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Introduction

Si les mouvements de protestation de 1968, avec leurs critiques radicales des systèmes et leurs expressions théâtrales d’aliénation, apparaissent comme les déferlements d’une seule énorme vague de choc traversant un monde postindustriel prospère, dans la République Fédérale d’Allemagne ils ont été accompagnés d’une crise de confiance particulièrement aiguë au sein de la démocratie représentative. Ceci en raison d’un décalage perçu entre représentation politique et société civile. Cette crise de confiance culmina sous une Grande Coalition formée de partis conservateurs au pouvoir depuis la fondation même de la République fédérale - les démocrates chrétiens (Christlich Demokratische Union Deutschlands ou CDU) et en Bavière les chrétiens sociaux (Christlich-Soziale Union in Bayern e.V. ou CSU) - et un parti socio-démocrate modernisé (Sozialdemokratische Partei Deutschlands ou SPD). Si la coalition gouvernante représentait la plus grande portion de l’électorat à avoir participé aux scrutins, l’absence d’une opposition forte au sein de l’assemblée déclencha une crise de confiance à l’égard du système de la démocratie parlementaire, alors même que certaines forces sociales étaient écartées du paysage politique républicain.

L’année 1968 marqua le renouveau général d’un désir d’expression des subjectivités. Cependant, la parole libre rencontrait des limites liées entre autres à la guerre froide, à la division allemande et aux conséquences de la dictature. L’émergence d’une opposition extraparlementaire auto-déclarée - Ausserparlemantarische Opposition ou APO - accompagnée de violences, donna lieu, dans les institutions et dans les universités, à de vives inquiétudes concernant l’endurance de la démocratie représentative en Allemagne. Alors qu’aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, aucun changement de régime politique n’était envisagé au sein des institutions pour faire face au défi de 1968, on formulait dans les milieux modérés ou conservateurs d’Allemagne fédérale des plaidoyers en faveur de modifications du système, dans le sens d’un renforcement des sauvegardes de la démocratie libérale ou d’une réforme du système électoral. En Allemagne fédérale, des mesures furent adoptées pour défendre une démocratie dont la stabilité semblait menacée. En même temps, l’APO renforça la libéralisation du pays à un moment où les voiles et les tabous étaient levés, et le pluralisme accru de l’espace public participa à la transformation de la démocratie autoritaire du capitalisme rhénan en démocratie socio-libérale permissive.[1]

De nos jours, la rhétorique de crise et les évocations d’une fin du régime parlementaire par des commentateurs aussi sérieux que Ralf Dahrendorf[2] semblent à peine compréhensibles.[3] L’Allemagne est actuellement gouvernée par une Grande Coalition formée d’une assemblée parlementaire davantage pluraliste que dans les années soixante. Et tandis qu’il n’y avait que trois partis au Bundestag, sur fond de clivages idéologiques croissants les deux extrêmes de l’éventail politique s’expriment aujourd’hui librement, sans que la nation allemande ne tremble ou que soient annoncés des avis sur la disparition imminente du régime parlementaire.[4] Il est entendu qu’un gouvernement démocratique peut parfaitement fonctionner sans opposition féroce, comme l’avaient d’ailleurs déjà montré les expériences d’autres pays proches de l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche. Les profondes inquiétudes des observateurs de la scène politique trahissent en fait des motifs plus enfouis de la culture politique allemande - par exemple, la dialectique entre expression et répression d’opinions politiques divergentes pouvant aller jusqu’à la remise en question du contrat social. Les propos de Wilhelm Hennis, politologue social-démocrate influant à l’époque, dans un article rédigé « en quelques jours » après la tentative d’assassinat du sociologue marxiste Rudi Dutschke le 11 avril 68 à Berlin, témoignent de la crise de confiance à l’égard de la démocratie : « après les événements de ces derniers jours, même les plus complaisants devraient se rendre à l’évidence du danger dans lequel cet État se trouve. »[5] Nous considérerons ici les motifs de la crise, les enjeux de la Grande Coalition dans les débats théoriques sur la démocratie, les risques d’écartement et d’exclusion d’une partie de la population qui ne se retrouvait pas représentée dans l’assemblée nationale, et finalement les éléments de la culture politique qui donnèrent lieu à cette situation de crise en 68.

