Abstracts
Résumé
Cet article vise à penser ensemble la laïcité comme principe social (juridique et politique), comme principe historique (inscrit dans l’histoire certes mais surtout faisant histoire ou contribuant à « faire époque »), comme principe psychique (ferment de souveraineté utilisable par l’individu face aux institutions cléricales), enfin comme principe de liberté (comprise comme négativité). Essayant l’hypothèse d’une structure psycho-politique dialectique, l’article tente de régler le problème de l’apparente ambivalence de la laïcité, oscillant entre tolérance et anti-religion. Il examine donc la laïcité en tant que principe de rupture des rapports religieux de domination ; la nature démocratique de la laïcité ; son fonctionnement comme obligation intérieure de liberté, c’est-à-dire comme exigence d’un pouvoir sur soi-même ; enfin, les conditions de possibilité métaphysiques de la laïcité : que doit être le sujet humain pour que la laïcité soit possible ?
Mots-clés :
- Laïcité,
- Liberté,
- Religiosité,
- Phénoménologie de la conscience religieuse,
- Politique de la laïcité,
- Laïcité et démocratie,
- Négativité,
- Conflit,
- Loi de séparation des Églises et de l’État,
- Sujet
Article body
La laïcité est certes une notion juridique dont la loi française du 9 décembre 1905 [1] est l’expression historique. Mais elle est principalement une notion philosophique, car elle contient non seulement une théorie déterminée des rapports du politique et du religieux mais aussi une compréhension de la liberté humaine. Cette théorie plus ou moins implicite de la liberté est juridique d’un côté puisque la liberté est aussi l’effet d’une organisation juridique des paroles et des actes sociaux ; de l’autre côté, elle est proprement philosophique dans la mesure où la liberté est aussi certes une caractéristique psychologique ou psychique (que l’on peut assimiler au libre arbitre) mais surtout une caractéristique ontologique, un caractère d’être de l’être humain.
En ce sens, la laïcité fonctionne sur deux étages : dans l’ordre social et politique, c’est-à-dire la famille, la société civile et la vie civique ou politique, comme principe de limitation réciproque garantissant la plus grande liberté possible (en matière cultuelle mais pas seulement) ; dans l’ordre personnel, psychique et existentiel, comme exigence de « la liberté de conscience ». Dans les deux cas, la laïcité est à la fois un principe auquel il faut obéir et un horizon, qu’il faut s’efforcer d’atteindre. Cette dualité quasi paradoxale - à savoir être au principe, c’est-à-dire au début, et à la fin, à l’autre bout pour ainsi dire - ne trouve de solution qu’à la condition de faire une analyse philosophique de la laïcité : une analyse qui expose les problèmes fondamentaux auxquels le concept de laïcité tente d’apporter des solutions critiques et non dogmatiques.
Vouloir réduire celle-ci à un principe juridique, en affirmant qu’elle régit les relations cultuelles ou les modes d’existence sociale des religions, ou à un principe politique, par exemple en affirmant qu’elle est un des fondements de la démocratie, c’est être aveugle à sa portée philosophique, à savoir qu’elle concerne en profondeur les conditions de possibilité de la liberté, tant individuelle que collective.
Dispositif de liberté ou dispositif de pouvoir
Sans doute, au premier abord, la laïcité est-elle un principe de liberté morale et politique en matière religieuse, principe caractérisé par la réciprocité. Comme tout principe politique de liberté, il impose une limitation que chacun doit opérer sur soi tandis que, en même temps, tout autre effectue la même opération d’auto-limitation ; à défaut, le droit comme contrainte extérieure vient faire au nom de tous ce que quelques-uns se refusent à faire sur eux-mêmes tout en l’exigeant des autres[2]. Ainsi, théoriquement, cette règle reçoit un consentement universel puisqu’elle garantit la même liberté à chacun et, corrélativement, soustrait la même quantité à chacun, le gain couvrant la perte, en principe. Nous nous auto-limitons tous de façon à jouir chacun pour soi de la liberté la plus grande possible dans un monde commun.
Or, pourtant, la laïcité, qui est une application pour ainsi dire de ce principe général de la liberté juridico-politique à la croyance religieuse, donne lieu à des conflits qui semblent interminables. À la différence des autres domaines, tout se passe comme si personne ne voulait l’admettre entièrement. Sauf à faire exception d’une manière ou d’une autre. Les uns veulent exercer librement leur culte mais déplorent d’avoir à supporter, à tolérer, d’autres cultes concurrents ou, pire, des agnostiques, voire des athées. Les autres se réjouissent de ne pas être contraints de croire ni de pratiquer, d’être libres de n’avoir aucune religion, mais regrettent que puissent prospérer les ennemis de la liberté que sont à leurs yeux les croyants de toutes obédiences. Chacun voudrait jouir de la liberté pour soi tout en refusant cette même liberté à d’autres.
D’où le reproche récurrent d’osciller entre une laïcité tolérante, jugée permissive, incertaine et arbitraire, d’une part, et une laïcité conquérante, anti-cléricale voire anti-religieuse, une laïcité guerrière, d’autre part, sans pouvoir se fixer en un point d’équilibre satisfaisant. Comment comprendre cette ambivalence ? Pourquoi ne peut-elle se défaire de cette réputation d’incapacité de pacifier les relations entre les deux camps ? D’être un consensus hésitant entre la compromission et l’intransigeance ?
Le problème vient du croisement entre deux interprétations également pertinentes de la laïcité. Elle peut être interprétée comme un dispositif de liberté ou bien comme un dispositif de pouvoir. Ou plutôt, il s’agit du même dispositif psycho-politique qui, sous un angle, produit de la liberté, sous un autre, du pouvoir. Je voudrais montrer ici que la laïcité est une machine à multiple détente, à la fois synchronique et diachronique, mêlant intimation et pédagogie, articulant interdiction et participation, dont la tâche essentielle consiste à susciter de la liberté en disposant entre les citoyens des rapports de pouvoir, lesquels rapports de pouvoir, à leur tour, produisent de la liberté dans chaque conscience.
Le principe de la laïcité fabrique de la liberté extérieure par un réseau de contre-pouvoirs mais aussi de la liberté intérieure par un pouvoir hégémonique qui tend à la vacuité. Dans cette perspective, tout se passe comme si la laïcité, comme principe de liberté, « descendait » de l’État vers les citoyens comme ensemble de consciences prises dans des rapports intersubjectifs multiples (peut-être le peuple comme λαóς), que l’État contraint à la liberté, puis « passait » à chaque conscience où elle effectue une tentative de libération avant de remonter, des consciences fortifiées comme sans appartenance, vers l’État comme communauté paradoxale de ceux qui n’ont aucune communauté (le peuple comme δňμος) ; l’État délaissant alors sa fonction normative pour se concentrer dans la simple fonction de garantie et d’expression d’une liberté qui provient essentiellement des individus.
La laïcité comme rupture extérieure des rapports religieux de domination
Cette première figure de la laïcité consiste à poser un interdit fondamental (« il est interdit d’empêcher la liberté en matière religieuse ») que l’on peut développer en trois propositions empruntées à Catherine Kintzler :
« personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre ;« personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’aucune ;« personne n’est tenu de n’avoir aucune religion[3]. »
Positivement formulés, ces trois interdits sont des libertés :
-
Chacun peut choisir sa religion. La liberté d’aller vers telle ou telle religion, ou d’en changer, est totale. Le prosélytisme coercitif est interdit.
-
Chacun peut décider de n’avoir aucune religion. L’athéisme ou l’agnosticisme sont totalement autorisés ; et avec eux l’indifférence à l’égard du religieux (comme s’il n’était pas une question ni un problème).
-
Chacun peut croire à une religion quelconque et la pratiquer librement. Nul ne peut être empêché de croire et de pratiquer, pour autant qu’il ne nuise pas à la liberté d’autrui dans les mêmes matières. L’athéisme coercitif est interdit.
Ces trois propositions offrent une détermination négative de la liberté : l’absence de caractère contraignant doit caractériser toutes les relations au religieux. Dire que la relation à la religion relève exclusivement de l’espace privé (ce qui n’empêche aucunement que des pratiques religieuses puissent avoir lieu sur la voie publique qui est un espace mi-privé, puisque s’y déroulent des actes de la vie privée, mi-public, puisque d’autres personnes s’y trouvent, avec leurs droits spécifiques et les garanties afférentes) et qu’elle relève de la personne privée (Loi de 1905, a.1 : « La République assure la liberté de conscience... » et a.2 : « ... Les établissements publics du culte sont supprimés... »), c’est formuler une conséquence.
