Abstracts
Résumé
S’il y a une écrivaine francophone connue pour son impudeur littéraire, c’est bien Calixthe Beyala. Sa propension à écrire sur la sexualité et le désir des femmes africaines a amené les critiques à souligner l’originalité de son œuvre et à parler d’une « poétique de l’obscène ». Ses romans lui ont également valu d’être qualifiée d’auteure « pornographique » et d’« écrivaine à scandale », qui exploite la provocation comme une « stratégie payante ». Bien que Beyala n’hésite pas à brandir sa féminitude et à crier au racisme et au sexisme pour dénoncer les critiques de ses détracteurs, se posant ainsi en victime, il est tout de même utile de s’interroger sur la réception de ses livres et les propos à son égard qui insistent sur son identité sexuée et son origine africaine. L’impudeur littéraire qu’elle pratique, qu’elle soit perçue négativement ou positivement, est en effet le plus souvent jugée à l’aune de ces caractéristiques. L’article qui suit voudrait se pencher sur ces questions, en effectuant un retour sur « L’affaire Beyala » et en examinant ce que recouvre son écriture « pornographique ».
Mots-clés :
- Pudeur,
- Impudeur,
- Sexualité,
- Calixte Beyala,
- Érotisme,
- Littérature,
- Afrique
Abstract
Francophone writer Calixthe Beyala is well-known for her “literary indecency”. Her tendency to write about African women’s desire and sexuality has led critics to highlight the originality of her work, and to qualify her writing as a “poetic of the obscene”. Her novels have also led some critics and writers to call her a “pornographic author”, and a “scandalous writer” who is exploiting provocation as a strategy that pays off. Although Beyala is quick to brandish her “feminitude”, and to accuse her detractors of racism and sexism, posing herself as a victim, it is nonetheless useful to question the insistence in many comments on her gender identity and her origin. Indeed, whether perceived negatively or positively, her “indecent writing” is often judged based on the facts that she is a woman, and a woman of African origin. This article would like to explore these issues by revisiting the “Beyala affair”, and by analyzing what constitutes her “pornographic” writing.
Keywords:
- Decency,
- Indecency,
- Sexuality,
- Calixte Beyala,
- Eroticism,
- Literature,
- Africa
Article body
S’il y a une auteure francophone connue pour son impudeur littéraire, c’est bien Calixthe Beyala. Sa propension à écrire sur la sexualité et le désir des femmes africaines a amené Odile Cazenave (1996, 218) à signaler son originalité vis-à-vis non seulement de ses consœurs, mais aussi de ses confrères, car les scènes sexuelles ne sont pas ponctuelles dans son œuvre, mais « deviennent partie constituante du texte et de son examen de la société ». Dans la même veine, Jacques Chevrier (2001) note que son entrée sur la scène littéraire a eu « l’effet d’un pavé dans la mare » et qu’avec son premier roman, C’est le soleil qui m’a brûlée, Beyala « a bousculé les habitudes du petit monde feutré de la littérature africaine féminine ». Selon Chevrier, l’écriture de Beyala, tout comme celle de Sony Labou Tansi, participe d’une « poétique de l’obscène »[1] qui les distingue des autres écrivains africains. Le côté novateur de « l’enfant terrible de la littérature africaine » (Asaah 2006b, 101), de ce « phénomène postcolonial » (Hitchcott 2006, 1), lui a par ailleurs valu des épithètes de « romancière impertinente » (Asaah 2007, 110), d’auteure pornographique, d’auteure à scandale. Que ce soit dans ses romans ou dans les répliques à ses détracteurs, Beyala ne semble avoir aucune pudeur. Analysant les questions et problèmes que soulèvent les arguments utilisés par Beyala pour se défendre contre les accusations de plagiat (racisme, tradition orale en Afrique, intertextualité), Véronique Porra (1997, 27) souligne que son œuvre repose « essentiellement sur l’exploitation littéraire de la provocation, tant linguistique qu’idéologique […], le scandale et la provocation étant une grande partie de son “fonds de commerce” ». De même, Koffi Anyinefa (2008, pp. 464-465) affirme que Beyala est « incontestablement l’un des écrivains francophones (femmes et hommes confondus) les plus populaires en France et aux États-Unis », ce qui prouve que son approche est une « stratégie payante »[2]. Bien que l’auteure n’hésite pas à brandir sa féminitude et à crier au racisme et au sexisme pour dénoncer les critiques dont elle fait l’objet, se posant ainsi en victime, il est tout de même utile de s’interroger sur la réception critique de ses livres et les propos à son égard qui insistent sur son identité sexuée et son origine africaine. L’impudeur littéraire qu’elle pratique, qu’elle soit perçue négativement ou positivement, est le plus souvent jugée à l’aune de ces caractéristiques. L’article qui suit voudrait s’attarder à cet aspect, en effectuant un retour sur « L’affaire Beyala » et en examinant ce que recouvre son écriture « pornographique ».