Les années 1960 marquent une période de transformation de la politique de la République fédérale qui ne résulte pas d’une modification constitutionnelle. Sous Adenauer, les privilèges du chancelier[6] avaient semblé en renforcer la fonction, mais le rôle apparut plus effacé chez ses successeurs : de la domination effective du gouvernement par le chancelier dans une culture qualifiée de patriarcale, on passa sous Erhard dont l’autorité était déficitaire à une petite coalition formé d’un parti libéral dont les prétentions ne cessaient de croître, puis à une Grande Coalition, à un moment où l’opposition se trouvait réduite à une position marginale dans l’assemblée. L’opinion publique se polarisait en courants radicaux sans représentation au Bundestag. Deux partis extrêmes, le SRP de l’extrême-droite et le KPD de l’extrême-gauche, avaient été frappés d’interdiction par la Cour constitutionnelle fédérale. Mais un nouveau parti d’extrême-droite, le NPD, fondé le 28 novembre 1964, prenait de l’ampleur et entra dans le Landtag de Hesse en novembre 1966. A l’extrême gauche, il ne restait que la possibilité de s’exprimer à l’écart du système représentatif. Parallèlement à la mise en place de la Grande Coalition, c’est à l’extérieur de l’assemblée qu’une partie de la population renflouait les rangs de l’opposition au gouvernement. Aux thématiques transnationales d’une culture capitaliste aliénante et d’une hégémonie américaine hypocrite s’ajoutaient dans le mouvement 1968 en Allemagne trois spécificités nationales : 1) la réforme, à l’échelle nationale, des universités et de leurs structures autoritaires [7], 2) l’incapacité de l’élite à faire face aux réalités historiques de la dictature national-socialiste dans laquelle elle s’était parfois trouvée impliquée 3) la disparition apparente, à l’Assemblée élue, du principe de débats entre gouvernement et une opposition forte suite à la mise en place d’une Grande Coalition, qui créait une impression de complicité entre les partis. La transformation du programme du SPD de 1959, qui l’avait rendu capable d’assumer les fonctions de gouvernement dans la République fédérale, avait porté des fruits aux élections, mais laissé une partie de la gauche sans repères.

Paysage politique et démocratie de partis

Le terrain de confrontation des tendances idéologiques était déterminé par des « questions allemandes » concernant à la fois la « culture politique » et cette situation inouïe en Europe d’un schisme idéologique d’une ampleur mondiale qui déchirait la nation en deux : les deux États allemands laissaient des chances inégales à l’avenir des traditions, aux orientations et aux alignements politiques, aux fidélités issues de racines communes, surtout à gauche. Pendant les quinze ans précédant la Grande Coalition, cette situation allemande avait donné aux conservateurs de la République fédérale une position de force face à l’apparente alternative socialiste, et la démocratie sociale de l’Allemagne occidentale se trouvait pressée à réviser ses doctrines et ses positions. La méfiance à l’égard des partis, « Parteienverdrossenheit », faisait resurgir l’inquiétude que puissent renaitre des sentiments antiparlementaires envers les partis de Weimar dans la République de Bonn. Alors que la pluralité des partis était souvent considérée comme un facteur de déstabilisation de la République de Weimar, ce ne fut cependant pas un excès du nombre de partis politiques qui provoqua les événements de 1968 en Allemagne fédérale : entre 1961 et les années 1980, seules trois forces politiques se partagaient le temps de parole au Bundestag. La représentation au Bundestag n’était pas le reflet du pluralisme des Weltanschauungen, des visions du monde de la République fédérale (en particulier celles qui s’opposaient à l’hégémonie libérale associée aux États-Unis, par des marxistes traditionalistes et par une Nouvelle Gauche émergente). Plus que la simple organisation d’intérêts particuliers, les partis politiques avaient pour vocation de fournir une vision du monde où puisse s’opérer un mariage de valeurs fusionnant au-delà des intérêts (fusion associable à « l’intériorité mondaine », « Weltinnerlichkeit », ainsi que Helmut Plessner l’avait attribuée aux Allemands à la suite des conflits confessionnels au début de l’histoire de l’Allemagne moderne[8]). Les partis porteurs d’une vision du monde et de l’homme, Weltanschauungsparteien, étaient ancrés dans l’histoire allemande remontant à la fondation de l’Empire et aux luttes sociales du dix-neuvième siècle.

A côté de Weltanschauungspartei, un autre terme, Volkspartei, grand parti populaire, désigne, dans la République fédérale les partis qui attirent des électeurs de la société tout entière. Le parti chrétien-démocrate avait ainsi réussi à réunir aussi bien les catholiques que les protestants conservateurs. Le terme s’appliquait également au parti social-démocrate, qui s’était détaché de son identité de parti ouvrier, Arbeiterpartei, à la conférence de Godesberg en 1959. Le troisième parti de l’assemblée pendant la Grande Coalition fut le parti libéral FDP, Freie Demokratische Partei, initialement conçu comme un parti de notables, Honoratiorenpartei. Ce parti se situait au milieu. L’opinion allemande plus radicale ne trouvait pendant la Grande Coalition de 1966 à 1969 aucune expression dans l’assemblée. Les grands partis populaires cherchaient leur légitimité dans des discours d’intérêt général qui intégraient des intérêts multiples et même contradictoires. Une adhésion commune aux principes ancrés dans la Loi fondamentale se substitua au sérieux téléologique de la Weltanschaungspartei, ce que l’on qualifia plus tard de « patriotisme constitutionnel » (Verfassungspatriotismus). Or cette adhésion n’était pas partagée par l’opposition extraparlementaire.

