Abstracts
Résumé
Dans le monde de la littérature, le Chili est reconnu surtout par ses poètes (Gabriela Mistral et Pablo Neruda, tous deux prix Nobel). Ses romanciers, en dehors de Roberto Bolaño, n'ont jamais atteint le même niveau de prestige. Il y a également une lignée d'écrivains d'avant-garde qui va de Vicente Huidobro dans les années 30 (son œuvre, à l'époque réputée en France et en Espagne, est en partie écrite en français), jusqu'à Jean Emar, Juan-Agustín Palazuelos et Mauricio Wacquez, pendant la deuxième moitié du 20e siècle. Dans cet entretien David Wallace, professeur de littérature à l'Université du Chili, donne, à travers ses questions, un aperçu de l'évolution de la narrative chilienne en particulier et de la narrative hispanique en générale, tout en laissant ouverte la question du roman comme genre littéraire face aux nouvelles technologies et à l'invention de l'écriture électronique.
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David Wallace, docteur ès lettres, est professeur de « Teoría Literaria y Estética, Departamento de Literatura, Facultad de Filosofía y Humanidades, Universidad de Chile ». Il est l’auteur du livre El Modernismo Arruinado , publié par Editorial Universitara.
David Wallace : J’ai découvert El Bautismo 1 (Le Baptême) et El Sueño 2 (Le Rêve) alors que je préparais ma licence en Littérature à l’Université du Chili. Nous étions plusieurs (pas très nombreux, c’est vrai) à nous réjouir de ce nouvel apport à « l’antiroman » chilien. Je place généalogiquement ce nouvel apport dans la lignée de Jean Emar 3 . Pourtant, le nom de Roberto Gac (et de son pseudonyme, Juan Almendro) reste pratiquement inconnu de la critique chilienne. Votre exil et votre décision de publier principalement en français peuvent, sans doute, l’expliquer. Même si l’an passé une thèse universitaire sur El Bautismo est parue (je l’ai dirigée moi-même, 30 ans après la publication du livre à Barcelone) ainsi que vos prologues aux rééditions des livres de Juan-Agustín Palazuelos 4 publiés par Editorial Cuneta en 2014. Comment expliquez-vous l’accueil très réservé de votre œuvre par le public, une production littéraire qui me semble pourtant assez vaste?
Roberto Gac : La cause principale de ce peu de réceptivité est due, je crois, à mon objectif – explicite depuis le début de mon travail d’écrivain – d’aller au-delà du roman en tant que genre littéraire, modalité narrative prédominante et enracinée dans notre société depuis plusieurs siècles. Mon objectif est, sans doute, ressenti comme prétentieux et provocateur, d’autant plus qu’à notre époque le roman est devenu la poutre maîtresse de l’industrie de l’édition et que tout ce qui menace les affaires du marché littéraire est, logiquement, rejeté aussi bien par les éditeurs et leurs acolytes (critiques, distributeurs, libraires) que par la presse en général. Il est compréhensible, comme le rappelle le proverbe, que personne ne veuille scier la branche de l’arbre sur laquelle il est assis. Les surréalistes dénoncèrent le roman comme une forme périmée et inférieure de la narrative, mais cette dénonciation – à l’égal de celle des écrivains du Nouveau Roman et du Roman Tel Quel dans les années 60 – était essentiellement esthétique. C’est pour cela qu’ils attirèrent, après une période initiale de refus, une certaine attention et même une certaine réussite… avant d’être mis de côté et finalement oubliés quand l’effet « nouveauté » disparut du marché. Il n’est donc pas difficile d‘imaginer les difficultés de mon entreprise – assez donquichottesque, certes – de dénonciation du roman d’un point de vue non seulement esthétique, mais aussi d’un point de vue socio-économique, idéologique et psychologique. Si Don Quichotte pouvait voir les nombreux obstacles qui se dressent et s’agitent devant moi depuis le début de mon aventure anti-romanesque, peut-être s’apitoierait-il sur mon sort et viendrait-il à mon aide avec sa lance en bois et son bouclier en cuir de bœuf. D’après ce que nous savons aujourd’hui, Cervantès passa de très mauvais moments à cause de sa critique des romans de chevalerie et faillit mourir inconnu. Juan Goytisolo, dans son discours de réception du Prix Cervantès, rappelle la situation, presque marginale, de l’auteur du Quichotte dix ans avant sa mort5. Il fut sauvé in extremis par sa propre créature et son merveilleux sens de l’humour. Mais je n’ai pas beaucoup d’humour face à la fraude gigantesque et aux crimes maquillés et banalisés par le roman contemporain. La littérature, qui a été et doit redevenir l’un des moyens par excellence du développement de l’intelligence et de la conscience humaines, est en train de se transformer dans ce que Michel Waldberg, citant Gurdjieff, appelle « la parole putanisée »6. C’est ce que je me suis permis de dire dans son bureau à Carlos Barral, le « souteneur » de Vargas Llosa et de ses « visiteuses »7 dans la Barcelone des années 70, comme je le raconte dans mon antiroman El Sueño. Carlos Barral, à l’époque Général en chef de l’édition espagnole, m’a sans doute pris pour Léon Nicolaïevitch Mychkine, le prince Idiot imaginé par Dostoïevski. Pour sûr, tout ceci n’a pas facilité ma « réussite » sur le marché littéraire, m’obligeant, entre autres, à vivre sous « le système de la pauvreté soumise », comme Balzac le conseillait aux écrivains dans Les Illusions Perdues et dans Louis Lambert. Balzac finit par se laisser tenter par la réussite mondaine et l’argent comme tant de romanciers, mais mon exil m’a aidé à apprécier et à profiter de son conseil, puisque j’ai pu disposer librement et créativement de mon temps. Juan Emar, dont l’œuvre extraordinaire continue à être méconnue si l’on compare ses faibles chiffres de vente à ceux des best-sellers chiliens – Isabel Allende, Bolaño, Luis Sepúlveda – avait horreur des « feux de la rampe ». Comme vous le savez il publia, à compte d’auteur, ses trois premiers livres. Il en vendit quelques-uns, en offrit à ses amis (parmi eux, Neruda, qui l’admirait et le respectait sincèrement) et puis abandonna toute velléité de publication pour se consacrer uniquement à écrire. Il nous laissa Umbral (« seuil »), dont les cinq mille pages constituent un monument de la littérature latino-américaine, œuvre d’un très haut niveau esthétique, aujourd’hui reconnue par les critiques les plus clairvoyants… longtemps après la mort de son auteur. À n’en pas douter, Juan Emar était conscient du décalage entre la chronologie de sa vie et la chronologie du développement et de la reconnaissance de son œuvre, décalage qui caractérise souvent la destinée des créateurs authentiques. Sur ce point Pessoa, Robert Walser, Kafka et, au-delà de la littérature, Schopenhauer en philosophie ou Cézanne en peinture, sont des exemples encourageants pour tout écrivain, tout artiste, tout philosophe, grand ou petit. L’originalité et le génie authentiques ne se mesurent pas au nombre d’exemplaires vendus, ni aux millions de dollars payés pour un tableau de maître découvert dans un grenier, ni au tapage médiatique déclenché autour d’un faux « nouveau concept » philosophique qui, tous, confortent la bourgeoisie dans sa médiocrité, si bien dénoncée par Balzac et Jean-Paul Sartre (dans leur écriture respective le mot « bourgeoisie » prend tout son sens). Alors, pourquoi m’inquiéterais-je du peu de réceptivité à mon travail ? Bien au contraire, je considère que c’est la preuve, au moins, de son originalité et de son audace. En bon Indien-Chilien que je suis, j’en suis fier.