En 1996, après avoir reçu le Grand Prix du Roman de l’Académie française pour Les Honneurs perdus, Beyala est accusée par Pierre Assouline d’avoir plagié, dans son roman primé, des passages de la traduction française de The Famished Road (La Route de la faim) de l’auteur nigérian Ben Okri. Il rappelle qu’au mois de mai de la même année, Beyala a été « sévèrement condamnée pour contrefaçon » (1996, 7) par les tribunaux pour Le Petit prince de Belleville (1992). Cet article d’Assouline est à l’origine de ce qui deviendra « L’affaire Beyala ». En voulant discréditer les Académiciens dans cette affaire, Olivier Le Naire (1996, 134) écrit : « Jusqu’au bout, ils se seront obstinés à succomber au charme des œuvres de la belle romancière franco-camerounaise. Même immortelle, l’erreur est humaine ». Si l’erreur est humaine, les capacités de séduction de Beyala semblent surhumaines, parvenant même, avec sa beauté et sa plume, à envoûter les Académiciens. Pierre Assouline (1997, pp. 8-10) écrira, dans un autre article, que « l’Académie française a pris le risque de cautionner un auteur dont l’œuvre est truffée de plagiats », en précisant que, « pour des raisons qui ne paraissent pas très littéraires, il fallait que ce fût Beyala et nulle autre ».
Impassibles devant son charme, exotique seulement pour les Français, beaucoup de critiques ou d’auteurs africains sont, quant à eux, irrités, voire outrés par l’attitude de l’auteure. Comme le note Koffi Anyinefa (2008, 463), « L’affaire Beyala » a suscité de diverses réactions, mais « les Africains semblent majoritairement condamner Beyala moins pour le délit qu’on lui reproche que pour son comportement que plus d’un trouvent extravagant, inapproprié ». S’appuyant sur les articles d’Assouline, l’écrivain camerounais Mongo Beti, auteur du classique africain Le Pauvre Christ de Bomba (1956), répète que le plagiat est une pratique courante chez Beyala et ajoute que c’est « un procédé cynique, inacceptable parce qu’il est susceptible d’éclabousser l’ensemble des écrivains africains de langue française en les décrédibilisant aux yeux du public ». L’inquiétude est légitime puisqu’un seul cas, et, qui plus est, impliquant une personnalité très médiatisée, peut en effet conforter certains préjugés et avoir un impact négatif sur l’ensemble du corpus africain. Or l’hostilité de Mongo Beti vis-à-vis de Beyala est telle que la polémique paraît être un prétexte pour déverser son mépris : « si elle excite quelque curiosité dans certains cercles, on s’aperçoit que, en même temps, [Beyala] y est très controversée et n’est nullement évoquée avec admiration» ; c’est « une femme imbue d’elle-même » qui n’a « pas les moyens de son ambition », car « pour devenir un grand auteur, il importe de savoir écrire ». Dans le style pamphlétaire qu’on lui connaît, il avance que « l’obsession de l’Académie Française chez une aussi jeune femme que C. Beyala est révélatrice de [la] psychose [de dénicher un nouveau Senghor] ». S’il admet n’avoir jamais porté Senghor dans son cœur, Mongo Beti reconnaît que le poète-président, premier Africain élu à l’Académie française en 1983, avait au moins une grande culture, malgré « son larbinisme à l’égard de la France, puissance coloniale ». Beyala, elle, n’a pas de culture et ne sait pas écrire, mais surtout, elle refuse de prendre le temps d’apprendre à écrire, car tout ce qu’elle veut, c’est « de réussir très vite, de gagner beaucoup d’argent, de faire parler d’elle, de se faire applaudir en somme ». Seule sa singularité – pour ne pas dire sa chance – d’être africaine et femme explique son succès :
Ce n’est pas tous les jours qu’on peut exhiber un phénomène exotique sur la scène littéraire parisienne. C. Beyala se moque du monde quand elle prétend qu’on lui en veut parce qu’elle est femme noire. C’est tout le contraire. Elle est le siège d’un double exotisme, qui ne peut que lui valoir une attention exceptionnelle, douteuse au demeurant. Et c’est ce double exotisme que l’éditeur [Albin Michel] est résolu à exploiter.
