Abstracts
Résumé
L'article de Johann Michel cherche à étudier les relations entre les acteurs impliqués dans la fabrique des politiques publiques de la mémoire en France depuis le début de la troisième République. Sur un premier niveau d'analyse (la configuration des acteurs institutionnels), l'auteur montre que le pouvoir législatif dispose de l'essentiel des compétences mémorielles jusqu'en 1958. Le rapport entre les pouvoirs s'inverse à partir de 1959 au bénéfice de l'exécutif. Il faut attendre le début des années 1990 (adoption de la loi Gayssot) pour assister à un rééquilibrage institutionnel entre les deux pouvoirs. Sur un second niveau d'analyse (rapport entre l'État et les acteurs non-étatiques), Johann Michel montre que jusqu'à la fin de la première Guerre mondiale, l'État reste le grand ordonnateur des politiques de la mémoire (phase du centralisme mémoriel), même s'il n'agit pas seul. Depuis lors, l'État a perdu une part importante de son pouvoir d'offre, d'initiative et d'orientation des politiques mémorielles au profit de nouveaux acteurs (entrepreneurs de mémoire, collectivités locales, institutions internationales). Les pressions toujours plus grandes de la société civile et la montée en puissance de nouveaux acteurs publics, l'interdépendance croissante des acteurs entre eux obligent les représentants de l'État à davantage de négociations et de concertation dans la fabrique des politiques de la mémoire (phase de la gouvernance mémorielle).
Mots-clés :
- politiques de la mémoire,
- entrepreneurs de mémoire,
- gouvernance,
- centralisme
Article body
Parce que les groupes nationaux ne sont pas des données naturelles, mais le produit historique de conflits, de conquêtes de territoires, d’annexions de populations hétérogènes, parce qu’une menace constante pèse sur la cohésion et la stabilité nationales, en dépit des dispositifs de sédimentation des institutions, il revient aux autorités politiques d’entreprendre une légitimation de l’ordre social. Cette entreprise consiste essentiellement à gommer le caractère contingent de l’ordre national en le naturalisant, voire en l’immortalisant. Il en va de la mission de l’autorité politique, au nom de sa propre conservation, de construire des dispositifs pour assurer l’intégration dans l’espace et la reproduction dans le temps de l’ensemble de ses composantes. La question de la légitimation, à laquelle est confrontée toute autorité politique, nécessite la mobilisation de dispositifs qui renvoient directement à l’institution imaginaire de la société au sens de Castoriadis[1].
La fabrication d’une mémoire commune fait partie intégrante de ces dispositifs. Les pouvoirs publics ne disposent certes pas du monopole de production de représentations communes du passé. A toutes les échelles du monde social se diffusent, se transforment, se transmettent des souvenirs communs, propres à des groupes particuliers, dont beaucoup sont étrangers aux normes mémorielles officielles. Bien plus, comme le montre Maurice Halbwachs, "entre l’individu et la nation, il y a bien d’autres groupes plus restreints que celle-ci, qui eux aussi, ont leur mémoire et dont les transformations réagissent bien plus directement sur la vie et la pensée de leurs membres[2]". En revanche, les autorités publiques disposent d’un mode de légitimation dont ne peuvent se prévaloir les autres institutions sociales pour réglementer les mémoires. Ce mode de légitimation accorde aux acteurs publics un pouvoir de contrainte - corrélé avec la monopolisation d’instruments d’action publique mémorielle - qui revendique à s’exercer avec succès non sur une institution sociale en particulier mais sur l’ensemble des administrés d’une collectivité donnée. Les représentations mémorielles, lorsque celles-ci sont produites par les institutions publiques, sont censées s’imposer à l’ensemble des membres de la société. Nous proposons d’appeler mémoire publique officielle le type de représentations et de normes mémorielles produit par les acteurs publics. Il s’agit en d’autres termes de l’art officiel de gouverner la mémoire publique. Pour qualifier la configuration stabilisée d’une mémoire publique officielle à une époque historique donnée, nous parlerons de régime mémoriel. Un régime mémoriel s’apparente à un "cadre cognitif", c’est-à-dire une matrice de perceptions et de représentations de souvenirs qui définit, à une époque donnée, les structures de la mémoire publique officielle. Avant de pouvoir agir sur un régime mémoriel pour le transformer, les acteurs sont d’abord agis par la configuration de la mémoire publique officielle. Les acteurs publics sont à la fois les producteurs et le produit de régimes mémoriels.
Le concept de mémoire publique officielle doit être soigneusement distingué du concept de mémoire collective, forgé dans la tradition sociologique halbwachsienne, qui renvoie aux souvenirs effectivement partagés par les membres d’un groupe donné. Si l’objectif des politiques publiques de la mémoire vise bien à agir sur les représentations des membres d’une société, rien ne dit qu’un régime mémoriel est effectivement partagé à une époque donnée par les membres auxquels il est censé s’imposer. Analyser la mémoire publique officielle en dit parfois plus sur la représentation du pouvoir politique que sur les représentations de la mémoire collective elle-même.
Dans une perspective historique (de la IIIe République jusqu’à nos jours), notre présente contribution a pour objectif d’étudier, dans le cas de la France, le jeu des acteurs directement impliqués dans la fabrique des politiques publiques de la mémoire. Notre attention se porte sur deux niveaux d’analyse : d’une part, les rapports de force et de sens entre les acteurs institutionnels à l’intérieur de l’appareil d’État, d’autre part, les rapports entre les acteurs étatiques et les autres acteurs (acteurs supra-étatiques, collectivités locales, acteurs sociaux...). Ces niveaux d’analyse appellent des interrogations corrélatives qui vont constituer la trame de notre réflexion : le pouvoir exécutif est-il le maître d’œuvre des politiques publiques de la mémoire ? La prolifération des lois mémorielles implique-t-elle une centralité de l’État ? L’État conserve-t-il l’entière souveraineté dans l’offre, l’initiative et la conduite des politiques mémorielles ?
Des compétences mémorielles inégalement partagées entre l’exécutif et le législatif
République renaissante, République encore fragile, menacée aussi bien par le spectre d’une nouvelle restauration monarchique ou bonapartiste que par les poussées du boulangisme, la troisième République fait du souvenir de la Révolution de 1789 la matrice symbolique du régime mémoriel officiel (que l’on peut appeler le régime mémoriel républicain) qui sert à asseoir la nouvelle légitimité du pouvoir en place et le nouvel imaginaire mémoriel de la société française. En conformité avec le régime d’assemblée institué par la Constitution Grévy, la jeune République fait de la production d’une mémoire publique officielle une œuvre essentiellement parlementaire. L’héritage révolutionnaire accorde à la représentation nationale, seule expression légitime de la volonté générale, la pleine souveraineté pour constituer le nouveau socle mémoriel de la France. En comparaison, le pouvoir exécutif dispose d’un faible pouvoir d’initiative. En toute cohérence, il revient à la loi de fixer l’essentiel des politiques publiques de la mémoire à la faveur de trois dispositifs d’action publique mémorielle[3] : les instruments narratifs (chroniques, biographies officielles, manuels scolaires d’histoire, allocutions), les instruments iconographiques (images, emblèmes, peintures, statues, monuments), les instruments scéniques (anniversaires, célébrations, commémorations). Soulignons que certains instruments peuvent parfaitement se coupler mutuellement. Ainsi un monument aux morts, représentant une image ou un symbole (instrument iconographique), sur lequel on a pu graver un discours commémoratif relatant un événement historique (instrument narratif), peut-il avoir été inauguré dans le cadre d’une cérémonie commémorative (instrument scénique).
