Abstracts
Résumé
Du point de vue de la création, c’est-à-dire du point de vue de ce qui relie la diversité de ce que je fais, il y a une relation au vivant, à l’imaginaire et au contemporain qui passe par l’expérience terrain. Cette performativité de la création, du vivre et de l’habiter rapproche la distance critique (la négativité) de la nécessité d’imaginer (la création) ouvrant ainsi un espace de résistance et d’imagination éthique que je désigne parfois par l’expression l’atelier fait terrain. Cet article prend forme depuis l’atelier d’un petit livre en cours de réalisation et se tourne vers l’un des terrains de proximité de cette expérience performative : la maison expropriée que Patricia de Burgh Paré déplace de Sainte-Scholastique vers une forêt laurentienne à proximité d’un village de colonisation et d’une réserve indienne. Une maison-laboratoire où je vis et que je débâtis, bâtis, rebâtis depuis plus d’une dizaine d’années. Vivre avec cette maison, c’est éprouver dans mon corps certaines violences propres à une culture humaine de l’espace dans leur relation avec une posture de création. Une méditation anthropologique et un dialogue avec la création comme question décisive – la question du vivre et du vivant.
Mots-clés :
- Création,
- imagination,
- performativité,
- éthique,
- contemporain,
- habiter,
- vivant,
- maison,
- atelier,
- présence
Abstract
From the point of view of creation, that is to say, from the point of view of what connects the diversity of what I do, there is a relationship to the living, the imaginary and the contemporary, which comes from the field experience. This performativity of creation, of dwelling and of living, brings the critical distance (negativity) closer to the necessity of imagining (creation) thus opening up a space of resistance and ethical imagination that I sometimes designate by a reciprocal expression that could be translated as The workshoped field/The workshop as field. This article takes shape from within the workshop of a small book in process and it turns its attention towards one of the terrains of proximity of this performative experience : the expropriated house that Patricia de Burgh Paré moves from Sainte-Scholastique to a Laurentian forest near a settlement village and an Indian reserve. A laboratory-house where I live and wich I have unbuilt, built, rebuilt for more than a decade. To live with this house means experiencing with my body some of the violence specific to a human culture of space in its relationship with a posture of creation. An anthropological meditation and dialogue with creation as a decisive question about life and the living.
Keywords:
- Creation,
- imagination,
- performativity,
- ethics,
- contemporary,
- to dwell,
- the living,
- house,
- workshop/studio,
- presence
Article body
L’article qui suit prend forme depuis les matériaux et l’atelier d’un petit livre en cours de réalisation, Le coin rouge, un essai_maquette sur la création, ses processus, ses objets. Amorcé par un retour sur un corpus de travaux, de relations et d’expériences liés à la maison[1], ce geste est aussi fait des continuités d’une expérience aussi vive qu’ébranlée[2].
Actuellement, le petit livre se compose, au sens presque pictural ou musical du terme. Il se présente comme une portée de cinq lignes tracées depuis l’immédiat de la table.
La ligne du petit livre, ce serait La ligne de partage des os.
La ligne de L’Espèce humaine, La ligne ultime de défense (avec Robert Antelme).
Une lignée de maisons en dur, The process of civilization across the waste (avec Alexis de Tocqueville).
The line of words, A hammer against the walls of your house (avec Annie Dillard).
Et La ligne des animaux.
Je ne sais pas ce qui restera, « au final », des différents matériaux rassemblés, de l’horizon de cinq lignes qui en émerge, de cette esquisse. Experience in the making.
L’atelier fait terrain
Lorsque je commence à travailler sur la maison au sens anthropologique et architectural, mais aussi sur la maison comme figure et comme matériaux de l’art, j’avais fait le choix de cesser d’écrire de la fiction depuis un moment déjà. Travailler sur la maison, poser le problème de l’habiter et de la coexistence dans la perspective d’une critique de la/ma culture, c’était une tentative de porter à conséquence mes réflexions éthiques sur le don et le geste créateur dans mes relations, dans mes actions, aussi bien dire dans ma vie.
J’évoquerais ici l’impératif : Walk your talk! J’étais poussée par cette question : comment répondre au présent depuis une posture de création ?