Selon lui, le racisme et le sexisme qu’invoque Beyala pour se défendre relèvent tout simplement du « terrorisme intellectuel »[3].
Ambroise Kom (1996, pp. 66-67) accuse lui aussi sa compatriote d’arrivisme, dans un dossier de Notre Librairie consacré à l’auteure, soulignant qu’elle « ne répugne à aucun stéréotype, si infamant soit-il » et que son succès repose sur les « multiples scènes osées dont regorgent ses récits ». Il donne par conséquent raison aux critiques qui « n’hésitent pas à accuser Beyala de s’adonner passionnément à une écriture pornographique, technique destinée à accrocher un public en quête d’érotisme et d’exotisme bon marché ». Bien que Beyala ne publie Femme nue, femme noire (sur lequel nous reviendrons) qu’en 2003, la critique a fait d’elle une auteure du genre pornographique dès la parution de son premier livre. Dans son compte rendu de C’est le soleil qui m’a brûlée, David Ndachi Tagne (1990, pp. 96-97) annonçait déjà « une levée de bouclier de la part de nombre de lecteurs africains » à cause de la représentation des hommes et des thèmes abordés dans le roman : « La masturbation, les différentes scènes érotiques – avec en bouquet à la fin de l’œuvre la scène où l’héroïne tue son amant occasionnel – soulèveront certainement des grognements scandalisés par un penchant pornographique prononcé ». Ce qu’il interprète comme étant un manichéisme dans la guerre des sexes constitue, à son avis, la plus grande faiblesse de ce roman qui tente de « conquérir d’autres voies et d’autres voix, en rupture avec traditions et stéréotypes ». Mais, à la différence d’Ambroise Kom, David Ndachi Tagne ne nie pas la pertinence d’un discours féministe et indique que, par-delà la polémique, il faudra prendre au sérieux ce roman et le lire pour son « ton nouveau », sa « vision crue des réalités » et son « angoisse existentielle ».
Pour Ambroise Kom (1996, 71), la représentation de l’homme dans les récits de Beyala n’est qu’une caricature d’inspiration ethnologique d’un autre âge, puisqu’« en Afrique, le prétendu pouvoir mâle n’est souvent qu’une mise en scène, l’homme n’étant, pour la plupart du temps, que le porte-parole d’un montage dont la femme est le cerveau ». Rangira Béatrice Gallimore (2001, 97) mentionne à juste titre que, dans une volonté de délégitimer son œuvre, « beaucoup de censeurs de l’écriture de Beyala, comme Ambroise Kom, refusent même d’accepter l’existence de l’oppression féminine en Afrique ». Ce qui dérange surtout le critique, c’est que « Beyala inculpe et même condamne l’homme au lieu de prendre en compte les avatars d’une modernité mal assumée ici et là ainsi que les violences coloniales, néo-coloniales » (Kom 1996, 68). Kom révèle ici que le vrai reproche adressé à l’auteure ne concerne pas la représentation négative de l’homme en général, mais celle de l’homme africain en particulier. En ce sens, Beyala est doublement coupable : d’une part, d’avoir transgressé par son écriture, quoique fictive, les limites de la pudeur, de ce qui est jugé convenable, et, d’autre part, de l’avoir fait aux dépens de l’homme africain, participant ainsi à l’imaginaire colonial et à l’impérialisme culturel. Dans un entretien également publié plusieurs années avant la parution de Femme nue, femme noire, Emmanuel Matateyou (1996, 605) présente Beyala comme une auteure qui « dérange, inquiète » et qui n’épargne pas « certaines sensibilités ». Il affirme, entre autres, que « Maman a un amant est un titre qui choque », car « il n’est pas normal que maman ait un amant », ce à quoi Beyala répond que si son titre avait été Papa est polygame, cela n’aurait choqué personne et que « le problème vient du fait que l’Afrique n’est pas habituée à ce que certaines paroles viennent de la bouche d’une femme ». Les réactions vives que son œuvre provoque semblent en effet liées à sa prise de parole en tant que femme et, plus précisément, en tant que femme d’origine camerounaise qui écrit pour un public non africain. Même Ambroise Kom (1996, 606 & 614), selon qui Beyala et ses romans sont totalement ignorés en Afrique, et ce autant du grand public que des universitaires, concède qu’« au-delà même des difficultés économiques qui constituent une sérieuse entrave à la lecture en Afrique, il faut avouer que l’espace et le type de personnage que déploie l’œuvre de Beyala sont en nette rupture avec les textes africains précédents »[4].
