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On connaît, au Québec, l’histoire de la Commission de consultation sur le racisme et la discrimination systémique, dont la création a été annoncée en mars 2017 par le gouvernement libéral, à la suite de pressions exercées deux ans plus tôt par un collectif d’organismes communautaires et de militantEs antiracistes regroupéEs à la Table de concertation contre le racisme systémique (TCRS). Cette consultation n’a finalement jamais vu le jour. Si le Parti libéral du Québec a finalement cédé aux pressions de ses critiques dans ce dossier, c’est parce qu’il a jugé ce projet politiquement hasardeux, dans un contexte préélectoral où de nombreuses voix se sont élevées publiquement pour dénoncer cette entreprise. Dans une société comme le Québec, où la majorité de l’intelligentsia et de l’élite politique, voire des citoyenNEs, se réclament de valeurs antiracistes, ce n’est évidemment pas la lutte contre le racisme et les discriminations qui a posé problème. C’est l’usage de l’adjectif « systémique » pour qualifier le racisme qui a provoqué une levée de boucliers.

Pourquoi la notion de « racisme systémique » a-t-elle suscité un tel blocage et quelle conception du racisme sous-tend, en creux, les arguments invoqués pour justifier qu’on la purge du débat public ? Selon moi, l’ampleur des résistances suscitées par ce projet, tant chez les partis d’opposition que dans les médias, sans même parler de la population, constitue une illustration exemplaire du poids idéologique qu’exerce aujourd’hui, en Occident, le paradigme de la société postraciale. Un tel paradigme, dont le rôle dans la reproduction du racisme et de la discrimination systémiques a bien été analysé pour les États-Unis (Gallagher, 2003 ; Goldberg, 2009 ; Bonilla-Silva, 2010), repose sur le postulat libéral selon lequel la « race », au même titre que le genre ou la classe, ne serait plus un facteur déterminant dans l’accès inégal aux ressources et aux biens sociaux, seuls comptant désormais le mérite et le démérite individuels. Dans cette logique, les problèmes d’insertion socioéconomique que connaissent certaines catégories de la population, dont les minorités racisées, sont essentiellement attribuables à un déficit de capital humain ou à des déficiences individuelles ou culturelles autopénalisantes.

On se trouve alors face au paradoxe suivant, résumé de manière éloquente par Goldberg (2009) : la « race » a été enterrée vivante (race was buried alive) ! Autrement dit, on a affaire à un discours qui considère, au nom d’un idéal antiraciste, que les politiques publiques doivent être color-blind, mais dans une société où la « race » continue par ailleurs à être un axe structurant de différenciation sociale. Ce n’est qu’à la lumière de ce paradigme idéologique que devient intelligible, au Québec notamment, l’opposition à l’usage de l’adjectif « systémique » pour qualifier le problème du racisme. Les détracteurs et les détractrices de l’expression tendent à faire valoir que le racisme est réductible à quelques cas minoritaires qui, bien qu’ils doivent être combattus, ne signalent pas pour autant un problème structurel qui traverserait les rapports sociaux. Bref, ces résistances procèdent d’une conception du racisme foncièrement individualisante et apolitique.

Mais il y a plus, selon moi. Ce qui dérange aussi, dans le qualificatif systémique, c’est qu’il suggère que tous les groupes ne sont pas égaux face au racisme. Autrement dit, la locution dérange parce qu’elle suppose que le racisme serait constitutif de groupes dont les membres auraient un accès différencié au pouvoir et aux ressources (matérielles et symboliques) dans le cadre de rapports de domination. Pourtant, au Québec — et même en France, bien que dans une moindre mesure —, la notion de « groupe racisé » a acquis une légitimité croissante, d’abord dans les sciences sociales, puis, par contamination, dans les milieux militants et même, au Québec, dans les discours médiatiques et gouvernementaux. À la base, les notions de racisation et de racisé visaient à dénaturaliser la « race » en soulignant que celle-ci résulte d’un processus de catégorisation et d’essentialisation (Miles, 1993 ; Guillaumin, 2002). Toutefois, au Québec et afortiori en France, la notion de « groupe racisant », sans laquelle celle de groupe racisé n’a pourtant guère de sens (racisé par qui ?), demeure la plupart du temps impensée, voire politiquement discréditée. Une telle réticence n’est pas étonnante, puisque les racisantEs, soit les personnes socialement reconnues comme blancHEs, non seulement répugnent à se définir au prisme d’une catégorie infamante forgée par le racisme biologique, mais supportent aussi difficilement que « leur infinie diversité — symétrique de la prétendue homogénéité des groupes minorisés — s’efface au profit d’une caractéristique commune » (Kebabza, 2006 : 11).

Mais comment penser sociologiquement, en contexte occidental, le statut social des « BlancHEs » et leur position de dominance dans les rapports racisés, sans pour autant reconduire les connotations naturalisantes de cette catégorie biologisante ? Aux États-Unis, depuis les années 1990, les Whiteness Studies ont précisément entrepris de penser à nouveaux frais la catégorie de BlancHE, dans une perspective résolument constructiviste. Les auteurEs s’inscrivant dans ce courant s’attachent à reconstituer les conditions d’inclusion à l’intérieur des frontières de ce qu’ils et elles nomment la « blanchité » (Whiteness[1]), afin de mettre au jour les privilèges indus qu’un tel statut procure à ceux et celles qui l’occupent.

Dans la première section de cet article, je rappellerai succinctement les principales intuitions théoriques fondatrices des Whiteness Studies, puis ferai valoir l’utilité de la catégorie de blanchité pour la sociologie du racisme, en particulier si on cherche à saisir ce dernier comme un rapport de domination à caractère systémique. Dans la deuxième section, je soutiendrai qu’il faut voir dans les vives résistances qu’a suscitées au Québec le projet d’une consultation sur le « racisme systémique » une manifestation exemplaire de ce que Robin Di Angelo (2011) appelle la « fragilité blanche », soit une tendance chez les BlancHEs à mal réagir, ou du moins à se braquer, dès que le système de privilèges sur lequel reposent les rapports sociaux de « race » est nommé et rendu visible. J’appuierai mon propos en relevant, à des fins illustratives, certaines positions tenues publiquement sur cette question par les principaux partis politiques, par certainEs chroniqueurs et chroniqueuses influentEs de la presse écrite, ainsi que par les principales organisations syndicales et féministes.