La fonction des partis est définie dans l’article 21 de la Loi fondamentale de 1949 : « Les partis concourent à la formation de la volonté politique du peuple... (2) Les partis qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne, sont anticonstitutionnels (…) »

Lors de la fondation de la République fédérale, l’absorption de partis par l’Union et la clause de cinq pour cent concourèrent à la réduction de 30 partis[9] aux trois formations politiques du Bundestag en 1961 : CDU/CSU, SPD et FDP. La réduction du nombre de partis sera a posteriori considérée comme l’un des facteurs majeurs de stabilité dans la République fédérale d’Allemagne, dont la réussite démocratique reste une source d’étonnement aussi remarquable que son succès économique. Elle participe aussi à la radicalisation de la périphérie politique. Le rôle des partis dans la République fédérale d’Allemagne avait, pendant les années soixante, déjà fait l’objet de vifs débats : l’adoption par le Bundestag d’une loi sur les partis prévue dans la Loi fondamentale avait été particulièrement longue en raison de la difficulté à s’entendre sur le financement des partis ; finalement adoptée le 24 juillet 1967, elle soulignait le rôle des partis dans la formation de la volonté politique du peuple, dans tous les domaines de la vie publique, par leur influence sur l’opinion, par la promotion de l’éducation politique et par la présentation de candidatures dans les élections à tous les niveaux du système fédéral. En 1968, une partie radicalisée de la gauche rejeta l’idée même de former un parti, sous prétexte que la forme serait « bürgerlich », « bourgeoise », préférant constituer un « mouvement », une « Bewegung ».

Le discours des partis de l’Union (CDU et CSU), les deux grand partis populaires de la Fraktionsgemeinschaft au Bundestag, leur avait permis de se présenter à la fois comme alternative au troisième Reich, au communisme et au capitalisme ultralibéral. Seul parti dans la République de Weimar à avoir voté en 1933 contre la loi des pleins pouvoirs ( das Ermächtigungsgesetz ), le SPD fut devancé presque partout sur le territoire de la nouvelle République fédérale par les partis de l’Union, après 1949. Le FDP fut le seul des petits partis à survivre : l’absorption des partis de droite par le CDU, et l’interdiction des partis extrêmes à droite (SRP) comme à gauche (KPD), laissèrent dans le Bundestag de 1961 une démocratie constituée de trois partis, « Dreiparteiendemokratie », qui parvenait tant bien que mal à exprimer les aspirations des Allemands. Les gouvernements successifs au Parlement proviendront de ces trois partis dans des coalitions changeantes, sans être défiés par aucune autre force jusqu’à la montée des Verts dans les années 1980.

Représentation et refoulement des forces sociales et politiques dans la République fédérale.

La période qui précède mai 1968 fut une période de rétrécissement de l’opinion exprimée au Bundestag. Certes, la réduction du choix entre les partis, favorisée par les lois électorales, l’absorption de partis marginaux, et l’interdiction de deux partis s’avéra à plus long terme de bonne augure pour la création d’une culture d’alternance entre partis de gouvernement et parti d’alternance. Cependant, elle contribua également à l’aliénation passagère d’une partie de la population radicalisée à l’égard du régime parlementaire et de la société de la République. La polarisation de la société allemande qui donna lieu aux explosions sociales de 1968 est attribuable en partie à l’idée de la résistance à l’État répressif pour une partie de la gauche. Des mesures répressives, visant l’exclusion et la limitation de l’espace public précédèrent la naissance de la nation moderne allemande. Présentes dans la conscience collective - des décrets de Karlsbad aux interdictions des partis inconstitutionnels dans la République fédérale, en passant par la répression antilibérale suivant le Vormärz de 1848, la loi contre les socialistes de 1878, la législation destinée à unifier l’opinion pendant la première guerre mondiale, et la législation du troisième Reich et de la RDA - elles alimentent un mythe de résistance face à un État toujours susceptible de se montrer répressif et cynique. Les comportements de la police de Berlin en 1967 allaient conforter cette vision. L’exclusion politique et la réduction au silence de tendances politiques représentaient un motif connu de l’histoire de l’Allemagne. Ainsi depuis 1875, les injures de l’apatride, du « vaterlandslose Geselle », ou d’ennemi impérial, « Reichsfeind », avaient été portées contre les socialistes. Le contraire de la dictature, observa Carl Schmitt, n’est pas la démocratie, mais la discussion, et l’objectif d’un gouvernement est la circonscription du débat sans sacrifice de légitimation démocratique.[10] L’individu contestataire était appelé à suivre sa conscience et à résister à l’État.