Du côté des critiques anglophones, notamment nigérians, sa dénonciation de l’oppression de la femme est assez bien accueillie, mais les moyens pour y parvenir et la liberté sexuelle palpable dans presque tous ses romans suscitent des réactions semblables : son manque de pudeur est déplacé. Selon un critique et professeur connu au Nigéria, J. Ukoyen, l’écriture de Beyala reproduit, sous le couvert d’un engagement féministe qui est en fait un « self-destructive feminism »[5], la permissivité du mode de vie occidental et les « problèmes » (homosexualité, lesbianisme, prostitution) qui y sont associés. Comme le relève Ndidiamaka Ononuju Ejechi (2015) et comme le montre Jacques Chevrier dans son article sur l’obscène, les références au sexe sont pourtant très présentes dans l’œuvre d’auteurs africains connus comme Sony Labou Tansi et Ahmadou Kourouma. En ce qui concerne Sony Labou Tansi, Chevrier (2000) écrit : « De l’anatomie humaine, le romancier semble donc ne retenir que tout ce qui est orifice, bouche, sexe, anus, avec une nette prédilection pour la “hernie”, métaphore d’un phallus hors de proportion et qui semble avoir définitivement remplacé le siège de la pensée chez la plupart des dictateurs sonyens ». La critique ne s’est pas formalisée de ce style libre, notant d’ailleurs son originalité, comme si l’obscène, c’est-à-dire ce qui blesse la pudeur, était l’apanage des hommes. À ce sujet, Madeleine Borgomano (1996, 74) fait remarquer que les audaces de Beyala, son écriture à la fois brutale et provocante et son langage cru et familier, « choquent d’autant plus que l’écrivain est une femme et que les femmes écrivains africaines adoptent le plus souvent une écriture sage, conforme à la norme, voire au conformisme, se pliant aux lois scolaires apprises du beau langage ». De plus, Beyala écrit « ce qu’il ne faut pas dire » et « ne se sert pas de ses romans pour donner des leçons ». Là réside sans doute une autre explication à l’hostilité qu’elle suscite : non seulement il y a trop de descriptions corporelles et de scènes sexuelles dans ses livres, mais celles-ci paraissent gratuites car elles ne sont pas porteuses d’une morale pour les femmes.