Ce principe affirme que la relation à la religion doit être négative. C’est ce que disent, dans le langage juridique, l’a.2 de la loi de 1905 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte... »[4] ou l’article 1 dans sa deuxième phrase : « Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». L’expression « La République ne reconnaît (…) aucun culte » n’est aucunement un refus d’existence ; cela signifie seulement l’absence, pour les religions, d’un statut de droit public. En revanche, elles ont parfaitement le droit d’exister comme pratiques privées (droit à entendre comme liberté garantie par l’État, en somme un claim-right).
Autrement dit, la République interdit à tout culte d’avoir une valeur normative dans l’espace public. De l’État, aucune injonction particulière ne peut venir qui concerne la pratique religieuse ou son absence. Ou bien une seule injonction unique et universelle : laissez chacun décider pour lui-même ! En parodiant un célèbre texte, son commandement unique serait : « Tu ne décideras que pour toi, et seulement par toi-même, de la place du religieux dans ton existence. » Aucune religion ne peut dire ni à l’État ni à quelque citoyen qui n’aurait pas donné son consentement préalable ce qu’il doit penser et faire (en dehors de tous les cas explicitement régis par les lois en vigueur).
C’est pourquoi l’assertion selon laquelle il y aurait une laïcité « positive », une « négative », une « ouverte », etc. est un contre-sens (ou une tactique dont l’évidence dissout l’efficacité dès lors improbable). La laïcité n’est pas une option parmi d’autres, à côté des autres options (c’est-à-dire des « autres » religions) : elle est le principe selon lequel il peut (et il doit) y avoir pluralité d’options qui coexistent en paix. Non pas maquiller un choix particulier en position universelle, comme c’est le cas des laïcités de convenance ; mais bien assumer l’universalité réelle d’une coexistence pacifique de toutes les options, dont le droit d’exister tranquillement est suspendu non pas à l’arbitraire du pouvoir mais au seul effort de ne pas se mêler de la vie spirituelle des autres.
La loi ne se contente pas de séparer les Églises et l’État ; ce faisant, non seulement elle brise à la fois la possibilité d’un État confessionnel et celle d’une Église placée au-dessus des États ; mais elle institue une autre hiérarchie, si l’on peut dire[5] : une subalternation des règles religieuses particulières à la loi politique fondamentale et universelle, celle qui détermine chacun, certes, comme citoyen, c’est-à-dire comme co-législateur et soumis aux lois qu’il construit avec les autres en vue de l’intérêt général, mais surtout chacun comme souverain sur soi-même (c’est-à-dire d’abord, comme non contraint par un autre).
Négativement, la loi exige un confinement de la foi et des pratiques religieuses dans la vie privée, c’est-à-dire en réalité à la partie de celle-ci qui n’engage que soi. La laïcité protège le culte, interdit de l’empêcher certes, mais, au même titre, elle limite le culte à la liberté constante des pratiquants, et ainsi interdit de contraindre au culte. Par conséquent, qu’un père de famille soumette ses enfants à un culte déterminé ne peut être qu’une tolérance conditionnelle, à savoir sous la condition que les droits de l’enfant, juridiquement définis, soient constamment respectés, et que, à tout moment, il puisse se soustraire sans violence ni représailles à l’enseignement prodigué (Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, a. 14 : « Les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion »). Mon enfant, dont je suis le père légitime, a le droit (virtuel) de refuser l’affiliation religieuse que je tente de lui donner. Le croyant ne doit pas seulement s’abstenir d’introduire sa foi dans la vie politique comme un principe susceptible de régir l’espace public ; il doit aussi conformer son action privée et la foi qui peut lui servir de principe directeur aux règles juridiques qui régissent la vie des citoyens et des personnes. La famille est quadrillée par des règles juridiques de droit privé et la pratique religieuse ainsi que la foi n’ont pas le droit de transgresser ces règles.
Ce droit attribué à l’enfant de refuser une affiliation religieuse est en effet virtuel et d’abord intellectuellement. L’exercice réel de ce droit présuppose que la formation de son jugement soit assez avancée. Ce qui suppose encore une École au sens vrai du terme : qui enseigne l’esprit critique. Celle dont Condorcet a établi les principes et le plan dans les fameux Cinq Mémoires sur l’instruction publique (bien sûr, si cette possibilité est inscrite réellement dans le droit, il sera sans doute plus aisé de la faire passer à l’acte). Virtuel ensuite socialement, car, concrètement, l’état de dépendance des mineurs, tant affectivement que réellement, est tel qu’il leur est bien difficile de refuser un « enseignement religieux » qui consiste le plus souvent en « pratiques » familiales accomplies avec le même caractère d’évidence que le nourrissage ou les soins du corps (cette notion d’enseignement religieux[6], compris comme une incitation instruite à la foi, est une contradictio in adjecto : aucun savoir ne peut se convertir en foi ou ne peut susciter, en tant que savoir, une foi ; de même, aucune religion ne peut, sauf à verser en fanatisme, prétendre s’appuyer sur du savoir ou des preuves, d’ordre cognitif, au sens moderne du terme).
Quelle qu’en soit la portée réelle dans l’histoire concrète, cette interdiction de contraindre au culte rend caduques toutes les pratiques religieuses peu ou prou coercitives qui dérivent, pour s’en tenir au christianisme, du fameux « Contrains-les d’entrer[7] » (Luc, 14,23). C’est toute une filière cléricale, inspirée de cette parabole, qui aboutira, par exemple, à l’anathème de Pie IX, dans un Syllabus annexé à l’encyclique « Quanta cura » : « Anathème à qui dira, a. 11 : il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après les lumières de sa raison » (1864) : ou encore à cette formule sans équivoque donnée, en 1832, à propos de la condamnation de Lamennais : « De cette source putride de l’indifférentisme a découlé cette opinion absurde et erronée ou plutôt ce délire, à savoir que doit être revendiquée pour chacun la liberté de conscience » (encyclique Mirari vos)[8]. Cependant, cette interdiction de contraindre concerne aussi tous ceux qui s’efforcent d’empêcher la pratique cultuelle.
La loi de l’État républicain articule une relation verticale de pouvoir à l’égard des rapports possibles de chaque citoyen avec le religieux. Cette obéissance à la loi permettrait donc à chacun de rompre légalement toute domination éventuelle, réelle ou possible, du religieux sur lui-même, pour autant qu’il n’y a pas expressément consenti. Ainsi, la loi fait de chacun, qu’il l’accepte ou non, qu’il le sache ou non, une volonté absolument autonome en matière religieuse - ou plutôt, et c’est primordial si l’on veut faire une analyse rigoureuse, psycho-politique ou phénoménologique, de la conscience dans un ordre laïque, la loi présuppose que chacun possède une telle volonté.
Cette loi s’impose à chaque citoyen car la République « est » laïque. Par exemple :
« Article premier. La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » (non souligné dans le texte) Constitution du 4 octobre 1958.
Vingt ans auparavant, on pouvait lire :
« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » Préambule de la Constitution de 1946.
Bien sûr, ces textes constitutionnels ne nous disent aucunement si ce prédicat, « être-laïque », appartient à la République parce qu’elle est une république ou bien parce que ses fondateurs historiques ont jugé qu’elle devait l’être car telle était la conception que, de facto, ils en avaient. Cependant, l’analyse philosophique peut montrer qu’une République est nécessairement laïque dans la mesure où elle exige que le citoyen soit co-législateur donc capable de penser seul une règle assez universelle pour être une loi. Or il y a des incroyants ; comme la raison ne permet pas de trancher entre ceux qui ont une foi et ceux qui n’en ont pas, la croyance religieuse est nécessairement une particularité, jamais un universel. Elle n’est pas universalisable sans contradiction. La maxime du croyant peu ou prou prosélyte pourrait être celle-ci : « Tout autre doit croire à ce que je crois », ou « Ma révélation est absolue » ou encore « Ma vérité - religieuse - est la seule et unique vérité ». Si j’universalise cette assertion, n’importe quel croyant d’une autre religion ou n’importe quel mécréant est fondé à m’imposer sa croyance religieuse, ses rituels, ou ses anti-rituels, son athéisme, etc. En revanche, en ce qui concerne la proposition selon laquelle « Tout autre doit me laisser croire à la religion de mon choix ou à aucune religion », il est manifeste que je puis universaliser cette maxime sans aucune contradiction. Le noyau universalisable de cette maxime est précisément « la liberté de conscience », autrement dit l’absence de contenu normatif positif pour ce qui concerne le contenu de la foi religieuse ou son existence même.