À un moment où, sur un plan personnel, le vivre et l’habiter se sont définis par le retrait et la solitude, – j’avais pris le bois d’une manière plus « perma-nente » –, cette démarche m’a menée, depuis l’atelier, vers une diversité de terrains. J’ai pu me rendre disponible – et me suis découverte disposée – à m’engager au service de différentes collaborations. Je me suis ainsi placée dans des situations concrètes où l’enjeu du vivre et du vivre ensemble qui se pose à moi avec et dans la création, se reformule vers la question de l’agir et du faire : faire autre chose, faire autrement, faire ailleurs – et faire ensemble, mamu minu-tutamutau, bien faire ensemble en innu-aimun.
Du point de vue de la création, c’est-à-dire du point de vue de ce qui relie la diversité de ce que je fais, il y a une relation au vivant, à l’imaginaire et au contemporain, qui « passe largement par l’expérience terrain »[3]. Cette performativité[4] situationnelle et expérientielle du terrain rapproche (relie, met en tension) la distance critique (la négativité) de la nécessité d’inventer (la création). C’est cet espace – de proximités et de résistances, de tensions et de conflits –, cette dynamique relationnelle où l’imagination s’éprouve et se performe comme exigence éthique, que je désigne ici par l’expression l’atelier fait terrain.
La greffe d’un séjour en résidence
Dans une conférence intitulée Où écrire ? (Brossard 2010), Nicole Brossard différencie « ce qui appartient naturellement [à un] projet » et « ce qui vient s’y greffer [lors d’un] séjour en résidence » d’écriture. Je dirais qu’au tout début de ce cycle de travaux sur la maison, c’est le séjour en résidence lui-même qui s’est greffé au projet : paradoxalement (ou pas), au moment où je jette les bases du projet de recherche-création this should be housing / le temps de la maison est passé, je deviens propriétaire d’une maison.
Chez moi, la prise de possession d’une maison, loin d’inaugurer la sédentarisation, aura donc mobilisé un habiter qui se fait parcours, trajectoires, passages récurrents, croisements de lieux défaits où je rencontre une diversité d’interlocuteurs – (mi)lieux, individus, communautés et autres vivants – et, de ces relations, je reçois de généreux enseignements. Cette mobilisation de l’habiter touche, affecte aussi cette maison où je vis, opérant une sorte de renversement topologique au cours duquel l'atelier lui-même devient terrain. Ici aussi, le mouvement est vital. Comment habiter sans sédentariser [5] ? Comment se soustraire à la fixation ? Résister à la spatialisation de l’existence et du vivant ?
Désormais, non seulement suis-je habitée par un chantier – au sens d’un travail existentiel, intellectuel et créatif – mais, depuis plus de douze ans, j’habite un chantier – au sens étymologique, un atelier extérieur, un travail dans le bois – j’habite aussi, littéralement, un chantier de construction, au sens le plus matériel d’un travail sur l’environnement bâti, au sens physique et organique et, oserais-je dire, au sens magique et spirituel, en référence à l’acuité océanique qui s’éprouve parfois comme acte de présence.
Avec cette maison-laboratoire, je développe davantage de proximité avec une expérience de l’habiter dont je suis plus directement responsable, et avec la matérialité du vivre. « La maison […] est […] le lieu d’un traumatisme de l’habiter » écrit Marie-Ange Brayer (2003, Tome 1:17). La culture, dès ses fondements, n’est-elle pas aussi une forme « habitable » de biopouvoir (avec Michel Foucault) ?
Cobaye de cette expérience, je suis « dépositaire d’une douleur », « captive d’une violence »[6]. Making it home for some, based on the violence of the house for all.House are a legitimate military / creative object.
L’atelier fait terrain, c’est donc un processus d’exposition au vivant. Une tentative délirante : L’intégralité de l’être dans sa problématique de vie et de travail
Vivre, un lieu défait ÉtrangementÀ découvert[7] Avec une question insistante Aujourd’hui, la création ?
J’utilise l’expression lieux défaits en pensant au sens que lui donne Michel de Certeau lorsqu’il se réfère aux « théâtre[s] de[s] luttes présentes » comme à une sorte de désert qu’il différencie de ces « lieux [qui] garantiss[e]nt une identité ou un salut » (Certeau 1982, 43).
Une méditation anthropologique et un dialogue créateur
J’aimerais vous donner un aperçu plus concret de l’un des terrains de proximité de cette expérience performative, la maison expropriée que Patricia de Burgh Paré[8] déplace dans une forêt laurentienne à proximité d’un village de colonisation et d’une réserve indienne, cette maison-laboratoire où je vis et que je débâtis, bâtis, rebâtis, une méditation anthropologique et un dialogue créateur avec la maison.
