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Le camp du progrès au défi de la mondialisation

La gauche contemporaine a des ressources supplémentaires ; de fait, elle a su s’extraire des cadres nationaux pour nourrir un logiciel moderne qui s’est fixé pour objectif d’apprivoiser cette dynamique, incontournable depuis la chute du Mur de Berlin[1], qu’est la mondialisation en portant à la tête d’organisations internationales quelques progressistes qui ont produit une réflexion profonde et mis en œuvre des initiatives significatives pour enrichir le débat des idées sur le monde d’aujourd’hui.

Directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis 2005, ayant fait l’essentiel de sa carrière avant cela au sein de l’Union européenne, Pascal Lamy connaît comme personne la galaxie des organisations et des hauts fonctionnaires internationaux. De ce point de vue, son pamphlet publié en 2004, La démocratie-monde[2], est un écrit très précieux pour saisir les positions et les propositions de la gauche quand elle est confrontée aux responsabilités et aux défis liées aux institutions multilatérales. Le premier des enjeux que pose ce siècle est d’ailleurs tout là : « inventer une vie politique mondiale, à la fois démocratique et à la hauteur d’enjeux qui sont d’envergure planétaire »[3]. La mondialisation, que l’auteur définit comme « l’interdépendance croissante de tous les peuples de la planète »[4], génère des bénéfices comme la croissance, l’innovation, le métissage, l’accès aux cultures, à l’information et au lointain, mais pose des problèmes d’une ampleur et d’une profondeur inédites, et qui ne peuvent être résolus à la simple échelle des États-nations. « Or, dans le même temps, les formes de la légitimité démocratique indispensable à la prise en charge de ces questions ne migrent pas vers la scène internationale : elles demeurent inscrites dans le sein des États-nations »[5]. Cette « double faille » est cruciale pour comprendre pourquoi le monde d’aujourd’hui peine à trouver des solutions fortes aux troubles multiples (économie, santé, politique, terrorisme, nucléaire, etc.) causés par la dynamique de la mondialisation. Ainsi que l’explique Pascal Lamy, les institutions internationales, qui ont la compétence, manquent de légitimité démocratique, et les États-nations, qui ont la légitimité du suffrage populaire, manquent de compétence. En Europe comme dans d’autres pays, l’une des conséquences directes est l’essor du discours souverainiste et de la tentation du repli, qui n’apportent pourtant aucune défense viable sur le long terme face à cette « lame de fond » qu’est la mondialisation. C’est après avoir posé les termes de cette équation nouvelle que Pascal Lamy s’emploie à définir les bases pour « l’invention d’un système de gouvernement démocratique alternational et non hégémonique »[6] : « la globalisation des enjeux, pour le meilleur et pour le pire, rend chaque jour plus nécessaire l’organisation d’un pouvoir politique mondial, à la fois légitime et efficace, c’est-à-dire démocratique »[7].

Et d’assumer : « Faire le constat d’attentes de gouvernement nouvelles et en tirer les conséquences – la nécessité de construire un pouvoir qui se déploie à l’échelle mondiale – relève donc d’un choix politique. C’est le choix que je fais »[8]. L’auteur dédie l’un des trois chapitres de son essai au « laboratoire européen », qu’il connaît en profondeur, pour montrer en quoi l’Union est l’embryon le plus abouti de cette démocratie-monde[9], tout en déplorant la panne de résultats et de projet depuis déjà quelques temps.

Les suggestions qu’il offre pour nourrir le débat en faveur d’une gouvernance démocratique mondiale sont au nombre de cinq. D’abord, trouver des valeurs autour desquelles l’humanité peut faire cause commune pour fonder une communauté alternationale. Que ce soit la lutte contre le « trou » de la couche d’ozone ou les accords pour déroger aux brevets et permettre aux pays en développement d’utiliser des médicaments génériques, des exemples forts prouvent que cela est possible. Ensuite, il faut des « lieux » pour organiser les débats démocratiquement, que ce soit à l’échelle régionale (Europe, Mercosur, etc.) ou en fonction du principe de subsidiarité, les uns s’occupant de ce dont les autres ne sont pas capables, ce qui renforce la légitimité de tout un chacun. Troisièmement, il faut des « acteurs », des visages connus des médias et susceptibles de créer une scène où les enjeux sont visibles du plus grand nombre. En ce sens, nul mieux que Kofi Annan n’a accompli cette tâche, précise d’ailleurs Pascal Lamy. Il faut, enfin, des mécanismes de gouvernance réelle, et des principes de transparence et de solidarité.