Cette présupposition de l’autonomie absolue de la conscience de soi[9] à l’égard du religieux est remarquable : en effet, elle place les religions sous le pouvoir des individus singuliers. La laïcité est donc ici manifestement une manière de rendre mobiles les relations de pouvoir [10] : elle crée - ou bien plutôt en favorise la création - des « pratiques de liberté » en donnant à chacun la possibilité juridique, et donc peut-être réelle, d’avoir un rapport de pouvoir sur les religions en tant que celles-ci s’adressent à lui seul, de telle sorte que chacun peut opposer, à défaut d’arguments, le droit formel de « ne pas vouloir » à ceux qui en sont les représentants, clergé[11] officiel ou par délégation (la famille).
Cependant, cette présupposition de la liberté absolue des consciences est une fiction : il s’agit d’opposer une obédience, la liberté comme principe individuel, à une autre, les obédiences religieuses, en posant que celle-là prime sur celles-ci. L’inscription imaginaire de ce rapport de pouvoir dans le droit est censée armer la conscience individuelle contre les pouvoirs religieux et leur structure cléricale. C’est pourquoi il importe que ce soit une autorité indiscutable, hégémonique, qui ordonne que personne ne doive obéir à un autre que soi-même en matière d’adhésion religieuse - ou encore qui ordonne un vide à la place de l’instance normative en matière religieuse. Autrement dit, la garantie, donnée à chacun, de pouvoir déterminer lui-même ses rapports aux croyances et aux pratiques cultuelles repose sur la souveraineté politique générale de l’État. La souveraineté individuelle est une répétition de la souveraineté générale. C’est parce que l’État est lui-même émancipé, dans l’ordre public, que les citoyens, dans les espaces privés, peuvent exercer une émancipation personnelle à l’égard des religions ainsi que des religieux. - Étant donné l’instabilité de l’hypothèse (l’existence de consciences en état de liberté absolue), que l’on soit représentant du pouvoir ou « simple » citoyen attaché à la laïcité, il faut donc être intransigeant sur le principe de la liberté de conscience. Il faut exiger que cette place vide, au sein de la loi, doive le demeurer.
Voilà donc établi que la laïcité, en tant que loi obligatoire, est un dispositif politique qui convertit de la domination en pouvoir, qui fabrique de la liberté extérieure à l’égard des clergés ou des pouvoirs cléricaux (mais aussi bien contre les pouvoirs anti-religieux tendant à la domination, fût-ce sous une forme débrutalisée). Cette liberté est essentiellement celle de ne pas être contraint par un autre ; liberté pratique négative et extérieure comprise comme indépendance à l’égard de l’arbitre de l’autre (au sens large, personnes et institutions sociales de religiosité). Mais elle implique une liberté intérieure, une autonomie pratique : la capacité de déterminer sa volonté selon son gré, c’est-à-dire une souveraineté sur la foi et, in fine, sur soi.
Remarque sur la laïcité et la démocratie
Avant de continuer l’exposition du concept, quelques observations à propos des conséquences des remarques précédentes sur le statut de la laïcité au regard de la démocratie.
À vrai dire, Il ne semble pas si évident d’affirmer tout benoîtement que « la laïcité est le fondement de la démocratie ». En effet, l’histoire a montré qu’une démocratie peut ne pas être laïque : lorsque tous ses membres sont suffisamment affiliés à une religion ou à des religiosités déterminées ou bien lorsqu’une religion, voire une simple référence religieuse, y reçoit une valeur constitutionnelle plus ou moins contrebalancée par un principe de liberté de conscience (cf. les exemples américain ou européens[12]). Elle a montré aussi qu’une dictature peut, semble-t-il, être laïque : la Turquie, celle qui naît le 29 octobre 1923, a-t-elle été une démocratie ? Le kémalisme, qui s’est affiché comme laïque, n’a-t-il pas pris des mesures manifestement anti-religieuses : suppression des établissements d’enseignement religieux, des tribunaux musulmans et du mariage religieux, interdiction des ordres, des confréries, du port de tout costume religieux, adoption de codes juridiques inspirés de codes occidentaux, du calendrier grégorien, de l’alphabet latin à la place de l’alphabet arabe, épuration de la langue de nombreux mots arabes et persans ? Peut-on dire raisonnablement que l’Irak sous dictature était laïque ? Mais les faits, aussi têtus soient-ils, laissent un espace légitime aux principes.
Est-il vrai que, comme le dit Jaurès dans un discours de remise des prix au collège de Castres, le 30 juillet 1904 : « Démocratie et laïcité sont identiques » (Jaurès, Rallumer les soleils, Paris, Omnibus, 2006, p. 576-7) ? La laïcité est-elle le fondement de la démocratie ou même seulement un de ses fondements ? Au sens strict, il semble que non. Car la laïcité est le nom donné au principe de liberté de conscience en matière religieuse. Le terme le dit par lui-même et ses usages politiques et juridiques le confirment largement. La laïcité est une liberté à l’égard du religieux, c’est-à-dire une application du principe général de liberté individuelle et d’autonomie de jugement comme de choix, d’autonomie intellectuelle et d’autonomie pratique, à propos d’un objet particulier, à savoir la croyance et la pratique religieuse. À ce titre, la laïcité est dérivée de l’ordre politique républicain et démocratique. C’est parce que ce système politique présuppose une liberté intellectuelle de conscience de chaque membre du corps politique et une égalité de principe entre chaque membre que la laïcité y est pratiquement possible. C’est parce que cet État a été constitué en vue de la liberté et de l’égalité pour chaque membre qu’il peut ensuite y avoir par exemple la laïcité. Elle est donc en ce sens dérivée et seconde. Impossible de dire qu’elle est un fondement de la démocratie ; elle est plutôt une conséquence (logiquement), ou un effet (historique).
Sans doute, la laïcité est-elle homogène aux principes fondamentaux de la démocratie puisque celle-ci est fondée sur l’égalité politique des membres d’un même peuple et sur la construction de procédures consensuelles réglant les modalités de l’exercice du pouvoir politique. Mais elle n’est pas un objet démocratique ; le religieux est hors de la discussion démocratique. En effet, avec la laïcité, le religieux est précisément hors du pouvoir et hors de l’espace public. Il demeure une qualité privée. Loin d’être située au fondement de la démocratie, précisément la laïcité implique un consensus a priori, obligatoire, initial, concernant les différentes relations possibles au religieux et une absence de discussion normative concernant le statut public des religions.
On objectera que la liberté de conscience, comprise comme autonomie du jugement, comme capacité d’apprécier et de décider, est nécessairement au fondement de la démocratie. Certes, mais alors, on entend ici davantage que la laïcité comprise comme principe de liberté à l’égard du religieux. Nul ne peut nier que la liberté du jugement et la liberté de la volonté concernent bien d’autres aspects que le statut politique et la fonction sociale du religieux. Cependant, même de ce côté, il est difficile de dire que la laïcité est au fondement de la démocratie. Ou alors, « fondement » signifie « être au principe », « contribuer à la genèse ».
Si l’on se penche sur l’histoire, sur la généalogie historique de la laïcité, alors, sans doute, peut-on dire que la laïcité a précédé la démocratie. C’est parce que le pouvoir politique a été pendant très longtemps inféodé peu ou prou à un pouvoir religieux, c’est en raison du règne du « théologico-politique », que la laïcité a été pensée simultanément comme libération à l’égard de la tutelle religieuse et commencement d’un nouvel ordre politique. D’où l’assertion selon laquelle la laïcité, en tant que liberté de conscience, est au « principe » de la démocratie : parce que celle-ci a préalablement exigé le renversement de la théocratie (principe est un terme équivoque qui signifie « qui commande » et « qui commence »). Que, au principe du pouvoir, le äyìïò se soit substitué au èåüò, a sans doute exigé un moment proprement laïque. Mais n’a-t-on pas alors l’indication que la laïcité intervient non comme fondement de la démocratie mais comme moment du processus par lequel une société théocratique devient démocratique ?