Les mesures adoptées dans la République fédérale d’Allemagne destinées à réduire le spectre de l’opinion politique - bannissement d’une partie de l’opinion publique, législation des écritures de l’Histoire, contrôle des espaces publics - furent prises dans un autre contexte et selon une autre optique. Mais l’objectif annoncé, la préservation de l’ordre démocratique libéral, fut souvent perçu comme disproportionné, en décalage avec les mesures prises. Le traumatisme de la dictature nazie et des manipulations pour sa mise en place en 1933 permet d’expliquer qu’une partie du public ait ressenti les mesures de renforcement de la démocratie libérale comme des manœuvres de manipulation. Dans la République fédérale d’Allemagne, l’interdiction de partis de droite et de gauche s’appuya sur une théorie de défense de l’État de droit libéral. Les expressions « streitbare Demokratie » (démocratie militante) et « wehrhafte Demokratie » (démocratie capable de se défendre) indiquent que l’ordre fondamental de la démocratie libérale ( freiheitliche demokratische Grundordnung ou FDGO) sera protégé et ne sera pas abrogé par des moyens légaux. De la sorte est défini le consensus minimal pour tous ceux qui souhaitent participer à la politique de la République fédérale, selon la théorie ancrée dans la notion de « démocratie militante » développée par Karl Loewenstein en 1939 et celle de « démocratie planifiée » de Karl Mannheim.[11] Selon la définition de la Cour constitutionnelle de 1952, l’interdiction d’un parti pour anticonstitutionnalité (Verfassungswidrigkeit) ne peut être prononcé s’il y a seulement opposition aux principes de la constitutionnalité : il faut une attitude agressive de lutte contre l’ordre de la démocratie libérale (Freiheitlich-Demokratische Grundordnung ou FDGO) défini comme un régime d’État de droit, opposé à l’arbitraire, basé sur l’autodétermination du peuple selon la volonté de sa majorité, la liberté et l’égalité.[12] La notion de démocratie défensive avait été développée après l’expérience de la Constitution de Weimar, qui donnait au peuple allemand des libertés inouïes pour l’époque, mais qui ouvrait en même temps la possibilité d’une transformation totalitaire. Otto Kirchheimer, inspiré par Carl Schmitt, décrit la constitution allemande en 1929 comme une « Constitution sans décision » basée sur le seul droit positif, assujettie aux aléas des majorités favorables ou non au maintien de l’ordre démocratique libéral : la constitution de Weimar pouvait ainsi se trouver renversée par une majorité éphémère hostile à la démocratie.[13]

Selon les principes de la démocratie défensive, la loi fondamentale contient ainsi un « noyau constitutionnel » (Verfassungskern), qui ne peut en aucun cas être modifié, aussi dénommé la « clause éternelle » (Ewigkeitsklausel). Ce noyau défend l’inaliénabilité de la dignité humaine selon son article 1, la restriction de l’expression de la personnalité à une compatibilité avec l’ordre démocratique libéral selon son article 2, la fidélité à la constitution dans l’exercice de la liberté de l’enseignement selon son article 5, l’interdiction d’associations qui combattent la constitution selon son article 9, alinéas 2, la possibilité de limiter, mais non dans leur essence, l’exercice de certains droits fondamentaux dès lors qu’il sont utilisés dans un combat contre l’ordre démocratique libéral, et notamment les libertés de la presse, de la réunion, de l’enseignement, de l’association du secret de la poste et des télécommunications, de la propriété, du refuge politique. Les « dispositifs éternels » selon l’article 79, alinéa 3, sont la dignité humaine issue du Droit naturel imprescriptible, ainsi que cinq principes structurels de l’État : la démocratie, l’État de droit et de providence (Sozialstaat), la république et l’État fédéral.

A la suite des propos antisémites d’un député du SRP en 1951, Gustav Heinemann proposa au gouvernement la soumission d’une requête de l’interdiction du SRP auprès de la Cour constitutionnelle fédérale. Elle y répondit favorablement en raison de l’opposition du SRP à la démocratie libérale, aux droits de l’Homme et au pluralisme des partis, et à cause de ses affinités avec le nazisme. Le 22 novembre 1951, le gouvernement demanda également l’interdiction du KPD. La décision sur l’anticonstitutionnalité des communistes allait prendre davantage de temps et être davantage controversée : la décision d’interdire le KPD, prise le 17 août 1956, se référa aux bases théoriques marxistes de la lutte des classes, au refus de la ratification de la Loi fondamentale par les communistes en 1959, à la loyauté des communistes envers le régime de la RDA, et à leur intention déclarée d’ériger une dictature du prolétariat afin de réaliser un ordre de société communiste contraire à la démocratie libérale. [14] L’interdiction du KPD fut controversée dans tous les partis au Bundestag.

Différents facteurs avaient participé à la domination des organes de la constitution par le seul chancelier Konrad Adenauer entre 1949[15] et son départ du pouvoir en 1961. La polarisation de la politique dès les premières élections en Allemagne fédérale, opposant Adenauer à toute forme de socialisme, « qui ne formerait pas un barrage contre le communisme »[16], jouait autant en faveur d’Adenauer que la personnalité brillante mais controversée du leader du SPD, Kurt Schumacher. Si des grandes coalitions existaient dans sept des douze Länder, et si Karl Arnold et Peter Altmeyer du CDU, le libéral Thomas Dehler et nombre de sociaux-démocrates étaient favorables à une vaste coalition de CDU, FDP et SPD dès 1949,[17] l’idée était exclue pour Adenauer comme pour Schumacher. A la conférence du parti à Bad Dürkheim en août 1949, le SPD sous Kurt Schumacher avait, contre le gré de Carlo Schmid, adopté une position de parti d’opposition. Une culture d’adversaires, de confrontation entre parti de gouvernement et parti d’opposition rapprochait la réalité du Bundestag du modèle parlementaire classique. Cette acceptation fondamentale de l’importance d’une opposition forte au Parlement venait aggraver la polarisation sociétaire sous la Grande Coalition, qui semblait ne pas prendre fin, comme l’indiqua le titre alarmant de l’ouvrage de Hennis. La mise en place de la Grande Coalition suivait 1) une perte de soutient pour les partis de l’Union, 2) l’écart du parti libéral comme partenaire inéluctable au Bundestag, 3) la modernisation, à la conférence de Godesberg de 1959, du SPD.

