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La mort de Richard Descoings à New York le 3 avril 2012 met un terme à l’une des plus fortes tentatives menées en France pour placer l’une de nos institutions à l’unisson d’une mondialisation intellectuelle dont la réunification allemande en 1990 marqua l’origine. C’est alors que nous nous rencontrâmes. Sciences Po était dirigé par Alain Lancelot, particulièrement fier d’avoir recruté ce jeune conseiller d’État aux allures de rocker et à l’humour tout droit issu de l’esprit khâgneux. Il l’adouba sans hésiter.
Vingt ans après, c’est peu de dire que l’on cherche les institutions françaises qui échoient à des trentenaires capables de s’y investir avec une telle ardeur. La transformation de l’IEP de Paris, sous sa férule, peut s’analyser en fonction des codes de l’art contemporain, auxquels Richard Descoings adapta l’établissement sans le lui dire. Entre des voyages de fin d’études à Berlin ou Londres et l’ouverture de l’amphi à des débats avec Bruno Latour, Peter Sloterdijk ou Amartya Sen, il mit l’institut au diapason. Dans un lieu prompt à adopter les thèses du vainqueur[1], Richard Descoings sut jouer pleinement d’une impopularité qui n’eut d’égal que les faiblesses de son opposition. Il jubilait de défendre le principe de modulation des frais de scolarité en fonction des revenus des parents face à des associations étudiantes qui s’en tenaient au principe selon lequel « l’État paiera ». Ce qui revient, on le sait, à continuer de donner plus à ceux qui ont déjà le superflu, en le prenant à ceux qui manquent du nécessaire. Descoings avait médité John Rawls et connaissait son Condorcet.
Richard Descoings voulait incarner la méritocratie et il le prouva : les conventions ZEP montraient la voie. Indéniable coup médiatique, ce dispositif mettait aussi le doigt sur les inerties françaises. S’il fut timidement imité, où est le grand plan d’investissement pour les collèges dont les dirigeants français issus de Sciences Po auraient pu devenir les patrons ? Qu’a fait l’association des Anciens de Sciences Po pour mobiliser les énergies, les bourses, les idées, au service des jeunes de France ? Richard Descoings sera resté isolé dans sa critique de nos élites rentières. Au moins aura-t-il, fût-ce de manière controversée, prouvé le mouvement. Sûr de son talent, naturellement moins disponible qu’il ne l’aurait souhaité, il avait engagé de sa propre initiative une course de vitesse contre le déclin. Sa décontraction apparente masquait mal un pessimisme foncier. Il savait d’expérience que les grands corps français ne se réforment pas, même au prix de leur abaissement. Ils n’y consentent que face à la ruine ou bien si les apparences sont sauves. Descoings pratiqua la seconde approche pour reculer le moment d’affronter la première.
C’est ainsi qu’il s’engagea sur le terrain le plus symbolique qu’il se choisit : éclipser Normale Sup. En 1999, j’avais d’ailleurs tenté de le présenter à Sylvain Auroux, alors directeur de l’ENS de Fontenay-St Cloud en instance de départ vers Lyon. Une grève rue St Guillaume repoussa la rencontre. A l’heure où j’écris, Sciences Po, jouant du prestige de St Germain des Prés attire des étudiants du monde entier, et permet à de jeunes français doués de découvrir des campus étrangers à moindre coût. Qui dit mieux ? Sciences Po reste une alternative publique aux écoles de commerce et de management (privées) les mieux cotées et permet aussi des parcours atypiques. Ce n’était pas gagné à l’époque où MM. Jospin et Allègre pilotaient le ministère. On dira que c’est au prix d’une « boboisation » de Sciences Po ? Les enfants de diplomates et de professionnels des médias y remplacent les bonnes familles de l’ouest parisien et les carriéristes y prospèrent ? « Cachez ce sein... » : je plaiderai qu’il nous manque d’autres Sciences Po pour fonder cette critique. Où sont nos grandes écoles européennes multilingues ? Nos campus internationaux virtuels ? Nos diplômes recherchés de culture urbaine contemporaine et de développement durable ? Qui a soutenu ces évolutions critiques ?
A Sens public, nous en savons quelque chose. Nous sommes nés d’un projet initié rue Saint-Guillaume que Richard Descoings connaissait. Il encouragea aussi le redéploiement de la Bourse Max Lazard qui permet, depuis 1956, à un étudiant de mener à bien un projet personnel d’envergure d’esprit international[2]. Et si nous n’avons rencontré que la morgue des administrations et l’impuissance de nos partenaires français pour notre initiative de revue d’intérêt général, comment ne pas voir dans la mort de Richard Descoings le symbole de la fin d’une époque où la France pouvait se réformer de l’intérieur ? L’énergie déployée à Sciences Po n’aura pas essaimé parmi nos institutions. Le temps et les ressources perdus ne se retrouveront pas et c’était sagesse que de réformer en continu.
Là où rien n’a été fait, l’issue est-elle de nous préparer à une grande crise précédant un coûteux renouveau ? La course aux intérêts locaux qui marque la campagne électorale esquive les questions urgentes. Quelles études européennes pour notre jeunesse ? Quels outsiders aux postes de commande ? Quel soutien aux réseaux locaux à haut potentiel de développement au-delà de leur canton ? Quelles tribunes libres de l’innovation et des initiatives ? Corsetée dans un maillage de dispositifs innovants impossibles à manier, l’action publique s’est engoncée à mesure qu’on parlait davantage de participation et de co-construction des projets. Et si le terme « réseau social » renvoie à des initiatives privées américaines, c’est aussi que notre « tissu social » s’est élimé.
Richard Descoings aura montré la voie : l’ambition internationale ordonne le déploiement des moyens disponibles, et la réussite tient au fait de demeurer durablement inventif. Telle est la voie de l’empowerment, de la montée en puissance et en compétence, dans un processus commun aux individus et aux organisations.
Appendices
Notes
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[1]
On y parle de développement durable, mais les stages les plus prisés sont effectués chez L’Oréal ou Ernst & Young. Je me souviens en 1991 du changement d’opinion à vue des élèves lors du déclenchement de la première guerre du Golfe : chevènementistes le soir et opposés à l’engagement, ils se réveillèrent le matin favorables à George Bush au nom du respect du droit international.
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[2]
Serge Klarsfeld en fut l’un des lauréats.