DW : Quelle est votre relation avec le circuit littéraire et éditorial chilien ?
RG : Elle n’existe pas. Après avoir lu dans El Mercurio 8 une critique de Camilo Marks sur Doktor Faustus de Thomas Mann, j’avais envoyé au journal un exemplaire de Something’swrong dijo el Indio Huenchuyán 9, mon recueil de nouvelles. Camilo Marks ne me répondit pas. Je sais qu’aujourd’hui cet illustre avocat est fasciné par le genre policier10, dernier étendard du genre romanesque. Je ne commettrai pas l’erreur de lui envoyer La Sociedad de los Hombres Celestes (Un Fausto latinoamericano) 11, intertexte en deux tomes qui trace une fresque de l’éducation au 20e siècle, depuis le kindergarten jusqu’au doctorat universitaire. Un roman policier est beaucoup plus amusant et facile à lire, même si ses thuriféraires, pour justifier leur pusillanimité, prétendent qu’il reflète la complexité de l’âme et de la société contemporaine.
DW: Au cours de vos voyages à travers le monde, vous avez séjourné dans plusieurs pays (États-Unis, Espagne, Italie) mais vous vous êtes installé de manière permanente en France et vous utilisez principalement le français pour votre écriture. Croyez-vous, à l’instar d’un personnage de « Muy temprano para Santiago », le roman de Palazuelos, que le français soit une langue plus civilisée ?
RG : Le français est probablement plus civilisé que mon mapudungùn natal, mais pas plus que l’italien, le russe, le castillan ou, en général, n’importe quelle autre langue (sauf, peut-être, le catalan, langue européenne et carrefour linguistique par excellence, grâce à la richesse de ses racines plurilingues). Dans une sorte de « lettre au lecteur-étudiant » qui apparaît dans l’Antiroman Final du Baptême, je lui rappelle que Borges se moquait d’un écrivain argentin qui exigeait de ses lecteurs qu’ils sachent lire le français. L’ironie semble très fine. Pourtant, de la même façon que la connaissance de l’allemand est très utile pour apprécier les subtilités de la philosophie moderne, la connaissance du français l’est par rapport à la littérature contemporaine. Pour ma tentative anti-romanesque il était fondamental de connaître les textes des surréalistes, des nouveaux-romanciers, le roman Tel Quel, Oulipo et la Nouvelle Fiction, dans leur langue d’origine. D’ailleurs, étant donné que les grands mouvements d’avant-garde du 20e siècle, après les formalistes russes, sont français, et que des écrivains comme Cioran, Nathalie Sarraute, Beckett, Kundera, Jorge Semprún, etc., choisirent de changer de langue et d’écrire en français, je n’ai pas hésité à suivre leur exemple, même si, contrairement à eux, je continue simultanément à écrire et à publier en castillan. Comme chacun sait, au Chili, Vicente Huidobro12 écrivit en français. Et Jean Emar (« j’en ai marre ») francophone parfait, en caressa-t-il peut-être l’idée. Mais aucun des deux n’assuma radicalement l’écriture en langue française. En prenant la décision d’écrire aussi en français, je suis devenu un écrivain bilingue, situation qui me permit de confirmer scripturalement que le bilinguisme est le socle du plurilinguisme, phénomène de plus en plus courant dans la vie ordinaire de notre société et qui va déterminer inéluctablement la littérature du futur. Le plurilinguisme est l’un des axes de ce que j’appelle « l’intertexte », genre post-romanesque qui, poussé par les nouvelles technologies et la mondialisation de la communication et de la culture, devrait remplacer peu à peu le roman et son mécanisme narratif monolingue, aujourd’hui archaïque et incapable de répondre aux besoins de la société actuelle. On pourrait arguer que le plurilinguisme est affaire de chercheurs et de professeurs de littérature, mais non pas celle d’un lecteur ordinaire. C’est une erreur. Je disais à Gabriel Acosta, l’étudiant qui a fait sa thèse sur Le Baptême (incorporée dans Libertad bajo palabra, essais de critiques littéraires)13, que lire À la Recherche du Temps Perdu en espagnol, c’est comme écouter Mozart joué par l’« Orfeón de Carabineros », la fanfare des gendarmes chiliens. Pedro Salinas, le traducteur de La Recherche en espagnol, non seulement traduit l’innocent et l’absent Marcel comme ça lui plaît, mais il saute des paragraphes complets de l’œuvre originale, se permettant même de changer des titres, d’altérer la ponctuation et l’organisation textuelle, profitant de l’ignorance linguistique éventuelle du lecteur hispanique.
DW : Après tant d’années d’exil, comptez-vous revenir au Chili et publier ici ?