La laïcité peut donc être opportunément pensée comme une condition génétique ou historique de la démocratie, non comme une condition d’ordre constitutionnel, un principe (au sens historique) et non un fondement. La liberté de conscience est donc bien au fondement de la démocratie ; tandis que la laïcité ne peut se situer que dans les alentours de la démocratie, en amont du point de vue historique (elle se confond alors avec la liberté de conscience), en aval du point de vue juridique ou social (elle n’est qu’un dispositif formel et particulier de co-existence pacifique).
La laïcité comme obligation intérieure de liberté
Ainsi considérée, c’est-à-dire comme rupture extérieure de la domination religieuse, la laïcité règle les rapports entre personnes en posant une sorte de « noli me tangere » intellectuel, un interdit absolu de vouloir exercer une emprise spirituelle sur un autre (spirituel au sens cultuel du mot[13]). Cette liberté extérieure a un coût qui est aussi la condition du passage de la possibilité juridique et légale à la réalité politique et sociale. En bonne logique psycho-politique, la laïcité ne devient réelle que si les principes de la loi sont répétés en première personne, dans la conscience de chaque citoyen.
Ce passage peut être éclairé par l’analyse de la conscience religieuse placée devant l’intimation de réserver sa foi à soi seul, en renonçant à tout expansionnisme (en se limitant au prosélytisme clérical ; mais a fortiori ratione pour le prosélytisme guerrier). La même analyse pourrait être faite pour la conscience non religieuse ou anti-religieuse qui doit faire les mêmes opérations, apparemment moins coûteuses, mais formellement identiques.
Les croyants - c’est vrai aussi des anti-croyants - sont contraints de trouver un ajustement intérieur, spirituel ou intellectuel, et extérieur, pratique, qui les rende conformes à la loi. La gamme de ces positions oscille entre deux extrêmes. D’un côté, une prééminence totale du principe du confinement dans l’espace privé et alors un renoncement à faire de la foi le principe directeur de l’existence humaine. De l’autre côté, un compromis : respect extérieur minimal des principes législatifs, domination aussi large que possible de la foi, voire guérilla larvée ou endémique de celle-ci avec ceux-là, prosélytisme à peine déguisé.
Dans sa version haute, le croyant a tout pouvoir sur sa foi, laquelle implique pourtant dans son essence un renoncement et un abandon au pouvoir d’un Autre. Dans sa version basse, le croyant a assez de pouvoir sur sa foi pour ne pas l’imposer à autrui, mais il le ferait si les lois extérieures relâchaient leur étreinte - et parfois il le fait, dans une sorte de voie de fait plus ou moins tolérée. Dans tous les cas, le croyant (et avec lui l’athée ainsi que l’anti-croyant) est censé posséder un certain pouvoir sur sa propre foi.
C’est à cette seule condition, c’est-à-dire une sorte d’intériorisation et de transformation du pouvoir législatif extérieur en un pouvoir sur soi [14] , que la laïcité fait loi. Or ce processus est en même temps un apprentissage inconscient de la liberté. Dans son moment social, la laïcité est un principe de co-existence ; mais cette forme est aussi un repoussoir qui apprend par une contrainte douce, molle, apparemment réciproque, à intérioriser la foi et les pratiques. La foi, par nature expansive, apprend à n’habiter que le for intérieur (expansive par nature en effet car son objet n’a pas de réalité objective indiscutable et elle existe sans critère judicatif puisqu’elle est elle-même le critère ; ce en quoi elle diffère doublement du savoir). Le croyant est contraint de nier sa foi hors de soi. La laïcité exige de lui qu’il devienne le maître de sa propre foi en la contenant lui-même dans les limites de sa conscience. Autrement dit, la conscience religieuse, du seul fait d’accepter les conditions psycho-politiques de la laïcité, fait l’effort de se nier elle-même tout en s’affirmant, c’est-à-dire effectue une opération paradoxale et analogue à l’opération dialectique de la liberté. - Il importe de souligner que la même analyse concerne la conscience athée ou même agnostique, celle-ci posant une thèse cognitive spécifique à l’égard de l’objet du signifiant Dieu même si l’apparence paresseuse, plus motivée par la paix sociale que par la vérité conceptuelle, la situe à égale distance du théisme et de l’athéisme.
Ce déplacement n’est pas une particularité de la laïcité. Tout rapport effectif à la loi suppose une telle « répétition ». En effet, la loi ne peut pas, par son seul énoncé, en tant que texte, obtenir l’obéissance. Lorsque j’entends « Tu ne tueras pas », tout se passe comme si, en amont, a priori, j’avais déjà donné mon consentement non pas tant à ce commandement-là mais aux commandements moraux en général, consentement nécessairement précédé par la compréhension formelle ou intellectuelle du commandement (sans préjuger de l’obéissance). Il est nécessaire, en effet, d’avoir déjà accepté que des commandements puissent avoir sens pour soi s’il doit être possible ensuite d’entendre l’un d’entre eux, qui porte sur un contenu particulier. L’énoncé extérieur de la loi n’a d’effet législatif interne que si j’ai déjà en moi la forme de la législation. La question qui s’ouvre alors est de savoir comment cette forme est devenue une attitude intérieure. Sans cette disposition intime à entendre et interpréter le texte de la loi comme une loi, c’est-à-dire un texte normatif, à l’égard duquel l’attitude appropriée est l’obéissance, et non comme un texte poétique ou déictique ou encore prophétique, sans cette attitude intérieure qui consiste à répéter la loi en soi comme législation de son propre agir, aucun effet de commandement ou d’obéissance n’aurait jamais lieu.
Cette opération paradoxale institue la conscience comme pouvoir au-dessus de la foi, à travers deux étapes. Premièrement, elle doit la limiter, la nier là-bas et l’affirmer ici, la poser, l’instituer, en soi, et, d’autre part, la déposer, la destituer, hors de soi - dans les deux cas, en faire un objet sur lequel exercer une action. L’expérience religieuse, comprise comme transissement par du sacré et du divin, malgré l’altérité de celui-ci, son inobjectivité, ne doit pas faire obstacle au contrôle de la conscience. Au minimum, la loi exige d’empêcher un débordement de la foi hors de soi vers un tiers (sur le mode illégal du prosélytisme coercitif ou de la contrainte) ; mais l’effort de contenir ce débordement s’applique réellement à soi-même. D’où, deuxièmement, il résulte que le croyant est alors lui-même la matière qu’il doit soumettre à une règle, à une forme politique qui est celle du pouvoir sur soi. Cette mise en forme est ainsi une contestation de l’objet transcendant censé dominer la conscience religieuse. Son hégémonie n’est plus entière - et cela non pas seulement extérieurement, dans les pratiques et les paroles, mais aussi intérieurement[15].
La détermination du seuil au-delà duquel le prosélytisme est coercitif dépend du croisement de deux séries de critères. D’une part, l’expérience et le témoignage de celui qui se plaint d’avoir été contraint, par diverses formes de violence, d’accomplir des rituels ou des pratiques religieuses auxquelles il n’a donné aucun consentement. D’autre part, un accord collectif sur ce qui relève de la coercition, c’est-à-dire de la contrainte sans consentement, et de ce qui n’en relève pas. Par exemple, je puis trouver personnellement que les sonneries des cloches des Églises qui donnent l’heure mais aussi signalent des événements cultuels sont une insupportable coercition et une atteinte inacceptable à ma liberté de conscience ; mais j’aurais peine à accréditer une telle notion de la coercition auprès de mon entourage proche et lointain. Le critère de la coercition est construit de manière jurisprudentielle, en articulant les plaintes et leurs reconnaissances par les tribunaux, c’est-à-dire au moyen de critères finalement sociaux dont toutefois la construction suppose a priori d’une part une rencontre et un débat dans un espace tiers, séparé, et, d’autre part, des personnes impliquées dans le culte et des personnes qui lui sont étrangères. L’espace juridique, avec sa structure procédurale et le principe de la publicité des critères et des débats, actualise cet espace vide, intellectuel et libre où la suppression partielle de la particularité est en même temps l’institution d’un sol universel. Cette rationalisation de la vie sociale, au moyen de la soumission des conflits et des affects qui les sous-tendent à des règlements communs, peut certes suivre la finalité générale de la pacification sociale ; mais un tel objectif, pourvu qu’il s’appuie aussi sur le principe de la plus grande liberté possible, n’est pas hostile à l’usage politique du principe de la vérité et de l’argumentation raisonnable.
