Abstracts
Résumé
Partant d’une lecture rapprochée du Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, centrée sur l’usage qui y est fait du pronom elle, ce texte se propose de mener une réflexion sur la manière dont la littérature parvient ou non à représenter le féminin. En fait, ce qui est assez frappant, de la littérature médiévale à la littérature contemporaine, c’est la récurrence d’un personnage de femme faisant le choix de se retirer « du monde », soit dans une retraite religieuse, soit dans une espèce d’effacement de soi, très proche par moments de la folie. Ces figures féminines fuyant le monde questionnent directement le lieu du féminin : où se trouve ce lieu ? Est-ce qu’un tel lieu existe ? Le féminin peut-il être tenu en un lieu et donc confiné/défini ? Ou appartient-il au « lieu de l’autre » ?
Mots-clés :
- Marguerite Duras,
- elle,
- ravissement,
- « le lieu de l’autre »,
- le féminin,
- Monique Wittig,
- Michel de Certeau,
- figure,
- figurabilité,
- retraite
Abstract
Starting from a close reading of Marguerite Duras’ Le Ravissement de Lol V. Stein which focuses on the particular use of the French pronoun elle (“she” in English), the aim of this text is to reflect on how literature manages to represent – or not – the feminine. Actually, what is quite striking, from Medieval to Contemporary literature, is the recurrence of a female character choosing to retire from “the world”, either in a religious retreat, or in a sort of self-effacement which sometimes can be very close to madness. These feminine figures escaping the world question directly the place of the feminine: where is that place? Does such a place exist? Can the feminine be held in a place and therefore confined/defined? Or does it belong to “the place of the other”?
Keywords:
- Marguerite Duras,
- She/elle,
- rapture,
- the place of the other,
- the feminin,
- Monique Wittig,
- Michel de Certeau,
- figure,
- figurability,
- retreat
Article body
J’ai essayé, de manière très fragmentaire il est vrai, de penser ces derniers mois[1] – de commencer à penser – cette « question du féminin », ou plutôt, comme l’avait si joliment formulé Anaïs Frantz, j’ai essayé de « toucher au féminin »…
Avec, de surcroît, la prétention de me saisir de « l’angle littéraire » et donc de vous proposer aujourd’hui, un « résultat ». Or, je préfère le dire d’emblée, vous risquez d’être extrêmement frustrés – tout comme je le suis moi-même en partie d’ailleurs – étant donnée mon incapacité à formuler ne serait-ce qu’un semblant de question. Mon titre pourra paraître du coup quelque peu ironique : je vous prie de croire que telle n’était point mon intention. Mais il se trouve que j’en suis encore à tenter de m’approcher de la question de « la question du féminin »… Et il me faut partir de ce constat : je trébuche, je ne cesse de buter sur ce mot de « féminin ». Peut-être que ces quelques propos cousus tant bien que mal en regard de quelques textes ne cesseront eux-mêmes de buter dessus, et peut-être ne s’agit-il que de cela au fond : de la maladresse qui fait que l’on trébuche sur des mots… C’est pourquoi je n’ai trouvé, en somme, rien de mieux à faire que de partir des mots, ces mots – pour paraphraser Karl Kraus – « qui me regardent de loin » et qui, lorsque j’essaye de m’en approcher, « s’éloignent »[2].
Plus j’ai essayé de me rapprocher du mot féminin, plus il s’est éloigné. Dans cette perspective – et au risque de paraître ridicule à certains – je dirai que le lieu d’où je parle en ce moment se situe du côté de cette Modernité qu’ont décrite Baudelaire, Kraus et Benjamin (entre autres), et Rilke aussi d’ailleurs. Je me demande si, en tant que lectrice du moins, j’en suis jamais sortie de cette Modernité où tout est devenu marchandise, et où les objets et les mots me regardent, me sidèrent en retour, dans le lieu même de la langue. Je ne suis certes pas la seule à avoir éprouvé cette sorte de sidération, de fascination pour certains mots, pour ce qu’il est coutume d’appeler parfois « une certaine langue » en faisant référence à « l’écriture », celle qui relèverait de ce qu’il est convenu d’appeler « littérature ». Voici déjà deux mots nouveaux : « écriture » et « littérature » qui me / nous regardent et à vrai dire – vu que nous sommes ici ensemble – qui ne cessent de nous regarder et de nous poser question. Ma « méthode » – si j’ose dire – le chemin que je vais essayer de suivre (avec sans doute bien des ornières) sera de partir d’une posture rhétorique – la monstratio – d’une part, et d’une « technique » devenue emblématique du cinématographe – je veux parler du montage. Or, tout lecteur de Montaigne sait bien que l’une de ses métaphores « chéries » – celle de la couture – n’est qu’une autre manière de nommer cet art du montage.
