Article body
On aurait pu penser à un exercice de style : réécrire une époque en empruntant la plume d’Albert Camus et en lui confiant un narrateur. On cale le récit sur un monument littéraire et on refigure le passé[1] en lui donnant une certaine épaisseur. Il n’en est rien. Emmanuel Ruben continue à travers son deuxième roman à explorer un style de littérature au service d’une empathie géographique, historique et culturelle. Le narrateur du livre se réapproprie une filiation pour mieux imaginer une époque avec ses désirs et ses horreurs, une époque suspendue entre plusieurs guerres où les territoires géographiques et intimes se recomposent. Le lecteur entre dans le livre comme dans La Chute avec un usage extrêmement fin du discours indirect libre pour transformer la pointe de ce monologue en dialogue fondamental.
« J’imagine, oui, si tu étais communiste ou compagnon de route, que tu devais en avoir assez de cette Troisième République qui n’était pas celle de tes ancêtres berbères ou livournais. Et j’imagine que tu ne regrettas guère la disparition de cette Troisième République revancharde et barbichue, née sur un massacre, bâtie sur le dos des coolies, défendue sur toutes les mers, canonneuse de l’Annam et du Tonkin, maniant le sabre et le goupillon, mais qui se saignerait bientôt devant Verdun et finirait par se suicider à 569 voix contre 80 devant Pétain »[2].
On sent dans ce passage la manière dont le narrateur reconstruit en passant de l’imparfait typique des procès inachevés dans le temps au passé simple évoquant le scandale de la fin de la Troisième République. Parce qu’en réalité, le livre d’Emmanuel Ruben retrace de manière profonde une histoire de l’Algérie et de la France, de la colonisation justifiée par l’idéologie républicaine et de l’indépendance algérienne. Le lecteur navigue au gré des reliefs de la mémoire collective et s’accroche à certains îlots de notre histoire méditerranéenne. Le texte est criblé d’interrogations pour savoir qui était ce grand-père parti trop vite.
« Je n’ai pas ici pour but de te brandir en revolver des origines. Le tabou que je rêve tant de briser, je sais que je n’aurais pas même la force de l’évoquer, du moins pas de vive voix, et c’est la raison pour laquelle ne me reste que cette parole muette pour faire les cent pas autour de ton totem, au risque d’errer sans relâche et d’éloigner indéfiniment ce que je voudrais tant savoir »[3].
Il ne s’agit pas tant de savoir que d’imaginer un récit à partir d’une filiation où l’héritage n’a pas été transmis. Ce roman explore les moindres recoins d’une époque historique en raison du scandale de cette non-transmission.
« Comment ? C’est ainsi que tu es trop tôt parti ! PAN, à bout portant. D’un seul coup de feu. Qui ne m’aura pas laissé le temps de te connaître. Mais qui résonne encore – PAN, à bout portant – dans la nuit »[4].
L’inversion de l’adverbe « trop tôt » avec l’ajout de phrases nominales nous plonge d’emblée dans l’absurdité de cette disparition qui a laissé peu de traces. Paradoxalement, cette absence est la condition même de la reconstruction d’un récit sans narrateur. Cet incipit se réfère explicitement dans le livre à celui de L’Étranger.
« Quinze ans à comprendre le premier mot de cet incipit coup de poing, quinze ans à comprendre le deuxième mot, quinze ans à entendre, à la fin de la première partie, le coup de feu »[5].
L’anaphore est riche car elle met en relief l’écho de ce coup de feu absurde. Et le lecteur comprend que le grand-père inconnu est cet étranger si intime, si proche, accroché à quelques lignes d’un récit trépignant de curiosité.
La figure imaginée du grand-père lisant Camus donne un effet de mise en abyme extrêmement intéressant. Le narrateur réinstaure la jeunesse du grand-père à l’aide de signatures présentes dans les livres de Camus. La mère devient la médiatrice de cette lecture à plusieurs générations.