Parmi les instruments iconographiques, le pouvoir législatif a la compétence pour décider de la construction de monuments commémoratifs. Ainsi, sous la IIIe République, la loi du 24 juillet 1873 prévoit, pour expier les crimes de la Commune, l’érection de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. Sous la IVe République, c’est encore le parlement, en vertu de la loi du 10 août 1950, qui décide par exemple la construction d’un monument à Chasseneuil en l’honneur des héros de la Résistance. Parmi les instruments scéniques, le parlement intervient aussi bien pour organiser des funérailles nationales et procéder à la panthéonisation des grands hommes[4] que pour instituer les journées de commémoration nationale. Sous la IIIe République, la première journée de commémoration instaurant le 14 juillet comme fête nationale est votée par la loi du 6 juillet 1880. Le parlement est parvenu à imposer au gouvernement une troisième journée de commémoration nationale (après la fête de Jeanne d’Arc républicanisée par la loi de 1920) en célébrant l’Armistice de 1918 en vertu de la loi du 24 octobre 1922. Sous la IVe République, il revient encore aux parlementaires d’instituer une quatrième journée (la loi du 20 mars 1953 qui commémore l’Armistice de 1945), puis une cinquième journée de commémoration nationale (la loi du 14 avril 1954 en souvenir des victimes et héros de la déportation).
La mainmise du parlement sur la production des politiques mémorielles perdure-t-elle sous la Ve République[5] ? La présidentialisation de la Constitution de 1958 et le retour du Général de Gaulle aux affaires politiques ont-ils un impact sur cette dynamique mémorielle ? Alors que, sous la Ve République, la domestication du parlement par l’exécutif prédomine largement du point de vue de la fabrication des politiques publiques, les politiques de la mémoire feraient exception, du moins si l’on suit les analyses de Claire Andrieu. En prenant plus précisément comme objet d’analyse les commémorations (de 1945 à 2003) des dernières guerres françaises, l’historienne montre que le pouvoir exécutif (gouvernement et présidence) tend à s’effacer au profit du parlement. C’est donc la continuité qui prédomine de la IIIe à la Ve République, par-delà les changements de Constitutions :
"Tout se passe comme si une prudence républicaine inspirait les gouvernements depuis plus d’un siècle. Ils paraissent avoir redouté de franchir la frontière entre l’éducation civique ou républicaine, et la propagande d’État. Déjà l’adoption du 14-juillet, en 1880, et celle du 11-Novembre, en 1922 avaient été le résultat de la demande exprimée par le pouvoir législatif. A partir de 1945, cette répartition des rôles ne change pas. Sur les treize lois ou décrets qui constituent le corpus des décisions adoptées, six sont le fruit de propositions de loi, d’initiative parlementaire, qui toutes réclament la création ou l’amplification de la célébration. Alors que quatre autres décisions, dues au seul gouvernement, ont un effet inverse et réduisent l’importance de la commémoration[6]."
La principale raison avancée par Claire Andrieu pour expliquer le rôle prépondérant du parlement, y compris sous la Ve République, tient dans le fait que l’élaboration d’une politique mémorielle de la guerre nécessite un large consensus que la représentation nationale est mieux à même d’incarner que le pouvoir exécutif.
La thèse de Claire Andrieu est néanmoins difficilement généralisable à l’ensemble des partages des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif en matière de politiques mémorielles. Qu’une politique mémorielle soit le produit d’une proposition de loi n’implique pas nécessairement que les parlementaires en soient les initiateurs et les maîtres d’œuvre. D’une part, selon une pratique en vigueur sous la cinquième République, des membres du gouvernement peuvent faire adopter une loi en passant par l’intermédiaire d’un parlementaire de la majorité (nous avons affaire ici à un projet de loi déguisé en proposition de loi). D’autre part, des propositions de loi peuvent avoir été préparées en amont par des projets de loi. C’est le cas de la loi du 23 février 2005 qui trouve une partie de son inspiration dans le projet de loi du 10 mars 2004, déposé à l’Assemblée nationale par Michèle Alliot-Marie, "portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés[7]". Force est par ailleurs de constater que la Constitution de 1958 retire aux assemblées parlementaires une part importante des compétences mémorielles qu’elles conservaient jalousement depuis la troisième République. Ainsi les obsèques nationales et les transferts au Panthéon relèvent désormais du domaine réglementaire. Plus décisif encore, le parlement perd la prérogative de voter des résolutions dans le domaine des hommages et des commémorations[8]. La dernière initiative importante en la matière date précisément de 1954 (adoption de la journée de commémoration nationale en souvenir de la déportation). L’avènement de la Ve République s’accompagne d’une marginalisation du parlement du point de vue du contrôle des politiques mémorielles, du moins jusqu’en 1990 (adoption de la loi Gayssot). En comparaison, le pouvoir exécutif, et singulièrement le chef de l’État, bénéficie de prérogatives inédites depuis l’avènement de la cinquième République. Comme le souligne le rapport Accoyer, "à partir de 1958, la politique de la mémoire devient donc l’affaire de l’exécutif. Dès le 11 avril 1959, c’est un décret qui revient sur le statut du jour férié du 8 mai, en fixant les commémorations au deuxième du mois de mai. De même, c’est par un simple décret du 18 décembre 1964 qu’est décidé le transfert au Panthéon de Jean Moulin, voulu par le président de la république et organisé par le ministre de la culture. En donnant l’impulsion, en assistant ou non aux cérémonies, le chef de l’État est en position d’orchestrer personnellement les hommages publics, dans une visée politique[9]."
Dans un autre registre, les allocutions qui ont laissé une marque dans l’histoire des politiques mémorielles sont le fait de chefs de l’État ou de gouvernement (en période de cohabitation) : l’allocution du 16 juillet 1995 de Jacques Chirac lors du 53e anniversaire de la rafle du Vel’d’Hiv reconnaissant la folie criminelle de l’État français sous l’Occupation, l’allocution du 5 novembre 1998 de Lionel Jospin à Craonne à l’occasion des commémorations du 80e anniversaire de l’Armistice de 1918 portant hommage aux mutins de 1917, l’allocution de Nicolas Sarkozy du 26 juillet 2007 à l’Université de Dakar, affirmant notamment que "l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire."