En liant / cousant monstratio et montage, je souhaiterai arriver à faire entendre des échos de mots et de textes, et des résonances de textes à textes. Il y aura donc en présence des textes, des passages de textes cités, mais aussi de nombreux textes en absence : je me réfère ici à tous ceux que nous avons pu lire ensemble au cours de ces dernières années dans les séminaires de Mireille Calle-Gruber, mais aussi à ceux-là mêmes qui habitent chacun et chacune presque à son insu, et qui sont peut-être encore plus déterminants… Je partirai de l’hypothèse que les spectres des études féminines et de genres sont peut-être avant tout ces spectres-là, autrement dit les textes eux-mêmes, aussi bien dans leur présence que dans leur absence. Ce qui tiendra lieu de problématique ici, ce seront ces quelques mots de mon titre – De la retraite au ravissement : elles à la question, elle pour question – que je prendrai quasiment comme matière à penser, comme travail ou plutôt comme envers d’un certain travail des mots dans la langue. Et c’est plus particulièrement l’un de ces mots, le pronom personnel de la troisième personne elle qui me permettra, je l’espère, de prendre de biais la question de « la question du féminin »…
Car ce motif de la retraite, et celui du ravissement (sont-ils d’ailleurs équivalents ?[3]) de même que le pronom personnel elle, ont pour moi l’avantage de pointer en direction de ce qui résiste en elle : autrement dit de ce qui résiste au sens, à l’assignation tout du moins d’un sens unique. Ces deux motifs invitent ainsi à tenter de circonscrire un lieu : tâche dès le départ presque impossible puisque dans la retraite, dans le ravissement, il y a quelque chose qui précisément échappe à ce qui serait le « lieu propre du texte », pour paraphraser Michel de Certeau[4]. Curieusement, et ce de manière totalement inconsciente, s’associent pour moi ce geste de « sortir hors du monde », de s’en retirer, et cette « question du féminin » : cette sorte de hors-lieu ou de non-lieu de la retraite et du ravissement marque par défaut ce qui serait peut-être « le lieu de l’autre ». Ainsi, au regard de la retraite et du ravissement, le pronom elle, tel que travaillé dans la langue par Marguerite Duras par exemple, semble porter l’héritage du discours mystique, et assumant à son tour le « postulat nominaliste » décrit par Michel de Certeau à propos de Montaigne, le pronom elle, dans le dispositif d’écriture, signifie « la chose » (par opposition au nom), celle « qui est l’étrangère, [celle qui] n’est jamais là où le mot la dit. »[5] « La-femme »[6], telle le cannibale, serait bien une variante de cette différence générale nominaliste, et le pronom elle, en tant que figure alors, permettrait de tromper « les identifications, [et d’introduire] un trouble qui met en cause tout le symbolique »[7]. Dans la continuité de cela, l’expression « mettre à la question », et son sens judiciaire assez fort, permet de faire entendre, avec la dimension quasi inquisitoire du pluriel du elles à la question – autrement dit « les-femmes » – ce passage à l’autre que viendrait signifier en contrepoint le singulier du elle pour question. Le elles, j’imagine que son pluriel signifiaient obscurément tout d’abord Floride[8], Madame de Clèves et Lol V. Stein, et peut-être bien d’autres – en absence encore. Mais c’est de ce fameux pronom personnel elle – au singulier donc et re-présentant une personne – que je partirai car, comme l’écrit Monique Wittig :
« C’est sans aucune espèce de questionnement préalable (sans possibilité de questionnement) que les pronoms personnels mettent en œuvre le genre en quelque sorte à travers tout le langage, le modèlent dans leurs déplacements tout naturellement pour ainsi dire, dans le discours, les parleries, les traits philosophiques. Et dans le même mouvement qu’ils sont instrumentaux et qu’ils activent la notion de genre, ils dissimulent le genre et le font passer inaperçu. Comme ils ne sont pas eux-mêmes marqués par le genre dans leurs formes subjectives (sauf dans le cas de la troisième personne [je souligne]), ils sont à même de porter la notion de genre, tout en étant là pour remplir une autre fonction. Tout se passe comme si le genre n’affectait pas les pronoms personnels, ne faisait pas partie de leur structure et n’était qu’un détail de leurs formes associées. Mais en réalité, aussitôt qu’il y a un locuteur qui actualise le discours, aussitôt qu’il y a un je, il y a manifestation du genre. »[9]
