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De passage à Lyon, voulant travailler à ce texte sur le Deuxième sexe mais n’ayant pas le livre sous la main, je trouvai dans une boutique tenue par deux femmes une édition de 1949, l’année de sa publication. Une édition sans valeur bibliophile particulière, elle n’était ni numérotée ni signée de l’auteur. Toutefois, dans sa matérialité banale, le papier ordinaire et à présent jauni suscitait une émotion. Il resituait le livre dans son temps, il y a soixante ans. Relire Le Deuxième sexe aujourd’hui, avec les yeux qui sont les miens, me porte avant tout à mesurer l’écart de situation avec ce que Beauvoir écrit depuis les années 1940-50. Mesurer l’écart, disons-le en précisant « localement », s’il convient de ne pas parler des femmes en général mais de considérer la pluralité des situations, y compris localement d’ailleurs, par exemple ici, à Paris, imaginons que j’écrive ces lignes en terrasse du Café de Flore tout près de l’église Saint Germain des Près.

« Élise et ses émules dénient aux activités viriles leur valeur ; elles placent la chair au-dessus de l’esprit, la contingence au-dessus de la liberté, leur sagesse routinière au-dessus de l’audace créatrice. Mais la femme "moderne" accepte les valeurs masculines : elle se pique de penser, agir, travailler, créer au même titre que les mâles ; au lieu de chercher à les ravaler, elle affirme qu’elle s’égale à eux. »[1]

Ce passage est extrait de la Conclusion, je commence par la fin. Juste avant, le dernier chapitre s’intitule « Vers la libération ». Le livre se termine en se tournant vers l’avenir, situé comme en transit entre un temps ancien et un temps moderne. Il y eut bien une sorte de querelle des anciens et des modernes à sa parution. On connaît la déclaration fracassante d’Albert Camus, « une insulte au mâle latin », ou la réflexion de Claude Mauriac adressée dans une lettre à un collaborateur de la revue les Temps modernes : « j’apprends beaucoup de choses sur le vagin et le clitoris de votre patronne[2] ». Deux témoignages d’un sexisme daté, brutal et dénégateur, finalement mystérieux et pour certain(e)s peut-être incompréhensible aujourd’hui sans la lecture du Deuxième sexe.

En attendant la libération, si celle-ci doit venir, la situation qui distingue les femmes et les hommes se caractérise par des différences et des inégalités qu’avalisent les discours dominants. Des valeurs hétérogènes et hiérarchisées – on dirait plus volontiers aujourd’hui des normes sociales, le poids symbolique est cependant plus lourd dans le mot valeur – commandent les rapports des unes et des autres et maintiennent l’asymétrie de leur relation. Les premières pages du Deuxième sexe établissent que le masculin est une valeur positive, contrairement au féminin. L’homme désigne et exprime le genre humain en général. Il représente l’universel, la femme ne se pense pas universellement. Elle est toujours définie par négation (elle n’est pas lui, elle est moins que lui, inférieure à lui, pas autant que lui) et reléguée comme spécifique :

« Un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme, cela va de soi. C’est d’une manière formelle, sur les registres des mairies et dans les déclarations d’identité que les rubriques : masculin, féminin, apparaissent comme symétriques. Le rapport des deux sexes n’est pas celui de deux électricités, de deux pôles : "homme" représente à la fois le positif et le neutre au point qu’on dit en français "les hommes" pour designer les êtres humains, le sens singulier du mot "vir" s’étant assimilé au sens général du mot "homo". La femme apparaît comme le négatif, si bien que toute détermination lui est imputée comme limitation, sans réciprocité. »[3]

Beauvoir fait tout d’abord remarquer qu’il ne viendrait pas à l’esprit d’un homme de s’interroger, comme elle se trouve elle-même amenée à le faire, sur sa singularité sexuée, sa masculinité : « qu’il soit homme, cela va de soi ». Il n’y a de particularisme que pour le sexe féminin. Qu’est-ce que la femme ? C’est la question posée au début du livre, qui s’impose à la pensée de Beauvoir hic et nunc (dans les années 1940-50) après tant de discours et de représentations venus presque exclusivement des hommes. « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie », cette phrase citée de Poulain de la Barre – d’une vérité après tout évidente mais dont la prudence fut rarement imitée – sert aussi d’épigraphe au Deuxième sexe. On conviendra qu’il est pareillement impossible pour une femme d’adopter quelque point de vue tout à fait neutre sur l’homme, autant que sur la femme et l’homme ensemble.