« Or voici qu’il y a quelques années, je m’en souviens, j’arrachai d’un recoin de la bibliothèque maternelle un tout petit livre ; m’avait souvent interloqué le titre un peu bizarre qu’annonçait la tranche, d’un bleu lavande tant il était passé : Noces, suivi de L’Été. Édition de 68. Ton nom, le prénom de maman se lisaient à l’encre bleue sur la page de garde. Elle n’avait pas quinze ans, elle était boursière dans un lycée de jeunes filles ; ce tout petit livre qu’elle gardait secret, à l’écart des curieux, il me plaît d’imaginer qu’il lui fut remis lors d’une distribution des prix d’excellence ; je l’entends grimper sur l’estrade en parquet ciré vers le jury de vieilles sœurs catholiques; je la vois lever sa petite main gantée de blanc pour recevoir ce petit bouquin signé Camus »[6].
Le lecteur malin pourrait y voir une allusion discrète aux Mots de Jean-Paul Sartre avec le déchiffrage des tranches de livres au coin de la bibliothèque familiale. Qui n’a jamais arpenté ces lieux en déterrant le précieux livre, celui qui en dit parfois plus sur le lecteur que sur l’auteur? La bibliothèque devient alors une métonymie significative révélant le grand-père lecteur. La présence des livres lus par la mère du narrateur reflète des valeurs, des conceptions, des idées, des désirs, des envies, des répulsions. Dis-moi ce que tu as lu et je te dirai qui tu étais.
Et dans une verve incroyable, le récit gambade sur une histoire tangible de la Méditerranée en restituant joyeusement et sans ambages les relations entre la France et l’Algérie.
« Ce n’est pas la France qui a perdu l’Algérie, ni l’Algérie qui a perdu la France. La France a gagné l’Étoile d’Alger, la pâtisserie Nour, la boucherie Ibrahim, le restaurant le Djoua, les cigares au miel, les kesra, les makroud, les bradj ; la France a gagné les cafés kabyles du passage du Roi-d’Alger ; la France a gagné le sourire du marchand d’épices, boulevard Ornano, qui vous pèse et vous sert, derrière son étal d’abondance, des olives, du halva, des dattes nouvellement arrivées, Oui parfaitement mon frère, la dernière récolte mon frère, avec un sourire immense sur ce français jovial, affectueux »[7].
La chronologie des événements politiques, les déclarations de Guy Mollet, l’indépendance de l’Algérie, tout s’enchaîne au fil de l’édition des livres de Camus.
Il y a in fine une question qui reste en suspens dans la conscience du lecteur que je suis : cette figure absurde du grand-père est-elle une fabrication hybride des personnages des livres de Camus ? Y-a-t-il une composition savante de L’Homme Révolté, de L’Étranger, de La Chute et de Noces ? Au fond, ce roman constitue le deuxième tome d’une histoire personnelle de la Méditerranée. La littérature a le pouvoir de rendre sensibles des fragments entiers de cette histoire violente et chaleureuse et de nous en restituer les antinomies. Sans le savoir, le lecteur et le narrateur cheminent et réactualisent ensemble ce geste quotidien et absurde si bien énoncé dans Le Mythe de Sisyphe.
Appendices
Notes
-
[1]
J’emprunte ce terme à Frédéric Worms. Frédéric Worms, « Vie, mort et survie dans et après La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli », dans François Dosse, Catherine Goldenstein (dir.), Paul Ricœur : penser la mémoire, Paris, éditions du Seuil, 2013, p. 140.
-
[2]
Emmanuel Ruben, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, Paris, 2013, les éditions du Sonneur, p. 28.
-
[3]
Emmanuel Ruben, Op. Cit., p. 29.
-
[4]
Emmanuel Ruben, Op. Cit., p. 7.
-
[5]
Emmanuel Ruben, Op. Cit., p. 44.
-
[6]
Emmanuel Ruben, Op. Cit., p. 39.
-
[7]
Emmanuel Ruben, Op. Cit., p. 52.