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L’assassinat de Boris Nemtsov en plein centre de Moscou en dit long sur l’état de la politique russe. Perpétré à la veille d’une manifestation contre les coups de force d’un pouvoir qui se prévaut du rattachement de la Crimée et du soutien aux Russes du Donbass ukrainien, cet assassinat, tenu par les officiels russes pour une provocation dont ils seraient victimes, marquera-t-il un tournant dans l’approche diplomatique des faits liés à la Russie ? Un récent rapport britannique fustigeait la naïveté des efforts européens de conciliation avec Moscou – il est vrai que le ministre allemand Steinmeier a mis en œuvre toutes les stratégies d’atermoiement imaginables, de concert avec les pays les plus dépendants du gaz russe. Quand François Hollande comme Barack Obama haussent le ton et disent que l’attaque de Marioupol serait une ligne rouge, on mesure les concessions faites à Poutine en un an et l’absence d’actions à la hauteur du défi.
La saisie de la Crimée par les Russes intervenait dans un vide politique complet du coté ukrainien. Une fois l’ancien président exfiltré par ses amis russes, la seule instance légitime étant un parlement sans mandat, aucune réaction militaire n’était possible. Les bases ukrainiennes capitulèrent sans condition, la flotte passant même en partie du côté russe. C’était avant l’élection du président Porochenko au printemps, celle d’une assemblée démocratique à l’automne, avant la signature du Pacte d’association avec l’Union européenne dont le rejet en 2013 avait déclenché la révolution de Maïdan. Miraculeusement, six mois suffirent pour donner à l’Ukraine la représentation démocratique dont la population attend maintenant les fruits. Mais l’espoir que ce printemps ukrainien aboutisse à un compromis fut vite balayé. Dès avant l’été, l’important colloque de Lyon, en cours d’édition par Sens public, présentait la radicalisation des esprits sur les réseaux sociaux. Les intellectuels russes et ukrainiens qui fréquentaient les mêmes réseaux rompirent leurs échanges sur le ton de l’invective et de la suspicion. Porochenko a raison : Nemtsov était un pont entre le deux peuples. Les propagandistes ont libre cours pour attiser les craintes et les rumeurs.
Ce scénario de la défiance dans l’opinion préparait les esprits à une guerre européenne dont l’enjeu est bien le démembrement de l’Ukraine. Comment nommer autrement le scénario de « fédéralisation » dont Moscou ne démord pas et qui reste inscrit dans les blancs du texte inapplicable de février 2015 (Minsk2) ? Selon cet accord, le gouvernement ukrainien devrait concéder une large autonomie aux régions de l’Est demeurant sous sa souveraineté théorique. Cette intangibilité des frontières fonde Vladimir Poutine à parler de « relents de génocide[1] » à l’appui de son soutien aux exigences de Gazprom de voir Kiev payer le gaz des provinces séparatistes sous peine de cessation d’approvisionnement à tout le pays. Quelle ironie !
Minsk 2 est-il donc un nouveau Munich qui masque un total déséquilibre ? Comment la situation peut-elle s’améliorer avec des dizaines de milliers de réfugiés installés à Kiev ou dans l’Ouest ukrainien, une reprise économique paralysée par la guerre aux frontières et une faillite financière telle que les bailleurs internationaux et européens répugnent à s’ingérer ? Ceux-ci ne s’engageront que si l’usage des fonds est suffisamment contrôlé – et toute faiblesse dans ces contrôles aboutira à la banqueroute.
Pourquoi l’évolution pacifique envisageable au printemps s’est-elle avérée illusoire ? N’évoquons même pas l’effet de contagion d’un succès des démocrates à Kiev : la société ukrainienne affronte seule des problèmes effroyables, et ne fait envie à personne. Serait-il plus réaliste de rapprocher sa situation de la Pologne de Solidarnosc sous la botte du général Jaruzelski ? Aucune épreuve de force n’était possible avec le Grand frère, de là plusieurs années de glaciation avant l’arrivée de Gorbatchev au Kremlin. Soucieux d’effacer tout souvenir de Gorbatchev, Poutine se satisferait a minima de voir l’expérience démocratique ukrainienne se perdre dans les palabres avec les créanciers, les généraux, les diplomates, perdre tout élan et laisser place à de nouveaux oligarques. Mais il espère mieux. Avec la fédéralisation, Moscou rend l’Ukraine ingouvernable, les bureaucrates locaux étant alors assurés de bloquer, même involontairement, tout progrès par le jeu des intérêts personnels et de l’inertie.
La diplomatie européenne n’est donc qu’une façade inopérante dans cette phase de la révolution. Les ressorts internes de la société de Kiev et des grandes villes pourront-ils maintenir l’unité et des perspectives ? Résisteront-ils aux attaques terroristes ? L’explosion récente dans un cortège à Kharkov ou le plasticage de la maison d’un intellectuel d’Odessa seront suivis d’autres violences qui rappellent les pires périodes de destruction des élites locales au vingtième siècle, celles qui eurent raison des libéraux, des Juifs, des intellectuels et qui gonflèrent les effectifs de l’émigration ukrainienne.
Les événements du Donbass et de Russie disent l’importance des facteurs anthropologiques. Une nation vit par ses formes de la communication personnelle. Un colloque à Lviv faisait récemment état des différences locales dans l’expression par les Ukrainiens de leur sentiment d’appartenance. La plupart des Ukrainiens cautionnent une vision multiculturelle, affirmant leur lien à plusieurs entités culturelles et désirant des relations apaisées avec leurs voisins. Mais la culture du compromis n’est pas facile à mettre en œuvre dans un contexte aussi tendu. Si l’apprentissage démocratique est bien la clé du processus, les manœuvres du Kremlin tentent de prévenir cette mutation. L’espoir démocratique, nous rappellent les Ukrainiens, passe par le respect des personnes dans des institutions justes. Puissent les mois à venir concrétiser cet espoir !
Appendices
Note
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Propos du 25 février cité par Le Monde. Voir en ligne.