Vivre avec cette maison, ses contradictions, ses paradoxes, ses privilèges et ses impossibilités, avec ses cultural housebreakings (comme on dit d’une animale qu’elle est housebroken), c’est éprouver avec le corps les joies de la cabane, mais aussi, certaines violences propres à une culture humaine de l’espace dans leur relation avec une posture et une pratique de la création. C’est un dialogue avec la création comme question décisive – la question du vivre et du vivant – dont ce processus d’autoconstruction d’un atelier habitat évolutif (j’emprunte l’expression à Jean-François Pirson) constitue l’une des matérialisations.
De fait, ma peau recommence à brûler au début de ces travaux. Je ne pensais pas m'exposer à un retournement aussi fondamental. Les poumons dessinés dans mon dos et sur la cage thoracique, le même type de poussées incontrôlables et débilitantes que celles éprouvées dans l'enfance lorsque, répondant à l'irritation, au danger de la mère affolée par les assauts d’abus passés sur son corps et sur sa mémoire, j'arrachais la peau sous mes pieds.
Dermatite atopique. C’est le diagnostic qui avait initialement été posé. J’avais retenu : utopique. Une manifestation survenant sur un terrain génétique particulier, le terrain atopique. Une dermatite de contact, sans lieu, déplacée ou mal placée.
How can place enter skin, down to the very verb?
Le titre de mon intervention est extrait d’un livre de Anne Michaels, The Winter Vault :
She wanted to strip off her clothes and roll in the sand, to lose the smell of herself in the desert and so, for a few moments, to feel at home there. […] she wondered how long it could take for the heat to sweat the northern-ness out of her – evaporate the body-memory of boreal forests – a transformation as chemical as cooking.
How can a place enter our skin this way, down to the very verb of us ?
(Michaels 2009, 115)
Quelques mots sur place et verb. Or some of the questions I sit with.
PlaceHumanity eats and takes up space. René Girard affirme qu’il n’y a aucun espace qui ne soit un espace sacrificiel (Girard 2004, 129‑30). Les limites de l’espace, l’espace en ce qu’il pose le problème du choix, c’est-à-dire le problème de la séparation, de la hiérarchie, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’inclusion et de l’exclusion. L’enfermement dans l’espace et les termes du choix. Il n’y a pas de question plus culturelle que celle-là, la question du choix.
Et ce rappel d’André Leroi-Gourhan : « L’habitation n’est pas […] un critère d’humanité » (Leroi-Gourhan 1973, 243). « L’évolution corporelle et cérébrale de l’espèce humaine paraissait la faire échapper par l’extériorisation de l’outil et de la mémoire, au sort du polypier ou de la fourmi[9] » (Leroi-Gourhan 1965, 186) ! On n’échappe ni à une conjoncture de survie ni au souci d’habiter. Mais peut-on se libérer de l’aggravation culturelle de cette même conjoncture ?
Je me répète cette phrase de Roland Barthes : « [C]hoisir est tout compte fait plus facile qu’inventer » (Barthes 2003, 46).
Verb « To human is a verb » écrit Tim Inglod (2013, 12). « Humans, baboons and reindeer do not exist, but humaning, babooning and reindeering occur – they are ways of carrying on. »
J’ajouterais : what body-memory, knowledge, imagination, becomings and relationships are at play in the action of humaning?
Before present
Quelques lignes au sujet de l’histoire de Pat de Burgh Paré, la propriétaire de la maison. Cette femme avant-gardiste et athlétique est née à Dublin en 1918 et morte à Sainte-Agathe en 2003. Son père et sa famille figurent parmi les fondateurs de la municipalité minière de Timmins en Ontario. Ils sont aussi à l’origine du développement minier de la région de Sept-îles et de la création de l’Iron Ore Company. Pat est une championne canadienne de ski dès 1937, la première femme instructrice de ski alpin au Canada. Elle fonde la Paré School of Ski Control à la fin des années 50, crée une ligne de vêtements pour femme, devient agent immobilier en 1963 et poursuit l’enseignement du ski jusqu’à l’âge de 83 ans.
Pat fut aussi « soignée » pour dépression et instabilité mentale dans les années 50 (1949) par le docteur Ewen Cameron du Allan Memorial de Montréal. Le médecin a alors déjà entrepris les travaux et les expériences, sur le lavage de cerveau et la thérapie par l’électrochoc notamment, qui contribueront au développement des techniques contemporaines de torture avec, éventuellement, le soutien financier de la CIA, des pratiques culturelles que Naomi Klein associe à la shock doctrine et au disaster capitalism[10] « [which] share this same inability to distinguish between destruction and creation, between hurting and healing. » (Klein 2007, 54). Erase and rebuild, country, people or mind.