Le fait du prince transparaît tout particulièrement lorsque Valéry Giscard d’Estaing décide en 1975 la suppression de la journée nationale du 8-mai. Ni les réactions indignées des anciens combattants, ni les protestations des principales formations politiques, ni la proposition votée à l’unanimité par le Sénat en 1979, visant au rétablissement de la fête du 8-mai ne feront changer d’avis Valéry Giscard d’Estaing. Et c’est un autre président, François Mitterrand en 1981, qui décide le rétablissement de la journée du 8-mai. Sous la Ve République, les politiques publiques de la mémoire relèvent à maints égards d’une prérogative présidentielle, et parfois du Chef du gouvernement. Mais même en période de cohabitation, comme le souligne Patrick Garcia, le fait de dire l’histoire et la mémoire relève du "domaine réservé" du Chef de l’État :
"D’ailleurs si Jacques Chirac, par le biais de son entourage, a si mal réagi quand Lionel Jospin a proposé en 1998 que les soldats fusillés pour l’exemple pendant la première guerre mondiale "réintègrent la mémoire collective nationale", c’est beaucoup plus parce qu’il y voyait une immixtion injustifiée de son Premier ministre sur un terrain qui était le sien que parce qu’il désapprouvait le contenu de cette position[10]".
Cette "présidentialisation" des politiques mémorielles, même s’il faut la nuancer en fonction des analyses de Claire Andrieu, n’enlève rien au rôle joué par le gouvernement en la matière, même s’il n’existe pas de ministère ou de secrétariat d’État dédié exclusivement à la mémoire publique officielle. La fabrication par le gouvernement des politiques mémorielles est généralement dispersée entre plusieurs ministères et secrétariats d’État, variables selon les formations ministérielles des gouvernements. Le plus souvent sont mobilisés le Ministère de la défense, le Secrétariat d’État aux anciens combattants, le Ministère de la culture et le Ministère de l’éducation nationale. La fixation des programmes d’histoire et du devoir de mémoire à l’adresse des écoliers dépend du Ministère de l’éducation nationale. La journée commémorative de l’abolition de l’esclavage, les politiques des musées, les journées du patrimoine dépendent du Ministère de la culture. Outre le Secrétariat aux anciens combattants, signalons l’importance du Haut Conseil de la Mémoire Combattante et de la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives (DMPA) qui dépend du Ministère de la défense. La DMPA est notamment chargée d’organiser les grandes cérémonies nationales, et les grands anniversaires (débarquement allié en Normandie, débarquement allié en Provence en 2004, 60e anniversaire de la libération des camps nazis en 2005...). L’organisation des anniversaires se partage le plus souvent entre la direction du Ministère de la défense, d’une part, et celle du Ministère de la culture, d’autre part.
C’est à partir du tout début des années 1990, avec l’adoption de la première loi historico-mémorielle (la loi du 13 juillet, dite "loi Gayssot", tendant à réprimer tout acte antisémite ou xénophobe), que l’on voit apparaître un tournant important du point de vue du partage des pouvoirs mémoriels entre le législatif et l’exécutif. Il serait certainement exagéré de parler d’un renversement de tendance, donc d’un pur et simple retour au parlementarisme mémoriel des IIIe et IVe Républiques. Le plus judicieux serait sans doute de qualifier ce tournant de rééquilibrage institutionnel des pouvoirs mémoriels. La loi Gayssot (1990), la loi relative à la substitution de l’expression "aux opérations effectuées en Afrique du Nord" par l’expression "à la guerre d’Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc" (1999), la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien (2001), la loi dite Taubira (2001) et la loi du 23 février 2005, toutes ces lois témoignent en effet d’un retour fracassant du Parlement dans les politiques mémorielles[11]. Le recours proliférant aux lois historico-mémorielles peut s’expliquer précisément comme une "revanche" des parlementaires privés, depuis les deux décisions du Conseil Constitutionnel de 1959, de la compétence d’émettre des résolutions en matière mémorielle. Bien que dominés institutionnellement, les parlementaires, en puisant dans les ressources de la loi, ont repris la compétence qui leur avait été retirée par l’entremise des résolutions. Si la forme juridique nouvelle est la loi, le contenu renvoie aux anciennes résolutions, à l’exception des lois Gayssot et Taubira qui ne formulent pas seulement des énoncés informatifs, mais créent un délit de négationnisme.
Cette prolifération de lois annonce-t-elle pour autant un effacement de l’exécutif ? S’il n’en est rien, c’est que, dans une logique de surenchère, les gouvernements et surtout les Présidents de la République, à partir des années 1990, ont mobilisé de manière constante des ressources pour configurer à leur manière les politiques mémorielles. Outre les discours commémoratifs passés à la postérité évoqués précédemment, les célébrations d’anniversaire et les propositions en matière de programmes scolaires, l’exécutif a eu recours massivement à des décrets pour instaurer de nouvelles journées de commémorations nationales[12]. En raison de ces interventions massives du pouvoir exécutif, il est préférable en la matière de maintenir l’idée d’un rééquilibrage des pouvoirs institutionnels. Sous l’effet, d’une part, du rapport Accoyer (qui se prononce pour une suspension de l’adoption de nouvelles lois mémorielles tout en conservant les lois déjà existantes) et, d’autre part, de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 portant sur la modernisation des institutions de la cinquième République (révision qui redonne au Parlement des compétences en matière de résolution), il n’est pas impossible que l’on assiste à la fin effective des lois historico-mémorielles au profit de l’adoption de nouvelles résolutions mémorielles.
En définitive, on peut repérer trois périodes depuis le rétablissement de la République à partir des années 1870. Du début de la troisième République jusqu’à l’avènement de la cinquième République, le législatif exerce une mainmise sur les politiques mémorielles. On observe un renversement de tendance des années 1958-1959 jusqu’au début des années 1990 : l’exécutif domine la fabrication des politiques mémorielles. A partir du début des années 1990 jusqu’à nos jours règne un équilibrage relatif entre les deux pouvoirs.
La matrice fondatrice des revendications mémorielles : les mobilisations des anciens combattants au sortir de la Grande Guerre
L’inflation des politiques mémorielles, d’origine présidentielle, gouvernementale ou parlementaire, depuis le début des années 1990, ne signifie pas pour autant que l’appareil d’État reste le seul maître du jeu. Une chose est de constater ce phénomène inflationniste, autre chose d’en déduire que les gouvernants et les représentants de la nation sont à l’initiative pleine et entière de ces nouvelles dispositions mémorielles. Aussi bien les constructions des problèmes publics mémoriels que leurs mises à l’agenda peuvent être le produit de pressions et de mobilisations exercées par des entrepreneurs de mémoire [13] , même si la décision finale revient en dernière instance aux pouvoirs publics. On peut donc être confronté au paradoxe suivant : l’inflation de lois ou de décrets relatifs à des politiques publiques mémorielles peut révéler en même temps, non la toute puissance de l’État, mais la puissance exercée par les entrepreneurs de mémoire sur la puissance publique. Il faut donc s’opposer à l’équation a priori entre prolifération de lois ou de décrets et centralité de l’État. Tout dépend donc si l’offre de politiques publiques mémorielles relève d’une initiative étatique, ou au contraire émane d’une demande sociale (avec autant de situations intermédiaires). La prise en compte de ces phénomènes nous oblige à sortir de la perspective strictement institutionnelle introduite dans les développements précédents.