Paradoxalement, c’est le roman le plus pornographique de Beyala qui véhicule un discours moralisant. Publié en 2003, Femme nue, femme noire fait intervenir toutes les pratiques sexuelles (fellation, cunnilingus, orgie, sodomie, sadomasochisme, pédophilie, voyeurisme, zoophilie) et fait participer tous les groupes : hétérosexuels, homosexuels, femmes, hommes, adolescentes, adolescents, beaux, laids, vieilles femmes, vieillards… et même une poule ! Selon Nicki Hitchcott (2006, 29), la parution de ce livre est stratégique dans la mesure où elle coïncide avec la mode française de la « porno féminin »[6] du début des années 2000, dont La Vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet est emblématique, Beyala y ajoutant sa touche d’« exotisme ». Le récit de Beyala est pourtant très différent de celui de Millet, n’étant pas autobiographique[7] et se situant dans l’excès et la débauche sans être vraisemblable. Si les scènes de sexe sont décrites de manière « clinique »[8] dans La Vie sexuelle de Catherine M., elles le sont de manière tragi-comique dans Femme nue, femme noire. Pour sa part, Odile Cazenave (2003, 62) voit dans ce roman une « nouvelle étape » dans l’œuvre de Beyala, une exploration du « sexe dans tous ses états » pour « dire le désir dans toute sa force » et une écriture qui « démontre que l’obscène, le vulgaire ne sont plus la prérogative de l’homme et que la sexualité s’écrit multiple sous la plume d’une femme ». Dès le titre, Beyala convoque un homme célèbre, qui n’a toutefois rien à voir avec l’obscène ou le vulgaire : Léopold Senghor, l’Académicien. En plus de reprendre l’un des vers fameux de Senghor dans son titre, elle cite en exergue la première strophe de « Femme noire » (Sédar Senghor 1990, pp. 18-19), signalant d’entrée de jeu le rapport intertextuel au poème senghorien. Tout se passe comme si elle disait à ses détracteurs : voilà, je cite mes sources, êtes-vous contents ? L’allusion à son premier accusateur, Pierre Assouline, se fait aussi à travers la description de son personnage principal, Irène Fofo, adolescente de quinze ans, « une voleuse, une kleptomane pour faire cultivé » (2003, 12). Le mot « kleptomane » n’est pas fortuit, puisque qu’Assouline a traité Beyala de récidiviste de « flagrants délits de kleptomanie littéraire » (1997, 11). Qui plus est, l’expression « pour faire cultivé » relance l’opposition mise de l’avant par Beyala elle-même entre « la cambroussarde », « la pied-nu d’Africaine », la « pauvre Négresse venue de nulle part, déplacée », l’« Africaine ignorante de tant de choses du monde littéraire parisien », la « Négresse qui est là où elle ne doit pas être », et Pierre Assouline, l’intellectuel de Paris, le « grand dignitaire de la littérature française »[9].
Ce n’est pas la première fois que l’auteure fait écho à « L’affaire Beyala » dans l’un de ses romans, ayant déjà réglé ses comptes dans La Petite fille du réverbère (1998), par le biais de passages virulents plaqués ici et là. Ce roman sur l’enfance est traversé d’une ironie douce-amère portée par la jeune narratrice, Tapoussière, mais le discours violent et victimaire de l’auteure adulte s’impose dès l’incipit :
À l’époque où commence cette histoire, je n’étais pas encore l’écrivain décoré, vraiment ?… qu’on charrie, qu’on insulte, qu’on vilipende, qu’on traite de cervelle en jupon ! Pas non plus la Négresse qui fait se pâmer les pantalons sans fond, les barbichettes sans virilité, tous ces riens qui me couvrent de leurs frustrations – parce qu’ils croient, ces imbéciles, qu’une femme, Négresse de surcroît, ne saurait se défendre.
Beyala exprime ici clairement ce qu’elle disait en filigrane dans sa lettre publiée dans Le Figaro : en plus d’être une « pauvre Négresse » et une « pauvre femme », elle est perçue et traitée comme un objet sexuel qui ne peut se voir attribuer le titre d’écrivain. Si son argument peut, en partie, être justifié et valable pour le fond, il est problématique pour la forme : le ton pamphlétaire rompt la fluidité du reste de la narration et ne va pas au-delà des attaques et des insultes. Plus loin, ses détracteurs deviennent « ces Missiés Riene Poussalire » (2003, 72), anagramme de Pierre Assouline, des « accros de la médisance » (2003, 98), les « Papes de la Littérature française » (2003, 146), des critiques « envieux » et « ignares » (2003, 233).