RG : Tout dépendra des exigences imposées par le développement de mon travail littéraire. L’ambassadeur Hernán Sandoval, qui accueillit dans les salons de l’ambassade du Chili en France la présentation de La Société des Hommes Célestes (Sens Public, 2005)14, eut l’amabilité d’amener personnellement à Pablo Dittborn, directeur de Mondadori-Chile, le manuscrit de Madre/Montaña/Jazmín (Crónica de 1973) 15, dans lequel je raconte le processus de l’Unité Populaire chilienne observé depuis Paris. Dans cet ouvrage écrit en intertextualité avec La Mère de Gorki, La Montagne Magique de Thomas Mann et la Comarca del Jazmín du poète chilien Oscar Castro14, je compare l’histoire de la « Patria Vieja » et de la bataille de Rancagua16 avec l’Unité Populaire et la bataille de La Moneda, où Salvador Allende mourut en défendant la démocratie. Pablo Dittborn ne me répondit pas. Peut-être la construction du récit en carré et en spirale (suivant les théories de Klee et Kandinsky), en analogie avec la place carrée de la ville de Rancagua et le plan urbain en spirale de Paris, le déconcerta. Un peu plus tard, il déclara dans un entretien que Mondadori avait besoin de publier des romans comme ceux d’Isabel Allende, susceptibles d’être vendus à plus de 30.000 exemplaires… Pour comprendre cet éditeur, je me vois obligé de rappeler brièvement le schéma idéologique qui explique en bonne mesure la réussite éditoriale de La Maison des Esprits, le best-seller de la célèbre romancière : après le coup d’État de Pinochet, un riche propriétaire terrien, au très mauvais caractère mais possédant un « grand cœur », évite à un jeune paysan révolutionnaire de tomber entre les griffes des soldats pinochétistes, grossiers et mal élevés, manipulés par des officiers et des politiciens incultes, tandis que les « gens bien » attendent avec impatience de récupérer le pouvoir avant que les militaires ne fassent trop de dégâts. Grâce à la gentille romancière, les milliardaires et les latifundistes chiliens préservent les apparences et s’en lavent les mains tachées du sang des crimes commis par leurs marionnettes déchaînées. Les États-Unis, discrètement mentionnés dans le roman, miraculeusement ne jouent aucun rôle important dans cette histoire, à oublier le plus vite possible. La journaliste-romancière (laquelle, soit dit en passant, apprit à écrire dans un hebdomadaire de mode féminine et avoue avoir demandé à sa maman, grande bourgeoise de Santiago, de la conseiller et de corriger son manuscrit) porte, par hasard, le même prénom que l’une des filles de Salvador Allende, femme héroïque qui resta aux côtés de son père pendant le siège de La Moneda. Évidemment, les éditeurs mirent à profit cette coïncidence homonymique. Résultat : succès assuré (« boosté » par le film hollywoodien ad hoc) jusqu’aux derniers recoins de l’empire états-unien. La romancière, en plus d’empocher des millions de dollars, reçut dernièrement le titre de « Doctor Honoris Causa » de Harvard University, qui salua sa finesse et son intelligence. Pour preuve de cette finesse et de cette intelligence, voici ce que la lauréate déclara dans le journal espagnol El País 17: selon ses dires, elle a épousé un pénis (son mari californien, un ancien officier de l’armée américaine), elle aimerait avoir des jambes plus longues (ou moins courtes) et, malgré son âge plutôt avancée, elle rêve de passer un week-end en amoureux avec l’acteur Antonio Banderas (le journal ne précise pas combien de whiskys elle but avant ou pendant l’entretien, ni la réaction d’Antonio Banderas à l’appel du pied de la bestseller septuagénaire). Pour couronner le tout, ses éditeurs attendent avec gourmandise que l’Académie du roi de Suède lui accorde le prix Nobel qui, de plus, viendrait maquiller définitivement devant l’Histoire le problème posé par Allende et l’Unité Populaire. Le roman contemporain se prête très bien à ce genre de fraudes politico-culturelles. Et les romanciers (servant-writers) savent ce qu’ils doivent écrire s’ils veulent être best-sellers. Pablo Dittborn, lequel – à tout seigneur tout honneur – fut un actif militant anti-pinochétiste, ne voit aucune contradiction dans le fait d’être l’éditeur d’Isabel Allende. Peut-être connaît-il mal Shakespeare et croit-il qu’entre politique et littérature il n’y a aucun rapport. En vérité, comme tout éditeur conventionnel, il ne s’intéresse qu’à faire de l’argent. En ce qui me concerne, il me semble inutile de publier au Chili chez des éditeurs qui suivent le modèle de Mondadori (maison appartenant au « holding » du néo-fasciste, à peine camouflé, Silvio Berlusconi) et qui se présentent hypocritement comme défenseurs de la haute littérature.
DW : Dans Le Baptême, un personnage affirme que le roman latino-américain du « boom » (García Márquez, Fuentes, Vargas Llosa, entre autres) représente ce que les romans de chevalerie représentaient à l’époque de Cervantès et que le Quichotte a non seulement mis fin à ce sous-genre, mais également au roman à proprement parler. Cervantès voulait condamner l’abus du « merveilleux » comme technique narrative. Carpentier, l’écrivain cubain, disait quelque chose de semblable sur les surréalistes. Est-ce un retour vers le réalisme, chemin que la littérature cherche périodiquement ?
RG : Il me semble que « le réalisme réel » et « le réalisme magique » (cher à García Márquez) peuvent être aussi fictifs l’un l’autre. Pour moi, le problème axial de la littérature ne se trouve pas dans sa relation avec ce qu’on appelle « la réalité », mais dans le rapport entre fiction et conscience. Cervantès, en dénonçant les fabulations invraisemblables des romans de chevalerie dans son antiroman Don Quijote de la Mancha (n’oublions pas que c’est l’histoire d’un fou délirant, d’un malade à la conscience perturbée), ne cherche pas à mettre l’accent sur « la réalité », mais sur la conscience de l’être humain et sur le devoir pour la littérature d’abandonner le chemin de la fabulation gratuite, souvent nocive (ce qui explique l’autodafé des romans de chevalerie jetés au feu au début de Don Quijote) pour reprendre le chemin de la fiction consciente, c’est-à-dire, de celle qui ne cherche pas avant tout à divertir, à distraire, à « échapper à la réalité » (comme le propose Vargas Llosa, sans craindre le ridicule, dans son essai sur Onetti et la fiction), mais une fiction qui cherche à provoquer un éveil et un épanouissement de la conscience du lecteur. Quant au genre romanesque lui-même, je ne sais pas si Cervantès voulait aller au-delà du roman en tant que tel. Ce qui est évident, c’est qu’il cherchait à dépasser le roman de chevalerie, le même (sous d’autres formes, certes) qui domine à nouveau dans notre époque de fabulations sans limites, car la fraude et la domination d’une classe sur une autre, ainsi que le désir constant de diversion pour oublier la misère et la souffrance psychique, le demandent et l’imposent.
DW: Dans Le Baptême toujours, vous parlez de différentes drogues (marihuana, LSD, ibogaïne) en rapport avec la quête intérieure des personnages, processus qu’ils expérimentent et décrivent comme l’ont fait les romantiques, dont la démarche atteint son expression la plus intense avec les « beats ». En tant qu’ancien psychiatre, vous avez eu un lien personnel et professionnel avec ces drogues. Pouvez-vous nous raconter votre expérience ?