Le croyant (de même l’incroyant) doit effectuer une opération qui l’absolutise davantage que l’expérience religieuse (ou que l’expérience du néant divin ou de l’ineptie des religions). Même de manière ponctuelle ou partielle, il doit supprimer la particularité religieuse qui le remplit, le soulève, l’exalte, l’exhausse au-dessus du commun vers une cime « spirituelle ». Cette suppression a lieu dans le travail de limitation mais aussi dans l’effort d’imaginer qu’un tiers puisse exister heureusement sans Dieu ; cette seule imagination exige de tracer en soi une place vide pour la possibilité de ne pas être déterminé d’une manière quelconque par du religieux. Ce pouvoir sur soi exigé par la loi fait une sorte de trou dans la positivité de l’expérience religieuse, un espace singulier d’absence, un vide qui figure la fonction de la pensée, et en résulte : un néant opéré, qui atteste une puissance néantisante, qui fabrique de l’universel et de l’indétermination par négation du particulier.
Cette brève phénoménologie du croyant vivant en milieu laïque fait apparaître ce qui est peut-être le noyau fondamental de la laïcité : la liberté comme négativité.
La laïcité comme école de la liberté ou négativité absolue
La laïcité affirme que chacun peut avoir tout pouvoir sur ses attachements et, particulièrement, sur ses liens religieux. Théoriquement, il peut se lier ou se délier, à son gré. Cette possibilité, assez métaphysique, est immanente et relève de la nature même de la conscience de soi ; il dépend de processus culturels éducatifs qu’elle devienne la possibilité effective d’une conscience concrète, en particulier un tel événement dépend de l’existence d’une éducation à l’esprit critique et à la philosophie[16]. Bien sûr, dans la réalité, chaque conscience est plus ou moins avancée dans ce rapport négatif à soi-même ; de même, en l’absence de cette culture critique caractérisée par le principe de l’émancipation intellectuelle, il est très possible que la laïcité soit reçue comme une dispositif coercitif plus ou moins violent.
Selon ce principe, la croyance et les pratiques religieuses sont de simples possibilités parmi d’autres dans lesquelles il est possible de s’engager ou de se désengager, à l’égard desquelles encore il est possible d’être indifférent. La conscience de soi est radicalement souveraine. Voilà une liberté qui n’est pas juridique, ni politique, ni morale, mais qu’on peut dire philosophique si l’on veut lui trouver un patronyme, ou métaphysique - une fois le terme expurgé de son lourd passé de longue vie commune avec la théologie et compris au sens traditionnel moderne de ce qui dépasse sa propre nature.
Loin de la nier a priori, l’expérience religieuse requiert aussi cette souveraineté absolue. En effet, les rituels sont sans âme s’ils sont dépourvus de croyance, c’est-à-dire d’adhésion intérieure. Laquelle est un acte souverain de la subjectivité même s’il est vécu comme un événement, comme une « révélation ». Même un tel envahissement par le religieux est un phénomène subjectif qui requiert l’assentiment. Dans ce mouvement propre du consentement et de l’adhésion, y compris dans l’abdication du jugement ou de l’argumentation rationnelle, même dans l’acte de renoncer à sa souveraineté intellectuelle, il y a un acte souverain. Être séduit par une religiosité, c’est certes être déplacé, entraîné ; mais tout abandon à une séduction suppose une participation active et secrète à l’effort du séducteur.
Même si l’expérience de la croyance religieuse peut être communément décrite comme une soumission à l’empire débordant et sublime de la foi, voire à la présence d’une puissance évidemment divine et plus effective que toute autre expérience humaine, comme pour la conscience mystique, il reste que cette expérience a lieu dans une conscience humaine ; ou même, la conscience sachant obscurément qu’elle n’est qu’une partie de la vie psychique et de la vie humaine, il demeure vrai qu’elle est une expérience, c’est-à-dire quelque chose de fini qui est contenu dans l’horizon de l’humain, même si le débordement en est l’aspect dominant. Ce phénomène du débordement est lui-même imperceptible sans la présence permanente d’une bordure, c’est-à-dire d’une finitude sur le fond de laquelle toute expérience, aussi éloignée soit-elle du quotidien humain, s’élève et existe, dotée d’un sens sinon compréhensible du moins simplement représentable ou même seulement appréhensible.
La racine de la souveraineté tient précisément à cette position de la subjectivité comme condition sine qua non du représenté. Pas d’objet sans la faculté de se le représenter. Pas de représentable sans une puissance de poser devant soi, sur un mode pas nécessairement conscient. Cette possibilité d’être représenté, c’est-à-dire rien de moins que d’être pour soi, en tant qu’elle fait apparaître ou disparaître l’objet lui-même, est le premier degré, ontologique, de la souveraineté. Ou bien ce qui est existe de telle sorte qu’il est représentable, même confusément, c’est-à-dire qu’il se plie aux conditions posées malgré lui par le sujet représentationnel, et alors ce qui est existe pour lui ; ou bien, ce qui est échappe, même à la représentation indirecte, tropique, par des signifiants négatifs qui sont toujours du signifiant (par exemple sous le dispositif significatif qui se ramène au signifiant « ineffable »), et alors il n’existe aucunement et il n’y rien à en dire. Comme l’expérience religieuse, aussi confuse et étrangère au signifiant soit-elle, n’en est pas moins consistante, c’est-à-dire existe pour nous comme un représentable plus ou moins clair et distinct, ou au degré le plus bas comme un appréhensible, ses objets sont donc des représentables, peut-être d’un type particulier peu importe, qui sont conséquemment soumis à la souveraineté représentationnelle de l’être humain.
La souveraineté comprise comme pouvoir décisionnaire intervient dans les processus représentationnels qui suivent la première représentation, toujours confuse et passée. Si la chose a franchi la première condition qui la rend simplement représentable ou appréhensible, elle peut être reprise, présentée à nouveau, re-présentée à travers des signes, convertie en dispositif signifiant, soumises à des critères. C’est là que peut intervenir la volonté comme une faculté d’affirmer ou de nier le contenu représentationnel initial et pré-judicatif. La première souveraineté demeure un fait antérieur à toute conscience réflexive si bien qu’il semble lui manquer l’élément réflexif nécessaire à l’acte de la décision ; mais la souveraineté consciente ne diffère pas fondamentalement de la condition initiale en ce qu’elle est un pouvoir sur l’accès à la représentation, c’est-à-dire à l’être. Si l’on écarte à bon droit la surestimation de la réflexion dans l’opération judicative (laquelle exige précisément la cessation de la réflexion), le jugement pré-conscient qui a déclaré la chose apte à la représentation est-il d’une autre nature que l’activité judicative volontaire et consciente, laquelle ne fait qu’affirmer à nouveau ce qui était déjà là (la volonté peut être conçue comme un moment du trajet représentationnel) ? Est-il dès lors insensé de dire que la foi est l’admission d’un quelque chose qui est non seulement appréhensible mais a été appréhendé, et que cette admission est elle aussi une opération judicative ? L’admission comme véritable, même dans l’ordre de la foi, implique donc indéniablement un moment de souveraineté.
Cette souveraineté est évidemment requise par la possibilité de la conversion religieuse. En effet, le croyant qui change de religion doit nier la précédente foi pour faire la place à la nouvelle ; ou, s’il ne vient d’aucune religion, il doit nier les liens désormais profanes ainsi que les négations antérieures faites à l’endroit du religieux.
Cette souveraineté existe d’une manière particulièrement évidente dans l’expérience du savoir. Lorsque l’enfant comprend par sa propre intelligence la vérité d’une proposition mathématique, lorsque la lumière de la compréhension s’éveille en lui à l’occasion de l’instruction extérieure, la raison, comme pouvoir souverain, comme spontanéité du concept, pour ainsi dire « naît à elle-même » et ouvre le champ d’un pouvoir qui est à lui-même sa propre référence : l’expérience de la vérité comme quelque chose que la conscience pensante est absolument la seule à effectuer par elle-même et pour elle-même.
