Abstracts
Résumé
Le problème philosophique est de savoir comment définir cette notion de Désordre : est-ce que, par Désordre, il faut entendre, de façon négative, la fin de l’ordre naturel supposé universel, éternel et nécessaire remplacé par un mouvement de décomposition thermodynamique de toutes choses ou est-ce que, par Désordre, on pourrait entendre le fait vital et positif de l’absence d’un ordre figé et l’incessante variation au sein d’un milieu métastable et fluent ? Plutôt que de penser le Désordre comme une caractéristique universelle de la matière à laquelle devrait s’opposer l’Ordre, ne peut-on pas penser le désordre, de façon positive, comme cette puissance de hasard et ce goût du possible qui fait la vie du temps ?
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Positivité du désordre
Dans Les Mots et les Choses, Foucault montrait bien comment l’on passait d’une épistémè de l’Ordre, au dix-septième siècle, à une épistémè de l’Histoire, voire du « Progrès », au dix-neuvième siècle. Les penseurs du début du dix-neuvième siècle, comme Hegel et Comte, à la charnière entre le monde classique de l’Ordre et le monde moderne du Progrès, ont voulu concilier l’inconciliable en faisant la synthèse de ces deux idées : ils ont voulu penser à la fois l’Ordre et le Progrès et ont ainsi été amenés à supposer une finalité présente dans le développement phylogénétique et ontogénétique du réel. Or, l’Ordre et le Progrès ne peuvent aller ensemble, ils appartiennent à deux systèmes de pensée trop distincts. Le double mot d’ordre du positivisme « Ordre et Progrès » est intrinsèquement contradictoire : le règne du Progrès est forcément un règne du Désordre - c’est l’un des thèmes majeurs de la pensée épistémologique de Michel Serres. La prise de conscience de ce fait pourrait cependant conduire au nihilisme :
« On est arrivé au sentiment de la non-valeur de l’existence quand on a compris qu’elle ne peut s’interpréter dans son ensemble ni à l’aide du concept de "fin", ni à l’aide du concept d’"unité", ni à l’aide du concept de "vérité" […] l’unité globale fait défaut dans la pluralité du devenir […] les catégories de "fin", d’"unité", d’"être", grâce auxquelles nous avons donné une valeur au monde, nous les lui retirons - et le monde semble avoir perdu toute valeur[1]. »
Du point de vue nihiliste, le règne du Désordre, c’est le règne de la Décadence et du Chaos, de la Déperdition et de l’Épuisement - thèmes abondamment présents au dix-neuvième siècle que ce soit dans l’idée du déclin des civilisations et des races ou dans la pensée thermodynamique de la dégradation. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le topos du Déclin semble souvent lié à une phobie du mélange : si l’on pouvait trier les molécules et isoler les sangs, il n’y aurait pas de déperdition. On fait porter la faute du déclin au mélange alors que c’est la peur du mélange qui justifie le thème du déclin. C’est comme antidote à la peur du Déclin que l’on élabore l’idée de Progrès nous assurant du développement final et total d’un individu, d’un peuple, d’une race, d’une civilisation contre un(e) autre, sans mélange possible ni contamination : le Progrès, c’est le déploiement de l’Ordre contre tout ce qui menace de le désorganiser - l’ironie de l’Histoire étant que la volonté de mise en ordre du monde en semble accroître le désordre...
Le problème philosophique est de savoir comment définir cette notion de Désordre : est-ce que, par Désordre, il faut entendre, de façon négative, la fin de l’ordre naturel supposé universel, éternel et nécessaire remplacé par un mouvement de décomposition thermodynamique de toutes choses ou est-ce que, par Désordre, on pourrait entendre le fait vital et positif de l’absence d’un ordre figé et l’incessante variation au sein d’un milieu métastable et fluent ? Plutôt que de penser le Désordre comme une caractéristique universelle de la matière à laquelle devrait s’opposer l’Ordre, ne peut-on pas penser le désordre, de façon positive, comme cette puissance de hasard et ce goût du possible qui fait la vie du temps ?