RG : Cette expérience est racontée comme une expérience « dionysiaque » dans Le Baptême et « scientifique » (mais d’une façon métaphorique, bien entendu) dans Le Portrait d’un Psychiatre Incinéré. Je décris et j’analyse l’effet des drogues telles que le LSD, le yaghé, la Tabernante Iboga ou la mescaline (utilisées et « racontées » par Aldous Huxley, Allen Ginsberg, Williams Burroughs, Jack Kerouac et toute la « beat generation »), mais aussi des amphétamines que nous étudiions avec Claudio Naranjo18 à l’Institut d’Anthropologie Médicale de l’École de Médecine de l’Université du Chili. En utilisant la fiction (par exemple, pour imaginer le « psychovibraphone », appareil digne de Jules Verne ou des frères Grimm, inventé par le Docteur Asvatz, l’un des personnages du Portrait), et tout en m’appuyant non sur la psycho-dynamique freudienne, rudimentaire et inefficace, mais sur la psycho-dynamique gurdjieffienne, qui expose le fonctionnement des centres psychiques avec minutie et précision (Gurdjieff décrit la psyché comme une machine très délicate que nous devons apprendre à connaître et à manier dans toute sa complexité) ; je détaille le mécanisme d’action psychologique de ces substances, très dangereuses dans la mesure où elles peuvent provoquer des psychoses réactives (bad trips ) à peine différentes des accès délirants chez un paranoïaque. Les séquelles (crises de panique, agressivité, dépression aiguë, etc.) peuvent être rebelles et indélébiles. Le cannabis, tant apprécié et loué par Baudelaire, peut provoquer aussi des réactions psychotiques lorsqu’il est consommé dans de mauvaises conditions (produits frelatés ; doses excessives mélangées à l’alcool ; grosse fatigue physique ou émotionnelle) mais, somme toute, c’est une substance moins dangereuse qui, honnêtement, ne devrait pas être comparée à une drogue comme l’héroïne, terriblement addictive et dont l’administration injectable peut, d’ailleurs, transmettre l’hépatite C et la cirrhose subséquente. Roberto Bolaño, même s’il avait arrêté de se « piquer » plusieurs années avant sa mort (dans un chapitre de Entre Paréntesis il raconte comment il allait chercher de la méthadone, l’ersatz de la morphine, dans les autobus médicalisés pour aider les toxicomanes de Catalunya), fut victime de son ancienne toxicomanie et d’une insuffisance hépatique qui, pour son malheur et le nôtre, mit fin à sa vie. Par contre, la marihuana, comme le proclame le cinéaste Oliver Stone, est une herbe « divine », euphorisante, aphrodisiaque et « méditative », aux effets thérapeutiques remarquables contre la douleur et l’anorexie. Son utilisation ne doit pas être interdite, mais seulement réglementée comme celle de l’alcool car, à l’égal de ce dernier, elle diminue la rapidité des réflexes et la capacité de mémorisation et d’apprentissage.
DW : Dans le « Libro Tercero » du « Baptême », la narration devient « théâtrale » et se fragmente capricieusement entre les personnages qui, de romanesques, se métamorphosent en personnages dramatiques, puis cinématographiques, jusqu’à devenir… de simples marionnettes. Quelle est la signification d’un tel procédé, si complexe ?
RG : Le pari formel consistait à tenir le fil narratif sans discontinuer à travers toutes ces métamorphoses, disséminées d’une façon expérimentale dans Le Baptême. L’ouvrage commence par la narration conventionnelle, à la troisième personne dans le « Libro Primero », continue avec le récit sans ponctuation qui passe de la prose au vers libre dans le « Libro Segundo », et se poursuit avec la narration à la première personne du « Libro Tercero », préparant ainsi le discours direct du narrateur-auteur dans l’« Antinovela Final ». D’un point de vue narratologique, je voulais montrer que la narration n’a aucun besoin du roman pour exister. Et la littérature narrative non plus, d’ailleurs. Le roman n’est qu’une modalité séculaire de la littérature narrative millénaire. De nouvelles modalités narratives sont possibles, parmi elles l’antiroman et son dérivé de l’ère électronique, l’intertexte.
DW : Dans « La mort de l’auteur » Barthes écrit : « Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture ». Dans quelle mesure la notion d’antiroman et, puis, celle de l’intertexte coïncident-elles avec cette perspective ? Qu’est-ce qui les sépare du roman traditionnel ?
RG : Barthes (« la Mamie », comme l’appelaient avec ironie ses disciples telqueliens), pour lequel j’avoue ne pas avoir beaucoup de sympathie car, à cause de sa frivolité et de la superficialité de nombre de ses postulats théoriques, il est l’un des responsables de la décadence de la littérature française d’aujourd’hui, dit parfois (très joliment, c’est vrai) des choses justes. Dans le paragraphe que vous citez, Barthes s’approche de la définition de ce que j’appelle l’intertexte comme genre littéraire, spécialement en ce qui concerne le refus de l’Auteur-Dieu, archétype du romancier (le très athée Vargas Llosa assure qu’il est l’égal de Dieu créant l’univers lorsqu’il écrit ses romans). Malheureusement, Barthes n’approfondit pas sa pensée sur l’intertextualité (pas davantage que sa disciple Julia Kristeva, la compatriote embourgeoisée du grand linguiste franco-bulgare Tzvetan Todorov), approfondissement qui l’aurait conduit à une critique efficace du genre romanesque, lui permettant par la suite d’ouvrir les portes à une véritable révolution littéraire. Au lieu de cela, il a poussé le groupe Tel Quel vers le cul de sac fatal où s’est embourbée et éteinte pitoyablement toute l’avant-garde française (la revue L’Infini et le nouveau groupe réuni par Sollers chez Gallimard n’est qu’un pâle reflet de ce que fut Tel Quel au Seuil, Sollers s’étant transformé de redoutable écrivain d’avant-garde en romancier banal). Pour Barthes, l’avant-garde survit grâce à la bourgeoisie dont, d’après sa pensée, elle dépendra toujours. Et il contribue de son mieux à consolider cette dépendance. Les écrivains et les critiques bourgeois peuvent jouer les coquettes avec l’intertextualité et « la mort du roman », mais pour eux (et les éditeurs qui le soutiennent) le roman en tant que gagne-pain des uns et des autres reste un tabou. On n’y touche pas. C’est ce que je dénonce dans les Pamphlets Parisiens 19, écrits en intertextualité avec Monographie de la Presse, le très drôle et lapidaire pamphlet de Balzac qui condamne la corruption parisienne de l’époque, en rien différente de celle d’aujourd’hui.
Expliquer en peu de mots l’Intertexte en tant que genre littéraire post-romanesque n’est pas facile en soi. Je l’ai déjà défini conceptuellement dans l’essai Bakhtine, le roman et l’Intertexte 20 qui fait partie de mon Manifeste pour une nouvelle littérature 21 (la version originale fut présentée dans le stand de Sens Public au Salon du Livre 2005). Pour simplifier et éclairer les choses, je me limiterai à établir quelques comparaisons entre la narrative chilienne d’aujourd’hui et mon propre travail, comparaisons strictement esthétiques, mettant de côté toutes connotations axiologiques ou éthiques. Ainsi, on pourrait comparer La Sociedad de los Hombres Celestes (Un Fausto latinoamericano) avec El Anfitrión, de Jorge Edwards (son livre le plus réussi selon Carmen Balcells, qui fut à une époque notre agent littéraire commun), roman qui s’inscrit, à travers son protagoniste Faustino, dans la légende faustienne ; ou Una ardiente paciencia, le roman au titre faussement rimbaldien d’Antonio Skarmeta (qui sert de scénario au film Il Postino), avec La Guérison 22 (une « nouvelle » Divine Comédie), car dans les deux œuvres il s’agit d’un vieux poète qui guide un jeune poète vers l’amour et la félicité… comme Virgile guide Dante dans la Commedia. Et la pentalogie de Roberto Bolaño – 2066 – avec ma pentalogie Les Phases de la Guérison 23. Je laisse au lecteur curieux la liberté d’établir ses propres comparaisons. Il pourra constater qu’il existe une différence radicale entre un roman et un intertexte écrits sur le même sujet. En ce qui concerne Roberto Bolaño, j’ai la certitude que la comparaison entre sa pentalogie et la mienne ira en s’imposant inéluctablement dans le temps. Et alors, on verra ce qu’a été le roman et ce qui est et sera l’intertexte. Pour sûr, je serai déjà incinéré.