Les allusions à « L’affaire Beyala » sont plus subtiles dans Femme nue, femme noire et ne se manifestent qu’en paratexte et au tout début du roman. La violence et la démesure se situent ailleurs, comme si Beyala avait décidé d’aller jusqu’au bout de l’impudeur et de totalement assumer l’étiquette d’auteure pornographique qu’on lui accole depuis le début de sa carrière. Elle le fait en opposant le style de Senghor, le grammairien à la langue raffinée, à la vulgarité, au langage des rues de sa jeune narratrice, Irène : « “Femme nue, femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté…” Ces vers ne font pas partie de mon arsenal linguistique. Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. […] Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! Que celui qui se sent mal à l’aise passe sa route… » (2003, 11). Dès lors, l’incipit sert de mise en garde : la femme et l’Afrique ne seront pas ici idéalisées et aucune « sensibilité » ne sera épargnée. Chez Senghor, la femme renvoie bien sûr à l’amante, mais aussi à la mère et à la mère-Afrique. Comme le rappelle Beyala, c’est le passé et « la grandeur de la civilisation négro-africaine » qui sont valorisés à travers l’image idéalisée de la femme noire. En s’appropriant les vers de Senghor, elle veut « les investir de toute la violence, des humiliations et de la souffrance dont est fait le quotidien de la femme » et ainsi « les vider de leur charge patriarcale »[10]. Or dans Femme nue, femme noire, le quotidien des femmes (et des hommes) n’est fait que d’actes sexuels, quel que soit l’endroit, et de récits scabreux qu’exige Irène des gens qui lui rendent visite pour se faire « soigner ». Au début, la narratrice revendique « une morale de l’excès, de la luxure et de la débauche » (2003, 20) et se présente comme une fille rebelle : « Ils me disent dingue afin de préserver leur suprématie, pour que ne ressuscitent plus jamais les femmes rebelles, mangeuses de sexe ». Cependant, de retour dans son village à la fin du roman, elle est brutalement battue et violée par quatre hommes enragés et, au seuil de la mort, cette « mangeuse de sexe » (2003, 31) promet de devenir une fille sage : « Dorénavant maman, je mesurerai mes faims. Je ne serai plus vorace. Je ne mordrai plus dans la vie telle une affamée qui a sauté plusieurs repas. Je rentrerai dans le rang comme toutes les autres avant moi » (2003, 189).
S’il est vrai, comme le note Lydie Moudelino (2006, 156), que Beyala s’attaque dans Femme nue, femme noire à « la nudité passive du modèle féminin senghorien », il est tout aussi vrai que sa tentative de libérer la femme-fille par une sexualité débridée échoue au terme du récit. Irène est non seulement durement punie pour avoir défié les lois de la « pudeur féminine », mais elle comprend et accepte la leçon qui lui est violemment infligée, celle de reprendre « sa » place, de réintégrer la communauté des femmes pudiques et raisonnables. Dans un entretien, Beyala a évoqué la pudibonderie qui se dégage du poème de Senghor et une « espèce de rigueur moraliste » (Chanda 2003, 42) chez lui. Le poète de la négritude, convoqué au début du roman pour aussitôt être renvoyé puisqu’il n’y a aucune autre référence à son œuvre, incarne ainsi la pudeur de l’écriture qui sert à accentuer l’impudeur du style de Beyala. Mais l’impudeur littéraire n’est pas forcément synonyme de subversion, et à exploiter à l’excès l’idée de transgression par le sexe, par l’indécence, le roman finit par banaliser ce qui ne devrait pas l’être, à savoir que l’« éducation sentimentale africaine » d’une adolescente rebelle comme Irène consiste à apprendre « les cent dix milles positions de la fornication » (Beyala 2003, 154) et qu’une jeune femme infertile comme Fatou doit accepter toutes les infidélités et perversions sexuelles de son mari, sauf la zoophilie. Malgré l’intention de Beyala de libérer la « femme nue, femme noire » de la vision patriarcale de Senghor qui en a fait un être « pur », symbole de toute une race, son roman n’exclut pas non plus une sorte de purification. Après le viol collectif, Irène a « l’impression d’être dans une bulle, un lieu ascétique où disparaît la souffrance » (Beyala 2003, 188).