« En vérité, ce que j’enseigne est bénédiction et non blasphème, quand je dis : "Au-dessus de toute chose s’étend le ciel de la Contingence, le ciel de l’Innocence, le ciel du Hasard, le Ciel du Caprice." "Par Hasard" - c’est la plus vieille noblesse du monde, je l’ai restituée à toutes choses, je les ai libérés de la servitude de la finalité. Comme une cloche d’azur, j’ai posé sur toutes choses cette liberté, cette sérénité céleste, le jour où j’ai enseigné qu’au-dessus d’elles et par elles il n’y a pas de vouloir éternel qui agisse[2]. »
Deux conceptions de la vie et du temps
Il y a là en vérité deux conceptions différentes et de la vie et du temps. Il nous semble en effet possible de distinguer deux grandes manières, orthodoxe et négative ou bien hétérodoxe et positive, de penser et la vie et le temps.
De façon à la fois commune et savante, on pense le temps sur le mode d’un écoulement linéaire qui va dans le sens d’une dégradation irréversible. Le temps est la succession des moments selon l’avant et l’après ; la fatalité de l’écoulement venant de l’impossibilité d’effectuer le même parcours en arrière, de l’après à l’avant du temps. À une telle conception négative du temps physique (instants séparés, écoulement destructeur, passé évanouissant) répond une conception également négative de la vie du vivant définie comme la faculté de s’opposer au flux destructeur : elle est un Ordre qui s’oppose au Désordre.
On retrouve là un thème fréquent dans la littérature scientifique, présenté de façon particulièrement cohérente chez Schrödinger[3], du vivant défini par sa capacité à accumuler de l’entropie négative. Or, la conception négative de la nature engendre une conception réactive de la vie, impliquant une définition coercitive du politique (l’ordre est un bien à imposer par la force) et suggérant une définition idéaliste de la liberté (désordre « spirituel » brisant l’ordre organique).
Dans cette première conception de la vie et du temps, le temps est un flux destructeur auquel s’oppose la vie comme un sujet imposant son ordre :
À cette conception trois fois négative de la nature, du temps et de la vie pourrait répondre une triple conception positive. Plutôt que de penser le temps sous l’aspect de la dégradation et de la mort, on définira le temps, au contraire, comme ce qui se conserve. Le Temps désigne le lieu où tout se conserve, s’intègre et s’accumule : passé, instant et avenir ne se suivent pas mais se sédimentent et s’étagent les uns au-dessus des autres.
La Vie, dès lors, ne sera pas une réaction d’ordre face au désordre mais une action d’irruption, une importation de novation, qui traverse les différentes couches de temps et les met en rapport. Dans cette seconde conception de la vie et du temps, le temps est un lieu de conservation en lequel s’introduit la vie comme puissance de novation :
Comme le disait Bergson : « La durée de l’univers ne doit faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place. » Penser la relation de la vie et du temps dans le mouvement de production continu de la nature, c’est tenter de penser l’émergence du nouveau.
Comme le disait Vauvenargues : « Tout ce qui a de l’être a de l’ordre ». Autrement dit, il n’y a pas à imaginer un auteur (Dieu/Esprit) donnant l’ordre (Forme/Plan) à un être qui serait le monde, la matière. Mais il n’y a plus lieu, non plus, de penser que d’une matière inerte et morte pourrait « émerger », par une série de contraintes purement externes nommée « hasard », la vie (chez le vivant) puis la pensée (chez l’homme), selon un modèle graduel et linéaire : matière/vie/esprit. Soit la vie et la pensée sont là dès le départ, soit elles n’arrivent jamais. Le devenir de la nature dans le temps enveloppe dans un seul mouvement créateur la vie (l’imprévisibilité), la pensée (l’inventivité) et la matière (la continuité).
La vie ne commence pas avec le vivant biologique : il y a de la vie dès qu’il y a irruption du temps dans la matière, dès qu’il y a invention de formes, au niveau cosmologique lui-même.
Appendices
Notes
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[1]
Cf. Nietzsche, cité par Deleuze, Gilles, Nietzsche, P.U.F., 1995, p. 83.
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[2]
Cf. Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Avant l’aurore », traduction Geneviève Blanquis, Flammarion, 1996, p. 216.
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[3]
Cf. Schrödinger, Erwin, Qu’est-ce que la vie ? De la physique à la biologie, Christian Bourgois, 1986.