Le directeur général de l’OMC a poursuivi cette réflexion plus avant, en affirmant ailleurs : « Sur le terrain des valeurs, la gauche mondiale doit remettre à jour sa critique du capitalisme de marché. Les termes dans lesquels se pose la question sociale – qui reste la question centrale pour la gauche – ont fondamentalement changé sous l’effet de la mondialisation : l’espace dans lequel elle doit être pensée et traitée est l’espace mondial »[10]. Il saluera également ce qui pourrait être, déjà, un embryon d’architecture pour une future gouvernance mondiale, expliquant : « Le G20 dispose de la capacité d’impulsion ; l’ONU a la légitimité ; les organisations internationales offrent leur expertise, leur capacité d’édicter des règles et de mobiliser des ressources »[11] et n’hésitant pas à porter devant les médias son plaidoyer pour une régulation et une redistribution – les incarnations d’une solidarité indispensable – au sein du cadre international.

Il incombe bien sûr à la gauche d’attaquer à la racine les nouvelles inégalités créées par le capitalisme de marché mondialisé, et, aux yeux de Pascal Lamy, l’accès à l’éducation est l’un des combats les plus importants à mener aux quatre coins de la planète pour ce faire[12]. Or, si des intellectuels comme Amartya Sen essaient de développer une réflexion forte sur ces sujets, les Occidentaux – et en particulier les Européens – restent peu nombreux à proposer de vraies solutions face à ces nouveaux paradigmes, préférant adopter une politique de l’autruche, comme si le génie de la mondialisation allait rentrer dans la bouteille si on fermait quelques instants les yeux. Cette posture n’est d’ailleurs pas sans contribuer au triomphe d’une droite européenne qui n’a pas hésité à construire un discours fondé sur la sécurité, projetant pour sa part l’image d’une Europe assiégée par les barbares dont elle seule pourrait encore garder la dernière porte.

Enfin, créer un cadre de réglementation mondial pour l’industrie financière apparaît désormais comme une autre priorité. Comme le relèvait Pascal Lamy, la crise de 2008 n’a pas trouvé son origine dans l’interdépendance économique, mais dans l’absence de règles contraignantes pour les banques, notant avec raison que le Canada, qui commerce intensément avec son voisin américain, a bien résisté à la crise grâce à une gestion prudente de ses banques alors même que les États-Unis sombraient dans l’abîme. « Le problème n’était pas l’ouverture mais la régulation », devait-il insister[13].

C’est également à ce titre qu’il affirme que « la démondialisation est une mauvaise réponse », « un concept réactionnaire » parce que « le phénomène est parti pour durer », les moteurs de la mondialisation étant technologiques et donc destinés à ne pas revenir en arrière[14]. De plus, le directeur de l’OMC note que l’anxiété liée aux bouleversements de la mondialisation reste « minoritaire dans le monde », l’Asie, l’Afrique ou l’Amérique latine voyant dans le phénomène une chance pour prospérer. Et de répéter sa conviction, restée inaltérée d’année en année : « Ce n’est pas la mondialisation qui fait problème, c’est l’absence de garde-fous, de régulations ». Ailleurs, le directeur de l’OMC se montre encore plus audacieux : « Réinventer nos institutions ne consiste pas à créer plus d’agences et de silos verticaux. Il s’agit d’“interconnecter’ nos institutions d’une meilleure façon pour s’assurer que l’OMC, le FMI, la Banque mondiale et le vaste système des Nations unies opèrent comme un tout plus cohérent, et non pas comme un patchwork de fiefs »[15].

DSK au FMI

Dès son arrivée à la tête du Fonds monétaire international (FMI) en 2007, et à sa façon, Dominique Strauss-Kahn a sans doute contribué à renforcer la « démocratie-monde » en devenant l’un de ces « acteurs » si familiers de l’opinion à travers le monde. Pourtant, lorsqu’il prend les rênes de cette institution qui a notamment pour rôle d’être un prêteur en dernier ressort, celle-ci « fait face à une question d’identité », selon les mots du New York Times : Les pays à la rescousse desquels s’était porté le FMI dans les années 1990 ont essentiellement repayé leurs dettes, et les critiques estiment que l’institution doit répondre à une crise de légitimité et repenser son rôle[16]. « DSK » lui-même n’est pas dupe, lui qui, des années plus tôt, a résumé les choses : « Au bout du compte, les organisations comme l’OMC ou le FMI, dont le rôle est de fournir des règles équitables à une économie mondialisée, font l’objet de très vives critiques : d’aucuns jugent, non sans raison, que leurs pratiques s’avèrent asymétriques, privilégiant les riches et négligeant les pauvres »[17]. La politique de départs volontaires est sans doute le seul événement marquant l’automne de son arrivée.