Le pronom personnel elle est donc le seul à être « marqu[é] par le genre dans [sa] form[e] subjectiv[e] » : même si « le genre ne se borne pas à se manifester à la troisième personne et que le traitement de la catégorie de sexe dans le langage est loin de toucher uniquement la troisième personne des pronoms personnels en grammaire [et que] sous la dénomination de genre, la catégorie de sexe imprègne tout le corps du langage et force chaque locuteur s’il en est une, à proclamer son sexe physique (sociologique), c’est-à-dire à apparaître dans le langage [je souligne], représenté sous une forme concrète et non sous la forme abstraite que la généralisation nécessite, celle que tout locuteur masculin a le droit inquestionnable d’utiliser, »[10] je ferai le pari peut-être insensé d’essayer de montrer comment dans Le Ravissement de Lol V. Stein, la présence du pronom personnel elle arrive, en manifestant dans sa forme subjective le genre, à le déréaliser par excès de présence si je puis dire, atteignant par là, dans les motifs du retrait et du ravissement, à une figure tellement abstraite dans la « concrétude » de sa langue, qu’elle en arrive à échapper au « lieu du texte », devenant ainsi autrement plus puissante et performative que «la forme abstraite, le général, l’universel, [ce que] le soi-disant genre masculin grammatical veut dire. »[11]
Dans Le Ravissement de Lol V. Stein [12] ,Marguerite Duras fait un tel usage du pronom personnel elle que celui-ci me semble devenu emblématique, permettant d’observer comment « le genre s’inscrit », et de se demander plus précisément quel genre s’inscrit au juste, voire même s’il y a du genre qui s’inscrit, ou pas. Je vous propose à présent quatre passages de Le Ravissement de Lol V. Stein – quatre séquences – montrées et montées l’une après l’autre, dans le déroulé d’une lecture, forcément lacunaire et qui, autant l’annoncer tout de suite, esquivera tout réel geste de conclusion …
* * *
Première séquence
« Lol, raconte Mme Stein, fut ramenée à S. Tahla, et elle resta dans sa chambre, sans en sortir du tout, pendant quelques semaines. Son histoire devint publique ainsi que celle de Michael Richardson. La prostration de Lol, dit-on, fut alors marquée par des signes de souffrance. Mais qu’est-ce à dire qu’une souffrance sans sujet ? [je souligne] Elle disait toujours les mêmes choses : que l’heure d’été trompait, qu’il n’était pas tard. Elle prononçait son nom avec colère : Lol V. Stein – c’était ainsi qu’elle se désignait. Puis elle se plaignit, plus explicitement, d’éprouver une fatigue insurmontable à attendre de la sorte. Elle s’ennuyait, à crier. Et elle criait en effet qu’elle n’avait rien à penser tandis qu’elle attendait, réclamait avec l’impatience d’un enfant un remède immédiat à ce manque. Cependant aucune des distractions qu’on lui avait offertes n’avait eu raison de cet état. Puis Lol cessa de se plaindre de quoi que ce soit. Elle cessa même petit à petit de parler. Sa colère vieillit, se découragea. Elle ne parla que pour dire qu’il lui était impossible d’exprimer combien c’était ennuyeux et long, long d’être Lol V. Stein. On lui demandait de faire un effort. Elle ne comprenait pas pourquoi, disait-elle. Sa difficulté devant la recherche d’un seul mot paraissait insurmontable. Elle parut n’attendre plus rien. Pensait-elle à quelque chose, à elle ? lui demandait-on. Elle ne comprenait pas la question. On aurait dit qu’elle allait de soi et que la lassitude infinie de ne pouvoir se déprendre de cela n’avait pas à être pensée, qu’elle était devenue un désert dans lequel une faculté nomade l’avait lancée dans la poursuite interminable de quoi ? On ne savait pas. Elle ne répondait pas. »[13]
Dans cette séquence, nous sommes dans de la narration pure, il n’y a pas de locuteur qui « actualise le discours », et l’on peut commencer par se demander quel est le statut de cette voix narrative. A la question « Mais qu’est-ce à dire qu’une souffrance sans sujet ? », vient l’envie de rétorquer : qu’est-ce à dire qu’une phrase, une question, sans locuteur, sans instance énonciatrice identifiée ? Il y aurait de la voix, sinon une voix, et la question « Mais qu’est-ce à dire qu’une souffrance sans sujet ? » appellerait peut-être cette autre question : qu’est-ce à dire qu’une phrase sans sujet ? Parce qu’en quelque sorte, il n’y a pas ici à proprement parler de « sujet du discours ». Ensuite, si l’on observe la question de la nomination / de la dénomination dans les phrases « Elle disait toujours les mêmes choses […]. Elle prononçait son nom avec colère : Lol V. Stein – c’était ainsi qu’elle se désignait. » : ce n’est pas un « je », un locuteur, qui situe le « elle ». Il y a une circularité, une répétition du « elle » qui fait de ce « elle » comme une forme concrète qui se vide dans sa réitération : ainsi le dernier « elle » cité, celui de « c’était ainsi qu’elle se désignait » peut aussi bien ici désigner elle / Lol V. Stein que elle / la phrase.