Si l’on cherche une référence philosophique traditionnelle, sans doute, par-delà le Traité théologico-politique de Spinoza, se trouve-t-elle dans la liberté d’indifférence telle que Descartes l’a exprimée de manière radicale notamment dans la lettre à Mesland du 9 février 1645[17]. La conscience est libre quand elle n’est poussée ni d’un côté ni de l’autre par une différence quelconque. Mais elle est encore plus libre lorsqu’elle n’a qu’elle-même comme référence. Quoiqu’il se passe, quelle que soit la valeur de vérité des représentations, personne ne pourra jamais faire que je ne sois pas certain du fait que je pense. Rien ne peut faire, aussi entouré d’illusions que je sois, que je ne sois pas en train de penser et rien ne peut faire que cette proposition, où s’exprime la cogitatio cogitationis, ne soit pas vraie - même Dieu s’il voulait d’aventure s’amuser à me vouloir tromper toujours. On reconnaît ici l’expérience du « Je pense que je pense » énoncée de manière abrupte dans la deuxième Méditation métaphysique.
Cette expérience, mise en forme dans le processus démonstratif du doute hyperbolique (première Méditation) et charpentée par l’analyse de la conscience de soi (deuxième Méditation), prend un sens d’auto-suffisance grâce au concept métaphysique du dieu qui n’est sans doute pas autre chose qu’un certain usage du concept par lequel le sujet est lui-même pensé ; c’est-à-dire un principe de souveraineté. Qu’est-ce donc que la souveraineté ? C’est le principe qui caractérise un être qui n’a pas besoin d’une autre référence pour décider ce qu’il fait, voire pour être. En ce dernier sens, le sujet humain jamais ne sera souverain. Sauf, dans des formes indirectes et favorables, c’est-à-dire dans l’action. C’est là qu’une référence close est possible, à condition d’emboîter l’infinité dans la finitude. La volonté s’éprouve comme infinie dans le rejet du vrai et du bien clairement et distinctement pensés ; de telle sorte que le libre arbitre, comme « liberté d’indifférence », sert à bloquer le mouvement aliénant de la référence. De même que le dieu, en tant qu’être infini enserré dans l’idée, sert de référence, c’est-à-dire cela même qui interrompt le recours à une autre instance de légitimation, de même le sujet, en tant que volonté, est cette référence qui peut immobiliser le questionnement et la recherche d’une autre instance. Cela ne peut fonctionner que si la référence ultime, le dieu, est intériorisée au sujet et tramé dans la substance même du sujet, ce que la pensée comme réflexion sur ses propres actes de pensée parvient à faire lorsque le sujet découvre, en son fond, l’insondable même, le dieu, c’est-à-dire la référence ultime, la limite ou l’horizon au-delà duquel il est impossible de remonter.
Cette liberté négative est la matrice de la liberté moderne - ce qui ne va pas sans conséquence plus ou moins fâcheuses[18]. Elle annonce la compréhension de la liberté comme un cycle de négations de la particularité contingente, universalisation et indétermination, puis particularisation et détermination, et retour. Cette négativité intellectuelle et existentielle porte sur sa propre histoire, sa propre contingence, de façon à rendre possible une auto-construction de soi-même. Là se prépare la réflexion sur l’hypothèse selon laquelle l’homme n’a pas d’essence, n’est ni créature, ni animal, mais un être qui s’invente lui-même, un être culturel, un être fait humain et non né pour devenir humain, un être qui se fait homme : dont l’essence est d’être pouvoir-être, puissance d’exister selon des possibilités d’être certes finies mais relativement indéterminées. Cette indétermination originaire, proprement ontologique, de l’homme, est le noyau cardinal de la philosophie de la laïcité.
Il s’agit de se rendre compte que la conscience de soi auto-référée, à son être de souveraineté, est la condition de possibilité de l’expérience religieuse. Celle-ci est toujours une expérience vécue par quelqu’un de particulier, un être fini qui est la condition représentationnelle des objets qui lui viennent à l’esprit, aussi infinis soient-ils prédicativement (puisque l’infinité substantielle est évidemment hors de portée si elle n’est pas l’objet putatif d’un dispositif signifiant, donc toujours un prédicat).
Par exemple, je peux dire que je suis un quasi-néant entre deux infinis :
« L’Unité jointe à l’infini ne l’augmente de rien, non plus qu’un pied à une mesure infinie. Le fini s’anéantit en présence de l’infini, et devient un pur néant. Ainsi notre esprit devant Dieu ».
(Brunschvicg 233, Lafuma, 418)
Ou un presque rien à égale distance du néant et de l’infini :
« Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que la nature qui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles, et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. (…) Car enfin, qu’est-ce l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes ; et son être n’est pas moins distant du néant d’où il est tiré, que de l’infini où il est englouti ».
(Brunschvicg 72, Lafuma 199)
Mais, sans cette conscience qui pense, jamais le monde et ses infinités constitutives ne viendraient par eux-mêmes à être rassemblés, en tant que représentés, dans et par une seule conscience du fait de sa seule activité. C’est par la nature même de la conscience, comme puissance de penser, c’est-à-dire de poser devant elle des objets, lesquels ne sont plus alors que des représentations, qu’elle possède une liberté native, originaire et fondamentale.
Elle n’a donc pas besoin de se constituer comme libre ; parce qu’elle l’est déjà. Il lui suffit « seulement » de s’en apercevoir. C’est pourquoi la laïcité est une institutrice de liberté : elle apporte non pas ce qui manquerait à la conscience mais seulement ce dont elle est encore inconsciente. Bien sûr, cela requiert par exemple une École qui s’évertuerait à enseigner des savoirs qui rendent libres et non pas des savoirs adaptés, des savoirs d’esclaves. Mais peut-être d’autres voies sont possibles pourvu qu’elles fassent parvenir doucement la conscience à la constatation que l’homme n’a pas de nature, qu’il n’est destiné à rien de particulier, qu’il se construit et s’invente progressivement. Qu’il est d’abord déterminé par des formes contingentes et qu’ensuite il peut tenter de diminuer en lui la part de ce qu’il a été pour accroître celle de l’homme qu’il désire d’être, selon des finalités conscientes et discutées (sans qu’il soit nécessaire de sombrer dans le fanatisme de l’idéalisme sartrien).
Sans doute y a-t-il, dans la constitution ontologique de l’être humain, un désir de ne plus être seulement celui qui a été fabriqué par ses milieux et son histoire. Peut-être, même derrière l’expérience religieuse, y a-t-il ce désir d’être transformé d’un seul coup. C’est bien là le schéma archétype de la « révélation » qui n’est pas seulement une qualité discursive destinée à disqualifier toute discussion du contenu révélé, mais désigne aussi une expérience de transformation forte sur le mode du basculement existentiel. La tradition intellectuelle de la philosophie occidentale a proposé des modalités elles aussi construites, et en ce sens pas différentes en nature des modalités religieuses, mais qui laissent peut-être davantage de champ à la liberté d’être, qui permettent de progresser doucement hors de sa facticité sociale et humaine[19], qui rendent possible la constitution de choix éclairés et d’assomptions critiques de traditions et d’héritages. Le problème de la proposition religieuse de transformation de l’existence consiste en ceci que les modèles proposés sont caractérisés à la fois par la clôture, la passivité et la détermination (les figures d’existence religieuses sont très normatives, parfois jusqu’à l’obsession, comme le suggèrent les catéchismes). La tradition philosophique européenne, où prend racine le concept moderne de laïcité, propose des figures d’existence certes formellement normatives mais à la fois négatives, critiques et indéterminées.
La conflictualité laïque
Nous avons vu que cette conception de la laïcité repose sur une théorie de la liberté, c’est-à-dire sur une théorie de l’être humain dont l’humanisme n’est nullement métaphysique ou référé à la mythologie des Droits de l’homme. À savoir qu’elle affirme la souveraineté comme puissance intellectuelle, acquise grâce à la vertu désocialisante, désaliénante, individuelle, de la conscience de soi, laquelle sans doute émerge préférentiellement grâce à l’aventure dans les œuvres et dans la connaissance. Seul quelqu’un qui a atteint cette compréhension intellectuelle de la liberté comme pouvoir-être peut comprendre que la laïcité n’est ni seulement un principe de coexistence sociale pacifique (la tolérance), ni un principe seulement juridique (loi de séparation), ni même un principe constitutionnel républicain (liberté de conscience). Cependant, chacun en est à un moment particulier de ce parcours : d’où un débat théorique sinon permanent, du moins indéfini, au sujet de la laïcité.