Les origines de la Grande Coalition dans la culture politique de la République fédérale

Parmi les éléments qui avaient réduit le prestige du chancelier Adenauer avant son départ, il y eut sa tentative de contrôler les médias par la création d’une chaine de télévision « Deutschland Fernsehen », dénoncée par l’opposition comme « Staatsfunk », et l’affaire du Spiegel de 1962. L’arrestation de journalistes de l’hebdomadaire suite à la parution d’un article critique sur la défense nationale, donnait l’impression qu’il fallait défendre l’État de droit libéral contre les partis de gouvernements : l’indignation publique provoquée par l’arbitraire du gouvernement renforça l’opposition à l’État,[18] favorisant une critique libérale.[19] Ludwig Erhard, souvent critiqué par Adenauer, fut un chancelier faible, et son discours fusionnel de « société intégrée », « formierte Gesellschaft » à la place de la société fragmentée, fut interprété comme hostile au pluralisme. La démission des libéraux du gouvernement, avec leurs quatre ministres, le 27 octobre, 1966, à la suite de l’annonce par le chancelier d’une augmentation fiscale, mettait Erhard en minorité au parlement.

Lorsqu’Erhard fut forcé de démissionner en novembre 1966, Kurt Georg Kiesinger devint le nouveau candidat des partis de l’Union. Les alternatives furent de nouvelles élections ou une nouvelle coalition, soit entre les partis de l’Union et le FDP, soit une coalition entre le FDP et le SPD, soit une grande Coalition, soit même un gouvernement de tous les partis. L’Union ne souhaitait ni de nouvelles élections à cause des pertes de prestige subies par le parti, ni une nouvelle coalition avec le FDP en raison de leurs prétentions excessives. La négociation semblait désormais ouverte, grâce à la redéfinition des orientations du SPD à Godesberg, permettant de concevoir toutes les permutations entre les trois forces politiques au Bundestag. Les membres de l’Union ne voulaient plus envisager la reprise d’un travail avec les libéraux. Du côté du SPD, Willy Brandt aurait envisagé une alliance avec les libéraux, mais les autres membres du parti étaient trop méfiants. Herbert Wehner avait visé la Grande Coalition depuis des années - le 26 novembre 1962, une première tentative de créer une Grande Coalition avait été entreprise - afin de sortir le SPD de sa situation chronique de parti d’opposition, et avec le soutien de Helmut Schmidt, Karl Schiller et Fritz Erler, il arriva finalement à convaincre Willy Brandt. Le 1er décembre 1966, la Grande Coalition fut annoncée, avec Kurt Georg Kiesinger (CDU) comme chancelier, Willy Brandt (SPD) comme député et ministre des Affaires Etrangères, Paul Lücke comme ministre de l’Intérieur (jusqu’au 2 avril 1968) et ensuite Ernst Benda (les deux du CDU), Dr. Gustav Heinemann (SPD après sa défection du CDU) comme ministre de la justice (jusqu’au 26 mars 1969), suivi par le professeur Horst Ehmke (SPD), Franz Josef Strauss (CSU) comme ministre des finances, le professeur Karl Schiller (SPD) comme ministre de l’économie, Gerhard Schröder (CDU) comme ministre de la défense, Herbert Wehner (SPD) comme ministre pour les questions allemandes (Gesamtdeutsche Fragen) et le professeur Carlo Schmid (SPD) comme ministre pour le Bundesrat et les Länder. Les modernisateurs les plus profilés du SPD figuraient tous dans le gouvernement, mais aussi des personnages surprenants dans une configuration de réconciliation nationale étonnante. Non seulement Kiesinger, mais aussi Schröder (CDU) et Schiller (SPD) avaient été membres du NSDAP. Wehner avait commencé sa carrière en tant que membre du KPD, et Willy Brandt avait été un émigré pendant le troisième Reich - motif d’attaques perfides de la part de Franz Josef Strauss. Conrad Ahlers, arrêté sur ordre de Strauss en 1962 dans l’affaire de Spiegel, fut l’attaché de presse du gouvernement. La présence d’anciens nazis, au moment même où le Président de la République fut critiqué pour son rôle lors du Troisième Reich, alimenta l’accusation de restauration et d’aliénation de la jeunesse : en novembre, 1968, Beate Klarsfeld, secrétaire à l’Office franco-allemand pour la jeunesse, ira jusqu’à gifler publiquement le Chancelier Kiesinger à la conférence du CDU de novembre, 1968, le traitant de « Nazi ».