Mais là encore, la crise financière qui éclate près d’un an après l’arrivée de Dominique Strauss-Kahn à Washington change profondément la donne. Au printemps 2009, les pays du G20 consentent rapidement à porter ses ressources à 750 milliards de dollars, contribuant ce faisant à étendre les marges de manœuvre du Fonds face aux urgences engendrées par le maelstrom financier. Commence l’époque des plans de relance keynésiens, des re-réglementation des appels en faveur d’un encadrement rigoureux de l’industrie financière ; le FMI encourage ces nouvelles tendances, est de tous les combats.

En 2010, la crise de la dette en Europe fait du Fonds un partenaire incontournable des négociations pour soutenir des économies en proie aux pires maux, de la Grèce à l’Islande en passant par le Portugal ou l’Irlande. La même année a lieu une réforme des droits de vote qui prend davantage en compte la réalité du monde contemporain. A cette époque, DSK est déjà devenu l’interlocuteur des grands dirigeants de la scène internationale.

C’est en avril 2011, devant les étudiants de l’université George Washington, qui voisine l’institution, que le patron du FMI résume les trois grands axes des pensées qu’il a mûries en étant confronté à la crise. Dans un discours intitulé « défis mondiaux, solutions mondiales[18] », il constate que le « consensus de Washington », qui prônait déréglementations, privatisations, politiques fiscales et monétaires simples, et promotion de la finance, a volé en éclat pour de bon dans le sillage de la catastrophe économique. « La tâche devant nous vise à reconstruire les fondations de la stabilité, de les soumettre à l’épreuve du temps, et de faire en sorte que la prochaine phase de la mondialisation marche pour tous », déclare-t-il. Pour cela, trois éléments sont nécessaires : une nouvelle approche des politiques économiques, de la cohésion sociale, et de la coopération et du multilatéralisme. Ainsi, « en dessinant un nouveau cadre macroéconomique pour un nouveau monde, le pendule va balancer – au moins un peu – du marché vers l’État, et du relativement simple au relativement complexe », estime-t-il ce jour-là.

DSK nuance : « Ne vous méprenez pas sur mon propos : le vieux schéma de la mondialisation a accompli beaucoup de choses, tirant des centaines de millions de personnes de la pauvreté. Mais cette mondialisation avait une face obscure – un gouffre grandissant entre les riches et les pauvres ». Et le patron du FMI d’appeler, fidèle à ses valeurs social-démocrates, à une « nouvelle forme de mondialisation, une forme plus juste, une mondialisation à visage humain. Les bénéfices de la croissance doivent être largement partagés, pas seulement capturés par quelques privilégiés. Si le marché doit rester au centre de la scène, la main invisible ne doit pas devenir le poing invisible ».

Quelques jours plus tard, il récidive[19]. Pêle-mêle, le patron du FMI cite Aristote et Keynes, dénonce la montée des inégalités, note que la crise a mis aux chômages 30 millions de personnes, et que plus de 200 millions d’individus sont actuellement à la recherche d’un emploi à travers le monde. Il appelle à ce que la décennie à venir soit celle qui relève avec sérieux le défi du plein emploi et propose ses solutions pour cela, comme de nouvelles politiques fiscales et monétaires. A ses yeux, la croissance seule n’y suffira pas ; une assurance chômage digne de ce nom, ainsi qu’un accès à l’éducation et aux formations sont essentiels pour aider les chômeurs à se reconvertir. Selon lui, des filets de protection solides et une imposition progressive peuvent aider à réduire les inégalités. Et DSK observe au passage que le FMI fait davantage attention aux dimensions sociales de ses programmes, comme la protection de ces filets de sécurité ou un partage plus équitable des fardeaux. Pour le socialiste, la stabilité dépend de l’existence d’une classe moyenne forte qui peut pousser la demande. « Au final, l’emploi et l’équité sont des éléments fondateurs de la stabilité économique et de la prospérité, de la stabilité politique et de la paix », déclare-t-il ce jour-là, quelques temps avant sa brutale sortie de scène.

Quelques mots pour conclure

A l’évidence, comparaison n’est pas raison, et ce qui vaut pour les uns ne vaut pas pour les autres. Et ne nous égarons bien sûr pas : le mot « gauche » n’a certainement pas le même sens selon qu’il est employé à Tōkyō, Caracas, Washington, Brasília ou en marge des sommets de l’OMC. Mais d’une manière ou d’une autre, la lutte contre les inégalités est bien ce petit dénominateur commun à toutes les gauches qui nous a permis de proposer une série, non-exhaustive, sur l’état des mouvements progressistes hors d’Europe. A partir de ces observations, l’on peut par ailleurs s’aventurer à tirer quelques leçons du succès de la gauche à s’implanter ou se maintenir ici ou là à travers le monde.

