médecine et colonialisme, op. cit., pp. 113-114.
-
[44]
F. Fanon, Les damnés de la terre, p. 87.
-
[45]
Ibid., p. 83
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[46]
Ibid. p. 15.
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[47]
J.-P. Sartre, Préface à Les damnés de la terre, op. cit., p.53
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[48]
Cf. H. K. Bhabha, Foreword : Framing Fanon, in F. Fanon, The Wretched of the Earth, New-York, Grove Press, 2004, p.xxxvi
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[49]
F. Fanon, Les damnés de la terre, p.126.
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[50]
A. Mbembe, De la postcolonie, Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, Avant-Propos (2005), p. XIV.
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[51]
Ibid.