En 1969, lorsque le gouvernement fédéral procède à des expropriations qui touchent Sainte-Scholastique et dix autres villages de la région de Mirabel en vue de la construction d’un aéroport qui sera bientôt fermé et qui, aujourd’hui, est démantelé, il finance, simultanément et sur le même site, des recherches expérimentales en urbanisme intégré (il s’agit des travaux de Pierre Dansereau). Pat, qui fait alors de la spéculation pour une firme ontarienne, achète aux enchères une maison de colon construite en pièces sur pièces vers 1859 à partir des arbres d’une petite forêt de thuyas poussés sur place à la fin du XVII siècle (entre 1698 et 1774, selon les analyses dendrochronologiques effectuées sur certaines des poutres de la maison). Elle transporte cette maison expropriée de Mirabel et, vers 1976, elle la relocalise dans la forêt laurentienne de Sainte-Lucie-des-Laurentides, installant le carré de pièces de cèdre sur une fondation de blocs de béton creusée sur un terrain de plus de 20 acres au bord d’un étang et à proximité d’un lac où elle établit aussi ses enfants comme sur une sorte de Terre promise.
« Home is our first real mistake » écrit encore Anne Michaels, « It is the one error that changes everything, the one lesson you could let destroy you. » (Michaels 2009, 183).
La maison recroquevillée autour d’un point rouge
Pat rénove la maison de Mirabel pour y vivre (elle aurait aussi voulu y mourir), elle a alors 60 ans. Elle greffe des annexes autour du corps principal, une cuisine, une chambre, une mezzanine inaccessible, un balcon. Certaines parties du rez-de-chaussée sont sous le niveau du sol : elle veut descendre dans sa maison. On y entre comme dans un terrier ou un bunker. Elle construit encore une piscine d’exercice en béton et un garage avec un passage secret entre la chambre et une porte extérieure enclavée. Tous ces espaces s’emboîtent les uns autour des autres. Pat semble guidée par une certaine nostalgie pour le domaine familial de Val-Morin, par un désir d’autonomie énergétique et alimentaire, et par un imaginaire apocalyptique de la fin ; elle dresse parfois des listes de calculs basés sur le Livre de Daniel.
Vers la fin de sa vie, Pat habite une maison dont les espaces et les zones où elle peut encore circuler sont de plus en plus limités. Des empilements créent des corridors étroits où il lui est néanmoins plus facile de se déplacer sans tomber. L’espace se referme, le lieu est presque insalubre. Le chemin d’accès et les différentes pièces s’agglutinent autour du corps original telle une spirale, la maison semble recroquevillée sur elle-même autour d’un point rouge dessiné sur le mur de sa chambre.
Mes premiers travaux seront une sorte de dépliement de cet espace recroquevillé devenu entreposage, isolement, à défaut de tombeau. Je ne procède pas « pièce par pièce », d’une manière ordonnée et linéaire, toute la maison est mise en chantier. Je procède par soustraction, enlever des couches, soustraire de la matière, assainir les systèmes, retrouver l’ossature. Je prends le temps de voir, de sentir ce qui est là, d’être là moi-même, il y a tant à apaiser pour seulement être là ! Cela tient de l’inventaire, il s’agit de travailler avec ce qui est là – je récupère, je réutilise, je détourne les matériaux –, cela tient aussi de l’archéologie comme « voie d’accès au présent » telle que la définit Agamben (2008, 34‑35). Je croise différentes phases de construction de la maison comme différents états des « symptômes » (je pense ici à l’expression matérielle de certains des effets dévastateurs permanents – et désormais documentés – associés aux pratiques du Dr Ewen Cameron) et de la vie de Pat.
Déconstruire, les cloisons, les rangements, les enveloppements. Couper la maison en deux, hausser une annexe, la rattacher. Souffler les planchers, les mettre à niveau. Remplir la piscine avec 16 tonnes de roches, y installer un writing wall. Déplacer différentes fonctions, décaler des seuils, sabler tout le cœur de cèdre. Aucun mur qui ne soit percé d’ouvertures, de portes vitrées, de grandes fenêtres. Adoucir les limites et les définitions des espaces, multiplier les interrelations. Réparer les fondations et les toits, briser le toit de la maison.[11] Briser la maison. Cesser de creuser des trous dans ma peau sans fermer l’être.