Il y aurait au moins trois façons de définir ce qu’est la femme (son « concept » comme Derrida dira qu’il convient de ne pas en rechercher un[4]) :

« Tout être humain n’est donc pas nécessairement une femme ; il lui faut participer de cette réalité mystérieuse et menacée qu’est la féminité. Celle-ci est-elle secrétée par les ovaires ? Ou figée au fond d’un ciel platonicien ? Suffit-il d’un jupon à frou-frou pour la faire descendre sur terre ? Bien que certaines femmes s’efforcent avec zèle de l’incarner, le modèle n’en a jamais été déposé. »[5]

La femme est-elle le produit de processus chimiques et hormonaux, faut-il tirer sa définition de son anatomie sexuée ? Ou bien y a-t-il une Idée de la femme que pourrait nous donner la vision des essences à l’aune du Bien platonicien (ti esti) ? La femme se distinguerait-elle par son apparence vestimentaire ? Dans les sciences biologiques et sociales, dit Beauvoir, on ne croit désormais plus à la vérité d’« entités immuablement fixées (…), elles considèrent le caractère comme une réaction secondaire à une situation ». Sans faire cas de ces situations concrètes, certaines auteures – auteurs femmes, comme on voudra – veulent penser la femme sans faire de distinctions. Elle est comme l’homme un être humain. Mais le recours à une représentation abstraite ne fait qu’escamoter les différences et les inégalités qui existent concrètement dans la vie sociale. C’est bien parce que dans les faits, vivre en tant qu’homme et vivre en tant que femme ne sont pas des situations équivalentes qu’il y a là à penser, à analyser. Si hommes et femmes sont abstraitement assimilables dans le même genre humain, reste que leurs différences et leurs inégalités se montrent partout.

« Assurément la femme est comme l’homme un être humain : mais une telle affirmation est abstraite ; le fait est que tout être humain concret est toujours singulièrement situé. Réfuter les notions d’éternel féminin, d’âme noire, de caractère juif, ce n’est pas nier qu’il y ait aujourd’hui des Juifs, des Noirs, des femmes : cette négation ne représente pas pour les intéressés une libération, mais une fuite inauthentique. »[6]

De plus Beauvoir incite plutôt à penser qu’il n’y a pas d’égalité parfaite dans cette représentation abstraite : l’homme peut être identifié à la généralité du genre humain[7] sans la femme, l’inverse n’est pas vrai – et la notion d’homme assimile secondairement celle de femme (ou pas), sans faire trop cas de la différence, tout à coup, alors qu’elle est pourtant dite fondamentale par ailleurs (un homme, ce n’est (surtout) pas une femme).

« Et en vérité il suffit de se promener les yeux ouverts pour constater que l’humanité se partage en deux catégories d’individus dont les vêtements, le visage, le corps, les sourires, les démarches, les intérêts, les occupations sont manifestement différents : peut-être ces différences sont-elles superficielles, peut-être sont-elle destinées à disparaître. Ce qui est certain c’est qu’elles existent pour l’instant avec une éclatante évidence. »[8]