DW : Un des aspects qui attirent l’attention dans votre écriture c’est la coprésence de langues différentes (plurilinguisme) dans la matérialité de vos textes. Ceci peut s’apprécier, par exemple, dans l’insertion de citations de Dante, Shakespeare, Proust, Mann, Tolstoï, Maïakovski parmi tant d’autres. Ne croyez-vous pas que cette technique diminue la lisibilité de votre travail, créant des hiatus qui obligent le lecteur à les résoudre ? Est-ce que l’illisibilité constitue une clé de lecture de votre œuvre ?
RG : Le plurilinguisme, j’insiste, est un phénomène de plus en plus présent et inévitable dans notre société. La littérature, dans la mesure où elle précède ou suit l’évolution de celle-ci, ne peut pas rester en marge d’un fait qui est fondamental… pour la littérature elle-même. À l’instar de quelques écrivains d’aujourd’hui (dernièrement au Chili, Ariel Dorfman24 et, bien sûr, Vicente Huidobro), mais aussi de quelques précurseurs (Sterne, Dante, Rabelais), l’écrivain de l’avenir sera spontanément un écrivain plurilingue et il pourra choisir les langues dans lesquelles il voudra écrire, un peu comme un peintre choisit les couleurs ou les matériels qu’il utilisera dans la création de son tableau. Et les lecteurs, au moins les amateurs de haute littérature, ne trouveront pas d’inconvénients majeurs pour passer d’une langue à une autre et jouer avec elles… à la façon de beaucoup de touristes qui visitent l’Europe, continent densément plurilingue. Il est nécessaire de souligner qu’être plurilingue n’implique pas l’obligation de dominer la phonétique, la grammaire et l’écriture de multiples langues. Mauricio Wacquez25, écrivain francophone parce que son père était français, disait : « On a le devoir de parler correctement la langue maternelle; les autres, comme on peut ». Tout le monde n’a pas les capacités polyglottes de Palazuelos, de James Joyce ou Julio Cortázar, de Jordi Savall ou de Daniel Barenboïm (les musiciens, pour des raisons acoustiques et phonétiques, sont souvent de surprenants polyglottes). Pour le moment, le monolinguisme et le roman continuent de prédominer par facilité et, surtout, par inertie ; mais ceci ira en changeant… nécessairement. Le plurilinguisme, loin d’être une simple aptitude ou élégance intellectuelle, est le mécanisme qui nous permet de prendre conscience du fait que « mon parler » correspond à une langue bien différenciée, distincte d’autres et, grâce à cela, il m’aide à prendre conscience de moi-même et à reconnaître et respecter l’Autre dans sa propre différence linguistique. Le plurilinguisme est nécessaire comme instrument de la solidarité humaine. Il n’a rien à voir avec un prétendu élitisme ou snobisme. En ce qui me concerne, étant donné que je suis un écrivain situé dans une période de transition entre deux époques – celle de l’imprimerie et celle de l’écriture électronique – j’accompagne, en général, mes textes plurilingues d’une traduction en espagnol ou… en français. Ainsi La Guérison, intertexte écrit en français, castillan, italien, anglais et qui intègre des mots de latin et de mapudungùn araucan, est-elle accompagnée d’un glossaire26 (conseillé par Michel Butor) avec une traduction en français de tous les textes. Roberto Bolaño, au cours d’un diner à la Maison de l’Amérique Latine, à Paris, avec d’autres écrivains, me disait être très impressionné et intéressé par ce jeu plurilingue.
DW : Aussi bien dans « Le Baptême » que dans « Le Rêve » nous avons l’impression d’assister à un processus de « décomposition ». Dans « Le Baptême », la narration impersonnelle du début rappelle le réalisme du 19e siècle, narration qui commence soudain à se métamorphoser à travers un récit délirant qui traverse de multiples genres – parmi eux, l’antiroman – pour raconter la fête du baptême du fils de Juan-Agustín Palazuelos. D’autre part, les premiers « corps » du Rêve, qui gardent une certaine cohésion narrative, se transforment, à la fin, en un « corps astral », c’est-à-dire spectral, où les lignes temporelles se dissolvent pour dépasser le récit avec des textes multiples et variés en plusieurs langues (Dante, Gurdjieff, Lénine, le Yi-King, la Bible, etc.). Dans les deux « antiromans » la narration se décompose et génère une sorte de "détritus" dans lequel la prolifération de fragments exogènes dynamite son homogénéité (ce qu’on pourrait rapprocher de la pensée de Walter Benjamin et son « Livre des Passages »). Quelles intentions littéraires et politiques animent cette technique ?
RG : Vous utilisez le mot « décomposition ». Puisqu’il s’agit de narrative romanesque, peut-être pourrions-nous dire « déconstruction » du roman par l’antiroman, mais pas dans le sens « derridien » du terme « déconstruction », fortement idéologique et anti-marxiste (c’est, à mon avis, l’une des raisons du succès plutôt ambigu de Derrida aux États-Unis). Le roman traditionnel est linéaire, cohérent, ordonné et fermé. Aller au-delà nécessite de le démonter et d’examiner chaque élément, de mettre de côté ses « détritus » comme vous dites, et tenter de le monter à nouveau, d’une autre façon, cherchant une nouvelle composition, une nouvelle forme. Cortázar le tenta dans 62, maquette à monter 27. L’antiroman est fondamentalement « déconstructif ». Il analyse plus qu’il ne synthétise, nie plus qu’il n’affirme, s’oppose plus qu’il ne propose, détruit plus qu’il ne construit. Le Baptême et Le Rêve en tant qu’antiromans rompent le schéma traditionnel du roman et, pour cette raison, ils peuvent donner l’impression d’incohérence, de cette « décomposition » dont vous parlez. Cependant (et ceci prélude déjà l’intertexte) la masse textuelle de ces deux ouvrages est formellement maîtrisée, ramassée dans une forme qui leur donne une cohérence esthétique. Le Baptême, dont le titre fait référence au sacrement du christianisme, est écrit en analogie, lointaine et légère mais existante, avec les quatre évangiles. D’où les titres « Livre Premier », « Livre Second », « Livre Troisième »… et l’ « Antiroman Final », qui clôt les quatre parties de l’œuvre. Plus clair est le jeu esthétique du Rêve, malheureusement gâché par l’édition désastreuse de Montesinos Editor qui publia par « erreur » les épreuves non corrigées du texte (ce fut l’une des causes qui me décida à m’éloigner du milieu de l’édition espagnole et à changer de langue). Le Rêve est structuré autour de deux analogies formelles : l’une, comme « journal onirique » suivant la forme d’un journal de la presse ordinaire avec ses différents corps et ses suppléments ; l’autre, comme un vitrail monté avec un ensemble de fragments vitrés, réunis et fusionnés moyennant une grille qui leur donne une forme précise. Les « corps » font allusion, métaphoriquement, aux corps sculpturaux des trois jeunes filles protagonistes du récit principal, et le vitrail, à l’histoire d’un amour de jeunesse brisé, recomposé allégoriquement. Dans la réédition, révisée soigneusement par moi-même grâce aux facilités techniques offertes par CreateSpace USA et publiée par Amazon, il est possible d’observer avec netteté cette construction esthétique qui incorpore, en plus des corps journalistiques et des suppléments, un « corps astral » forgé avec des textes classiques d’un niveau très élevé et d’une signification profonde, parfois en contradiction et en opposition totales entre eux. Dans la tradition ésotérique le « corps astral » s’obtient par opposition, frottement et fusion (comme dans un vitrail) des éléments antagonistes en jeu. C’est le corps le plus solide de tous, le seul (d’après les grands maîtres ésotériques) qui peut résister à la mort et à la décomposition du corps organique. À vrai dire, je ne sais pas jusqu’à quel point mes ambitions esthétiques ont donné un bon résultat car aussi bien Le Rêve 28 que Le Baptême 29 sont des ouvrages de jeunesse, rédigés lorsque je venais de quitter la pratique de la médecine et que je commençais à peine à écrire d’une façon régulière.