La collaboration des anciens ennemis fut tellement efficace que la question a été posée de comprendre comment le gouvernement de la première Grande Coalition, un gouvernement comptant finalement beaucoup de réussites à son actif, avait été « oublié »[20]. Différents facteurs y participérent : 1) la solution au Parlement avait été négociée entre des élites de parti sans mobilisation de l’électorat : il s’agissait d’une solution embarrassée et censée être de courte durée ; 2) l’Union était consciente que la Coalition marquait son déclin et sa perte du pouvoir pendant une décennie qui, plus que toute autre, détermina la culture pluraliste de la République fédérale ; 3) les sociaux-démocrates pouvaient sentir que le compromis de la Coalition aliénait une partie de la gauche attachée à la pureté de sa vision politique du monde ; 4) la population peinait à s’identifier avec un gouvernement de technocrates sans parti pris pour une idéologie et apparemment sans besoin d’un électorat différencié ; 5) ce fut un gouvernement de distance dans une petite capitale isolée. La culture politique de Bonn inspirait du cynisme chez certains observateurs : reprenant la comparaison souvent faite à l’époque entre la culture politique du parlementarisme inachevé de l’époque wilhelminienne décrite dans « Wilhelm der Zweite » d’Emil Ludwig et celle de la République Fédérale après Adenauer, avec sa caste de parlementaires peu puissants face à un exécutif dominant, avec leurs « formules politiques » dissimulant leur mauvaise foi, un panache pour détourner l’attention des enjeux réels, leur esthétisme mondain, et leur caractère de parvenus, Hennis décrit la politique de Bonn comme « un nouveau style de Realpolitik tudesque (altdeutsch), rafistolé par les technocrates parfaitement confiants quant à leurs choix et à leurs capacités, heureusement limités dans leurs objectifs et ainsi peu dangereux. »[21]

Les réussites de la coalition résidaient dans la mise en place d’une technocratie de planification et d’analyse politique, avec l’accent mis sur la technique de gouvernement, "Regierungstechnik" ; une politique conjoncturelle anticyclique, ancrée dans une loi pour la promotion de la stabilité et de la croissance économique ; une planification financière à moyen terme, Mittelfristige Finanzplanung ou « MiFriFi », manié par l’équipe très performante et, en pratique, keynesienne, de Schiller et Strauss ; et le développement de l’énergie nucléaire. Parmi les grands renouvellements dans un sens de libéralisation, citons la grande réforme utilitariste, sous Heinemann, du droit pénal, dans le sens de l’humanisation des peines et de la réintégration sociale. La littérature sur ce gouvernement s’accorde pour dire que la Grande Coalition a été un succès.[22] Avant tout, la Coalition ne marquait ni le début d’un état d’un parti (Einparteienstaat), ni la fin de la démocratie.[23] Elle a permis la mise en place de la Coalition socio-libérale et le dépassement du conflit entre l’Occident et l’Orient, annoncé par Kiesinger à l’occasion du dixième anniversaire du soulèvement de Berlin, le 17 juin 1967.

L’opposition extraparlementaire

La polarisation de la République fédérale en 1967 et 1968 n’était pas le résultat de la seule Grande Coalition. Le pays traversait une récession marquée par des troubles sociaux, tandis qu’une réforme du budget fédéral semblait inévitable. Après l’arrivée des déplacés de l’Europe de l’est (Vertriebene) et 3 millions de réfugiés de la RDA avant la construction du mur de Berlin, demeurait une migration à grande échelle, qui n’allait pas trouver de réelle représentation dans la politique du pays : celle des travailleurs immigrés ou Gastarbeiter. Une autre partie de la population exprime son aliénation politique : d’une part un nouveau parti d’extrême-droite fondé sur les bases de la Loi fondamentale, le NPD, décrocha un succès électoral (8% dans le Hesse) qui semblait monter au rythme du déclin économique, de l’autre part l’opposition extraparlementaire (Ausserparlamentarische Opposition ou APO), née dans la République fédérale de l’opposition à la remilitarisation et à la politique militaire nucléaire des États-Unis des années 1950, gagnait en importance.

L’APO remontait au « manifeste allemand » signé par des membres du SPD, des syndicats et une partie de l’église protestante à la Paulskirche en 1955 avec le soutient d’Erich Ollenhauer, président du SPD et de la fraction au Bundestag. Et le mouvement « Combat contre la mort nucléaire »,  « Kampf dem Atomtod » de 1958 fut soutenu par Carlo Schmid du SPD et Thomas Dehler du FDP : aussi, des membres des partis au Parlement appelèrent les citoyens à investir la rue. En avril 1958, 150.000 personnes étaient descendues dans les rues d’Hambourg. Le désaveu des communistes et la politique volontariste du gouvernement amenèrent le SPD à abandonner la position de l’APO. L’opposition extraparlementaire trouvait de nouvelles thématiques : les manifestations contre la guerre en Vietnam se multipliaient entre 1966 et 1968. Le rôle moral de l’État fut contesté, menant à une libéralisation des références « perverses » ou « jugendgefährdend », dangereuses pour la morale des jeunes. L’esprit d’ouverture du nouveau Président de la République Gustav Heinemann contribuait à détendre le climat moral. La jeunesse, surtout, influencée par la culture américaine et la résistance de sa jeunesse à la guerre au Vietnam, alimentait l’APO dans les universités. La « nouvelle gauche » adopta un discours marxiste autour de la notion d’aliénation, se distanciant du marxisme-léninisme de l’Union soviétique, et portant sa critique aux institutions de pouvoir, entre autres les universités. Les procès contre les criminels de guerre et de l’Holocauste révélèrent la complicité d’une partie importante de l’élite de l’Allemagne fédérale avec le régime nazi. Une des cibles préférées de cette jeunesse devint la maison d’édition conservatrice, Springer-Konzern, dénoncée en tant que « pouvoir manipulateur »  : la presse fut considérée par des courants de l’APO comme productrice d’idéologie pour une République fédérale dénoncée progressivement comme « restauration » du régime nazi.[24]