Il y a que les différences existantes, qui sautent aux yeux, ne sont pas neutres. Elles expriment des différences de valeur pour reprendre le mot employé par Beauvoir. Le système de valeurs différentiel et hiérarchisé qui distingue pour l’instant les hommes et les femmes est indissociable des inégalités qui les séparent. C’est pourquoi Beauvoir envisage pour l’avenir une possible disparition de ces différences, quand la situation sociale aurait structurellement changé au point de dissoudre les inégalités, c’est-à-dire quand la libération des femmes serait accomplie, que les valeurs masculines seraient aussi partagées par les femmes (l’indépendance économique est pour Beauvoir la première condition de la liberté, elle-même condition de l’égalité, nous y reviendrons plus loin). Suppression des différences, si donc l’on présume que des valeurs semblables puissent être partagées sur un pied d’égalité par les femmes et par les hommes. En même temps à la toute fin du Deuxième sexe, Beauvoir pense que certaines différences pourront persister dans l’égalité, et comment cela ? Ceci essentiellement parce que le corps n’est pas le même.

« Je ne vois pas que de ce monde-ci l’ennui soit absent ni que jamais la liberté crée l’uniformité. D’abord, il demeurera toujours entre l’homme et la femme certaines différences ; son érotisme, donc son monde sexuel, ayant une figure singulière ne saurait manquer d’engendrer chez elle une sensualité, sensibilité singulière : ses rapports à son corps, au corps mâle, à l’enfant ne seront jamais identiques à ceux que l’homme soutient avec son corps, avec le corps féminin et avec l’enfant ; ceux qui parlent tant d’"égalité dans la différence" auraient mauvaise grâce à ne pas m’accorder qu’il puisse exister des différences dans l’égalité. »[9]

Au passage, voilà qui tempère une idée un peu trop simple et souvent rattachée à Beauvoir – elle l’a certes dit et écrit[10] – qu’il n’y aurait de différences entre femmes et hommes que culturellement construites (et non factuelles, données ?). Ce point est en réalité beaucoup plus complexe. Car tout de même, dans ce livre, ce qui se trouve à l’origine (présumée) de l’inégalité sociale entre les sexes, c’est le corps biologique. Il y a une « subordination de la femme à l’espèce », cela se trouve répété au début du livre, au milieu et à la fin… c’est une constante dans le Deuxième sexe.

« On voit que beaucoup de ces traits proviennent encore de la subordination de la femme à l’espèce. C’est là la conclusion la plus frappante de cet examen : elle est de toutes les femelles mammifères celle qui est le plus profondément aliénée, et celle qui refuse le plus violemment cette aliénation ; en aucune l’asservissement de l’organisme à la fonction reproductrice n’est plus impérieux ni plus difficilement accepté : crise de la puberté et de la ménopause, "malédiction" mensuelle, grossesse longue et souvent difficile, accouchement douloureux et parfois dangereux, maladies, accidents sont caractéristiques de la femelle humaine : on dirait que son destin se fait d’autant plus lourd qu’elle se rebelle contre lui davantage en s’affirmant comme individu. »[11]

D’une part, il faut remarquer ici que la philosophe développe cet argument pour donner un appui au mouvement dialectique de la libération. Inspirée de Hegel et de Marx, cette progression dialectique construit le plan du livre en son entier, ne l’oublions pas. Ainsi, plus l’aliénation naturelle de la femme sera forte, plus puissant paraîtra le mouvement de liberté nécessaire à son dépassement. Il y a une aliénation plus profonde chez la femme que celle du capital, comme ontologique, dans le corps comme donné. Aussi n’y a-t-il pas pour Beauvoir à contredire l’opinion suivant laquelle le corps de la femme joue en sa défaveur – la menstruation et la grossesse sont « une maladie », un handicap, etc. –, c’est au contraire un fait essentiel dont il faut tenir compte. Mais, d’autre part, on ne peut pas dire qu’il s’agisse seulement d’un argument stratégique. Si l’on peut reconnaître dans le livre la présence d’un fil dialectique directeur fermement tenue par la philosophe, durant des centaines de pages, on entend bien aussi que Beauvoir a certaines convictions. Et par-dessus tout, on le sait, celle-ci que la maternité est aliénante. Ainsi écrit-elle dans la dernière partie du livre :