Du début de la troisième République jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale prédomine un modèle que l’on peut qualifier de centralisme mémoriel, au sens où l’État est le principal ordonnateur des politiques publiques de la mémoire. Qu’il s’agisse de l’édification des programmes scolaires d’histoire, de l’instauration de la fête nationale du 14-juillet, de commémorations, de panthéonisations, toutes les politiques mémorielles mises en œuvre durant cette période attestent assurément de la centralité de l’État, et singulièrement, de la prépondérance du Parlement. Il convient toutefois d’atténuer cette thèse en tenant compte de deux facteurs principaux.
D’une part, les conseils généraux et les municipalités, s’ils sont globalement acquis au nouveau référentiel républicain et marchent généralement au rythme du pouvoir central, peuvent mener des initiatives propres, adaptées au contexte local, dans le domaine des commémorations, de la statuaire mémorielle, et de la toponymie. D’autre part, on voit apparaître des entrepreneurs de mémoire qui n’entendent pas épouser les intérêts mémoriels d’une catégorie particulière de la société civile, mais l’intérêt (général) mémoriel de la nation unitaire qui se décline désormais sur le mode républicain. Pascal Ory insiste pour montrer l’importance de ces entrepreneurs sur le sens et l’organisation des commémorations du Centenaire de la Révolution, notamment l’équipe fondatrice de la revue La Révolution française, des sociétés savantes, et surtout des Comités (privés) du Centenaire. S’agissant des politiques mémorielles relatives au Centenaire qui touchent à l’historiographie révolutionnaire ou à l’édification de monuments, l’offre commémorative est davantage le fait d’initiatives privées :
"(…). L’année 1889 reste sans doute l’une des plus accueillantes à la commémoration statuaire, étant entendu que la plupart des initiatives en échappent, originellement, à l’État et même aux collectivités locales. Celui-là comme celles-ci préfèrent prendre le relais d’un comité privé, au sein duquel les hommes politiques côtoient d’emblée les simples particuliers. La municipalité couronne alors le processus célébrateur, en accordant à l’effigie proposée un emplacement public et, le plus souvent, un piédestal[14]."
La fin de la Première Guerre Mondiale radicalise ce processus et préfigure ce que nous nous proposons d’appeler la gouvernance mémorielle [15]. Il s’agit d’envisager la fabrication des politiques mémorielles comme une entreprise négociée entre l’État et des acteurs non étatiques, en insistant, d’une part, sur la perte de centralité de l’État, d’autre part, sur la montée en puissance d’acteurs infra-étatiques (collectivités locales) et supra-étatiques (institutions internationales), d’acteurs privés (entrepreneurs de mémoire), enfin, sur l’interdépendance renforcée entre l’État et ces nouveaux acteurs. La gouvernance mémorielle implique que l’État ne décide pas seul de l’orientation des politiques mémorielles et ne peut prendre des initiatives commémoratives sans concertation avec des acteurs non étatiques. Que la fin de la Grande Guerre marque une première étape dans ce processus, c’est en raison du rôle accru joué notamment par les entrepreneurs de mémoire (les associations d’anciens combattants) dans la construction des problèmes publics mémoriels, dans la dynamique de la décision et dans la mise en œuvre des politiques mémorielles.
Au lendemain de la Grande Guerre, l’enjeu mémoriel tranche radicalement avec celui qui prédominait au début de la troisième République. Il n’est plus question de célébrer dans la ferveur collective un événement fondateur (la Révolution) en mobilisant des symboles abstraits. Il s’agit désormais de commémorer certes une victoire militaire et politique mais en même temps un deuil national. C’est un présent juste passé qui a mobilisé la nation entière et endeuillé des dizaines de millions de familles. Tous demandent reconnaissance, du moins par la voix des puissantes associations d’anciens combattants (notamment la Fédération Nationale des Combattants, de tendance radicale-socialiste, et l’Union Nationale des Combattants, classée à droite). S’agissant de l’érection de monuments aux morts, c’est le parlement qui en prend l’initiative par la loi du 25 octobre 1919, relative à la "commémoration et à la glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre". Cette loi accorde notamment une subvention aux municipalités pour construire ces monuments. Il revient donc aux pouvoirs publics locaux le soin de mettre en œuvre concrètement ces politiques mémorielles. Mais, dans les faits, l’initiative et la prise de décision relèvent d’une entreprise négociée (et souvent conflictuelle) :
"On n’est donc en présence ni d’une initiative purement privée, ni d’une entreprise étatique, mais de la convergence d’actions municipales. Ce n’est ni un groupe de citoyens, ni l’État qui décident de rendre hommage aux morts de la guerre, mais les communes, les citoyens dans leur regroupement civique de base, le peuple en ses comices...[16]".
Cette orientation inaugure les premières grandes politiques mémorielles de reconnaissance victimaire mais orientées dans le sens de l’unité nationale. En témoigne l’inscription canonisée "la commune de ... à ses enfants, morts pour la France". Cette inscription commémorative institue "une relation précise entre trois termes : la commune, qui revendique son initiative collective ; les citoyens morts, destinataires de l’hommage ; la France enfin, qui reçoit leur sacrifice et le justifie[17]."
Concernant les instruments scéniques (cérémonies commémoratives) de la Grande Guerre, on constate un phénomène semblable, à l’exception du choix de la date de la commémoration de l’Armistice qui court-circuite les pouvoirs locaux au bénéfice d’un face-à-face entre parlementaires, gouvernement et associations d’anciens combattants. Antoine Prost montre qu’initialement (dès 1919) les manifestations commémorant l’Armistice sont à l’initiative non des pouvoirs publics, mais des associations d’anciens combattants. Lorsque les pouvoirs publics décident de prendre l’affaire en main, ils se heurtent à une levée de boucliers des anciens combattants :
"En 1921, la Chambre bleu horizon, plus soucieuse en l’occurrence de travail que de patrie, reporte au dimanche 13 la commémoration de l’Armistice. Ce fut un tollé chez les anciens combattants, qui boycottèrent les manifestations officielles et imposèrent la loi du 24 octobre 1922 décrétant le 11-Novembre fête nationale[18].".
C’est sans doute la première fois dans l’histoire des politiques mémorielles en France que l’on assiste à une telle entreprise de lobbying mémoriel (bien avant les actions entreprises par les associations juives, arméniennes, domiennes, rapatriées...) qui se solde par un succès. C’est une catégorie particulière de la nation - mais revendiquant l’incarnation symbolique de la victoire de la nation entière -, qui parvient à imposer une décision aux représentants officiels de la nation. Si l’on s’en tenait à une analyse seulement juridique de la loi de novembre 1922 instaurant le 11-Novembre comme fête Nationale, on en déduirait hâtivement que l’État, à travers son organe législatif, exerce une mainmise sur la fabrication des politiques mémorielles. C’est ce que laisse suggérer, on l’a vu, le rapport Accoyer. Or, les recherches historiques nous montrent au contraire que si le Parlement est formellement à l’origine de cette loi, l’orientation de celle-ci a été largement fixée par les associations d’anciens combattants.