Toutefois, à mon sens, bien que la blanchité constitue une catégorie d’analyse indispensable à l’étude du racisme en contexte occidental, il importe, pour qu’elle puisse être rendue propre à la consommation sociologique, de prendre à bras-le-corps certaines des critiques qui lui ont été adressées. CertainEs auteurEs considèrent notamment que la dichotomie BlancHE/non-BlancHE, dérivée du contexte américain, ferait l’impasse sur la variabilité sociohistorique des marqueurs de racisation et de leurs signifiés. J’ajouterais que si les catégories « raciales » sont fréquemment récupérées par les groupes racisés, celle de BlancHE, en revanche, n’a que très peu de résonance identitaire auprès des personnes concernées qui, pour la plupart, se définissent davantage comme des sujets nationaux. Dès lors, comment peut-on penser sociologiquement la blanchité, ses marqueurs et ses frontières sans réfléchir conjointement au processus de construction de la nation ? Le concept de blanchité s’est également fait reprocher de réifier les « BlancHEs » et les « non-BlancHEs » en les constituant en blocs artificiellement homogènes. Dans la même veine, certainEs ont souligné l’importance d’articuler le programme de recherche des Whiteness Studies à une perspective intersectionnelle, dans la mesure où l’expérience de la blanchité est modulée en fonction des différentes positions que les personnes « blanches » occupent au sein d’autres rapports de domination, tels que les rapports de genre et de classe. Dans la troisième et dernière section, je tenterai d’apporter une réponse crédible à ces critiques et ces préoccupations. Je réfléchirai notamment aux rapports de coproduction entre la blanchité et la nation, ainsi qu’aux conditions nécessaires à la complexification et à la dé-réification des catégories désignant les protagonistes des rapports sociaux racisés en Occident, en particulier celle de BlancHE, mais également son double inversé, celle de non-BlancHE.

1. la blanchité : la face cachée de la « race »

On ne naît pas blancHE, on le devient

Aujourd’hui, le caractère socialement construit et historiquement contingent des marqueurs de racisation fait consensus chez les sociologues du racisme. Mais si plusieurs travaux ont mis au jour le processus par lequel certains groupes sont devenus racisés dans des contextes sociohistoriques donnés, beaucoup moins de recherches ont exploré comment certains groupes, autrefois racisés, ont graduellement cessé de l’être en gagnant leur admission dans la Maison-Blanche (Roediger, 2005). Aux États-Unis, il semblerait que certains groupes d’immigrantEs d’Europe étaient, à leur arrivée, socialement considérés comme « pas tout à fait blancs » (not quite white), dans la mesure où leurs membres étaient présumés porteurs de différences culturelles irréductibles et insolubles dans la culture White Anglo-Saxon Protestant (WASP). Ainsi, les immigrantEs irlandaisES catholiques venuEs s’installer aux États-Unis durant la deuxième moitié du 19e siècle (Ignatiev, 1995), puis les vagues successives d’immigrantEs de confession juive (Brodkin, 1998) ou originaires du sud et de l’est de l’Europe (Roediger, 2005) qui les ont suiviEs à partir de la fin du 19e siècle, ont subi, à des degrés divers, la stigmatisation, l’infériorisation et la discrimination. Il est à cet égard fascinant de constater que, pendant la première moitié du 20e siècle, les discours nativistes xénophobes dont ces groupes étaient la cible étaient adossés à des arguments empruntés au registre du racisme biologique. À titre d’exemple, l’adoption de la loi américaine de 1924, qui a réduit l’immigration en provenance d’Europe de l’Est et du Sud de manière draconienne, répondait, aux yeux des parlementaires de l’époque, à un besoin de préserver l’intégrité raciale de la nation (racial stock) (Roediger, 2005 : 139). Le processus de blanchiment de ces groupes, qui a suivi des rythmes variables, n’a été véritablement parachevé qu’après la Seconde Guerre mondiale, alors que les descendantEs des primo-arrivantEs ont cessé d’être altériséEs par leurs origines et, par là, ont été socialement invisibiliséEs (Waters, 1990). Si les frontières de la blanchité ont fini par devenir franchissables pour ces groupes d’Euro-descendantEs, c’est parce que ces derniers ont réussi à faire « valider » par les WASP leurs stratégies de différenciation sociale et identitaire à l’égard des NoirEs, qui constituent l’un des étalons fondateurs de l’altérité aux États-Unis, et donc, par la négative, de l’américanité (Roediger, 1991, 2005 ; Warren et Winndance Twine, 1997).

Ce type de recherche permet d’inférer certaines intuitions théoriques. Primo, les rapports sociaux racisés reposent sur des catégories aux contours contingents et malléables, non seulement pour les groupes racisés (les non-BlancHEs), mais aussi pour le groupe racisant (les BlancHEs). En outre, les frontières qui délimitent ces catégories peuvent être, à une époque et dans une société données, plus ou moins brouillées et poreuses pour certains groupes, et au contraire « saillantes » et étanches pour d’autres (Massey et Sanchez, 2010). Troisièmement, les conditions rendant possible (ou non) la traversée de ces frontières sont tributaires des rapports de domination qui traversent et structurent l’histoire d’une société. Enfin, l’histoire de l’immigration irlandaise, italienne et juive aux États-Unis nous rappelle que le signe de différenciation entre « BlancHE » et « non-BlancHE » n’a pas besoin d’être de nature phénotypique pour relever ontologiquement du racisme[2].

La blanchité : une catégorie structurante et aveuglante

Les auteurEs américainEs gravitant autour des Whiteness Studies, dont la plupart sont BlancHEs, ont une dette intellectuelle à l’endroit du sociologue afro-américain W. E. B. Du Bois. Dès la première moitié du 20e siècle, celui-ci avait démontré que, parce qu’elle opère comme une norme dominante invisible aux yeux des BlancHEs, la blanchité constitue une catégorie essentielle à la reproduction de la « suprématie blanche » aux États-Unis (Winndance Twine et Gallagher, 2008). Selon moi, les auteurEs des Whiteness Studies sont également redevables, sur le plan théorique, à Colette Guillaumin (2002). Chez Guillaumin, les groupes racisants, dits majoritaires, assoient leur domination sur les groupes racisés, dits minoritaires, en naturalisant chez ces derniers une différence réelle ou imaginée qui, une fois « inscrite dans l’immuable », sert de support (justificatif) à leur infériorisation et/ou leur subordination. Le propre de la racisation est de broyer l’individualité des sujets racisés en niant les multiples modes d’être auxquels peut se conjuguer leur humanité. À l’inverse, parce qu’ils sont non marqués, les membres des groupes majoritaires possèdent le privilège d’incarner l’universel et, à ce titre, ont le pouvoir de s’autodéfinir sur une base individuelle, contrairement aux minoritaires, qui, étant relégués dans l’ordre du particulier, ne sont définis que par l’écart qu’ils incarnent par rapport à la norme majoritaire. Ainsi, « le majoritaire n’est différent de rien étant lui-même la référence : il échappe à toute particularité qui l’enfermerait en elle-même » (p. 120). Or pour Guillaumin, « lorsqu’un travail sur le racisme est orienté sur un groupe minoritaire strictement et précisément défini, le groupe majoritaire n’est pas défini. L’une des extrémités de la chaîne du rapport raciste est absente » (p. 120).