C’est un exemple, parmi de multiples autres, de ce processus de dépersonnalisation du sujet de la phrase, processus qui passe concrètement par la réitération du pronom elle – par son usure pourrait-on presque dire – à tel point que c’est « sa colère [qui] vieillit, se découragea »[14] : « elle » est ici abstraite, rendue absente de la sensation. Paradoxe de ce pronom « elle » donc qui s’abstrait de la phrase, s’en retire en s’y réitérant.
De la même manière, page 24, on peut observer comment l’économie de la parole, de la narration, vire au négatif : « Elle ne parla que pour dire qu’il lui était impossible d’exprimer combien c’était ennuyeux et long, long d’être Lol V. Stein. » La dépersonnalisation ici se prolonge dans cette dissociation qu’opère la phrase entre le pronom « elle » et le pronom « je » du sujet sexué censé énoncer la phrase d’après la voix narrative. En fait le « elle » et le « je » sont ici comme disloqués par le nom Lol V. Stein qui semble à lui seul tracer une frontière infranchissable entre les deux pronoms, et partant, entre les deux sujets, censés être le / la même… Ainsi, il y a scission et dématérialisation du sujet par la forme concrète du pronom qui tend à devenir de plus en plus abstrait : « Pensait-elle à quelque chose, à elle ? lui demandait-on. Elle ne comprenait pas la question. On aurait dit qu’elle allait de soi […]. » [15] Il n’est pas anodin que ce soit le pronom « on » – pronom soi-disant neutre, ni elle ni lui, ou les deux à la fois – qui est présent ici au moment où « elle » et « quelque chose » sont mis sur le même plan : ainsi « elle », le mot « elle », devient ici en quelque sorte l’équivalent de « une chose ». Et dans la phrase qui suit immédiatement : « Elle ne comprenait pas la question », il est impossible de saisir ce « elle », autrement dit, de comprendre à qui « elle » se réfère – com-prendre qui « elle » est. « Elle ne [comprend] pas la question » : la question ne « rentre pas », n’est pas comprise en / par « elle », soit parce qu’elle est trop grande ou trop petite (à supposer que cette hypothèse puérile soit la bonne), soit plus vraisemblablement parce que du côté de la référence et du sens, quelque chose lui échappe, ou plutôt, s’échappe d’elle. Autrement dit encore, ce que vient signifier ici la phrase « elle ne comprenait pas la question », avec son imparfait marquant une action continue, ininterrompue, c’est bien me semble-t-il, le fait que elle échappe à la question, que je reformulerai encore par : elle échappe au genre, au concret du genre, du sexe, de la personne, du genre littéraire. Elle s’échappe, alors que justement, dans la phrase suivante, « on aurait dit qu’elle allait de soi »[16], qui va de soi ici : elle ou la question ? L’une et l’autre ? Cette indifférenciation entre elle et la question permet précisément de revenir à la question du début du passage cité : « Mais qu’est-ce à dire qu’une souffrance sans sujet ? ».
On peut dire que le féminin, ce qui s’en rapprocherait, apparaît ici comme « une souffrance sans sujet », autant dire un sujet en souffrance, comme l’on dit « une lettre » ou « un objet en souffrance » : toujours pas parvenu à son destinataire, à destination. Quelque part on est ici, dans le concret de l’écriture de Duras, au défaut des langues – elles échouent à nommer, à identifier, à référer un sujet qui serait elle – et l’on est également au défaut du sujet – il, avec elle, demeure question, demeure la question.