Un foyer d’opposition extraparlementaire et de critique de la démocratie représentative fut la Fédération Socialiste Allemande d’Etudiants (Sozialistischer Deutscher Studentenbund). Elle connut une révolution culturelle intérieure : lors de sa fondation en 1946, elle fut proche du SPD, comptant parmi ses membres le libéral Ralf Dahrendorf et Helmut Schmidt, puis en 1961 le SPD déclara l’appartenance au SDS incompatible avec l’appartenance au parti. Ses prises de position devinrent alors davantage marquées par Ulrike Meinhof et Rudi Dutschke, qui entra dans le SDS avec Dieter Kunzelman et Bernd Rabehl en 1965, pour en faire un lieu privilégié de la Nouvelle Gauche (Neue Linken). L’opposition extraparlementaire voyait comme menace principale les lois d’urgence (Notstandgesetze), avec leurs limites à la liberté et la définition d’une restriction des droits fondamentaux (Grundrechte) ancrés dans la Loi fondamentale (Grundgesetz). Si l’APO a souvent été critiquée en raison de son incompréhension pour l’idée d’opposition dans une démocratie parlementaire - alternance politique critique institutionnalisée, portée par des responsables politiques prêts à assumer les fonctions du gouvernement - l’opposition extraparlementaire se situait dans un combat de principe contre un État monolithique et en conspiration avec les industriels, capables d’exclure de l’espace public toute voix réellement critique. Le grand public voyait un lien entre cette APO et l’ennemi extérieur, c’est à dire l’autre République allemande, un lien suggéré par les organes conservateurs d’Axel Springer, Bild-Zeitung ou Die Welt.

Réforme électorale manquée et lois sur l’état d’urgence

L’adoption, le 28 juin 1967, de la loi sur les partis réglait l’organisation des partis et leur financement, mais ne répondait pas à la question institutionnelle sur la façon optimale d’assurer un débat et une alternance entre gouvernement et opposition, tout en évitant les extrêmes, très visibles à droite (NDP) comme à gauche (groupes de contestation radicale). Une possibilité était le remplacement, tant craint par le FDP, du système de représentation proportionnelle par un système calqué sur les lois électorales britanniques. On reprochait à Wehner de considérer les procédures électorales uniquement sous une lumière tactique et à Kiesinger de ne pas reconnaitre l’importance des enjeux institutionnels. Or, la Grande Coalition avait promis d’introduire les modifications nécessaires pour sortir de ses impasses.[25] Au Conseil, pour des questions de réforme électorale (Beirat für Fragen der Wahlrechtsreform), on partait du principe qu’un débat parlementaire avait généralement comme point de départ la division de toute société industrielle en capital et force ouvrière, et que cette division serait mieux exprimée dans un système électoral réformé. Les hommes politiques, en revanche, subordonnaient la question d’une réforme électorale à la chance qu’elle leur offrirait de maintenir ou consolider leurs pouvoirs. La proposition d’ancrer le droit électoral dans la loi fondamentale fut récusée comme irréaliste : les modalités de l’élection des représentants n’avaient surtout pas à être encore plus figées, puisqu’elles devaient être adaptables à une société changeante. Ainsi des réformes tant voulues par les théoriciens furent ajournées par les politiques.[26]