Dans le prolongement de Du Bois et de Guillaumin, les auteurEs se rattachant aux Whiteness Studies cherchent à démontrer que les AméricainEs blancHEs tendent à être aveugles à leur blanchité, celle-ci leur étant invisible puisqu’incarnant à leurs yeux l’étalon de la normalité (Frankenberg, 1993 ; Bush, 2004 ; Ferber, 2007 ; McKinney, 2008). Or les effets performatifs de la « race » (Lentin, 2015), et donc les effets de classement induits par la racisation, ne sont possibles que parce que les groupes marqués au sceau de la différence sont perçus comme incarnant une déviation et un déficit par rapport à une norme invisible, celle du groupe majoritaire (Laurent, 2013a : 52). À cet égard, on peut dire de la blanchité qu’elle constitue une « absence structurante » (Cretton, 2018 : 843).

Le premier privilège que confère la blanchité, tout comme le fait d’appartenir à la classe des hommes (Ferber, 2007), est que ceux et celles qui en bénéficient n’ont pas même à penser à leurs privilèges, qui d’ailleurs ne leur apparaissent pas comme tels. Ainsi, dans un influent essai, Peggy McIntosh (1990) a établi une liste non exhaustive de privilèges dont elle profite à titre de Blanche dans la société américaine. Parmi ces privilèges impensés (par les BlancHEs), elle répertorie par exemple celui de pouvoir entrer dans un magasin sans être suivie ou soupçonnée ; de savoir que les programmes scolaires de ses enfants vont témoigner de l’histoire de son groupe ; de ne pas être jugée a priori insolvable lorsqu’elle paie par chèque ou carte de crédit ; de pouvoir être assurée, la plupart du temps, de tomber sur quelqu’un de sa « race » lorsqu’elle demande à parler au responsable ou au gérant ; ou encore celui, et non le moindre, d’avoir la quasi-certitude de pouvoir, si elle le désire, trouver un éditeur prêt à publier son essai sur les privilèges blancs. Il s’agit de privilèges dits « non discrétionnaires » (Kebabza, 2006 : 10), puisqu’on en jouit sans même en avoir fait le choix, si bien que, comme le remarque Laurent (2013a : 52), même les BlancHEs les moins racistes bénéficient d’un « privilège pigmentaire ».

Non seulement les BlancHEs tendent à être aveugles à leur blanchité, mais l’idéologie color-blind, soit le mythe selon lequel nos sociétés seraient désormais postraciales, fait en sorte que plusieurs sont incapables d’envisager que leurs réussites puissent être dues en partie à leur privilège d’être non marquéEs au sceau de l’altérité (Frankerberg, 1993 ; Feagin et O’Brien, 2003 ; Bush, 2004). Selon plusieurs enquêtes qualitatives, les AméricainEs blancHEs de classe moyenne tendent à considérer que les inégalités sociales ne seraient que le reflet de l’inégale distribution des compétences individuelles (Feagin et O’Brien, 2003 ; Bush, 2004 ; Bonilla-Silva, 2010). Cette croyance dans le pouvoir de l’individu de s’autodéterminer à l’abri de toute contrainte structurelle débouche sur l’idée selon laquelle la société offre à chacun des opportunités égales, sans égards à la « race ». Ayant congédié le racisme comme facteur explicatif des inégalités intergroupes, plusieurs de ces Euro-descendantEs mettront ces dernières sur le compte de déficiences ou déficits culturels rendant certains groupes moins aptes à s’intégrer au marché ou à se conformer aux valeurs dominantes (Feagin et O’Brien, 2003 ; Bonilla-Silva, 2010 ; Kolber, 2017).

Pour autant, les individus souscrivant à l’idéologie de la société postraciale ne nient pas l’existence du racisme, mais en ont en général une compréhension individualisante et pathologisante, dans la mesure où ils en attribuent la faute à une minorité d’individus déviants, déséquilibrés ou peu instruits. Dans cette logique, toute personne a une chance égale de soit subir, soit produire le racisme et la discrimination, quelles que soient les places qu’elle occupe dans les structures de pouvoir.

La (dé)négation des privilèges blancs et du racisme systémique : jamais l’une sans l’autre

Les recherches qualitatives s’inscrivant dans les Whiteness Studies ont démontré que les représentations des rapports racisés chez les AméricainEs blancHEs ne sont pas monolithiques. Ainsi, certains Euro-descendantEs reconnaissent que le racisme et la discrimination créent, encore aujourd’hui, des obstacles qui nuisent davantage aux chances de mobilité socioéconomique des groupes racisés, notamment les NoirEs (Doane, 2006 ; Mckinney, 2008). Toutefois, même parmi ceux et celles qui reconnaissent que la « race » et le racisme constituent un handicap pour certains groupes, très peu perçoivent leur propre « race », c’est-à-dire leur blanchité, comme un facteur de réussite ou de protection sur le marché, à l’école ou dans leurs relations avec la police (Feagin et O’Brien, 2003 ; Bush, 2004 ; Kolber, 2017). Autrement dit, bien que ces BlancHEs à la sensibilité antiraciste perçoivent l’existence d’inégalités ethnoraciales, peu s’en perçoivent comme les bénéficiaires, et encore moins comme les responsables.

En outre, il a été observé, dans le cadre de recherches-actions américaines, que les Euro-descendantEs tendent à devenir mal à l’aise ou à se sentir attaquéEs, voire injustement accuséEs, lorsqu’ils et elles sont misES devant les privilèges que leur procure le fait d’être socialement reconnuEs comme BlancHEs (Unzueta et Lowery ; 2008 ; Di Angelo, 2011 ; Flynn, 2015). Ce type de réaction relève de ce que Di Angelo (2011) appelle la « fragilité blanche », soit la difficulté qu’éprouvent certaines personnes blanches à supporter la moindre allusion au fait que, à titre de membres du groupe majoritaire, elles constituent les premières bénéficiaires d’un système de normes et de pratiques institutionnalisées leur assurant une distribution inégale des ressources et du pouvoir. Ironiquement, note Di Angelo (2011 : 64), les BlancHEs qui embrassent des valeurs antiracistes, soit la grande majorité, préfèrent préserver leur image de soi et leur bonne conscience plutôt que de reconnaître leur participation à un système de domination qui les avantage structurellement, en dépit et indépendamment de leurs (bonnes) intentions.