Selon C. Kintzler, ce principe ontologique de la laïcité comme liberté fondamentale institue un vide politique expérimental, un néant de détermination et d’appartenance constitutif de l’association politique[20]. Un lieu originaire et commun d’indétermination qui est pour tous ce que l’indétermination ontologique originaire de l’être humain comme pouvoir-être est à chacun. La liberté intime du pouvoir-être trouve hors d’elle la liberté extérieure, posée comme principe, de n’appartenir à aucune communauté déterminée, locale et contingente, sinon celle, archi-fondamentale, de ceux qui désirent collectivement la liberté la plus grande possible (la « classe paradoxale » de J.-C. Milner[21]). Ce libéralisme politique est le pendant collectif du libéralisme ontologique, de cette liberté qui nous échoit et fait de nous des êtres capables de se construire eux-mêmes. Cette compréhension de l’association politique entre en conflit avec l’idée d’une société déjà constituée qu’il s’agirait de soumettre à des règles juridiques volontairement et consciemment formées.
À quoi il est permis d’observer ceci : ce vide fondamental qui est celui de la possibilité comme mode d’être originaire ne concerne pas seulement les religiosités mais tous types d’appartenance. D’autre part, du point de vue génétique, ce vide ne se déploie pas sur rien : il passe par des médiations, des expériences, des constructions culturelles, la formation de liens sociaux particuliers, capables de donner lieu à ce « vide expérimental politique »[22] ou à ce vide des possibles. Mais, concrètement, ces indéterminations sont plutôt des déterminations dont l’élément d’obligation et de force s’est évanoui sans que la détermination elle-même ait disparu. Mes liens familiaux, mon passé et les événements présumés déterminants, mes appartenances sociales diverses, tous de facto demeurent même comme simples faits lorsque je parviens, par les moyens idoines, à m’en délier, à différencier ce que je suis empiriquement et historiquement et ce que je suis comme puissance d’être, métaphysiquement. Ce vide politique fondamental est construit par le travail patient de dénouement des schémas normatifs d’identification.
Cette compréhension de la laïcité rend intelligible son ambivalence. En effet, le contrôle de soi est variable, la conscience de soi est, concrètement, plus ou moins capable de négativité effective. Cela a pour conséquence que les consciences religieuses « basiques » ne sont pas des libertés constituées, achevées, mais des libertés en devenir. La laïcité ne pose aucune difficulté à un croyant qui sera passé de la conscience naïve, adoratrice, avec ou sans passage par la conscience cléricale, celle de la religion statutaire ou de la religion d’établissement, à la religion éthique universelle. D’après cette dernière, la conscience religieuse demeure une forme particulière de la position éthique autonome. Mais celle-ci est en réalité un renversement total. Plutôt que la conscience éthique soit une variation de la conscience religieuse, c’est plutôt cette dernière qui est un mode de la conscience éthique. L’universalisme éthique sera toujours plus englobant que les moralismes religieux toujours frappés de particularité[23].
D’autre part, l’opposition n’est pas si grande entre la fonction de la négativité dans la constitution d’une liberté interne d’être, d’une institution de soi comme pouvoir-être par la dilution des appartenances, et la négativité qui est impliquée dans l’expérience religieuse.
Celle-ci en effet est un transissement qui remplit le croyant par quelque chose d’incommunicable, d’inexprimable, et qui met en déroute les petits outils positifs acquis dans la famille, à l’école ou dans les pratiques professionnelles. Il y a bien là une négativité requise pour pouvoir faire de la place au divin. C’est une négativité qui remplit (cf. les témoignages des mystiques comme Thérèse d’Avila ou St. Jean de la Croix, etc.).
Celle-là est plutôt une transissement qui évide, qui évacue les déterminations contingentes, et prépare à des possibilités d’être inouïes pour nous-mêmes. D’où le point obscur de communauté entre l’exigence laïque et la revendication religieuse, mais aussi la ligne de rupture entre le dogmatisme religieux et le criticisme laïque, entre le remplissement religieux et la libération laïque. La proximité et la divergence accroissent la rivalité des laïques et des religieux ; tous ne voulant pas admettre une identité secrète au nom d’idéaux du moi apparemment contradictoires. Chacun peut revendiquer, légitimement au regard de la réalité ou des expériences, une certaine vertu émancipatrice - à condition de considérer les religions modernisées, les pratiques religieuses sans cléricalisme.
Ces différents points de tension se condensent en une triple antinomie. De son côté, le croyant est tenu, non pas de croire ni de ne pas croire, mais de maîtriser sa foi, laquelle pourtant est un abandon. C’est une véritable antinomie, un conflit avec soi-même, que vit la conscience religieuse ; en effet, d’un côté, elle doit trouver une solution interne à ce conflit (le contrôle de soi), puisque, extérieurement, la loi lui interdit d’introduire sa foi comme principe dans l’espace public. Mais, de l’autre côté, la conscience religieuse a besoin de la laïcité puisque celle-ci la dispense d’entrer en conflit avec les autres religions ainsi que les incroyants et lui garantit la liberté. Elle voudrait s’affranchir, en tant que conscience religieuse transie par la foi et le divin, de la limitation que lui impose la laïcité (le confinement à l’espace privé) ; mais, grâce à la laïcité, la conscience religieuse peut régner paisiblement sur son propre domaine (intérieur et, au-dehors, dans les lieux de culte). La conscience religieuse s’irrite et se réjouit tout à la fois de la condition double que lui donne la laïcité.
Mais cette antinomie concerne aussi les incroyants, les athées et les agnostiques ou encore les indifférents. En effet, eux aussi doivent confiner leur position dans l’espace privé ; la laïcité leur interdit d’empêcher la pratique cultuelle, mais aussi de vouloir s’introduire auprès des consciences religieuses et les assiéger d’arguments afin qu’elles abdiquent et se déclarent elles-mêmes superstitions plus ou moins infâmes, fanatismes plus ou moins actifs. L’athéisme prosélyte coercitif est aussi illégal que le prosélytisme religieux contraignant. Les incroyants aiment la laïcité, elle est leur trésor sacré, elle les protège puisqu’elle affirme qu’ils ont tout à fait le droit d’exister sans aucune allégeance au religieux. Mais ils s’irritent de devoir en même temps laisser les consciences religieuses en paix, dans leur erreur, voire pire, semer çà et là des semences de ce qu’ils appellent « mensonge ».
Il y a cependant une troisième antinomie qui touche ceux qui sont tout à fait laïques, c’est-à-dire qui ne se tiennent ni du côté expansif de la foi, encore moins du côté clérical, ni non plus du côté de l’expansionnisme anti-religieux. Ils sont également en conflit avec eux-mêmes. Car, pour les consciences encore engluées dans le prosélytisme, religieux ou « anti », la laïcité n’est qu’un amortisseur de conflit et un dispositif politique de tolérance, de co-existence dans l’ignorance mutuelle. Pour l’esprit « archi-laïque », la compréhension de la laïcité comme simple tolérance est une paix armée qui suppose l’ignorance de la liberté comme structure ontologique de l’homme, compris comme pouvoir-être, puissance d’être indéfiniment ouverte, perpétuellement indéterminée. Le trait commun aux diverses religions ou anti-religion, c’est la certitude dogmatique. Autrement dit, la laïcité est une sorte d’école sociale permanente, de formation continue à la liberté, où les consciences religieuses comme leurs adversaires présumés sont non des libertés constituées mais des libertés en voie de constitution - état qui caractérise à vrai dire toute conscience.