Seconde séquence
« Elle ne cherche pas plus avant qui elle a ou non revu. Elle attend. [je souligne] C’est peu de temps après qu’elle invente – elle qui paraissait n’inventer rien – de sortir dans les rues. La relation entre ces sorties et le passage du couple, je ne la vois pas tant dans la ressemblance entr’aperçue par Lol, de la femme, que dans les mots que celle-ci a dits négligemment et que Lol, c’est probable, a entendus. Lol bougea, elle se retourna dans son sommeil. Lol sortit dans les rues, elle apprit à marcher au hasard. Une fois sortie de chez elle, dès qu’elle atteignait la rue, dès qu’elle se mettait en marche, la promenade la captivait complètement, la délivrait de vouloir être ou faire plus encore que jusque-là l’immobilité du songe. Les rues portèrent Lol V. Stein durant ses promenades, je le sais. Je l’ai suivie à plusieurs reprises sans que jamais elle ne me surprenne, ne se retourne happée par devant elle, droit. Un accident insignifiant, et qu’elle n’aurait peut-être même pas pu mentionner, déterminait ses détours : le vide d’une rue, la courbe d’une autre rue, un magasin de modes, la tristesse rectiligne d’un boulevard, l’amour, les couples enlacés aux angles des jardins, sous les porches. Elle passait alors dans un silence religieux. »[17]
La première phrase de la séquence – « Elle ne cherche pas plus avant qui elle a ou non revu » – fait entendre une sorte de réflexivité du « elle » dans une question indirecte qui est une fausse question, ou plutôt, encore une fois, une question par défaut. C’est pourquoi l’effet produit par la phrase d’après – « Elle attend » – où l’on a juste un sujet et un verbe, dans une économie totale de moyens, est littéralement saisissant. C’est une sorte de phrase minimale et absolue : absolument pauvre et abstraite de tout contexte, de toute référence. « Elle attend » fait entendre une sorte de pur agir du « elle », comme si l’attente était la seule chose capable de lui octroyer un semblant de définition, un semblant d’être. Et de fait, « elle » n’est que parce qu’elle attend. Dans ce passage, le prénom Lol alterne avec le pronom elle : elle est Lol, Lol est elle. Ce prénom de Lol est un peu comme un elle à rebours, ou en miroir : l’un et l’autre, elle et Lol, peuvent se lire dans les deux sens, en parfaits palindromes. Il y a là entre le pronom et le prénom une symétrie qui est asymétrique car elles – Lol et elle – ne coïncident jamais complètement dans le corps du texte. Pronom et prénom sont en constante alternance jusqu’à ce qu’ils viennent à se joindre dans l’indifférenciation d’un objet direct : « […] dès qu’elle se mettait en marche, la promenade la captivait complètement, la délivrait de vouloir être ou faire plus encore que jusque-là l’immobilité du songe.» [18] Pronom et prénom se fondent en un « la » complément d’objet direct tandis que la position sujet est occupée par la promenade : « elle » a beau « se [mettre] en marche », sembler agir, au final « elle » échappe à la marche, se déréalise dans et par la promenade, qui elle, « la [captive] complètement [et] la [délivre] de vouloir être ou faire plus encore que jusque-là l’immobilité du songe. » Le devenir objet de Lol et elle réunies en la, pur objet de la promenade, culmine avec la phrase qui suit : « Les rues portèrent Lol V. Stein durant ses promenades, je le sais. » Maintenant, la mention complète du nom, toujours en position de complément d’objet direct, vient intensifier le fait que Lol V. Stein est complètement agie, ravie – elle est en effet captivée et délivrée avant d’être portée – par la promenade, par les rues. Ici, dans cette phrase, il y a aussi l’irruption soudaine d’un « je », d’un locuteur qui semble émerger de nulle part (et même s’il sera possible de plus ou moins l’identifier plus tard, il restera sous le signe du doute et de l’indécidabilité). Ce « je » accompagne la narration du ravissement : en effet, il faut un locuteur pour la situer ailleurs. Ce « je » actualisant le discours, la narration quant à elle actualise de ce fait le ravissement lui-même, et vient porter témoignage de ce qui par définition échappe au sujet : « je l’ai suivie à plusieurs reprises sans que jamais elle ne me surprenne, ne se retourne happée par-devant elle, droit. » Ce locuteur est nécessaire pour mentionner le plus essentiel, ce qui ne peut qu’échapper à toute parole, le silence. Il faut en effet qu’il y ait de l’autre, une présence, un « je » autre, pour signifier l’absence, l’absolument autre, le silence : « Elle passait dans un silence religieux. »
Troisième séquence
« Je vois comment elle y arrive. Très vite, elle gagne le champ de seigle, s’y laisse glisser, s’y trouve assise, s’y allonge. Devant elle il y a cette fenêtre éclairée. Mais Lol est loin de sa lumière. L’idée de ce qu’elle fait ne la traverse pas. Je crois encore que c’est la première fois, qu’elle est là sans idée d’y être, que si on la questionnait elle dirait qu’elle s’y repose. De la fatigue d’être arrivée là. De celle qui va suivre. D’avoir à en repartir. Vivante, mourante, elle respire profondément, ce soir l’air est de miel, d’une épuisante suavité. Elle ne se demande pas d’où lui vient la faiblesse merveilleuse qui l’a couchée dans ce champ. Elle la laisse agir, la remplir jusqu’à la suffocation, la bercer rudement, impitoyablement jusqu’au sommeil de Lol V. Stein. (je souligne) Le seigle crisse sous ses reins. Jeune seigle du début d’été. Les yeux rivés à la fenêtre éclairée, une femme entend le vide – se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont. »[19]