Mais cette « fragilité blanche » n’a pas que des ramifications identitaires et symboliques. La tendance des BlancHEs à réduire le racisme à une affaire de comportements et de préjugés individuels, plutôt que de l’envisager comme un problème systémique, est sous-tendue par des enjeux éminemment politiques. Selon Doane (2006 : 268), le racisme est un « concept contesté » qui fait l’objet de définitions idéales typiques concurrentes dans le champ du discours, l’une individualisante et l’autre systémique. Si la seconde définition prévalait, des correctifs structurels s’imposeraient, tant sur le plan légal que socioculturel, afin de favoriser une (re)distribution réellement color-blind du pouvoir et des ressources. Or, la raison pour laquelle les conceptions individualisantes du racisme ont davantage la cote auprès des AméricainEs BlancHEs est qu’un tel paradigme, en vertu duquel chacun et chacune peut autant être la cible que l’auteurE du racisme, débouche sur « des solutions à coût nul » pour le groupe racisant, telles que « quelques vagues engagements à la tolérance » (Doane, 2006 : 268), ou la traque aux racistes extrémistes, dont la dénonciation publique unanime et répétée conforte le groupe majoritaire dans sa conviction qu’il s’agit là d’exceptions confirmant la « règle » d’une société par ailleurs postraciale (Lentin, 2016).

2. le naufrage de la consultation sur le racisme et la discrimination systémique au québec : une manifestation de « fragilité blanche » ?

Au Québec, à l’occasion du débat autour du projet gouvernemental de consultation sur le racisme et la discrimination, on a pu observer une tension semblable à celle évoquée par Doane (2006), dans le contexte étatsunien, entre les conceptions individualisante et systémique du racisme. Rappelons d’abord certains faits. Au printemps 2017, le gouvernement libéral a mis sur pied un comité-conseil, dont j’ai moi-même fait partie, ayant pour mandat de le conseiller quant à l’objet et les modalités de la consultation que réclamait la TCRS. D’emblée, des divergences sont apparues entre la vision gouvernementale et celle de certains membres du comité-conseil, notamment parce que les représentantEs de la TCRS ont affiché leur scepticisme quant à l’indépendance de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), à qui le gouvernement voulait confier l’organisation de la consultation. Mais en amont, le titre même de la consultation a fait l’objet d’un contentieux au sein de ce comité. La proposition gouvernementale de faire porter la consultation sur « le racisme et la discrimination systémique » faisait largement consensus, à un accord grammatical près ; les représentantEs de la TCRS et certainEs universitaires, dont moi-même, proposaient que l’adjectif « systémique » soit accordé au pluriel. Le gouvernement a néanmoins tenu à accorder ce terme au singulier, afin de signifier que seule la discrimination revêtait un caractère systémique, mais pas le racisme. La suite de l’histoire est connue : après de graves problèmes de gestion interne qui ont miné la crédibilité de la CDPDJ, le gouvernement, en octobre 2017, retira à cette dernière le mandat qu’il lui avait confié, et annonça quelques jours plus tard son intention d’organiser plutôt le Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination, qui sera tenu le 5 décembre 2017.

La question qui m’intéresse ici est la suivante : pour quelles raisons la lutte contre la « discrimination systémique », contrairement à celle contre le « racisme systémique », a-t-elle trouvé grâce aux yeux du gouvernement, du moins au début du processus, pour éventuellement être écartée au profit d’objectifs plus consensuels tels que la promotion de la « diversité » et la lutte contre la discrimination… tout court ?

La notion de discrimination systémique, sous l’impulsion d’un jugement de la Cour suprême du Canada de 1987[3], a connu une certaine fortune, d’abord dans les milieux juridiques, puis universitaires et, par la suite, gouvernementaux. La discrimination systémique est définie en général comme « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de [groupes stigmatisés] » (Chicha-Pontbriand, 1989 : 85). Cette notion a certes le mérite de donner à voir que la discrimination, loin de se limiter à une somme d’actes individuels, constitue le fruit d’un réseau complexe de facteurs en interaction se renforçant mutuellement. Toutefois, parce qu’elle évoque l’image d’un système fonctionnant anonymement (presque magiquement), sans exécutantEs ni bénéficiaires, la notion de discrimination systémique, prise isolément, risque de décharger les « racisantEs » de leur responsabilité collective dans la lutte antiraciste. Les membres du groupe majoritaire seront alors moins enclinEs à se sentir concernéEs par cette lutte, et encore moins à en accepter les implications, soit le fait que les correctifs requis pour pallier les désavantages structurels subis par les minorités racisées puissent commander une forme de disempowerment de leur part, comme par exemple lorsque l’État est amené à faire une entorse au principe libéral d’égalité formelle dans le cadre de programmes d’accès à l’égalité. À mon avis, la notion de « racisme systémique » évite cet écueil en replaçant le groupe dominant au coeur du rapport social raciste[4].

Ironiquement, malgré les précautions grammaticales du gouvernement, ce qui aura fait débat, suscité une vive controverse dans les médias entre mars et octobre 2017 et, éventuellement, fait capoter le projet, ce n’est pas tant le concept de « discrimination systémique » que celui de « racisme systémique ». Ainsi, Jean-François Lisée, alors chef de l’opposition officielle à l’Assemblée nationale, considère comme « inacceptable » le fait que « l’État québécois essaie de culpabiliser les Québécois (…). La conséquence va être le procès en racisme et en xénophobie que les Québécois vont subir » (cité dans Bellerose, 2017). François Legault, chef de la Coalition Avenir Québec, déclarait quant à lui en point de presse : « Je veux dire un mot à propos du débat (…) sur le soi-disant racisme systémique (…). Actuellement, il n’y a pas un système, au Québec, de racisme (…). Les Québécois n’ont pas besoin d’une chicane identitaire, actuellement. On a besoin de rassembler les Québécois. C’est une mauvaise idée, cette commission » (Assemblée nationale du Québec, 2017). Dans le même registre, Mathieu Bock-Côté (2017), chroniqueur au Journal de Montréal, dénonçait « le procès en racisme » contre « le peuple québécois », alors que sa collègue, Sophie Durocher (2017), prédisait dans ce même journal que la « fameuse consultation sur le racisme systémique » sera « inondée de militants qui vont tenter de nous faire sentir coupables » (mes italiques). Richard Martineau, quant à lui, réagit ainsi au projet des libéraux dans le Journal de Montréal : « Il y a du racisme ici comme il y en a dans toutes les autres provinces du Canada. Mais un racisme systémique ? S’il vous plaît… (…). Pendant des jours, nous allons nous faire dire que les Québécois sont racistes, intolérants, xénophobes, fermés aux autres cultures » (Martineau, 2017a). Dans une chronique subséquente, Martineau écrivit ceci : « Et puis, soyons francs : les gens en ont ras-le-bol de cette utilisation hystérique du mot racisme. (…). La Presse a beau multiplier les reportages alarmistes et sensationnalistes sur une supposée montée en flèche de l’extrême droite, la population sait que cette bande de bozos qui jouent les matamores 1) ne sont pas très nombreux et 2) ne sont absolument pas représentatifs du Québec » (Martineau, 2017b). Ce dernier extrait est révélateur, car il reconduit une idée largement répandue dans la population selon laquelle le racisme, le seul, le vrai, ne se rencontre que chez quelques « bozos d’extrême droite », qui, par leur petit nombre et leur marginalité, constituent une exception dans une société par ailleurs postraciale.