DW : Barthes signale la différence entre textes de jouissance et textes de plaisir. Est-ce que cela pose pour vous la question, tellement d’actualité, des limites entre l’érotisme et la pornographie ? Dans vos antiromans le sexe peut être tantôt transcendant, tantôt banal ou grotesque, mais néanmoins toujours important. Où situez-vous les limites entre pornographie et érotisme?
RG : Dans Le Plaisir du Texte, l’un de ses meilleurs livres, Barthes établit avec une grande finesse la différence entre ce qu’il appelle « le texte de plaisir » et le « texte de jouissance », faisant référence avant tout, il me semble, à l’acte d’écrire et de lire… n’importe quel texte littéraire, aussi bien un texte de Sainte Thérèse d’Avila, de Saint Jean de la Croix ou du Marquis de Sade. Maintenant, si nous nous penchons sur le thème, très actuel en effet, de la pornographie, je ne reconnais pas de limites rigides entre érotisme et pornographie, concepts tous deux très relatifs et qui changent d’époque en époque. L’orgie des marionnettes dans Le Baptême, avec les enfants comme spectateurs-participants, est-elle pornographique ou érotique ? Je dirais, simplement drôle (je ris chaque fois que je me souviens de la scène). Le sexe, le plaisir sexuel peut nous aider à vivre, à équilibrer les aspects morbides de notre existence… même si parfois, comme dans un amour détruit, il les provoque. Et le sexe, comme érotisme textuel, peut stimuler l’action de lire et d’écrire… lorsqu’il ne la dévoie pas, comme c’est le cas de Portnoy’s Complaint, le roman exemplairement pornographique de Philip Roth. Dans le deuxième tome de Madre/Montaña/Jazmín, la description détaillée de la grève dans la mine de cuivre « El Teniente », qui précéda le coup d’État de Pinochet, est équilibré par l’intense passion sexuelle vécue par le narrateur avec une femme mûre, une aristocrate française dont le fils se trouvait au Chili en septembre 1973. Le récit érotique est construit en intertextualité avec les poèmes de Mallarmé, en particulier avec le mystérieux et majestueux Igitur. Sans ce contrepoint à la fois érotique et poétique, la lutte des mineurs du cuivre aurait été trop harassante pour le lecteur. Et sans la reconnaissance de la lutte des travailleurs de la mine pendant la bataille de la ville de Rancagua, le récit de la passion charnelle se serait perdu dans la frivolité. C’est la conjonction de ces deux aspects de l’existence humaine qui donne sa valeur esthétique à l’œuvre. Et s’il y a une valeur esthétique, il n’y a pas de pornographie. On pourrait dire la même chose de L’Enlèvement de Sabine 30, où je raconte la passion entre un jeune bachelier (Gabriel) et une « milf » juive (Mary, journaliste new-yorkaise) qui se rencontrent par hasard dans une pension de Florence. Le récit érotique va se tisser tout au long de leur périple touristique qui les conduit à contempler une par une les Annonciations disséminées dans la ville, Annonciations reproduites dans le livre dans une sorte de dialogue à la fois intertextuel et interpictural. Je suppose qu’un critique comme Ignacio Valente31, membre de l’Opus Dei (et instructeur idéologique de la première Junte pinochétiste, ne l’oublions pas), serait à coup sûr scandalisé par un ouvrage pareil, de même que toute la lignée de critiques littéraires chiliens, initiée par Alone32. Heureusement, je vis et j’écris en France, et je publie librement, sans aucune censure, chez CreateSpace USA.
DW : Dans votre œuvre des références rendent compte constamment du texte lui-même, où le narrateur ne cache pas ses difficultés scripturales et consulte le lecteur. Au-delà du jeu textuel, quelle importance a pour vous ce dialogue avec le lecteur ?
RG : Notre entretien est un exemple de dialogue entre un écrivain et un lecteur… qui est aussi un écrivain. Le langage et, par conséquent, l’écriture et la littérature, sont fondamentalement « communication ». Gogol, comme je le raconte dans Bakhtine, le roman et l’intertexte, faisait appel pathétiquement à ses lecteurs pour qu’ils s’introduisent dans ses textes, les corrigent et les modifient à leur guise. Cortázar tenta de faire de même un siècle plus tard… mais sans y parvenir. Non pas par manque d’habilité, mais parce qu’il n’avait pas ce que nous avons aujourd’hui : les avancées de la révolution cybernétique, Internet. Le « livre interactif » (interactive book), la « fiction interactive » (interactive fiction games), où les auteurs et les lecteurs se croisent et se répondent, ne sont plus une utopie, même s’ils ne sont encore que de simples « trucs » technologiques utilisés à la façon des jeux vidéo. Mais désormais les nouvelles technologies commencent à s’imposer sérieusement dans le monde de la littérature, comme jadis l’imprimerie à l’époque de Rabelais et de Cervantès. « Desocupado lector », nous interpelle avec vivacité, par-dessus les siècles, l’immortel Cervantès. Et avant lui, Dante ; et avant celui-ci, Pétrone, etc., sachant toutefois que le lecteur n’avait pas les moyens de répondre.