Contrairement à l’auteur malien Yambo Ouologuem, qui a complètement disparu de la scène littéraire suite aux accusations de plagiat quelques années après l’obtention du Prix Renaudot pour Le Devoir de violence (1968), Beyala n’hésite pas à alimenter la controverse dans ses romans, laissant son écriture être influencée par l’accueil de ses livres. Alors que C’est le soleil qui m’a brûlée (1987, 122) aspirait à dire le « plaisir sans pudeur », à le dissocier de la honte, Femme nue, femme noire met en scène une impudeur extrême qui, finalement, mène à un retour à la sagesse « féminine ». Ce roman, unanimement qualifié par la critique comme étant pornographique, n’est donc pas « une entreprise totalement iconoclaste » (Moudileno 2006, 158), mais passe plutôt d’une « morale sadique » (Asaah 2006a, 29) à la « rédemption des âmes égarées » (Beyala 2003, 185) comme celle d’Irène. Femme nue, femme noire montre qu’il n’est pas facile d’échapper aux représentations éculées de la femme et à l’idée d’une conscience morale dont elle serait détentrice, même pour une auteure rebelle comme Beyala. Par ailleurs, la réception de son œuvre et les réactions à « L’affaire Beyala » mettent en lumière le côté « immoral » de l’auteure. Il est à cet égard légitime de se demander si le manque de retenue dans certains propos n’est pas lié à sa réputation d’auteure obscène, comme s’il était tout à fait inutile de mettre des gants blancs avec une femme aussi impudique qui, elle-même, fait souvent des déclarations à l’emporte-pièce. Dans la foulée de « L’affaire Beyala », Pierre Assouline a dénoncé le « politiquement correct » qui s’immisce dans les débats littéraires et rend suspecte toute critique d’« abus d’une romancière africaine parce qu’elle est femme et noire »[11]. Or beaucoup de remarques suggèrent que certains critiques et auteurs se permettent des commentaires – soit « flatteurs » sur son apparence physique, soit cinglants sur son écriture – parce que Beyala est femme et noire.
Appendices
Notes
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[1]
Chevrier indique que, chez les autres auteurs, « d’une part, l’évocation du sexe y est le plus souvent joyeuse, salubre et que, d’autre part, l’obscène n’y joue qu’un rôle secondaire. Nous verrons que tel n’est pas le cas dans les romans de Sony Labou Tansi ou de Calixthe Beyala ». Son analyse est toutefois largement consacrée aux romans de Sony Labou Tansi et ne réserve que quelques phrases à Assèze l’Africaine de Beyala (2000, 38).
-
[2]
La thèse du scandale comme stratégie a été reprise récemment par Éloïse Brezault, dans « Le scandale comme stratégie d’exotisme chez Calixthe Beyala et Léonora Miano : le rôle de l’institution littéraire face aux auteurs post/coloniaux » (2018).
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[3]
Toutes les citations de Mongo Beti sont issues de l’article « L’Affaire Calixthe Beyala ou Comment sortir du néocolonialisme en littérature » (1997).
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[4]
Dans un article ultérieur, Kom (2001, 43) confirme que le contenu des romans de Beyala ne répond pas aux attentes du lectorat africain, malgré sa consécration en France, lieu de canonisation des auteurs francophones.
-
[5]
Voir Ndidiamaka Ononuju Ejechi (2015, 530), qui cite un extrait de l’article de J. Ukoyen, « Self-Destructive Feminism in Calixthe Beyala’s Les Honneurs perdus ».
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[6]
En français dans le texte.
-
[7]
À la question sur « la part d’investissement autobiographique dans le “je” » de la narration, Beyala a répondu : « Je n’ai jamais vécu l’expérience d’Irène Fofo, si c’est ce que vous voulez savoir » (« L’Écriture dans la peau. Entretien avec Calixthe Beyala », Tirthankar Chanda 2003, 44).
-
[8]
Millet a confié à ce sujet : « Souvent, j’ai eu droit à ce reproche : mon récit n’est pas suffisamment érotique, suffisamment excitant, il est trop froid, trop clinique » (« Entrevue avec Catherine Millet », Christine Palmiéri 2001, 18).
-
[9]
Toutes les citations de cette phrase sont tirées de la lettre de Beyala envoyée au Figaro : « Moi, Calixthe Beyala, la plagiaire ! » (1997).
-
[10]
Toutes ces citations sont issues de « L’Écriture dans la peau. Entretien avec Calixthe Beyala » (Tirthankar Chanda 2003, 42).
-
[11]
Cité dans « “Moi, Calixthe Beyala, la plagiaire !” ou Ambiguïtés d’une “défense et illustration” du plagiat » (Véronique Porra 1997, 30).
Bibliographie
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- Asaah, Augustine H. 2006b. « La Tradition matricentriste au service du radicalisme : l’image multidimensionnelle de la mère dans Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala ». Dalhousie French Studies, nᵒ 76:101‑12.
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