À mon sens, l’indignation qu’a suscitée au Québec, chez plusieurs, l’idée même de tenir une consultation sur le racisme systémique relève en partie de ce que Robin Di Angelo (2011) appelle la « fragilité blanche », alors que, on l’a vu, plusieurs voix influentes se sont élevées publiquement pour dénoncer une démarche dont le seul objectif serait de « faire le procès » des QuébécoisES. Mais qui sont, au juste, ces « QuébécoisES » qu’il importerait de ne pas accuser et de ne pas culpabiliser ? On peut sans se tromper supposer qu’il s’agit, pour les personnes précitées, des QuébécoisES ditEs francophones, et en particulier ceux et celles d’origine canadienne-française. Or pour plusieurs militantEs antiracistes, si ces QuébécoisES sont effectivement interpelléEs au premier chef par la lutte contre le racisme systémique, c’est d’abord à titre de personnes « blanches » ayant un accès privilégié au pouvoir et aux ressources dans la matrice des rapports sociaux. Comme le souligne pertinemment Maxime Cervulle (2012), « la problématique de la blanchité permet (…) d’introduire une conception relationnelle et systémique du pouvoir dans l’appréhension des rapports sociaux de race » (p. 39).

Par ailleurs, outre de nombreux organismes communautaires (dont la liste serait trop longue à dresser), des acteurs et des actrices sociopolitiques ainsi que des journalistes influentEs ont repris à leur compte la notion de « racisme systémique » et appuyé publiquement le projet d’une consultation sur le sujet. C’est le cas de Québec Solidaire, qui a pris position en ce sens à plus d’une reprise. Soulignons aussi que la Confédération des syndicats nationaux (CSN, 2017), qui fait partie de la TCRS, a affirmé dans un communiqué que « lorsqu’on parle de racisme systémique, il s’agit non pas des attitudes individuelles, mais plutôt d’examiner de manière sérieuse le rôle des institutions pour rendre compte des inégalités sociales ». La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ, 2017), quant à elle, a aussi réclamé la tenue d’une commission sur le racisme systémique. Sur son site web, la FTQ définit le racisme systémique comme une situation où « un groupe de personnes racisées est victime d’une discrimination systémique », la notion de racisme étant ici, étrangement, rabattue sur celle de discrimination. Mentionnons que la Fédération des femmes du Québec (FFQ) a toujours appuyé, à partir d’une perspective féministe intersectionnelle et antiraciste, le projet de commission sur le racisme systémique. En revanche, le Conseil du statut de la femme (CSF) n’a jamais manifesté publiquement son appui à ce projet.

Enfin, dans la presse écrite, des chroniqueuses telles que Rima El Kouri de La Presse (2017) et Francine Pelletier (2017) du Devoir, ont endossé sans réserve le principe d’une consultation sur le « racisme systémique ». Des chroniqueurs tels qu’Yves Boisvert (2017) et Paul Journet (2017), de La Presse ont reconnu l’importance de tenir une consultation sur la « discrimination systémique ». Paul Journet, lui, récuse explicitement l’expression « racisme systémique », parce que le racisme, selon lui, suppose une « intention » raciste, ce dont les « systèmes » sociaux sont en général dépourvus, à quelques exceptions près (esclavagisme, apartheid, etc.). Journet explique ensuite que la discrimination systémique, elle, est une conséquence mesurable d’« une combinaison complexe d’autres facteurs comme la reconnaissance de diplômes, les ratés en francisation, le manque de réseau de contacts ou le corporatisme des ordres professionnels. Par exemple, les vétérinaires d’origine française peinent à décrocher un emploi, sans que cela ne découle d’un racisme anti-français ». Dans un tel schéma, très similaire à celui qui sous-tendait le discours gouvernemental au début des travaux du comité-conseil, la discrimination se trouve découplée du rapport social raciste qui la rend possible, si bien qu’on a affaire à un système produisant sui generis des perdantEs, les immigrantEs (raciséEs ou pas), mais dépourvu de gagnantEs et de bénéficiaires.

Il ne s’agissait pas ici de procéder à une analyse exhaustive du discours social sur cette question, mais de souligner qu’on a pu voir, à l’occasion de ce débat, qu’au Québec la notion de racisme fait partie de ces concepts équivoques contestés faisant l’objet de luttes symboliques dans l’espace public afin d’en fixer les significations sociales (Doane, 2006). Néanmoins, au bout du compte, l’idée selon laquelle le racisme ne serait l’affaire que de quelques individus déviants porteurs de préjugés semble avoir nettement prévalu, du moins politiquement, sur une conception plus systémique du racisme. Pour paraphraser Doane (2006), on peut dire qu’au Québec l’individualisation du racisme a débouché sur des solutions à coûts sinon nuls, du moins minimes, pour le groupe majoritaire, comme en fait foi la tenue du Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination en lieu et place de la (trop) controversée consultation sur le racisme systémique[5]. La question du racisme, et a fortiori celle du « racisme systémique », a été entièrement escamotée dans le cadre de ce forum, qui a essentiellement accueilli des hauts cadres d’entreprises et quelques représentantEs d’organismes sans but lucratif (OSBL) venuEs partager les bonnes pratiques de leur organisation en matière d’insertion des immigrants en emploi et de prise en compte de la diversité.

La controverse québécoise autour de la notion de racisme systémique offre un contraste frappant avec l’Ontario où, en juillet 2016, le gouvernement provincial a pu organiser sans problème des consultations sur la « lutte contre le racisme systémique et [sur] l’élimination des obstacles pour les collectivités autochtones et racialisées ». Ces consultations ont mené à la Loi de 2017 contre le racisme, dont le ministre responsable, Michael Coteau, a déclaré par communiqué qu’elle « permettra d’assurer une plus grande équité raciale et de construire un Ontario encore plus fort en luttant contre le racisme systémique » (mes italiques) (Gouvernement de l’Ontario, 2017).