« On a vu au Tome Ier et au ch. Ier qu’il y a une certaine vérité dans cette opinion [que la femme est esclave de l’espèce]. Mais ce n’est précisément pas au moment du désir que se manifeste l’asymétrie : c’est dans la procréation. Dans le désir la femme et l’homme assument identiquement leur fonction naturelle. »[12]

Le désir sexuel existe également pour les deux sexes et ne fait pas problème. L’aliénation vient de la maternité. Que les charges de la procréation pèsent uniquement sur les femmes constitue la première inégalité naturelle entre l’homme et la femme, cela produit une asymétrie dans leur rapport au monde. Ce qui paraît ainsi remarquable dans le Deuxième sexe, c’est de lire combien la maternité résiste pour Beauvoir à son propre modèle anti-naturaliste. Tout se passe comme si elle ne parvenait pas à penser celui-ci jusqu’au bout, c’est-à-dire à dénaturaliser la maternité même pour repenser la contingence de son institution, en faire le point de départ d’un renouvellement des valeurs. Alors qu’elle combat toute idée d’un destin biologique et toute idéologie naturaliste, elle ne parvient pourtant pas à intégrer la maternité et le corps féminin autrement que comme un fondement de domination et de hiérarchisation des sexes. Cette ambiguïté avait été relevée dès la sortie du livre par Emmanuel Mounier dans un compte rendu de la revue Esprit :

« (…) tout un autre aspect de l’ouvrage nous appelle à nous demander si l’ "aliénation" de la femme (ou ce qu’on appelle ainsi d’un mot dont le sens devient chaque jour plus vague et ambigu) n’est pas plus profonde. Que l’analyse biologique ne puisse donner à elle seule la réponse à un problème humain, c’est l’évidence. Mais ne donne-t-elle pas pour autant aucun élément de réponse ? S. de Beauvoir, tout en essayant d’atténuer les différences significatives entre les sexes, reconnaît cependant (I, 54 s.) que l’homme, indépendamment de toute influence historique et de toute fiction, se dégage (faut-il dire "par nature" ?) plus complètement de l’absorption par la fonction sexuelle, affirme plus aisément son individualité, tandis que le deuxième sexe, par une sorte de pesanteur, "demeure enveloppé dans l’espèce". »[13]

Françoise Collin remarque quant à elle que si la formule restée célèbre « on ne naît pas femme on le devient » a appuyé la thèse que le genre est culturellement construit et non pas donné naturellement, produit par un corps (jusqu’à pouvoir laisser penser que le sexe est quasi accessoire dans cette affaire – on peut en changer), pourtant la dimension factuelle du corps féminin est très présente dans le Deuxième sexe, centrale. Et sur un mode très négatif.

« Si, en relisant en diagonale l’œuvre de Beauvoir, et plus particulièrement Le Deuxième sexe je retiens parmi toutes les approches possibles de l’œuvre le thème du corps, c’est qu’il m’avait frappée dès le moment ou encore très jeune j’avais lu Le Deuxième sexe. Les longues pages qui sont consacrées au corps des femmes et à son devenir, de l’enfance à la vieillesse en passant par la puberté et la ménopause, donnent une vision particulièrement négative, voire déprimante, de celui-ci en tant qu’il est voué à des péripéties immaîtrisables. On retrouve cette même obsession du corps et de sa déchéance dans les nombreux textes qui sont consacrés à la vieillesse, la sienne même, celle de sa mère – la mort de celle-ci –, celle de Sartre. »[14]