Observe-t-on le même scénario au sortir de la seconde Guerre Mondiale ? De nouveaux entrepreneurs de mémoire, issus des milieux de la Résistance, ont-ils joué une fonction analogue à celle jouée par les associations d’anciens combattants ? À la fin de la Première Guerre Mondiale, la Chambre bleu horizon élue en 1919 (avec une majorité de droite), bien que dominée par des députés anciens combattants, n’est pas toujours sur la même longueur d’onde que les associations d’anciens combattants au sujet de la commémoration de l’Armistice. Dans la mesure où, toutefois, des parlementaires peuvent appartenir eux-mêmes à des associations d’anciens combattants et relayer ainsi directement des revendications mémorielles émanant de ces coalitions de causes, la mise à l’agenda de cette politique mémorielle s’inscrit à mi-chemin entre le modèle de la mobilisation externe et le modèle de la mobilisation interne [19] . La situation est différente après la Seconde Guerre Mondiale, bien que le Parlement soit composé à une écrasante majorité d’anciens résistants. C’est que, si l’on suit l’argumentaire de Claire Andrieu, le pouvoir législatif est l’acteur cardinal de la commémoration de la Seconde Guerre Mondiale, sans avoir eu à subir directement les pressions d’entrepreneurs de mémoire. Nous aurions affaire ici à un modèle d’anticipation [20]. Claire Andrieu avance deux raisons pour expliquer cette configuration :
"D’abord parce qu’à la suite d’une épuration drastique, les parlementaires d’après-guerre étaient sinon tous d’anciens résistants, du moins rarement d’anciens collaborateurs. Ensuite parce que le consensus national sur le sens de la victoire alliée - la restauration des libertés et de l’indépendance - ne faisait aucun doute dans l’opinion publique[21]."
Peut-on vraiment parler de consensus national sur le sens de la victoire ? Les entrepreneurs de mémoire n’ont-ils exercé aucune pression sur les parlementaires ? Bien qu’il existe un consensus minimal sur le sens de la victoire (celui évoqué par Claire Andrieu), force est cependant de reconnaître des rivalités mémorielles fortes entre les entrepreneurs de mémoire gaullistes et communistes[22]. À la différence précisément des commémorations du 11-Novembre, du consensus sur le sens de la victoire de 1918 (qui est une victoire de la France et de son armée), la commémoration de la Seconde Guerre Mondiale se présente sous un jour plus dissensuel : la victoire est partagée entre les gaullistes, les communistes, les chars du Général Leclerc, et les Alliés. C’est précisément en raison de ces divisions que "plus on se rapproche de la fin de la quatrième République et plus les commémorations de la guerre 1914-1918 prennent d’importance tandis que les commémorations de la guerre de 1939-1945 diminuent[23]." La conséquence en est l’abandon (dès 1946 par décision du conseil des ministres) du 8 mai comme fête nationale. Si ces conflits mémoriels peuvent se manifester dans l’enceinte parlementaire (du moins avant le départ des communistes du gouvernement), ils sont permanents dans l’espace public, chaque entrepreneur de mémoire rivalisant de ruses et de stratagèmes pour imposer ses intérêts mémoriels sur les pouvoirs publics (locaux ou nationaux). Les instruments d’action publique mémorielle font l’objet d’incessantes convoitises (plaques commémoratives, stèles, noms de rues...). Il n’est pas rare dans l’immédiat après-guerre que des associations de résistants et des partis politiques soient les maîtres d’œuvre des commémorations officielles, à l’image du 11 novembre 1944 dont le PCF, par l’entremise du Front National, a été le principal instigateur. Certes, il arrive que communistes et gaullistes se recueillent ensemble en 1945 devant la tombe du Soldat inconnu ou sur le Mont Valérien. Mais ce qui retient l’attention de l’historien relève plutôt d’une véritable guerre des mémoires, à laquelle se livrent les deux principaux prétendants, sur le sens de la victoire, sur les héros et les événements à célébrer.
La prise en compte de ces éléments nous conforte dans la thèse selon laquelle la configuration des acteurs, après la Seconde Guerre Mondiale, demeure dans la continuité de la gouvernance mémorielle mise en œuvre au sortir de la Grande Guerre : la position de plus en plus prépondérante jouée par les entrepreneurs de mémoire dans l’orientation des politiques publiques de la mémoire. Ce processus se confirme et s’accentue ultérieurement lorsqu’il s’agit de commémorer les dernières guerres, notamment la Guerre d’Algérie. Plus les événements passés sont sujets à controverses, sont générateurs de division nationale, moins les pouvoirs publics sont enclins à prendre des initiatives de politiques mémorielles. C’est la raison pour laquelle, "dans l’ensemble, le pouvoir central suit la demande sociale plutôt qu’il ne la précède[24]." Dans le cas où l’initiative procède directement des gouvernants, l’offre apparaît en règle générale comme "négociable". Que le pouvoir central suive généralement une demande sociale ne signifie aucunement qu’il accède à l’ensemble des demandes. La possibilité de transformer une revendication mémorielle en programme public mémoriel dépend notamment des relais éventuels dont peuvent bénéficier les entrepreneurs de mémoire au sein du parlement ou du gouvernement et du degré de structuration des organisations de ces lobbies mémoriels. De ce point de vue, la situation n’est pas comparable entre des entrepreneurs de mémoire comme les associations d’anciens combattants ou de résistants (qui peuvent disposer de relais puissants au sein des assemblées parlementaires et des gouvernements) et des entrepreneurs comme les associations juives, arméniennes ou anti-esclavagistes (dont les relais politiques sont relativement faibles). Alors que les premiers obtiendront très rapidement satisfaction, les seconds devront attendre souvent plusieurs décennies avant d’obtenir une reconnaissance mémorielle officielle.
La démultiplication des entrepreneurs de mémoire depuis les années 1990
La démultiplication des entrepreneurs de mémoire à la fin du 20e siècle est liée à un changement de régime mémoriel. L’imaginaire national est soumis à de nouveaux registres de contestations émanant de groupes sociaux qui ne s’identifient pas (ou moins) au roman officiel de la mémoire nationale. Confrontés à des demandes sociales inédites, les pouvoirs publics sont amenés à modifier le régime et les objectifs des politiques mémorielles : la reconnaissance des victimes de l’histoire nationale semble primer désormais sur la recherche de l’unité nationale. Les honneurs de la République rendus aux victimes ne représentent certes pas un phénomène nouveau, l’érection de monuments dédiés aux morts pour la Patrie après la Première Guerre Mondiale étant la manifestation la plus symptomatique de cette reconnaissance nationale. Mais ces victimes de guerres sont en même temps célébrés officiellement comme des héros dont la mort est généralement inscrite dans un objectif de réconciliation nationale (régime mémoriel d’unité nationale). Les morts pour la Patrie, dans ce contexte, ne sont pas catégorisés comme des victimes des exactions commises par l’État qui les a enrôlés.