Tout d’abord, s’ils sont plutôt modérés que radicaux, les dirigeants actuels restent, comme on l’a souligné, fidèles aux fondamentaux du progressisme : lutte contre les inégalités et la pauvreté, justice sociale, mise en place de filets sociaux, investissements dans l’éducation, etc. Mais améliorer le sort des plus modestes ne suffit pas à obtenir une majorité des suffrages.

« Du passé, faisons table rase » : C’eût pu être là un slogan de campagne commun aux gauches du monde arrivées au pouvoir au cours des dix dernières années. De fait, second point commun, toutes ont voulu rompre d’une manière ou d’une autre avec les habitudes et les expériences des décennies antérieures. Le “change’ d’Obama, l’alternance nippone, la rupture avec l’expérience néolibérale en Amérique du Sud ou un FMI rendu plus attentif au sort des peuples, ce sont là des infléchissements notables qui ont été plébiscités, parfois même applaudis.

Enfin, troisième point, loin de rejeter la mondialisation, ces gauches du 21e siècle s’emploient à en retirer les bénéfices du mieux qu’elles le peuvent – le tout, pour se réinventer. Car c’est bien là le véritable défi, sur lequel la gauche européenne semble achopper pour l’heure, comme si face à la Chine, Wall Street ou le « monstre doux », le mythe du progrès n’était plus crédible au sein du Vieux Continent. Or, v olens n olens, la mondialisation structure désormais le débat politique dans son ensemble – la droite modérée luttant, elle, en Europe comme aux États-Unis, pour ne pas être absorbée par son aile extrême et sa défense d’un patriotisme exclusif. A gauche, et loin d’une nostalgie entretenue à l’égard d’un monde disparu, le vrai débat – et partant le vrai choix – ne se situe-t-il pas ainsi entre ceux qui voient le monde contemporain comme une chance pour l’Europe à condition de préparer les citoyens pour y faire face, et ceux qui plaident pour démondialiser cette Union qui reste encore le plus grand pôle économique de la planète ?

De ce point de vue, la Chine, ce géant qui s’est levé avec la vague de la mondialisation, a une leçon à offrir. A la fin du 18e siècle, confrontée à l’activisme de Britanniques désireux de libéraliser son commerce afin de vendre leurs produits textiles à celle qui était alors la plus grande puissance économique de son temps, celle-ci préféra tourner le dos à ces marchandises qu’elle jugeait de mauvaise facture, et se referma sur elle-même. Seulement, c’était précisément le moment où l’Occident s’engouffrait dans la Révolution industrielle, et la Chine décidait de se soustraire à la grande compétition mondiale à ce moment précis, manquant ainsi le coche de l’Histoire et de la modernité d’alors. On sait ce qu’il advint à peine un demi-siècle plus tard, et l’Empire du milieu a mis près de deux siècles à enrayer son déclin.

Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Plus près de nous, l’on pourrait citer le cas de l’Argentine : il y a à peine cent ans, à la veille de la Première guerre mondiale, celle-ci était encore l’une des dix premières économies du globe, ouverte aux influences du monde extérieur et aux investissements étrangers. A Buenos Aires, des entrepreneurs dynamiques d’origine espagnole, anglaise, italienne ou suédoise contribuaient ainsi à la prospérité du pays autant qu’ils en bénéficiaient. Mais au fil des décennies, le pays s’est refermé sur lui-même, et si, après 1945 on le comptait encore parmi les économies prospères, il n’a cessé de perdre des places dans la grande compétition mondiale. A l’aube de ce siècle, l’Argentine était même frappée par une crise profonde dont on garde encore de vifs et sombres souvenirs.

Bien sûr, nous l’avons déjà dit, comparaison n’est pas raison. Mais au fond, n’est-ce pas prendre le risque de sortir de l’Histoire que de vouloir se recroqueviller comme une gargouille sur sa roche ? Faire le pari de la « démondialisation », ou continuer à entretenir une nostalgie à l’égard d’un certain Âge d’or, n’est-ce pas s’éloigner des sentiers d’une certaine humanité ? « L’humanité ne tend à devenir une (elle n’y est pas encore parvenue) que depuis le XVe siècle finissant », notait l’historien Fernand Braudel[20]. Imitant en cela ses consœurs, ne serait-il pas plutôt préférable pour la gauche européenne d’embrasser le monde d’aujourd’hui et d’aller y puiser son encre pour continuer à écrire cette Histoire en partage, dans laquelle elle garde toute sa place ? Car le déclin n’est en rien inéluctable. Un chemin vers la prospérité demeure. Une vraie stratégie pour retirer le meilleur de la mondialisation, voilà, sans doute, ce que la gauche du Vieux Continent devrait chercher à mûrir et épouser pour s’extraire tout à la fois de ce qui est sa crise et celle de l’Europe.