Comment peut-on expliquer qu’au Québec l’idée même de racisme systémique ait suscité des réactions aussi défensives, voire hostiles, par rapport à l’Ontario ? D’une part, au Québec, le récit national dominant est encore profondément structuré par l’idée selon laquelle les CanadienNEs françaisES seraient eux-mêmes une sorte de minorité postcoloniale subalterne dans l’ensemble canadien (Bilge, 2013 : 158). Si une telle grille est en partie fondée pour le Québec d’avant la Révolution tranquille (Scott, 2016), elle est difficilement tenable s’agissant du Québec moderne. Cette « fragilité blanche », au Québec, s’explique aussi par la montée en puissance, depuis environ quinze ans, d’un nationalisme conservateur et identitaire, dont les tenants sont plus prompts à poser le groupe majoritaire en « victime » de ses minorités que l’inverse (Eid, 2016). Enfin, les réactions épidermiques que suscitent au Québec les lectures systémiques du racisme s’expliquent aussi par le souci du groupe majoritaire de préserver une image « nationale » de soi positive dans un contexte où, au cours des dernières décennies, le racisme a été fréquemment présenté, dans la presse anglo-canadienne, comme une composante inhérente au nationalisme québécois et, par extension, à la « culture » québécoise, un procédé naturalisant relevant, ironiquement, de la racisation (Potvin, 1999).

Si le concept de blanchité constitue un outil indispensable pour appréhender le racisme comme phénomène systémique, il importe par ailleurs de se pencher sur certains écueils qui peuvent compromettre l’usage de cette catégorie à des fins analytiques.

3. examen critique du concept de blanchité

Le suffixe « ité » dans blanchité n’est pas anodin. Il vise à marquer une rupture lexicale nette avec les connotations biologisantes qui traversent les notions de BlancHE et de blancheur héritées de l’imaginaire raciste du 19e siècle. En fait, il s’agit d’une catégorie d’analyse dont l’adoption est motivée par les mêmes raisons que celles qui ont mené au remplacement du sexe par le genre chez les féministes américaines, ou de l’ethnie par l’ethnicité en études ethniques. Ces mutations terminologiques ont pour fonction, non plus de renvoyer à ce que le sexe, l’ethnie et la « race » sont objectivement, mais plutôt à ce que ces construits font objectivement aux rapports sociaux (Hesse, 2007 ; Lentin, 2015). C’est pourquoi, à la suite de Sara Ahmed, je crois qu’il importe de saisir la blanchité phénoménologiquement, c’est-à-dire non pas comme une catégorie réelle, mais comme une catégorie de pratique qui structure les rapports sociaux, et dont les effets de pouvoir et de classement sont, eux, bien réels (Ahmed, 2007 : 150).

Toutefois, certainEs auteurEs ont à juste titre reproché aux Whiteness Studies leur tendance à malgré tout reconduire une conception essentialisée, statique et ahistorique de la blanchité, comme si le postulat constructiviste qui fondait ce courant était demeuré une profession de foi n’ayant pas été prolongée par une pratique de recherche conséquente (Bosa, 2010 : 140 ; Cervulle, 2012 : 44 ; Chen, 2016 ; Ahmed, 2007 : 149). Ainsi, selon Maxime Cervulle, les Critical White Studies, à travers la notion de privilège blanc, auraient trop souvent tendance « à renouer avec une forme d’essentialisme, postulant une sorte d’ontologie blanche préexistant au processus de racialisation » (Cervulle, 2012 : 44). Bastien Bosa, quant à lui, se demande si ce type de concept ne contribue pas « inévitablement à racialiser davantage le monde, en naturalisant les catégories, voire en leur donnant une légitimité qu’elles n’ont pas dans le sens commun » (Bosa, 2010 : 140). Je crois qu’il faut prendre très au sérieux ces critiques, sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. C’est pourquoi, dans les lignes qui suivent, je défendrai d’abord la pertinence et même la nécessité de mobiliser la blanchité comme catégorie d’analyse dans l’étude du racisme, tant au sein des sociétés occidentales que dans le cadre des rapports Nord-Sud. Je soutiendrai cependant que son utilisation sociologique commande un cadre d’analyse qui rompe nettement avec les significations essentialisantes dont les catégories « BlancHE » et « non-BlancHE » sont, encore aujourd’hui, trop souvent investies lorsqu’elles sont mobilisées par les auteurEs associéEs aux Whiteness Studies.

Les destins croisés de la blanchité et de l’occidentalité

Il y a un peu plus de vingt ans, Loïc Wacquant (1997) déplorait une tendance chez les sociologues du racisme à plaquer mécaniquement, pour appréhender la « race », un cadre théorique importé sans distance critique des États-Unis, quel que soit le contexte sociohistorique faisant l’objet de l’analyse. À mon avis, il faut se demander de manière analogue si la dichotomie catégorielle BlancHE/non-BlancHE est sociologiquement utilisable pour appréhender les rapports de « race » en dehors de sociétés comme les États-Unis (ou l’Afrique du Sud sous l’apartheid), où les rapports sociaux ont été historiquement structurés par une « color line », créant deux classes de citoyenNEs aux droits inégaux, les BlancHEs et les non-BlancHEs, tant sur les plans juridique, socioéconomique, que symbolique et identitaire. La question se pose dans la mesure où, dans la plupart des pays occidentaux, la catégorie de « BlancHE », bien qu’ayant évidemment nourri divers projets coloniaux, n’a jamais été inscrite dans le droit, les institutions et les consciences (individuelles et collectives) comme ce fut le cas aux États-Unis, du moins jamais de manière aussi explicite, formelle et rigide. Autrement dit, qu’est-ce qui justifie qu’on prête aujourd’hui à la catégorie de blanchité une efficacité sociologique transnationale en Occident ?

La dichotomie BlancHE/non-BlancHE a constitué l’arrière-plan symbolique — plus ou moins impensé — à l’intérieur duquel les États européens et leurs colonies de peuplement ont imaginé l’altérité et l’infériorité des Autochtones du Nouveau-Monde, des esclaves et leurs descendantEs dans les Amériques, des coloniséEs d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, puis plus tard, celle des immigrantEs des ex-colonies et de leurs descendantEs (Hage, 2000 ; Goldberg, 2002). Le racisme pseudo-scientifique du 19e siècle n’est pas étranger à ce mouvement d’universalisation de la blanchité comme catégorie à travers laquelle l’Europe et ses colonies de peuplement se sont autoreprésentées par opposition à ces Autres coloniséEs dont l’infériorisation allait justifier leur prise en charge et, bien sûr, leur exploitation et/ou leur dépossession. Il n’est donc ni abusif ni arbitraire, d’un point de vue sociologique, de considérer la blanchité comme une catégorie socialement performative, pas seulement aux États-Unis, mais dans l’ensemble des pays insérés historiquement, et encore aujourd’hui, dans des rapports géopolitiques Nord-Sud. La blanchité constitue aujourd’hui un symbole d’européanité (Lentin, 2008 ; Hage, 2000) et, plus généralement, d’occidentalité (Saïd, 1978). Mais cette catégorie ne prend son sens que par ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire en vertu de la distance symbolique, réelle ou imaginée, qui sépare la figure fantasmée de l’OccidentalE de son altérité constitutive, soit celles, tout aussi fantasmées, de ces Autres du « Tiers-Monde » qui portent leur infériorité sur leur chair et/ou dans leur être.