Tout autrement se caractérisent les politiques mémorielles de reconnaissance victimaire qui apparaissent à la fin du siècle dernier. Pour reprendre l’heureuse expression de l’historien Serge Barcellini, nous serions passés d’un registre mémoriel des "morts pour la France" à un registre "des morts à cause de la France[25]". Le statut de victime n’a pas du tout la même fonction dans chacun de ces régimes mémoriels. Alors que les victimes de la Grande Guerre sont en même temps célébrées comme des héros de la Patrie, les victimes à cause de la France sont seulement honorées comme victimes. La rhétorique mémorielle officielle proclame désormais une responsabilité des pouvoirs publics à l’égard de groupes qui ont eu à subir par le passé offenses, humiliations ou mépris. De nouveaux personnages, oubliés, refoulés, exclus, du récit traditionnel de l’histoire nationale, occupent désormais le devant de la scène mémorielle officielle. A la différence des politiques d’unification nationale ou de réconciliation nationale, les politiques mémorielles de reconnaissance victimaire (le régime victimo-mémoriel) ne visent pas à construire ou à reconstruire symboliquement la nation comme un tout. La nation, comme protagoniste unitaire du récit national, semble s’effacer au profit d’une pluralité de personnages (les Juifs, les descendants d’esclaves, les harkis...) mis en intrigue dans des mémoires parfois concurrentes.
Historiquement, ce changement de régime mémoriel est profondément enraciné dans la mémoire de la Shoah. Occultée après la seconde guerre mondiale par les autorités officielles, la mémoire victimaire de la Shoah réapparaît dans l’espace public surtout à partir des années 1970[26]. La déconstruction du mythe résistantialiste d’après-guerre, la mise au grand jour par les historiens de la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs ouvrent des opportunités inédites aux associations juives de France pour revendiquer une place à part dans le dispositif mémoriel. Il faudra attendre le milieu des années 80 (à l’issue du procès Barbie) et surtout le début des années 1990 (adoption de la loi Gayssot, discours de Chirac de juillet 1995, fondation du Mémorial de la Shoah...) pour que la mémoire victimaire de la Shoah, grâce aux actions menées par les associations juives (notamment le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et "L’association des fils et des filles des déportés juifs de France" (FFDJF) sous la houlette de Serge et Beate Klarsfeld), obtiennent une reconnaissance par les autorités publiques. Le régime victimo-mémoriel de la Shoah servira ultérieurement de régime d’action et de justification, c’est-à-dire de "matrice cognitive", de schèmes de perceptions, d’acceptations et de réceptions pour d’autres causes victimo-mémorielles : reconnaissance du génocide arménien, reconnaissance mémorielle des mutins de 1917, reconnaissance de la traite négrière comme crime contre l’humanité. En même temps que s’affirment de nouvelles demandes de reconnaissance mémorielle, les acteurs publics, tenus de composer avec ces acteurs sociaux, perdent une partie substantielle, non du pouvoir de décision en dernière instance, mais de l’offre de politiques mémorielles.
Il n’est pas possible cependant de mettre sur le même plan, d’un côté, la reconnaissance du génocide arménien et la reconnaissance victimaire de la colonisation, et de l’autre, la reconnaissance victimaire des mutins de 1917. S’agissant des deux premiers cas, la mobilisation d’entrepreneurs sociaux de mémoire a joué un rôle considérable dans l’offre de nouvelles politiques mémorielles victimaires[27]. S’agissant de la reconnaissance officielle des mutins de 1917, l’initiative revient presque entièrement à Lionel Jospin et à son cabinet, sans avoir eu à subir des pressions d’entrepreneurs sociaux de mémoire en amont[28].
Une mention spéciale doit être faite à de nouveaux entrepreneurs qui, à la différence des précédents, ne prétendent pas défendre officiellement telle ou telle cause mémorielle. On peut les appeler des entrepreneurs d’histoire puisqu’ils sont composés à une écrasante majorité d’historiens de métier, chercheurs et universitaires pour la plupart et militent principalement pour la liberté de la recherche historique. Il s’agit de collectifs qui se constituent en groupes de pression pour infléchir l’orientation des politiques mémorielles dans le sens de l’autonomie de la recherche historique. Si les premières mobilisations d’historiens datent de l’adoption de la loi Gayssot[29], il faudra surtout attendre l’adoption de la loi sur la reconnaissance du génocide arménien, l’affaire Lewis[30], puis l’adoption de la loi Taubira pour amplifier les réactions de la communauté historienne.
Le renforcement de la gouvernance mémorielle n’est pas seulement lié à la démultiplication des entrepreneurs de mémoire, aux actions menées par des entrepreneurs d’histoire, mais également au rôle de plus en plus prépondérant joué par d’autres catégories d’acteurs dans la fabrique des politiques publiques de la mémoire.
D’une part, l’affirmation des collectivités locales face au pouvoir central, à la fin des années 70 et au début des années 1980, avant même l’adoption des lois sur la décentralisation, ont bouleversé en partie le partage des compétences entre ces acteurs publics. Si les municipalités ont toujours joui d’une autonomie relative dans la mobilisation de certains instruments d’action publique mémorielle (plaques commémoratives, stèles, noms de rue, gestion du patrimoine et de musées locaux...), leur émancipation n’a fait que croître, au point de proposer des programmes publics mémoriels dissonants en comparaison de ceux imposés par l’autorité centrale. Par ailleurs, l’instauration d’une direction du patrimoine en 1978, l’institutionnalisation des journées du patrimoine, bien que ces initiatives soient le fait de l’État, ont largement profité aux collectivités locales, fortement demandeuses de patrimoine. Le symptôme le plus éclatant de ce phénomène est la création en 1977 du spectacle du Puy du Fou sous l’égide de Philippe de Villiers, alors président du Conseil Général de la Vendée[31].
D’autre part, sans surestimer encore leur importance, on a vu croître le rôle d’institutions internationales dans l’orientation de politiques mémorielles à vocation mondiale. Soulignons l’importance du programme lancé par l’UNESCO en 1994 autour de la "Route de l’esclave" ou l’instauration par l’ONU d’une journée internationale de la Shoah fixée le 27 janvier. Les institutions européennes peinent encore à établir une véritable politique mémorielle à l’échelle de l’Union. La timidité des politiques mémorielles européennes s’explique essentiellement en raison de divisions mémorielles et historiques toujours vivaces (notamment s’agissant de la mémoire du communisme et de la mémoire de la Shoah) et de la résistance des mémoires nationales. Toutefois, certaines résolutions importantes ont été adoptées, à l’exemple de la résolution du 18 juin 1987 votée par le parlement européen qui demande à la Turquie de reconnaître le génocide arménien. L’initiative la plus importante émane des Ministres de la justice des vingt-sept États membres qui parviennent le 19 avril 2007 à un accord sur une proposition de décision-cadre. Celle-ci se fixe pour objectif de lutter "contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal. Même si les politiques mémorielles européennes sont encore timorées, en dépit de l’ambition de cette décision-cadre, elles témoignent du fait que les États ne disposent plus du quasi-monopole de production d’une mémoire publique officielle.