D’où l’irritation des archi-laïques car ils considèrent les autres comme des enfants auxquels doit être montrée la voie ; et la satisfaction car la laïcité fonctionne comme un mécanisme éducatif puisque chaque conscience doit, à défaut de quitter le dogmatisme pour joindre l’esprit critique, au moins se limiter, c’est-à-dire doit apprendre un rapport paradoxal à sa propre foi, quelle qu’elle soit. Cette situation conflictuelle est normale. Vouloir la réduire, c’est transiger trop ou pas assez. La laïcité requiert d’être intransigeant avec la transigeance constitutive de l’esprit critique : accepter l’autre en tant qu’autre, comme irréductible, si et seulement si l’autre fait de même (en quoi se situe la violence originaire de la morale).
Ces difficultés sont-elles vraiment particulières à la question de la foi ? Est-il si facile de se détacher de ses appartenances contingentes ? Dans tous les autres domaines où le principe de liberté exige de nous des ajustements, des attitudes paradoxales, des conflits entre des désirs internes, leur résolution pacifique n’est ni aisée ni fréquente. Croyants et laïques, croyants laïques et laïques incroyants, encore un effort si nous voulons être vraiment libres.
Appendices
Notes
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[1]
Voir sur Internet: Loi 1905 initiale.
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[2]
Cf., Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine du droit, Introduction, § E.
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[3]
Cf. C. Kintzler, « Laïcité et philosophie », Archives de philosophie du droit, 2004, p. 44.
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[4]
Loi de 1905, a.2. - C’est par cet article qu’il faut commencer l’analyse psycho-politique de la laïcité car, en effet, c’est cette négation qui constitue effectivement l’espace politique public comme laïque et prépare ainsi l’admission sociale, réelle, du principe énoncé dans l’article 1, la liberté de conscience. La connexion conceptuelle de fondation n’est pas la même que la connexion pratique de l’effectivité. En ce qui concerne la connexion de fondation, il est certain que la liberté de conscience est le principe tandis que l’absence de reconnaissance de statut d’ordre public des religions est la conséquence.
-
[5]
La « hiérarchie », c’est en effet « le pouvoir sacré ». Ici, il conviendrait plutôt d’interpréter le mot comme signifiant « le pouvoir sur le sacré ».
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[6]
Sur ces questions, cf. notre article à paraître : Comment enseigner le fait religieux ?
-
[7]
Luc, 14,23 : « Et le maître dit au serviteur : va par les chemins et par les haies, et contrains-les d’entrer, afin que ma maison soit remplie. »
-
[8]
Cité par Henri-Pena Ruiz, Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité, Paris, PUF, 1999, p. 27 sq.
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[9]
En ce sens l’a. 1 de la loi de 1905 (précisément la première phrase : « La République assure la liberté de conscience ») est une finalité qu’il s’agit de rendre réelle ensuite dans la société et dans la réalité historique, précisément au moyen des outils politiques et sociaux énoncés dans l’a. 2 et seq.
-
[10]
Cf. Michel Foucault, L’Éthique du souci de soi comme pratique de la liberté, 1984, Dits & écrits, vol. iv, p. 710-711.
-
[11]
Le clergé (grec κλέρος, ‘sort’) est la partie du peuple qui a reçu le Dieu en unique « héritage » (Deutéronome, 18, 2). Événement singulier qui l’autorise (sur le mode d’une obligation générale) à se soustraire aux règles communes de subsistance et à ponctionner les richesses produites afin, en contrepartie, d’exercer un autre pouvoir présumé spirituel sur les consciences. Économie où l’échange des biens (matériels contre spirituels) recouvre une double et unilatérale relation de pouvoir, c’est-à-dire, une relation de domination. - Il n’y a pas de clergé que religieux. Dès qu’il y a un dogmatisme théorique, un clergé est là pour le diffuser et l’imposer de diverses manières.
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[12]
Sur l’Europe, cf. notre esquisse : « Europe et laïcité »
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[13]
L’exigence, qui provient des associations qui se réclament de la Franc-Maçonnerie, selon laquelle « la spiritualité n’est pas uniquement religieuse » (cf. l’Appel de la Maçonnerie française : « Les Chantiers de la Laïcité » 9 décembre 2005, p. 5), est acceptable dans son sens négatif ; mais l’interdiction de l’emprise s’applique aussi à la spiritualité maçonnique.
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[14]
Je renvoie à mon article : « Pouvoir de vie et de mort. À propos du "jugement de Salomon" », dans Esprit, mars-avril 2005, p. 191-207.
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[15]
D’où probablement, par exemple, le rejet massif de la loi de 1905 par l’Église catholique. Ainsi que les refus récurrents de la loi non seulement de la part des intégristes mais aussi des « croyants » de base. - Ce rejet est normal ; cependant, stratégiquement, il est préférable d’éviter de le sacraliser ou de le diaboliser mais bien plutôt de le considérer comme un moment inévitable de la vie de la conscience ; ce qui suppose d’accréditer le mythe d’un « progrès » de la conscience.
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[16]
Dans la loi de 1905, l’a. 1 énonce une finalité (« assurer la liberté de conscience ») dont il s’agit de hâter et faciliter l’avènement dans la réalité sociale. Elle n’est pas dissociable, ni conceptuellement ni historiquement, des lois scolaires des années 1880 (loi du 9 août 1879 créant des écoles normales d’instituteurs dans tous les départements, loi du 27 février 1880 sur le Conseil supérieur de l’Instruction publique, suivi du décret du 29 mars 1880 sur les congrégations non autorisées, loi du 21 décembre 1880 sur l’enseignement secondaire des jeunes filles, loi du 16 juin 1881 sur la gratuité de l’enseignement primaire, loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement obligatoire et la laïcité de l’enseignement, loi du 13 juillet 1882 créant une École Normale féminine à Sèvres et une agrégation féminine) ni surtout des principes politiques de 1789 et de leurs conséquences scolaires (cf. le Rapport sur l’instruction publique d’avril 1792 de Condorcet) ; l’ensemble de ces lois dessine une philosophie politique de la république où l’éducation est moyen ; mais rien n’empêche dans un tel contexte que ce soit la République qui prenne le statut de moyen et l’éducation celui de fin (le travail de l’enseignement implique nécessairement cette modification des places ; si, historiquement et politiquement, l’éducation a été pensée comme un moyen pour la République comme fin, conceptuellement et pédagogiquement, il n’est pas possible de transmettre le moindre savoir sans le poser comme finalité, comme ce que l’âme de l’enfant doit s’efforcer de penser et de comprendre, comme l’objet éblouissant du désir).
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[17]
« Mais peut-être d’autres entendent-ils par indifférence la faculté positive de se déterminer pour l’un ou pour l’autre de deux contraires, c’est-à-dire de poursuivre ou de fuir, d’affirmer ou de nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle s’y trouve, non seulement dans ces actes où elle n’est poussée par aucune raison évidente d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à tel point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le parti contraire, absolument parlant, néanmoins nous le pouvons ; car il est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre » Descartes, Lettre au Père Mesland, 9 février 1645, éd. Alquié, Garnier, 1973, vol. III, p. 552.
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[18]
Je renvoie à mon article : « La liberté et le mal chez Descartes. Réflexions sur la métaphysique et l’éthique modernes », dans Kantstudien, 93e année, Cahier 1, mai 2002, p. 1-41.
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[19]
Le schéma en est donné par la progression dialectique figurée dans l’allégorie dite de la caverne (Platon, République, VII) ; son opposé n’est pas seulement la rupture violente de la découverte (comme dans l’expérience tragique de la vérité, figurée comme un archétype dans Œdipe tyran de Sophocle) mais aussi l’obscurité et la rapidité de la conversion ou de la révélation religieuse (mutatis mutandis).
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[20]
Cf. C. Kintzler, « Laïcité et philosophie », Archives de philosophie du droit, 2004, p. 46-47.
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[21]
J.-C. Milner, Les Noms indistincts, Paris, Seuil, 1983, chapitre 11.
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[22]
Voir, de C. Kintzler, la fin de l’article précité (p. 52-54 « L’École convoquée au fait religieux et les humanités nouvelles », reprise d’un article de 2003 dans Élucidation), et, dans le même esprit : « Aux fondements de la laïcité, essai de décomposition raisonnée du concept de laïcité », revue Les Temps modernes, juin 1990, p. 82-90 ; voir aussi, du même auteur, La République en question, Paris, Minerve, 1996, p. 82-92.
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[23]
Cf. le texte classique et nullement démodé de Kant, La Religion dans les limites de la simple raison.