The laborious process of moving around[12]
Ces travaux répondent à un besoin de comprendre comment s’est fait une maison, comment ça me fait ? Comment ça marche, qu’est-ce qui ne marche pas ? Une compréhension qui, pour moi, passe nécessairement par la solitude et par le corps, au plus près des matériaux, des lieux défaits, des poids et des volumes, de la corvée, par ce qu’il y a à réparer, par les cassures du vivant.
Pour comprendre, j’esquisse. Sur papier, imaginant certains gestes comme autant d’actualisations possibles des potentialités situationnelles et relationnelles. J’esquisse surtout à l’échelle 1 : 1, c’est-à-dire grandeur réelle dans l’espace. Les travaux eux-mêmes sont rarement planifiés au sens strict même s’ils sont réfléchis. C’est une forme de « construction en lisse »[13] qui part de l’acte créateur et demeure de l’ordre de la maquette et du montage comme attention portée aux déchets[14] ; qui relève de l’installation telle que la définit Melvin Charney : une description de « quelque chose qui est plus concret qu’un dessin, mais moins concret qu’un édifice. » (Charney 1991, 69).
Mes interventions horizontalisent la maison, la décontenancent, et tendent à accentuer les continuités avec un environnement plus ou moins immédiat. Je travaille en cercle, faisant, défaisant. Les avancées suivent des déplacements autour du chantier, par poussées successives, par changements de perspective, par vagues, comme autour d’une sculpture, chaque passe circulaire constituant, dans la lenteur, une autre étape, un développement plutôt organique inscrit dans une indétermination certaine, et un « excédent croissant d’inachèvement » [15] ! Dans la mesure du possible, je cherche à favoriser la réversibilité tout comme la traçabilité de ces interventions, notamment en accentuant la visibilité matérielle de ces parcours et de ces gestes.
Il y a plusieurs saisons à ces travaux, des saisons qui se comptent en années. Entre les différents moments de ce chantier habité, au cours de sa transformation continue, certains espaces retrouvent parfois des fonctions ou des aménagements, disons, « plus domestiques », c’est encore difficile de s’en libérer totalement. Ces situations m’apparaissent le plus souvent comme un état d’exception, un cycle migratoire.
Vous l’aurez déjà compris, il ne s’agit pas de construire un nid (je pense ici à l’étymologie du mot sédentaire), d’instituer un chez soi héroïque ou de gérer ma structure autiste par un lieu clos et protégé. Il ne s’agit pas davantage d’une frénésie de la rénovation ou de l’aménagement de l’espace ou du corps domestique domestiqué, ni d’expérimentations architecturales ou d’explorations écologistes. Même si – forcément – c’est aussi un peu toutça.
Je joue avec une architecture vernaculaire des plus simple, avec l’anachronisme de la forêt, la violence de la clairière et de l’occupation, avec une expression du rêve américain, avec le fantasme de la Hütte primitive, de l’ermitage en cellule et de la chambre de l’écrivain, avec l’obscénité de la propriété privée et l’inadéquation de la maison (uni)familiale, avec la maison décortiquée par l’art contemporain et le traumatisme d’un habiter où l’humain se serait autoconstruit et autoinstitué en cosmos et en axis mundi – en monde et en centre du monde – comme s’il naissait d’une séparation et d’un enfermement qui n’est jamais que symbolique.
Call and response
Ce dialogue créateur avec la maison est un mouvement continu d’écoute et de répons. Combien de fois m’est-il arrivé de quitter la tension réflexive de la table de travail pour bouger en me saisissant de l’un des items figurant sur les différentes to-do lists de travaux sur la maison et de me retrouver, quoique autrement, devant le même problème, le même nœud ?
Ainsi, le plus souvent, ce n’est pas un critère pratique qui détermine ces « choix », un faire plutôt qu’un autre, mais ce qui se cherche dans le manuel et le physique, dans le caractère méditatif des gestes et de la posture, et qui a besoin de prendre appui sur la réalisation d’une tâche spécifique. Dans les termes du poète Valère Novarina, cela correspondrait à une tentative de résolution ou à un exercice d’exténuation (Novarina 1991, 74), et cela engage, en les rendant manifestes, des continuités d’atelier au sens topologique.