Il faut tenir que l’homme ne se réduit pas à sa dimension biologique, la femme non plus. Il n’y a pas de destin issu de là par nécessité naturelle. C’est à ce titre que l’hypothèse peut être faite de la superficialité des valeurs traditionnelles comme de leur possible disparition. Beauvoir parle à la fin du livre de valeurs masculines que la femme moderne adopte pour son compte – penser, agir, travailler, créer –, ce qui constitue une rupture avec le modèle (les valeurs) de la femme traditionnelle. C’est-à-dire que la femme devient l’égale de l’homme au moment où elle devient libre au même titre que lui (mais des différences subsisteront sans doute entre eux). Dans la conclusion du Deuxième sexe, très clairement la liberté du créateur est, sous la plume de l’auteur, le plus haut degré de liberté réalisable par l’homme (très peu ou pas encore par la femme). D’une certaine manière, c’est là que Beauvoir attend les femmes, comme au tournant (ou au terme du mouvement dialectique). Là où, dirions-nous, il n’est en fait plus vraiment question ni des femmes ni des hommes en général : tout le monde n’envisage pas de devenir créateur/créatrice, ni n’est poussé(e) à le devenir. Beauvoir si, sans doute, comme Sartre.

La question des différences et de l’égalité entre les femmes et les hommes se cristallise autour de la liberté dans une perspective existentialiste. Etre égaux, c’est bénéficier de la même indépendance, être également en mesure – en situation – de réaliser sa transcendance. La liberté est pour l’instant le privilège des hommes et justement pas une valeur féminine, écrit-elle vers 1950. Se trouver sous la tutelle paternelle puis conjugale caractérisait le statut juridique des femmes au moment où Beauvoir écrivait le Deuxième sexe, au lendemain de la seconde guerre mondiale et des lois de Vichy (dans les années 1960 sera officiellement réformé le régime matrimonial du Code napoléonien de 1804 : la femme peut gérer ses biens, ouvrir un compte en banque, exercer une profession sans l’autorisation de son mari). La première condition de la libération des femmes est alors l’indépendance économique : gagner un salaire par son travail dans la société sans être sous la dépendance d’un mari. Dans un entretien filmé au Canada datant de 1959 mais censuré à l’époque[15], Beauvoir explique que c’est ce qui avait motivé son choix de passer le concours de l’agrégation de philosophie pour devenir professeur. Cet emploi lui permettait de mener parallèlement son activité d’écrivain (et elle dit que c’est par un même souci d’indépendance qu’elle avait refusé une proposition de mariage par accommodement que Sartre lui avait faite).

« La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autre justification de l’existence présente que son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe en immanence il y a dégradation de l’existence en "en soi", de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est infligée, elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu. Tout individu qui a le souci de justifier son existence éprouve celle-ci comme un besoin indéfini de se transcender. Or, ce qui définit d’une manière singulière la situation de la femme, c’est que, étant comme tout être humain, une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer comme l’Autre ; on prétend la figer en objet et la vouer à l’immanence puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle. »[16]

Si Beauvoir s’inspire de l’existentialisme sartrien pour penser la liberté des femmes, elle considère un peu autrement que Sartre l’idée que tout homme est condamné à être libre. Elle insiste moins sur la figure du « salaud » (comment le dire au féminin sans en galvauder le sens ?), c’est-à-dire celui qui n’assume pas sa liberté et sa contingence, et bien plus sur l’oppression et la frustration. Les femmes placées sous la tutelle des hommes subissent plutôt une privation de liberté, elles sont condamnées à ne pas pouvoir être libres. C’est leur condition spécifique. De nouveau la condition féminine ne s’identifie pas sans plus à la condition humaine. Et en somme c’est à cela que se résume l’inégalité culturelle et sociale (à laquelle Beauvoir semble parfois donner une justification biologique, en même temps qu’elle récuse les arguments naturalistes avec la morale existentialiste… complexe, nous l’avons dit). L’inégalité est maintenue par une sorte de conditionnement. Lorsque Beauvoir parle des années d’apprentissage dans le milieu bourgeois, elle procède souvent par comparaison avec le premier sexe. Contrairement aux garçons qui font déjà l’expérience de leur liberté, les filles sont tenues par une éducation qui les retient dans l’immanence. De sorte que « la féminité » des femmes est finalement produite par cet état de passivité :

« Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme "féminine" est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société. L’immense chance du garçon, c’est que sa manière d’exister pour autrui l’encourage à se poser pour soi. Il fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde ; il rivalise de dureté et d’indépendance avec les autres garçons, il méprise les filles. Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; il s’enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; à travers jeux, sports, luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il invente, il ose. »[17]

Dès son plus jeune âge une femme n’aura pas eu si communément qu’un homme l’occasion de se réaliser et de se dépasser par une action libre sur le monde. Son « destin » est programmé, elle sera épouse et mère dans l’économie de la société patriarcale. Sa formation (titre d’un chapitre du livre) la prépare à cela, autrement dit à ne pas apprendre à éprouver l’indépendance pour soi-même et non plus à intérioriser un sentiment de domination sur l’autre sexe que favorise l’éducation des garçons. Ceux-ci sont facilement amenés à mépriser les filles justement parce qu’elles ne sont pas indépendantes comme eux.

Mais alors ici, remarquons que même si elle ne le problématise pas en ces termes, Beauvoir donne pareillement des éléments de compréhension concernant le devenir masculin : on ne naît pas homme, on le devient. Un garçon apprend à se reconnaître comme un individu libre par-delà sa singularité sexuée. De nombreux passages comparent la situation des enfants filles et garçons, des femmes et des hommes, décrivent comment l’on devient l’une ou l’autre. C’est ainsi que l’on peut être frappé(e) par la présence dans le livre d’un particularisme masculin qui ne dit pas son nom. Le genre masculin représente l’universel humain par-delà tout particularisme (serait-ce là sa particularité ?). Il est l’absolu à partir duquel est définie l’autre, « de même que pour les anciens il y avait une verticale absolue par rapport à laquelle se définissait l’oblique[18] ».

« L’humanité est mâle et l’homme définit la femme non en soi mais relativement à lui ; elle n’est pas considérée comme un être autonome. (…) C’est ainsi que M. Benda affirme dans Le rapport d’Uriel : "Le corps de l’homme a un sens par lui-même, abstraction faite de celui de la femme, alors que celui-ci en semble dénué si l’on n’évoque pas le mâle… L’homme se pense sans la femme. Elle ne se pense pas sans l’homme". Et elle n’est rien d’autre que ce que l’homme en décide ; ainsi on l’appelle "le sexe", voulant dire par là qu’elle apparaît essentiellement au mâle comme un être sexué : pour lui, elle est sexe, donc elle l’est absolument. Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non lui par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. »[19]

Seul des deux (pas des deux hommes donc) à être reconnu autonome et à avoir voix au chapitre, c’est à partir de lui-même que l’homme détermine la femme (elle, l’autre) – ce qu’elle est, à quoi elle sert – en l’appelant « le sexe », prenant la partie pour le tout. La femme est pensée par l’homme au travers de son caractère sexué et sexuel. L’homme s’interroge sur sa nature anatomique, il se fait comme on dit les questions et les réponses, il dresse des tableaux caractéristiques. Le corps féminin est à soigner, à surveiller, il est déficient, source d’hystérie, etc. Il y a beau jeu évidemment de remarquer que les hommes se sont beaucoup moins interrogés dans l’histoire sur leur propre corps sexué.

« L’homme oublie superbement que son anatomie comporte aussi des hormones, des testicules [il y a pourtant un rapport subjectif évident entre l’anatomie masculine et certaines représentations de la femme]. Il saisit son corps comme une relation directe et normale avec le monde, qu’il croit appréhender dans son objectivité, tandis qu’il considère le corps de la femme comme alourdi par tout ce qui le spécifie : un obstacle, une prison. »[20]

Nous l’avons dit précédemment, ce corps féminin, emprisonnant et empoisonnant, est sans doute aussi le regard que Beauvoir porte sur le corps des femmes et donc sur le sien. Laissant de côté le caractère négatif qu’elle lui attribue (cette vision négative du corps féminin a une histoire aussi), il semble que cela reste vrai aux yeux d’aujourd’hui. La réalité de nos corps est essentielle pour penser notre situation dans l’existence. Vivre un corps de femme ou d’homme – ou même un corps hermaphrodite ce qui est plus rare – est-ce indifférent ? Sans doute ces différences ne reviennent-elles pas tout à fait au même.