Aujourd’hui, interpeller le lecteur est possible textuellement (rien à voir avec les séances de signatures organisées commercialement par les éditeurs dans les « foires du livre »). Voilà une autre des caractéristiques de l’intertexte qui le différencie radicalement du roman. Le roman propose un texte fermé, non modifiable par le lecteur. Confiné dans une situation de passivité totale, celui-ci peut, tout au plus, « rêver » avec les aventures des personnages. Par contre, l’intertexte est une modalité narrative ouverte, où le lecteur peut activement entrer et dialoguer si ce n’est avec l’auteur (peut-être déjà mort), du moins avec son texte, techniquement « immortel ». C’est précisément ce que j’ai fait dans Dialogue Intertextuel avec Bakhtine,33 où je discute avec le génial théoricien russe comme s’il était encore en vie (il est mort en 1975). Contrairement à la froide lucidité que j’éprouvais tandis que j’écrivais Bakhtine, le roman et l’Intertexte, un vif sentiment de vénération m’accompagna pendant « notre » dialogue sur sa théorie du roman, théorie érudite et profonde, parfois aride et abstraite, d’une implacable rigueur intellectuelle, mais qui, grâce à l’intertexte et à la fiction intertextuelle, devient un dialogue matériel très différent des dialogues purement imaginaires d’un roman. C’est encore cette posture, à la fois de lecteur actif et d’écrivain intertextuel, que j’adopte dans la version électronique de La Société des Hommes Célestes 34 et dans son fragment, déjà entièrement « éditorialisé », Le Château de Méphistophélès 35, lorsque je m’introduis dans les innombrables Faust qui constituent la légende faustienne. Grâce à l’intertextualité, à l’utilisation de la métonymie, je modifie et j’enrichis, dans la mesure où cela m’est possible en ce début du 21e siècle, la légende initiée par le Volksbuch vers la fin du 16e siècle. À l’opposé du frustré Gogol et suivant les pas pleins d’audace de Cortázar, je m’adresse au lecteur sachant qu’il pourra, d’une façon ou d’une autre, me répondre en utilisant les nouvelles technologies et entrer, lui aussi, avec sa propre écriture, dans la légende faustienne. C’est ce que j’ai tenté de faire avec les élèves du lycée Édouard Herriot lors d’une rencontre organisée par Belles Latinas36, à Lyon. L’intertexte ouvre le chemin à une véritable révolution littéraire dans laquelle la relation écrivain/lecteur est active et non passive, comme celle qui caractérise le roman.
DW : « Le Baptême » et « Le Rêve » sont constamment traversés par des réflexions sur leurs propres matériaux de dé-composition. Ces antiromans ou intertextes ne voilent pas leur dimension artificielle, trait qui, d’après Severo Sarduy, constituerait une opération baroque ou néobaroque. Rapporteriez-vous votre poétique à cette stratégie ? Avec quels auteurs baroques ou néobaroques – dans le cas du Chili : Donoso, Wacquez, Juan Luis Martínez et Rodrigo Lira, parmi d’autres – percevez-vous une proximité ?
RG : Parmi tous ces écrivains que vous mentionnez, c’est Mauricio Wacquez le plus important pour moi. Mon amitié avec lui peut être comparée à mon amitié avec Juan-Agustín Palazuelos (d’ailleurs, il nous présenta l’un à l’autre). Ce fut au début des années 60 que je rencontrai Mauricio, alors que, parallèlement à mes études de médecine à l’Université Catholique de Santiago, j’avais entrepris un cursus en philosophie au légendaire Institut Pédagogique de l’Université du Chili, où il était Assistant à la chaire de philosophie médiévale. C’est encore Mauricio qui me présenta Severo Sarduy à Paris. Je ne suis pas certain qu’il aurait accepté d’être considéré, sans plus, comme un écrivain baroque ou néobaroque par Sarduy, pour lequel, cependant, il éprouvait une véritable admiration. Néobaroque, Sarduy l’était peut-être dans le meilleur ou le pire sens du mot, mais il avait tendance à regarder la littérature uniquement à travers ce prisme. Il méprisait José Donoso (écrivain « sablonneux », « ennuyeux », « sans intérêt »), et je crois qu’il pensait à peu près la même chose de Mauricio. Je préfère m’éloigner de ces qualifications ou disqualifications un peu obscures et revenir à Toute la lumière du midi, premier roman de Wacquez. Mauricio habitait chez ses vieux parents dans une mansarde de la maison familiale de l’Avenida Holanda, en plein quartier Providencia. Là, il me montra les manuscrits du roman qu’il venait de publier. Je reçus un choc qui serait décisif pour ma vie et ma vocation d’écrivain. Il avait mis sur le tourne-disque un concert pour orgue d’Haendel (je l’entends dans mon cerveau en cet instant) et par la fenêtre entrouverte, bleue comme celle peinte par Matisse, entrait une brise printanière et la totalité de la lumière du jour. Mauricio me donna à feuilleter ses cahiers, écrits à la main, avec la première version de son roman et ensuite les manuscrits dactylographiés. « La dernière correction consista à mettre chaque paragraphe sur une feuille à part pour l’étudier mot à mot », me dit-il. C’était l’un des secrets de sa prose éblouissante, pour moi l’une des plus belles de la littérature latino-américaine.
DW: Lisez-vous des textes récents de la littérature chilienne ? Voyez-vous une continuité entre votre travail et le projet antiromanesque commencé, à mon avis, par Juan Emar et prolongé par Palazuelos ?
RG : À vrai dire, je lis rarement les auteurs chiliens d’aujourd’hui. Il me semble regrettable de voir quelques romanciers, avides de notoriété ou d’argent, incorporés sans aucun scrupule à la lignée critique initiée par le « pré-curé » Alone et prolongée jusqu’à aujourd’hui par le « post-curé » Valente dans les pages de El Mercurio, notre seul « grand journal », sur lequel veille encore l’ombre méphistophélique d’Agustín Edwards Eastman, l’incitateur et le détonateur du coup d’État de Pinochet (n’oublions pas, puisqu’il ne s’est jamais repenti, qu’Edwards, membre de l’Opus Dei comme Valente, fêta bruyamment – en sablant le champagne dans un restaurant de Barcelone – la mort de Salvador Allende). Il ne m’est pas agréable de citer avec leurs noms tous ces personnages, mais la littérature chilienne a besoin d’une nouvelle critique littéraire fondée non sur l’intérêt commercial, égotiste ou idéologique, mais sur l’honnêteté intellectuelle. Sur ce point, l’effort que vous avez accompli en faisant publier Libertad bajo palabra par Editorial Universitaria, me semble très prometteur. La naissance d’une nouvelle critique devrait favoriser, logiquement, le développement d’une nouvelle génération d’écrivains pour lesquels la littérature ne sera pas une simple façon de « faire carrière et de triompher en société » comme le dénonce lucidement Juan Goytisolo dans son discours de réception du Prix Cervantès. Soit dit en passant, comment aurais-je pu tenter ma démarche avant-gardiste au Chili pendant les années néfastes du pinochétisme, sans liberté de presse et d’expression comme c’est, malgré les apparences, toujours le cas37 ? Eh bien, puisque nous parlons de romanciers et d’antiromanciers, je dois ajouter que j’ai essayé aussi de me mettre en rapport avec Diamela Eltit 38, car elle est considérée comme une romancière d’avant-garde. Mais, à l’égal de Camilo Marks ou de Pablo Dittborn, elle ne m’a jamais répondu (on dit que l’i-responsabilité est le sport le plus pratiqué par l’intelligentsia de Santiago). Je lui ai même fait parvenir un exemplaire de Madre/Montaña/Jazmín à travers son compagnon, Jorge Arrate, ancien candidat à la présidence du Chili. Gentil et courtois, celui-ci me fit comprendre que sa femme est par trop occupée à donner des cours de littérature dans une université privée de New York. Dans une de vos questions vous me demandiez si je comptais revenir au Chili. Franchement, quel intérêt puis-je avoir à revenir dans un milieu qui, sans doute à cause des séquelles du pinochétisme, continue à être aussi réfractaire et peureux face à des échanges intellectuels qui devraient être fondés sur la générosité, la solidarité et la responsabilité ? Toutefois, je garde une très bonne relation avec Francisco Rivas Larraín, que j’ai connu au cours d’un colloque39 organisé par le Centre Pompidou en 2004 sur le thème de l’exil, et avec mon camarade de lycée, Jorge Miranda Aguilera, écrivain authentiquement populaire.