Parler de gouvernance mémorielle comme entreprise négociée (souvent de manière conflictuelle) implique également de prendre en compte la fonction occupée par des acteurs, créatures de l’État, qui manifestent paradoxalement moins la toute puissance de celui-ci que la volonté des gouvernants de déléguer la fabrication des politiques mémorielles à des structures ad hoc. L’instauration de ces structures témoigne des hésitations du pouvoir politique central à proposer de manière purement arbitraire une orientation des politiques mémorielles qui ne recevrait pas un minimum de consensus national. Parmi ces organisations ad hoc, signalons la création de comités chargés d’organiser des commémorations nationales ou des anniversaires, à l’instar de la "Mission du Bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme" instituée en 1986 et présidée par Jean-Noël Jeanneney.
La création en 2007 et en 2008 de deux commissions de réflexion sur les politiques mémorielles s’inscrit pleinement dans ce processus de gouvernance mémorielle, processus renforcé par la fonction d’expertise occupée par les historiens de métier. Dans chacune de ces commissions, les experts-historiens jouent un rôle de premier plan : la première commission sur la "modernisation des commémorations publiques"est présidée par l’historien André Kaspi ; la seconde commission dite "d’information sur les questions mémorielles", bien que présidée par le président de l’assemblée nationale (Bernard Accoyer) et composée de députés, a auditionné un nombre très important d’historiens au cours de sa mission. Si les propositions avancées par ces commissions sont peu surprenantes, il faut insister en revanche sur le caractère novateur de ce type de structure de réflexion. À un moment historique où les pressions des entrepreneurs de mémoire ne cessent de s’accentuer sur le législateur, celui-ci inaugure un processus suspensif et réflexif. C’est le sens même des politiques mémorielles qui est soumis à l’examen critique des membres de ces commissions. Désormais, le législateur refuse de déterminer seul le devenir des politiques publiques de la mémoire. Non qu’il renonce à ses prérogatives, mais toute nouvelle proposition doit recevoir la caution scientifique de professionnels de l’histoire qui, à l’occasion, se muent en professionnels de la mémoire. En s’appuyant sur cette caution scientifique et en recherchant le plus large consensus, les pouvoirs publics espèrent ainsi limiter les risques, les incertitudes, et les coûts politiques d’une politique mémorielle pilotée par une autorité centrale toujours suspectée de partialité.
De même avons-nous souligné que la phase du centralisme mémoriel (avant la fin de la Première Guerre Mondiale) ne signifie pas que l’État agisse seul, de même faut-il préciser ici que les phases successives de la gouvernance mémorielle n’impliquent aucunement la disparition de l’État comme acteur mémoriel. L’émergence de nouveaux acteurs, entrepreneurs de mémoire et d’histoire, acteurs publics locaux ou internationaux, si elle implique bien un retrait relatif de l’État, ne débouche pas sur une éviction pure et simple du pouvoir central. C’est encore par l’État que transitent les politiques mémorielles les plus décisives ; c’est avant tout de l’acteur étatique dont les entrepreneurs de mémoire attendent reconnaissance. Le modèle de la gouvernance mémorielle suppose moins une marginalisation de l’État qu’une transformation des modalités de fabrication des politiques publiques de la mémoire : du modèle de l’État, grand ordonnateur des politiques mémorielles, on passe à un modèle de l’État régulateur et négociateur.
Au cours de cette mutation, les gouvernants sont tout à la fois instrumentalisés (par les entrepreneurs de mémoire) et instrumentalisateurs (des communautés mémorielles), pouvant tirer profit, selon les majorités politiques, de satisfactions données à telle ou telle coalition de causes. Cet aspect des choses ne revient pas à majorer la rationalité des acteurs publics mémoriels : les capacités d’anticipation des effets d’une politique mémorielle sont de fait limitées. Les choix des orientations des politiques mémorielles sont fonction des configurations institutionnelles, du poids du passé, des enjeux et des contraintes du présent, de la puissance des majorités parlementaires, de l’état des relations internationales. À ces facteurs qui limitent la marge de manœuvre des acteurs publics, il faut rappeler l’impact des régimes mémoriels à des époques données. Certes, les régimes mémoriels ne sont pas éternels. À la faveur de la mobilisation d’acteurs à l’intérieur ou à l’extérieur de l’appareil d’État, des régimes mémoriels alors dominants (comme le régime mémoriel républicain) peuvent être remplacés ou fortement concurrencés par de nouveaux régimes mémoriels (comme le régime victimo-mémoriel). En revanche, au cours d’une configuration historique, un régime mémoriel est tellement enraciné dans les structures mentales et institutionnelles qu’il est très difficile et souvent périlleux pour des acteurs publics de vouloir imposer un régime mémoriel alternatif. Les transformations des régimes mémoriels sont généralement lentes et progressives, générant toutes sortes de résistances de la part d’acteurs publics attachés au régime mémoriel antérieur. Rappelons ainsi qu’il aura fallu presque un demi-siècle pour que les pouvoirs publics français reconnaissent la responsabilité active de l’État français dans la déportation des Juifs de France.
Appendices
Notes
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[1]
Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
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[2]
Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, p. 129.
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[3]
Patrick Le Galès et Pierre Lascoumes définissent un instrument d’action publique comme "un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur" (P. Lascoumes et P. Le Galès, Gouverner par des instruments, Paris, Presses de Sciences po, 2004, p. 13).
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[4]
On peut citer pêle-mêle la loi du 6 juin 1871 sur les funérailles de Mgr Darboy et les otages de la Commune, la loi du 11 décembre 1882 sur les funérailles de Louis Blanc, la loi du 8 avril 1883 sur les funérailles de Gambetta, la loi du 28 mars 1957 pour les obsèques nationales d’E. Herriot. Parmi les transferts au Panthéon, citons ceux de Victor Hugo (1885), de Gambetta (1920), de Jaurès (1924).
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[5]
Il demeure toutefois une exception concernant l’orientation des programmes scolaires d’histoire qui comporte toujours, outre une finalité scientifique et éducative, une finalité mémorielle. Si l’on s’appuie en effet sur les recherches menées par Patrick Garcia et Jean Leduc (L’enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, A. Colin, 2004), la définition de ces programmes relève d’une prérogative ministérielle (et non parlementaire).
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[6]
Claire Andrieu, "La Commémoration des dernières guerres françaises : l’élaboration de politiques symboliques, 1945-2003", Politiques du passé, (C. Andrieu, M.-C Lavabre, et D. Tartakowsky, dir), Aix-en-Provence, PUP, 2006, p. 40.