Soixante ans après la parution du Deuxième sexe, dira-t-on que Beauvoir avait bien entrevu ce qui allait advenir du devenir des femmes (en Occident) ? Si dans les faits des inégalités persistent en défaveur des femmes (inégalité salariale, absence de parité notamment dans les sphères du pouvoir) et si le masculinisme[21] n’a pas totalement disparu, il y a cependant eu un changement immense et rapide à l’échelle de l’histoire. Nous ne vivons plus dans l’ancien monde, dans une société qui assigne absolument sur le critère du sexe des métiers, des fonctions propres et uniquement décidés par l’autorité des « mâles » comme dirait Beauvoir (on n’emploie plus ce mot non plus). Les programmes d’éducation sont mixtes dans les écoles et les lycées – rappelons aussi qu’il n’y avait que 5% de bacheliers en 1950 –, l’indépendance économique n’est plus un droit uniquement masculin qui fonde une organisation familiale paternaliste. Des activités professionnelles, sportives, intellectuelles sont partagées par les femmes et les hommes, l’éducation des enfants, le temps passé avec eux dans les couples, la paternité surtout a évolué. Dans les habitudes vestimentaires on observe des phénomènes d’échange.

Ce qui ne change pas, c’est le fait d’avoir un corps avec lequel on vit, ressent, un corps unique, donné à la naissance et qui se développera tout au long de la vie. Si le genre ne se réduit pas au sexe, comme Judith Butler le déduisit dans Gender Trouble de la phrase de Beauvoir « on ne naît pas femme on le devient »[22], si le sexe ne produit pas un genre masculin ou féminin, il faut dire aussi que le corps sexué ne se réduit pas au genre (gender), celui-ci compris comme un artefact ou comme le résultat d’une construction culturelle. Car il y a un socle tangible à cette construction culturelle de soi : le corps, mon corps sexué, qui me constitue individuellement, donne une épaisseur à la situation factuelle de mon existence, par lequel se jouent mes relations aux autres et au monde. Je suis mon corps autant que ma pensée fût-ce dans sa partie inconsciente. On ne naît pas femme et on naît femme, il faut tenir les deux ensemble (même chose pour l’homme).

Ce qui est contingent, ce qui peut changer c’est l’interprétation du corps, sa valorisation positive ou négative, qu’il soit féminin ou masculin. A coup sûr, il ne viendrait pas à la pensée d’une femme de réduire comme allant de soi le corps féminin à la seule dimension du sexe, ce qui poussé à l’extrême peut se montrer insultant et dégradant (on se demande quand évoluera la norme qui admet l’affichage normal de stéréotypes pornographiques féminins dans l’espace public, sur les devantures des magasins de journaux). Par ailleurs, puisqu’il est certain qu’on ne naît pas mère et que certaines femmes ne le sont jamais, par choix, par impossibilité, contingence de la vie, tout comme certains hommes ne sont jamais pères, et aussi parce qu’il y a une vie avant et après la grossesse, appréhender le corps féminin par la seule question de la maternité, comme cela se lit parfois, est une réduction. Le corps, et je dirais surtout le corps féminin qui fut réduit par le passé à un ventre reproducteur ou à un sexe, est à penser dans toute sa dimension d’existence.