Dans cette séquence, tout est « conduit » pour ainsi dire par le « je » du narrateur qui se tient comme effacé, tiers nécessaire pour que quelque chose du ravissement puisse se dire. « Elle » à nouveau se laisse agir, cette fois-ci par « la faiblesse merveilleuse », et immanquablement, avec la mention du nom complet, se manifeste, se chiffre la dissociation entre « Elle » et « Lol V. Stein » : « Elle la laisse agir [la faiblesse merveilleuse], la remplir jusqu’à la suffocation, la bercer rudement, impitoyablement jusqu’au sommeil de Lol V. Stein. » « Elle » semble ainsi aussi étrangère, aussi dissociée du « sommeil de Lol V. Stein » que s’il s’était agi d’une autre : et d’ailleurs, n’est-ce donc pas d’une autre dont il est fait mention ici ? Pour preuve, « elle » et « Lol » s’infléchissent tout de suite après en « une femme » : « Les yeux rivés à la fenêtre éclairée, une femme entend le vide – se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont. »
Avec l’usage du pronom indéfini « une », l’expression « une femme » est comme une catégorie d’être, vidée de toute référence précise, délimitée : le genre – si tant est qu’il y a du genre ici – qu’est censé porter le mot « femme » n’apparaît que pour être comme évidé de toute intention de sens. Pas d’adjectifs, mais à nouveau, un verbe, le verbe « entendre ». « Une femme entend le vide » : cela sonne comme une sorte de rébus, d’énigme, et juste à côté de ce « vide » le tiret figure une sorte de gué infranchissable. De l’autre côté – où cela ? De l’autre côté de la raison ? De la présence au monde, de l’ici et maintenant ? – est ainsi figuré ici dans la phrase par ce signe de ponctuation, ce tiret qui jouxte, ou qui plutôt joint « le vide ». Et les verbes à l’infinitif, juxtaposés, apposés au vide, au gué du tiret jouxtant le vide – « se nourrir, dévorer » – n’ont pas de sujet direct. Le pronom « se » de « se nourrir » n’est plus anaphorique ici, et cette « syncope de la phrase »[20]figurée par ce gué du tiret matérialise encore une fois au centre de la phrase le défaut de sujet, ce sujet par défaut, sujet littéralement infigurable.
Quatrième séquence
« Comme la première fois Lol est déjà là sur le quai de la gare, presque seule, les trains des travailleurs sont plus tôt, le vent frais court sous son manteau gris, son ombre est allongée sur la pierre du quai vers celles du matin, elle est mêlée à une lumière verte qui divague et s’accroche partout dans des myriades de petits éclatements aveuglants, s’accrochent à ses yeux qui rient, de loin, et viennent à ma rencontre, leur minerai de chair brille, brille, à découvert. [je souligne] Elle ne se presse pas, le train n’est que dans cinq minutes, elle est un peu décoiffée, sans chapeau, elle a, pour venir, traversé des jardins, et des jardins où rien n’arrête le vent. De près dans le minerai, je reconnais la joie de tout l’être de Lol V. Stein. Elle baigne dans la joie. Les signes de celle-ci sont éclairés jusqu’à la limite du possible, ils sortent par flots d’elle-même tout entière. Il n’y a, strictement, de cette joie, qui ne peut se voir, que la cause. Aussitôt que je l’ai vue dans son manteau gris, dans son uniforme de S. Tahla, elle a été la femme du champ de seigle derrière l’Hôtel des Bois. Celle qui ne l’est pas. Et celle qui l’est dans ce champ et à mes côtés, je les ai eues, enfermées toutes deux en moi. Le reste, je l’ai oublié. Et durant le voyage toute la journée cette situation est restée inchangée, elle a été à côté de moi séparée de moi, gouffre et sœur. Puisque je sais – ai-je jamais su à ce point quelque chose ? – qu’elle m’est inconnaissable, on ne peut pas être plus près d’un être humain que je le suis d’elle, plus près d’elle qu’elle-même si constamment envolée de sa vie vivante. Si d’autres viennent après moi qui le sauront aussi j’en accepte la venue. »[21]
Au début de cette quatrième séquence, « Lol est déjà là sur le quai de la gare, presque seule […]. ». Puis il y a « son ombre [qui] est allongée sur la pierre du quai », et ensuite, « elle est mêlée à une lumière verte qui divague » : comment entendre ce « presque seule » du début ? On dirait que Lol est là dans ce lieu, sans être entièrement là, elle est « presque seule » : serait-elle plus d’une ? Son ombre, en tout cas, la dédouble, au point qu’encore une fois, il est difficile de dire si le « elle » de « elle est mêlée à une lumière verte » se réfère à « elle, Lol » ou à « elle, son ombre ». Dans cette séquence, c’est clairement le « je » du narrateur qui est en train de décrire la scène : c’est bien le « je » qui réalise cet amalgame, cette nouvelle déréalisation, de « elle » en « son ombre ».