Les Notstandgesetze, ou lois de l’état d’urgence qui provoquèrent une vaste résistance dans la société civile, notamment auprès de l’APO, furent adoptées le 30 mai 1968. La proposition de ces lois ne constituaient pas une réaction à l’APO, mais aux exigences des Occupants, soucieux de garantir la sécurité de leurs troupes : leur adoption était une condition a priori pour atteindre la souveraineté et des tentatives de leur passage avaient déjà été entreprises en 1960, en 1963 et en 1965. Avec la Grande Coalition, il fut possible d’obtenir une majorité de deux tiers pour une modification de la Loi fondamentale. Les lois entrèrent en vigueur le 28 juin 1968, rendant caduques les réserves de sécurité des Alliés selon de la Convention de Bonn de 1952 (Deutschlandvertrag). Le dispositif, qui réunit les pleins pouvoirs dans l’exécutif, prévoit des distinctions entre temps de tension (Spannungszeit), urgence intérieure (innerem Notstand) et cas de défense (Verteidigungsfall). La reconnaissance d’un abus potentiel se traduit par un droit à la résistance (Widerstandsrecht). Les lois prévoient, dans l’éventualité d’impossibilité de réunion du Bundestag, la réunion d’un comité commun, « Gemeinsamer Ausschuss » issu du Bundestag et du Bundesrat, et la restriction du secret de la poste, des télécommunications, et de la libre circulation des personnes. Trente mille personnes descendirent dans la rue pour protester contre les Notstandgesetzte. Des personnalités comme Heinrich Böll et Sebastian Haffner parlèrent de « Curatoire pour l’état d’urgence de la démocratie » - « Kuratorium Notstand der Demokratie. » Les syndicats s’impliquèrent dans la défense de la démocratie parlementaire, des structures fédérales, des droits fondamentaux, et surtout du droit à la coalition et à la grève (Arbeitskampfrecht), mais Gustav Heinemann, ministre de justice dans la Grande Coalition et représentant d’un libéralisme social radical, défendit les Notstandsgesetze le 10 mai 1968 contre le rejet véhément des étudiants et des syndicats, arguant que les lois étaient nécessaires pour éviter l’arbitraire qui régnait au moment de la chute de la République de Weimar. La loi fut finalement adoptée par le Bundestag avec 384 voix contre 100 : non seulement les 46 libéraux, mais aussi 53 députés socio-démocrates et 1 député chrétien-démocrate marquaient leur désaccord.[27]

Conclusions

L’année 1968 fut, selon le titre d’un ouvrage récent de Wolfgang Kraushaar, « l’année qui a tout changé. »[28] Le mouvement associé à cette année fut « aussi bref que complexe, aussi dense que tendu », « un long temps d’incubation, mais pas d’évolution réelle, au contraire, plutôt un déchainement éruptif avec un point de culmination rapidement atteint suivi par des poussées vers le bas d’éclatement et de dissolution. »[29] Dans ce mouvement disparate, on réclamait soit le perfectionnement de l’ordre démocratique, soit son abrogation. Certains de ses éléments semblaient aussi dignes de critique avec les outils heuristiques fournis par l’Ecole de Francfort que l’Establishment borné qu’ils attaquaient : le concept de « susceptibilité au totalitarisme », (Totalitarismusfälligkeit) ou l’échelle F, qui enregistre « les tendances implicitement antidémocratiques ou le potentiel pour le fascisme » (F-Skala)[30] Dans une lettre à Herbert Marcuse, Theodor W. Adorno écrivit qu’il voyait davantage que son ami le danger d’un retour du mouvement d’étudiants au fascisme : « il suffit de regarder une seule fois dans les yeux glacés et maniaques ceux qui sont capables de tourner leur fureur contre nous, tout en se réclamant de nous. » Entre temps, certaines errances ont été reconnues par les porteurs du mouvement, mais le mouvement se dirigeait contre un Establishment réellement répressif, comme l’avaient montré la réhabilitation de l’élite nazie et les tentatives par des gouvernements successifs de contrôler l’espace public. L’ouverture et le pluralisme sont le legs du mouvement : un regard sur Die verunsicherte Republik (la République incertaine) de Kurt Sontheimer, suffit pour prendre conscience de la paranoïa ressentie par une bourgeoisie même libérale à l’égard de l’expression de la différence.[31]

L’affirmation, avancée par des politologues aussi sérieux que Hennis ou Dahrendorf, que la Grande Coalition risquait d’entraîner la fin de la démocratie parlementaire semble, à la lumière des événements qui suivirent, absurde. L’infirmation de la dictature du prolétariat et l’arrivée socio-économique de l’ouvrier dans la République fédérale ont permis le dépassement d’un clivage politique basé sur les seules théories de Ricardo et de Marx, dépassement consacré avec l’abandon par le parti SPD d’une vision anachronique de l’évolution sociétale à Godesberg en 1959, permettant au parti de se rendre idéologiquement aussi souple que ses concurrents « chrétiens ». La Grande Coalition a, au contraire, démontré qu’une coopération entre droite et gauche était possible, permettant l’adoption commune d’un amendement à la Loi fondamentale aussi controversée que les Notstandgesetze. Surtout, elle a préparé le chemin d’un renouveau de la culture politique allemande sous la Sozialliberale Koalition du SPD et du FDP, qui marquera l’ouverture de la société allemande, modifiant l’image de la République Fédérale d’Allemagne

De l’autre côté, la distance entre la rhétorique d’une partie du mouvement de l’Ausserparlementarische Opposition et la réalité politique et sociale ne devrait pas obscurcir les acquis de ce mouvement et de ses porteurs : de la mise en relief du passé nazi au développement d’une culture d’initiatives de citoyens (Bürgerinitiativen)[32], en passant par la pensée radicale de normes sociales et de sanctions institutionnelles, l’ouverture à une échelle planétaire de dialogue pour le dépassement de la doctrine de Hallstein, le renforcement du soutien accordé par la République fédérale au développement et la prise à cœur des enjeux environnementaux, mai 1968 fut un moment fort d’éveil de la conscience politique, de vertu civique et de la responsabilisation du citoyen en Allemagne.