A la fin il s’agit d’être soi, soi-même. L’indépendance n’est plus une valeur masculine non plus, en un sens elle ne l’a jamais été. Une femme indépendante ne devient pas pour cela un homme. Ce n’est pas à partir de l’homme qu’il faut penser la liberté, mais c’est à partir de la liberté qu’il faut penser l’humain(e), ce qu’elle/il peut manifester sui generis. Comme l’écrivait Alain dans les années 1930 (je précise cette date, car il n’est pas certain que « l’homme » auquel il pensait pouvait être aussi une femme), c’est dans la liberté que les caractères individuels (« les natures ») se révèlent authentiquement.

« Spinoza a écrit que le seul et l’unique fondement de la vertu en chacun est l’effort à persévérer dans son être. Cette maxime de fer est de loin le meilleur outil ; mais il fait peur. On aimerait mieux cette molle invitation à se changer soi-même, et à revêtir une nature étrangère. Vains conseils. L’homme restera lui-même pour presque tout. Le seul changement qu’on peut espérer, c’est qu’il soit lui-même, au lieu de céder aux choses extérieures. Mais aussi, de ces différences délivrées résultera le plus grand bien pour tous. Comment ? C’est ce que vous ne saurez point si vous n’osez pas délivrer, comme l’évêque délivre Jean Valjean. Il faut relire ces pages sublimes des Misérables. C’est déjà l’occasion de ne pas se tromper ridiculement sur Hugo. Mais, bien plus, toute idée du droit se trouve là, dans cette foi imperturbable qui veut chacun comme il est. Cet amour fort est comme le soleil des hommes, qui fait qu’ils portent fruit. L’autre amour, qui voudrait choisir, et qui va à ce qui plaît, est lunaire et de reflet. La variété des couleurs n’en est pas éclairée, pis, ne mûrit même point. Ainsi voulons-nous prononcer sur la perfection du voisin, quand nous ne savons rien de la nôtre ; et promettre liberté, sous condition qu’on en use bien. Mais au contraire le bon usage sera connu autant que des natures délivrées en donneront le modèle. Comme la Neuvième symphonie, on n’en avait pas l’idée avant qu’elle fût. »[23]

Les questions qui s’ouvrent à la fin du Deuxième sexe, comme un appel vers aujourd’hui, sont bien celles des différences dans l’égalité et non plus celles des différences produites par des normes inégalitaires, comme au début du livre et comme il y a soixante ans (dans ce cas on force les natures et les différences sont artificiellement produites, la norme sociale avait notamment pour fonction de maintenir les femmes dans le rang). Et par exemple l’identification de la liberté créatrice à une valeur masculine, tel que Beauvoir l’écrivait à la moitié du 20e siècle, est dépassée. Les femmes qui mènent une activité créatrice reconnue sont aujourd’hui nombreuses et par conséquent dans la norme, peintres, écrivains, musiciennes, chorégraphes, photographes, plasticiennes, etc.

Le livre de Beauvoir dessine dialectiquement un trajet – difficile, complexe, éprouvant – vers la libération. Peu importe alors ses inexactitudes, la patience impatiente de son écriture, ses hypothèses erronées ou démenties depuis dans les sciences humaines, ses contradictions inextricables. La question posée n’est pas simple et l’auteur se débat avec elle, sans la possibilité d’un point de vue surplombant, d’une situation par-delà le sexe et sa dualité. Il n’est pas aisé non plus de parler de toutes les femmes ensemble, en tout temps et en tout lieu, ni au nom de toutes.

Nous, ici et maintenant, ne pouvons pas plus adopter un regard supérieur, unanime, neutre ou asexué. Mais en 2010, reprenons l’hypothèse : sans doute le fait de ne pas avoir le même corps – pas exactement le même, à la fois même et autre – introduit-il un jeu de différence entre les femmes et les hommes, entre toi et moi, même lorsque nous pratiquons des occupations désormais communes. Dans une situation d’égalité, nous restons à la fois semblables et différents, situation que le mot différencier peut le mieux exprimer. C’est un même (homo) qui se différencie par son altérité, avec sa ou ses différences, et cela individuellement, multiplement, pour finir. Même et en même temps autre ; autre et cependant même. Mêmautre.