« Lol » de « elle » en « son ombre », se fragmente et se minéralise : ce n’est point « elle » mais « ses yeux qui rient, de loin, et viennent à ma rencontre, leur minerai de chair brille, brille, à découvert. » Paradoxe ultime, c’est de la matière, du minerai, que le « je » reconnaît « la joie de tout l’être de Lol V. Stein » : « De près dans le minerai, je reconnais la joie de tout l’être de Lol V. Stein. » On dirait que Lol V. Stein s’est faite statue : c’est dans la pierre que « la joie de tout l’être » est reconnue par « je ». Ici, ce mot de « être » s’oppose à celui de « femme » : la déréalisation opérée par la voix narrative tire Lol vers de l’être, mais un « être » reconnu tel dans « le minerai ». Ce qui reste obscur, ce qui échappe encore une fois à la prise de sens, c’est cette « joie de tout l’être » : le plus haut degré d’abstraction, le sentiment ou l’état, réputé être le plus fugace, le plus difficile à atteindre, voilà qu’il se donne ici « dans le minerai [des yeux] ». L’ellipse des yeux les abstrait du lieu de la phrase, et ne reste plus que la matérialité du minerai : « la joie de tout l’être de Lol V. Stein » ne serait-elle qu’« un rêve de pierre » ? Dans le minerai en tout cas, Lol V. Stein semble échapper à la détermination du genre, car ce qui la définit, en dernière instance, dans la pierre, c’est le mot de « joie » : c’est, en fin de compte, ce qui lui donne de l’être. « Elle baigne dans la joie » et « Il n’y a, strictement, de cette joie, qui ne peut se voir, que la cause » : on dirait que « la joie » et « elle », c’est presque la même chose. « Cette joie, qui ne peut se voir », tout comme « elle » ou « Lol ». Un peu plus bas, le « je » abonde dans ce sens là : « elle » est « Celle qui ne l’est pas. Et celle qui l’est […] » ; « elle a été à côté de moi séparée de moi » ; « […] je sais – ai-je jamais su à ce point quelque chose ? – qu’elle m’est inconnaissable, on ne peut pas être plus près d’un être humain que je le suis d’elle, plus près d’elle qu’elle-même si constamment envolée de sa vie vivante. »
« Je » redouble le « elle » comme les assertions contradictoires – « elle a été à côté de moi séparée de moi » – « elle m’est inconnaissable, on ne peut pas être plus près d’un être humain que je le suis d’elle » : cette série d’antithèses culmine avec le « plus près qu’elle-même si constamment envolée de sa vie vivante. » Ce que le « je » affirme savoir – « ai-je jamais su à ce point quelque chose ? » – est précisément quelque chose qui échappe au savoir, quelque chose qui est de l’ordre de l’insu, et ce quelque chose, c’est ce qui « m’est inconnaissable », c’est encore une fois « elle ». « Je » se veut « plus près d’elle qu’elle-même si constamment envolée de sa vie vivante » : étrange résonance de ce « vie vivante » où l’adjectif, à nouveau sous le signe de l’ambivalence, peut aussi bien se rapporter au mot « vie » qu’au mot « elle ». C’est comme si dans la phrase, « elle » s’échappait déjà du lieu de l’énonciation : en tout cas, même s’il faut un « je » pour tenter de dire le « elle », pour dire le ravissement du « elle », le « je » échoue à la saisir dans le lieu même de sa phrase. De la même manière que « elle m’est inconnaissable » : le genre féminin assigné au pronom elle « m’est inconnaissable ». Ainsi, « elle » n’a de cesse d’être « si constamment envolée de sa vie vivante », échappant à « elle-même » de même qu’au lieu du texte.