Cela dit, en Occident, ce par quoi on reconnaît qui est BlancHE (ou pas) ainsi que ce qu’être BlancHE veut dire varient dans le temps et en fonction du contexte national et régional. Stuart Hall (1997) disait de la « race » qu’elle constituait un « signifiant flottant » (floating signifier). Pour paraphraser Hall, on peut dire que la blanchité, qui n’est qu’un épiphénomène de la « race », est elle aussi un « signifiant flottant » à géométrie et à contenu variables. En effet, les marqueurs culturels et physiques de blanchité varient dans le temps et dans l’espace, tant au sein des sociétés occidentales que dans le cadre des rapports Nord-Sud. Les critères de différenciation entre BlancHEs et non-BlancHEs peuvent se fixer, à des degrés variables, séparément ou simultanément, sur la couleur de la peau, l’apparence physique, la langue, la religion, les valeurs et les normes culturelles, etc. En fait, ces marqueurs opèrent rarement isolément, interagissant le plus souvent mutuellement et selon des combinaisons variables dans la constitution de l’altérité par rapport à laquelle être « BlancHE » prend son sens dans un contexte sociohistorique donné. Mais si les véhicules de la blanchité changent en fonction des rapports de domination propres à chaque contexte, ses signifiés, bien qu’eux aussi variables, renvoient toujours à l’idéal fantasmé de la civilisation européenne et/ou occidentale (Hage, 2000 : 58). À ce titre, cette catégorie peut difficilement être ignorée, encore aujourd’hui, dans l’analyse du racisme en Occident.

Toutefois, dans nos sociétés occidentales « postraciales » où le racisme est socialement condamné et légalement sanctionné, la blanchité ne constitue pas, à quelques exceptions près, un marqueur d’appartenance collective valorisé et mobilisé par les membres des groupes majoritaires. À l’heure où le racisme revêt une forme culturaliste, et non plus biologique, la dichotomie BlancHE/non-BlancHE est plutôt vécue et « performée » en sous-main par le biais d’autres véhicules identitaires plus socialement respectables, tels que l’ethnicité et, par-dessus tout, la nation (Lentin, 2008 : 490 ; Song, 2014 : 114). Il est donc impossible de penser sociologiquement la blanchité contemporaine et ses frontières sans réfléchir conjointement au processus de construction de la nation et, plus précisément, aux rapports de codétermination entre la nation et la figure de l’étranger intérieur.

La nation (blanche) et ses étrangers intérieurs

Sous leurs formes doctrinales, le racisme moderne et le nationalisme, qui ont tous deux émergé en Europe au 19e siècle, ont effectivement entretenu, et entretiennent encore, des liens mutuellement nourriciers, quoique de manière contingente et non nécessaire (Balibar et Wallerstein, 1988 : 54-95). À l’origine, plusieurs des nationalismes européens ont été dirigés, dans le sillage de la Révolution française, contre des monarchies et des empires, alors que la figure du sujet national révolutionnaire, indissociable de celles du citoyen et du sujet de droit, s’élevait sur les cendres du sujet féodal. Toutefois, vers la fin du 19e siècle, sous l’impulsion de mouvements nationalistes xénophobes, les représentations du sujet national deviendront de plus en plus structurées par des schèmes racisants dans plusieurs pays d’Europe, alors que les étrangers intérieurs seront de plus en plus représentés, dans les imaginaires nationaux, comme des groupes incompatibles par nature avec la communauté nationale, conçue, elle, comme culturellement homogène et unitaire (Miles, 1993 ; Lentin, 2008 : 490). En outre, ces discours nationalistes ne visent pas tant à créer un ordre « racial » hiérarchisé, comme dans le racisme colonial, qu’à retrancher les corps indésirables et impurs de l’espace national (Hage, 2000).

Si en Europe, au tournant du 20e siècle, l’étrangeté intérieure s’incarnait bien sûr dans la figure emblématique des populations juives et tziganes, elle procédait aussi d’exodes ruraux et de mouvements migratoires intra-européens. Ainsi, les ouvriers et les ouvrières en provenance d’Europe du Sud et de l’Est qui ont migré massivement vers la France, durant la période 1880-1914, ont aussi été construitEs, à des degrés divers, comme des corps étrangers à la nation (Noiriel, 1988). Bien que ces groupes étaient racisés, leur altérité tout comme leur infériorité n’étaient pas ou peu saisies à travers le prisme colonial de la blanchité (Dornel, 2013 : 215-216). Sur le Vieux Continent, la dichotomie BlancHE/non-BlancHE, bien que socialement signifiante depuis le 17e siècle (Guillaumin, 2002), ne deviendra un réel critère de différenciation sociale entre « nationaux » et « non-nationaux » qu’à la suite des migrations postcoloniales qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale (Dornel, 2013)[6]. Par comparaison, dans les colonies européennes de peuplement telles que les États-Unis ou le Canada, si la blanchité a été chevillée aux consciences nationales dès la naissance de l’État, à partir de l’après-guerre, la figure des « BlancHEs » d’origine européenne trouve de plus en plus son unité et sa cohésion sémantiques, non plus seulement par opposition aux figures des IndienNEs et des NoirEs, mais également à celles, polymorphes, réelles ou imaginées, des populations issues de l’immigration postcoloniale.

Aujourd’hui, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, les majorités nationales tendent à mobiliser une commune occidentalité (judéo-chrétienne) comme marqueur identitaire les différenciant de leurs immigrantEs récentEs et de leurs descendantEs. Les nationalismes identitaires islamophobes qui fleurissent à l’heure actuelle en Europe, aux États-Unis et au Québec, notamment, en fournissent une preuve éclatante. Dans cette logique, la figure repoussoir des musulmanEs et de l’islam constitue l’un des (nouveaux) ferments d’une conscience nationale irriguée par le fantasme « blanc » d’une culture euro-occidentale assiégée et menacée par ses minorités (Lentin et Titley, 2011 ; Hajjat et Mohammed, 2013 ; Selod, 2015 ; Eid, 2016).