Petit à petit, j’observe des manières de faire récurrentes, j’identifie certains gestes et certaines opérations qui me montrent à moi-même une approche et des processus créateurs que je reconnais ensuite dans d’autres sphères d’activités. Cette façon de travailler avec la maison me parle de ce que je fais, c’est-à-dire de ce que je fais par ailleurs, sur d’autres terrains. Elle délivre des enseignements touchant d’une manière radicale à l’existentiel et à ma relation à la création. Je suis de plus en plus intégralement saisie comme matériaux de ce processus. Des connivences et des connexions, étonnamment concrètes et, souvent, insoupçonnées, se trament aussi entre la maison de Pat et ces autres terrains où je me déplace. Ce n’est pas que cette maison les contienne, non, mais elle leur est contemporaine. Elle se révèle faite de matériaux semblables et des mêmes opérations, ces principes générateurs de l’activité créatrice, qu’il s’agisse de l’édification d’un cadre bâti ou de sa démolition. Bien que différente, elle est faite d’un même temps et d’un même lieu, d’une même vie.
Aujourd’hui, cette expérience vive et ébranlée relève peut-être d’un service inutile, d’un geste « pour ne rien faire »[16], si ce n’est, sans relâche, faire l’expérience du présent, une certaine pratique de la présence. De fait, j’y suis encore, en travail, aux bords et aux débords de la maison comme aux bords et aux débords du petit livre.
Appendices
Notes
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[1]
Cet article présente certains extraits d’un livre en cours qui fait notamment retour sur un corpus de travaux lié au cycle This should be housing / Le temps de la maison est passé (2004-2014), et de travaux portant sur la recherche-création et la performativité éthique du don (2014-2019). Ces travaux reçoivent l’appui du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC) et du Collège de Maisonneuve.
-
[2]
« Il s’agit sur toute la ligne de redécouvrir des expériences vives, mais ébranlées, d’un ordre basé sur la qualité. […] Les “quantités” se disputent l’espace, les “qualités” se complètent l’une l’autre. » (Bonhoeffer 2006, 35‑36).
-
[3]
« Dans le métier de paysagiste, questionner l’inconnu, voire l’inventer passe largement par l’expérience terrain. » (Clément 2009). Disponible en ligne ici.
-
[4]
D’une manière générale, la performativité relève du faire au sens de ce qui installe par l’action un état de fait en référence notamment aux travaux de John Austin sur l’énonciation performative.
-
[5]
Avec Jean-François Pirson (2013).
-
[6]
Avec Louise Dupré (2005, 89 et 70).
-
[7]
Dans l’Allocution de Brême, Paul Celan évoque « les tentatives de celui qui, […] sans l’abri d’une tente, […] et donc le plus étrangement à découvert, prend son existence et va avec elle vers une parole, blessé par la réalité et cherchant la réalité. » (Celan 2002, 58).
-
[8]
Patricia de Burgh Paré est notamment la première femme à remporter la descente en ski Kandahar au Mont-Tremblant en 1939 (Gaudreau 2013).
-
[9]
C’est moi qui souligne.
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[10]
« Cameron believed that by inflicting an array of shocks to the human brain, he could unmake and erase faulty minds then rebuild new personalities on that ever-elusive clean slate. […] the standard consent form endowed Cameron with absolute power to treat, up to and including full frontal lobotomies. Although he had been in contact with the agency for years, in 1957 Cameron got his first grant from the CIA, […] And, as the CIA dollars poured in, the Allan Memorial Institute seemed less like a hospital and more like a macabre prison. » (Klein 2007, 31‑39).
-
[11]
D’après le titre d’un essai de Mircea Eliade (1986, 358).
-
[12]
Avec Tim Ingold (2007, 16).
-
[13]
« Les embarcations sont habituellement construites d’après des plans. Ici, grandeur nature, c’est par la discussion et à l’œil que la forme sera donnée. C’est la construction “en lisse”. » (Gosselin 1980, 21:24 min.).
-
[14]
Transcrivant une note de son journal dans Le Livre des passages, Walter Benjamin associe le montage à une méthode de travail, à une présentation : « Il faut peut être indiquer, dans ce contexte, écrit-il, la liaison intime qu'il y a entre l'intention qui se porte sur la proximité la plus proche et l'exploitation intensive des déchets. » (Benjamin 1997, 856).
-
[15]
Peter Sloterdijk à propos de l’hominisation et de la révolution anthropogénétique évoque le fait que l’espèce humaine se présenterait « dans [son] environnement avec un excédent croissant d’inachèvement animal. » (Sloterdijk 2000, 32).
-
[16]
Barthes citant Rousseau à propos de l’oisiveté « celle d’un enfant sans cesse en mouvement pour ne rien faire » (Barthes 2003, 215).
Bibliographie
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