J’ai lu aussi Jorge Edwards, qui fait preuve de quelques velléités intertextuelles dans ses derniers romans, notamment dans La Casa de Dostoievsky (La Maison de Dostoïevski), roman où le protagoniste est le poète chilien Enrique Lihn. Il est important de signaler qu’il y a une grande différence entre ce que nous pouvons appeler « roman intertextuel » et l’Intertexte à proprement parler. Dans le roman intertextuel (par exemple, Une Vie Divine de Philippe Sollers) les citations sont souvent sans référence explicite à l’auteur, plutôt métaphoriques et décoratives, parfois purement narcissiques (comme c’est le cas de Sollers) ou (s’agissant de Vargas Llosa) simplement d’honteux plagiats. Dans l’intertexte, les citations font référence explicite à leur auteur original et sont, essentiellement, métonymiques (le plagiat est exclu par définition). Or, je commençais à lire avec intérêt La Maison de Dostoïevski où Edwards, auréolé par le Prix Cervantès, le Prix National de Littérature du Chili (et les 300.000 dollars du prix Planeta financé par le Señor Lara, le Moby Dick de la littérature hispanique40), fait allusion, avec son titre tricheur, à l’œuvre du génie russe. Ma désillusion fut parallèle à mon indignation. Edwards, renouant avec son pamphlet anti-castriste Personne non grata à Cuba (qui lui valut d’être reçu dans l’Open Society définie par Karl Popper et louée par la reine d’Angleterre), dévalorise sournoisement l’œuvre poétique d’Enrique Lihn et le poète lui-même, décrit comme un pauvre individu qui finira par faire du théâtre dans la rue et offrir ses poèmes aux passants à quelques pas du « Club de la Unión »41 où, contraste édifiant, le romancier est reçu et applaudi habituellement par la plus rance bourgeoisie de Santiago. Pire, utilisant la fiction comme bouclier (ce que l’Intertexte, appuyé sur l’honnêteté intellectuelle, ne permet pas), il se moque dans le même roman du défunt Mauricio Wacquez (qui, de son vivant, j’en suis témoin, lui offrit toujours sa loyale amitié), lui donnant le surnom de « la tapette Le Cléziel » (et ici Edwards tombe le masque de la fiction romanesque), auteur de Paréntesis, texte avant-gardiste qu’il se complait à ridiculiser en tant qu’ouvrage « afrancesado ». Quant à Juan Emar, que Jorge Edwards tente aussi de dévaloriser (comme il le tenta avec Neruda, sans jamais y parvenir) disant de lui que sa prose donne l’impression d’être traduite d’une autre langue (comme s’il existait une prose « nationale-chilienne », reflet du parler des grands propriétaires terriens et des milliardaires de Santiago), je le considère comme un exemple pour la grande qualité de son œuvre, comparable à celle de Samuel Beckett ou à celle de Nathalie Sarraute. L’œuvre de Juan Emar, pour moi le plus grand prosateur et (anti)romancier chilien, contient les paramètres de l’évolution de la littérature contemporaine. Son étude est – et sera – fondamentale pour le développement de notre culture. Mais je l’admire aussi pour avoir été capable de renier ses origines grand-bourgeoises et de mener une vie humble et éloignée des mondanités, consacrée entièrement à l’écriture.
DW : Dans « Le Rêve » vous racontez une rencontre avec Mauricio Wacquez au cours de laquelle il critique durement vos textes (« ce que tu écris n’a rien à voir avec la littérature, ce que tu fais – j’insiste –, n’est pas littéraire »). Cette critique renforce l’idée de décomposition dont nous parlions auparavant : votre écriture exhibe ouvertement ses propres blessures. Dans ce fragment, le narrateur répond à Wacquez que son intérêt n’est pas centré sur la littérature mais sur l’écriture. Quelles raisons vous mènent à séparer littérature et écriture dans votre œuvre ?
RG : La rencontre avec Mauricio à Barcelone, telle qu’elle est racontée dans sa version authentique (El Sueño), est en réalité un montage de la pensée de mon ami sur la littérature romanesque. Pour lui la littérature narrative c’était le roman, un point c’est tout.
Vous me parlez d’écriture et de littérature, termes qui parfois sont utilisés comme synonymes. L’écriture précède historiquement la littérature telle que nous la connaissons (texte écrit), mais non la « narration », orale à ses débuts. Je préfère le terme « écriture » lorsqu’on met l’accent sur la matérialité concrète du phénomène « écrire ». Nous savons que lire comme écrire sont des pratiques universelles et millénaires, nées du besoin de communication, pour transmettre un message à l’Autre. La littérature, par contre, est une pratique relativement récente et restreinte (le mot même – litteratura en latin – est daté seulement du 12esiècle) dans laquelle la forme du message est aussi importante que le message lui-même. C’est dans cet aspect formel du message que prend naissance la dimension esthétique de l’écriture, laquelle entre ainsi dans la sphère de ce que nous appelons « art ». Par malheur, l’art et la littérature ont toujours été tributaires de l’organisation sociale et économique, devenant les proies d’une caste privilégiée socio-économiquement. Précisément, c’est ce qu’il advient aujourd’hui au roman, poutre maîtresse (comme je le disais au début de notre entretien) de l’industrie éditoriale et des valeurs bourgeoises de notre société. Or, si « bien écrire » un roman « valable » pour le marché littéraire n’est pas à la portée de quiconque (si le romancier ne respecte pas les canons marchands, il restera logiquement et automatiquement exclu du « concert littéraire »), écrire continue à être à la portée de n’importe quel être humain alphabétisé. L’écriture est toujours vivante, libre et active depuis les origines de l’Histoire, dont le commencement est associé à l’invention… de l’écriture. Et c’est à partir de l’écriture, en tant que pratique qui a évolué matériellement avec le progrès technique de l’Humanité, qu’une nouvelle littérature sera possible. L’Intertexte comme écriture permet de surmonter les barrières et les limites imposées par la société actuelle à la littérature, en s’appuyant pour cela, tout naturellement, sur les derniers avancements de la science de la communication, la cybernétique.