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[7]
Sur l’analyse de cette politique mémorielle, voir Romain Bertrand, Mémoires d’empire : la controverse autour du "fait colonial", Le croquant, 2006, p. 27-29.
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[8]
Ce n’est pas tant la Constitution de 1958 que deux décisions du conseil constitutionnel (décision n°59-2 du 17 juin 1959 et décision n°59-3 du 24 juin 1959) qui ont limité les pouvoirs de résolution du parlement au nom d’une plus grande séparation des pouvoirs. Ces deux décisions ont eu un impact direct sur la dépossession des compétences mémorielles du pouvoir législatif sous la cinquième République.
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[9]
"Rapport d’information sur les questions mémorielles" (rapport dit Accoyer), p. 18.
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[10]
Patrick Garcia, "Les présidents face à l’histoire", Le Monde, édition du 22/03/09.
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[11]
Le problème est de savoir si on peut mettre toutes ces dispositions juridiques dans la même catégorie. L’expression "lois mémorielles", qui s’est surtout imposée après la mobilisation des historiens de 2005, continue de susciter des controverses parmi les spécialistes. Qu’y a-t-il de commun entre toutes ces lois ? Le dénominateur commun concerne explicitement la qualification officielle d’événements historiques et une injonction plus ou moins explicite au devoir de mémoire et à la reconnaissance victimaire. Le législateur prend expressément parti en faveur d’une version de l’histoire et de la mémoire (peu importe ici qu’elle fasse consensus parmi les historiens). C’est pour cette raison que nous privilégions l’expression "lois historico-mémorielles."
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[12]
Citons le décret du 3 février 1993 instituant une journée commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite "gouvernement de l’État français" (1940-1944), le décret du 31 mars 2003 (journée nationale d’hommage aux Harkis), le décret du 26 septembre 2003 (hommage aux morts de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie), le décret du 26 mai 2005 (journée nationale d’hommage aux "morts pour la France" en Indochine), le décret du 10 mars 2006 (journée nationale commémorative de l’appel du 18 juin).
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[13]
Emmanuel Droit emploie l’expression d’entrepreneur de mémoire pour désigner les groupes ou les individus qui tentent de faire imposer des représentations et des normes mémorielles dans l’espace public et politique (Emmanuel Droit, "Le goulag contre la Shoah. Mémoires officielles et cultures dans l’Europe élargie", Vingtième siècle, n°94, février 2007). Il est essentiel de bien distinguer, selon les cas étudiés, la position occupée par les entrepreneurs de mémoire, selon qu’ils appartiennent exclusivement à la société civile, selon qu’ils fassent directement partie de l’appareil de production des politiques publiques, ou selon qu’ils se situent encore à cheval entre ces deux positions.
-
[14]
Pascal Ory, "Le Centenaire de la révolution française", Les Lieux de mémoire (Pierre Nora dir.), tome 1, Paris, Gallimard, 1994, p. 474.
-
[15]
Nous ne prendrons pas la notion de gouvernance dans le sens normatif initial fixé par l’économie, le management et l’école du Public Choice qui renvoie à l’idée d’optimiser les coordinations d’actions au sein des entreprises et des services publics.
-
[16]
Antoine Prost, "Les monuments aux morts", Les Lieux de mémoire (P. Nora dir.), tome 1, Paris, Gallimard, 1994, p. 200-201.
-
[17]
Ibid., p. 201.
-
[18]
Ibid., p. 211.
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[19]
On parle de mobilisation externe "lorsque des groupes organisés parviennent à transformer leur problème en question d’intérêt public, en constituant une coalition autour de leur cause, et à l’imposer à l’agenda public pour contraindre les autorités publiques à l’inscrire à l’agenda gouvernemental appelant une décision". On parle, en revanche, "de mobilisation interne lorsque des groupes externes ont suffisamment de ressources relationnelles et politiques pour pouvoir accéder directement à l’agenda gouvernemental et faire prendre en considération un problème particulier sans publicisation ni médiatisation" (Ph. Garraud, "Agenda", Dictionnaire des politiques publiques (L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet dir.), Paris, Presses de Sciences po, 2004, p. 52-53).
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[20]
On est en présence d’un modèle d’anticipation "lorsque les autorités publiques ou gouvernementales jouent un rôle initiateur et moteur dans le processus de mise à l’agenda" (Ibid., p. 52).
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[21]
Claire Andrieu, "La Commémoration des dernières guerres françaises", op. cit., p. 41.
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[22]
Parmi les entrepreneurs de mémoire les plus actifs au sortir de la guerre, citons le CNR, les organisations directement affiliées au PCF comme le Comité Parisien de Libération ou le Front National. Concernant la querelle des panthéonisations, des journaux comme Le Figaro, Ce Soir, L’Humanité, peuvent se constituer un temps entrepreneurs de mémoire en manifestant ouvertement une préférence pour un écrivain (R. Rolland, C. Péguy, H. Bergson...).
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[23]
Gérard Namer, La Commémoration en France de 1945 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 167.
-
[24]
Claire Andrieu, op. cit., p. 19.
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[25]
Serge Barcellini, "L’État républicain, acteur de la mémoire : des morts pour la France aux morts à cause de la France" in Les Guerres de mémoire (Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson direction), Paris, La découverte, 2008, p. 209.
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[26]
Sur ce contexte historique, voir l’étude d’Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, Paris, Seuil, 1997.
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[27]
Du côté des collectifs de défense de la mémoire du génocide arménien, citons Arménie Démocratie Libérale, le Comité du 24 avril, le Comité de Défense de la Cause Arménienne. Du côté des collectifs de défense de la mémoire anti-colonialiste de l’esclavage, signalons, parmi les plus actifs, le Collectif-dom et le Comité Marche du 23 Mai.
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[28]
L’historienne Annette Becker ("La grande guerre en 1998 : entre polémiques politiques et mémoires de la tragédie", Les Guerres de mémoires (Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson dir.), Paris, La Découverte, 2008) souligne qu’il y a des raisons personnelles, de fidélité à la mémoire paternelle, qui ont incité Lionel Jospin à un tel geste : le père du Premier ministre, "brassard rouge", a été déporté à 16 ans pour travailler en Allemagne pendant la Grande Guerre. Par ailleurs, Lionel Jospin demeure fidèle à toute une tradition socialiste pacifiste qui a de longue date dénoncé les conditions de guerre subies par les Poilus, surtout à partir de 1917.
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[29]
Madeleine Rebérioux, "Le génocide, le juge et l’historien", L’Histoire, n°138, novembre 1990, pp. 92-94.
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[30]
Nous rappelons que Bernard Lewis, historien américain, a été condamné en 1994 par le Tribunal de grande instance de Paris pour avoir nié l’existence du génocide arménien.
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[31]
Voir Jean-Clément Martin et Charles Suaud, Le Puy du Fou, en Vendée. L’histoire mise en scène, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 195.