* * *
Tout comme l’écriture de Marguerite Duras est peut-être née « de la séparation [et du manque] qui fait de cette présence[/absence de Lol V. Stein] l’autre inaccessible au texte […] »[22], ces séquences de Le Ravissement de Lol V. Stein, artificiellement découpées, montées et montrées ici, je les voudrais une sorte d’autre échappant au texte que j’aurais cousu maladroitement autour. S’il y a lieu de le conclure, je le ferai en me demandant, au final, si le motif du ravissement n’est pas une façon de signifier que le féminin n’a pas de lieu, et que sa « raison d’être », son mouvement, c’est d’être littéralement ailleurs, tout comme « celles qui », écrit Rilke, « restaient à côté de démons et d’ivrognes parce qu’elles avaient trouvé le moyen d’être en elles-mêmes plus loin d’eux qu’en nul lieu. […] C’est comme si elles avaient d’avance détruit les mots avec lesquels on pourrait les saisir. »[23] Peut-être qu’alors, « la loi du genre », prenant des allures de chiasme, nous laissera avec elle pour question, irrémédiablement absente – autre, irrémédiablement absente parce que autre.
Appendices
Notes
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[1]
Ce texte a d’abord été lu dans le cadre du Séminaire de Mireille Calle-Gruber, en décembre 2010 : d’où cette dimension d’adresse que j’ai fait le choix de laisser telle quelle.
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[2]
Didi-Hubermann, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1991, pp. 103-106.
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[3]
Je rappellerai juste que mon projet de départ devait s’appuyer sur trois textes différents – la Dixiesme nouvelle Première journée de L’Heptaméron, La Princesse de Clèves et Le Ravissement de Lol V. Stein – où l’on allait effectivement de la retraite au ravissement…
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[4]
Certeau, Michel de, « Le Lieu de l’autre Montaigne ; des cannibales » in Le Racisme, mythes et sciences, Bruxelles, Complexe, 1981, p. 187.
-
[5]
Certeau, p. 190.
-
[6]
Wittig, Monique, « Le Point de vue, universel ou particulier (avant-note à La Passion de Djuna Barnes) », La Pensée straight, Paris, Editions Amsterdam, 2007, p. 89.
-
[7]
Certeau, Michel de, p. 190.
-
[8]
« Héroïne » de la Dixiesme nouvelle Première journée de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre.
-
[9]
Wittig, Monique, « La Marque du genre », La Pensée straight, Paris, Editions Amsterdam, 2007, p. 105.
-
[10]
Wittig, p. 106.
-
[11]
Wittig, p. 106.
-
[12]
Duras, Marguerite, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, Folio, 1992 (1964).
-
[13]
Duras, pp. 23-24.
-
[14]
Duras, p. 24.
-
[15]
Duras, p. 24.
-
[16]
Duras, p. 24.
-
[17]
Duras, p. 39.
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[18]
Duras, p. 39.
-
[19]
Duras, pp. 62-63.
-
[20]
L’expression est de Mireille Calle-Gruber.
-
[21]
Duras, pp. 165-166.
-
[22]
Certeau, Michel de, « Le Lieu de l’autre Montaigne ; des cannibales » in Le Racisme, mythes et sciences, Bruxelles, Complexe, 1981, p. 198.
-
[23]
Rilke, Rainer Maria, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Paris, Points Seuil, 1977, p. 120.
Bibliographie
- AGAMBEN, Giorgio, Enfance et histoire, Paris, Payot & Rivages, 2002
- ASSOUN, Paul-Laurent, Masculin et Féminin, Paris, Economica, 2007
- DIDI-HUBERMANN, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1991
- DURAS, Marguerite, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, Folio, 1992 (1964)
- CERTEAU, Michel de, Le Lieu de l’autre : Histoire religieuse et mystique, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2005
- ―, « Le Lieu de l’autre Montaigne ; des cannibales » in Le Racisme, mythes et sciences, Bruxelles, Complexe, 1981
- LA FAYETTE, Madame de, La Princesse de Clèves, Paris, Garnier-Flammarion, 1972
- NAVARRE, Marguerite de, L’Heptaméron, Paris, Le Livre de Poche, Classiques, 1999 (1559)
- PONTALIS, J.-B. (sous la dir.), L’Espace du rêve, Paris, Gallimard, Folio, 2001 (1972)
- QUIGNARD, Pascal, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998
- RILKE, Rainer Maria, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Paris, Points Seuil, 1977
- WITTIG, Monique, La Pensée straight, Paris, Editions Amsterdam, 2007