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L’une des disparitions marquantes en 2012 est certainement celle de Chris Marker (1921-2012), cinéaste ayant eu une importante production cinématographique avec une variété de styles (documentaires, photographies…). Dans l’une de ses rares interviews, Chris Marker tenait les propos suivants :
« le cinéma, c’est un système qui permet à Godard d’être romancier, à Gatti de faire du théâtre et à moi des essais, c’est tout, mais il n’y a aucun rapport entre ces films. »[1]
(Miroir du cinéma, mai 1962)
Le style de Chris Marker est caractérisé par la relation spéciale qu’entretiennent les textes et les images. Par exemple, Le Joli Mai, film produit en 1963, se fonde sur des entretiens biographiques avec un apprenti, un ancien prêtre devenu communiste et d’autres figures emblématiques des années soixante. Chris Marker propose des narrations singulières où le sarcasme se mêle à un travail profond de recherche documentaire. Il restitue une série d’impressions sur une époque donnée et allie la parole aux images présentées.
Dans un film sorti en 1996, Level 5, Chris Marker propose un travail véritable sur les images liées au traumatisme d’un suicide collectif des habitants d’Okinawa. Le scénario du film repose sur un effet de mise en abyme : en terminant l’écriture d’un jeu vidéo consacré à la bataille d’Okinawa, Laura effectue un véritable parcours de recherche et rencontre des témoins de la bataille dont Nagisa Oshima grâce à internet. L’ensemble des techniques (ordinateur, CD-Rom, vidéo, photos) sont alors réutilisées pour analyser cette bataille au cours de laquelle la population d’Okinawa a été massacrée. Les images sont minutieusement travaillées par le biais de ces techniques : la mémoire de l’ordinateur est infaillible et l’écriture du jeu vidéo projette Laura dans la restitution quasi automatique des événements d’Okinawa. La mémoire de Laura liée aux voyages virtuels effectués dans le jeu vidéo est parfois défaillante, la voix (entre l’ordinateur et Laura) lui rappelant certaines péripéties de son aventure. Le jeu avec l’ordinateur est divisé en niveaux (level 1, level 2), le terminal OWL ayant été créé pour lire les pensées d’autrui.
Le côté diabolique des nouvelles technologies est certes évoqué par Chris Marker, mais la technique est vue comme médiation pour restituer une période obscure du passé. Le film fonctionne alors comme un jeu permettant d’accéder au plus profond de la mémoire. Il y a un aspect prothétique[2] – pour reprendre les termes de Bernard Stiegler – à cette expérience subjective puisque la mémoire humaine est doublée par la technique pour accéder à une narration objective et événementielle du massacre des habitants d’Okinawa. Selon Bernard Stiegler, la technique est pensée comme prothèse donnant à l’homme un supplément de pouvoir. Dans le film, la technique est confrontée au cerveau humain puisque l’ordinateur est saisi comme cet ensemble neuronal artificiel capable de recréer des images du passé.
Ce film a une lucidité extraordinaire sur l’avenir du numérique, d’une part dans les conditions de stockage de la mémoire et d’autre part dans la possibilité de reconstituer le déroulement du suicide collectif. La numérisation des archives et le logiciel de traitement permettent de remonter à la source de certaines images. Le travail de mémoire n’est pas une écriture automatique réalisée par la machine, mais s’appuie sur un dialogue entre la machine et les perceptions des témoins. Le visage de Laura est le symbole de cette hiérarchie émotionnelle faisant de la technique un support à la mémoire humaine. Le visage est la médiation entre le spectateur et les images de cette bataille tout comme l’ordinateur est la médiation entre Laura et la voix.
Le lien entre la parole et les images est une technique utilisée par Alain Resnais dans Hiroshima mon amour comme en rend compte cette critique de l’Internationale Situationniste.
« Hiroshima, sans renoncer à une maîtrise des pouvoirs de l’image, est fondé sur la prééminence du son : l’importance de la parole procède non seulement d’une quantité et même d’une qualité inhabituelles, mais du fait que le déroulement du film est beaucoup moins présenté par les gestes des personnages filmés que par leur récitatif (lequel peut aller jusqu’à faire souverainement le sens de l’image, comme c’est le cas pour le long travelling dans les rues qui termine la première séquence) »[3].
Cette alternance entre parole vivante incarnée par la voix de Chris Marker et travellings sur l’écran caractérise au plus haut point le déroulement du film. Les images continuent et prolongent le monologue brisé de temps à autre par le dialogue avec Laura. Le mouvement est en quelque sorte abstrait, puisque le film n’a aucune gestualité spécifique ; il est dans l’échange entre Laura, l’ordinateur et la voix. L’alternance images / paroles, le mouvement des images virtuelles analysées participent d’une mise en question du cinéma comme art à l’ère des nouvelles technologies. La caméra ausculte cette invasion virtuelle pour en montrer les limites (l’ordinateur, les jeux vidéos ne sont que des prothèses techniques et ne se substituent en aucun cas au récit historique) et active un processus mémoriel nécessaire pour poser le questionnement radical de l’advenir des sociétés humaines. Oui, il y a peut-être un level 6 dans le développement du Web participatif et des manières d’affiner le travail de mémoire grâce à l’accès aux archives numériques. L’art de Chris Marker nous manquera, lui qui avait su travailler de près le medium [4] cinématographique et photographique pour produire de nouvelles émotions.
Appendices
Notes
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[1]
Guy Gauthier, « Chris Marker », dans René Prédal (dir.), 900 cinéastes français d’aujourd’hui, Paris, Les éditions du Cerf, 1988, p. 337-338.
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[2]
Bernard Stiegler, La Technique et le temps. Tome 3. Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, 2001.
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[3]
Internationale situationniste, Paris, éditions Fayard, 1997, p. 76.
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[4]
Serge Kracauer, Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010.