Cinquante nuances de blanc

CertainEs auteurEs ont reproché aux chercheurEs se réclamant des Whiteness Studies d’avoir créé, avec le concept de blanchité, une catégorie trop homogénéisante qui gomme toute la diversité et la complexité du groupe majoritaire (Bosa, 2010 ; Stazewich et Liodakis, 2010 ; Chen, 2017). Tirant sur ce fil, Bosa fait remarquer qu’« il ne peut évidemment pas y avoir d’attitude “blanche généralisable” » (Bosa, 2010 : 141). Or, dit-il, certains auteurEs, tels que David Roediger, semblent poser l’existence d’une communauté monolithique et unidimensionnelle de « BlancHEs ». À mon avis, une telle critique s’applique également aux travaux de McIntosh (1993), de Feagin et O’Brien (2003), de Bush (2004), de Bonilla-Silva (2006) et de bien d’autres, pour qui les BlancHEs et les non-BlancHEs semblent en effet trop souvent renvoyer à des groupes unitaires et mutuellement exclusifs. Je crois que le rapport des protagonistes de la racisation à la blanchité n’est pas uniforme, et ce, tant au sein du groupe dit racisant qu’au sein des groupes dits racisés.

Afin d’éviter le piège de la réification qui guette — et plombe en effet trop souvent — les Whiteness Studies, je suggère de concevoir les rapports entre la blanchité et la nation à travers un cadrage théorique inspiré des travaux de Ghassan Hage (2000). Pour Hage, qui s’appuie sur Bourdieu, la nationalité doit être conçue comme une forme de capital culturel qu’il appelle « capital national ». Or, pour être reconnus comme sujet national légitime, les individus doivent accumuler du capital national dans un champ où se transige, comme dans un marché, la valeur des différentes formes de capital national cumulables. La valeur du capital national accumulé est conditionnelle à la possession ou à la mobilisation de caractéristiques culturelles et physiques (ex. : traits phénotypiques, langue, accent, religion, valeurs) socialement considérées comme des marqueurs d’appartenance nationale légitimes. L’inclusion des individus dans la nation dépend alors de leur capacité à convertir leur capital national accumulé en un capital symbolique leur procurant une reconnaissance à titre de sujet légitime de la nation.

Toutefois, précise Hage (2000), la lutte des agentEs pour faire fructifier tel ou tel marqueur physique ou culturel dans le champ de la nation est foncièrement inégale, puisque, dans chaque espace national, une « aristocratie nationale » domine le champ. Celle-ci revendique des liens privilégiés quasi organiques entre, d’une part son histoire, son ethnicité, sa « culture » et, d’autre part, un territoire national conçu comme sa propriété. Parce qu’elles se posent comme les héritières naturelles de la nation, ces majorités historiques fixent la valeur des différents marqueurs d’appartenance nationale, et sanctionnent les diverses stratégies d’accumulation possibles. C’est donc « leur » culture (réelle ou imaginée) qui fournit l’étalon (invisible) à l’aune duquel le capital national des candidatEs à l’inclusion dans la nation sera jugé plus ou moins légitime. Ces majorités exercent ainsi un pouvoir gouvernemental sur la nation et, à ce titre, se sentent investies du devoir de positionner dans le champ les minorités, afin de déterminer dans quelle mesure celles-ci seront « nationalisées ». Or, précise Hage, en Occident, les majorités nationales agissent comme les dépositaires et les gardiennes d’une culture européenne judéo-chrétienne dont elles considèrent incarner l’une des multiples — mais néanmoins uniques ! — déclinaisons possibles. Les stratégies que déploient les individus et les groupes minorisés pour faire fructifier leur capital national sont donc sanctionnées en fonction de l’écart qui sépare leur capital mobilisé de l’idéal de la nation « blanche » fantasmé par le groupe majoritaire. On peut donc dire que la blanchité constitue aujourd’hui, en Occident, une devise impensée qui, sur le marché des identités, est clandestinement indexée à l’appartenance nationale.

Le cadre d’analyse bourdieusien de Hage offre, à mon sens, une réponse crédible à bon nombre des critiques que l’on peut légitimement adresser aux Whiteness Studies. Tout d’abord, il permet de penser les rapports de codétermination entre la blanchité et la nation en saisissant ces catégories telles qu’elles s’imbriquent non pas dans des doctrines structurées, mais dans des catégories de pratique structurantes intériorisées, vécues et « performées » par les sujets de la nation (Brubaker, 2004). Ensuite et surtout, le principal avantage d’une telle approche est qu’elle pose aussi l’individu, et non plus seulement le groupe, comme unité d’analyse. Ce faisant, elle donne à voir que l’accès à la blanchité et à ses privilèges varie sur trois plans : 1) entre les groupes d’ascendance européenne et les Autres raciséEs ; 2) entre les différents groupes racisés ; et 3) au sein même des groupes dits racisés et du groupe dit racisant. Si les Whiteness Studies ont bien mis au jour les critères de différenciation externe (les plans 1 et 2), elles ont en revanche négligé les critères de différenciation interne (le plan 3). Or, la perspective de Hage permet de saisir que, sociologiquement parlant, les candidatEs à l’inclusion dans la nation ne sont pas, soit BlancHEs, soit raciséEs, mais plus ou moins BlancHEs ou, ce qui revient au même, plus ou moins raciséEs, et donc occupent une place plus ou moins légitime dans l’espace symbolique de la nation. J’essaierai d’illustrer cette thèse ci-après en prenant le Québec et la France comme exemples.

Théoriquement, la plupart des marqueurs d’appartenance nationale d’ordre culturel, tels que la langue, les codes sociaux et les valeurs légitimes, sont accumulables par socialisation ou par apprentissage. Toutefois, le retour symbolique sur investissement qu’unE immigrantE, ou ses descendantEs, pourra tirer de son capital national, dans le champ de la nation, sera proportionnel à sa capacité à mobiliser et à combiner avec succès, en sous-main, les « bons » marqueurs de blanchité. Or un même individu peut cumuler à la fois des marqueurs de blanchité et des marqueurs de racisation, voyant ainsi son capital national valorisé sous certains rapports, et dévalué sous d’autres. Par exemple, au Québec ou en France aujourd’hui, si une personne porte un patronyme associé à l’arabité ou à l’islam, son capital de blanchité, et par là son capital national, s’en trouvera considérablement diminué. Toutefois, si cette même personne possède par ailleurs des caractéristiques phénotypiques associées à l’européanité et/ou s’affiche comme chrétienne et/ou maîtrise bien le français — mieux, le parle « sans accent » —, son capital de blanchité, et par là son capital national, s’en trouvera rehaussé, atténuant ainsi les effets pénalisants de son nom arabe ou de toute autre marque racisante. Au Québec et en France, une immigrante hongroise verra son capital national valorisé si elle est phénotypiquement marquée comme blanche, mais légèrement dévalué si elle parle le français en roulant ses r avec un accent slave. Au Québec, bien que l’accent français confère un fort capital symbolique dans le champ national, ce capital sera amoindri s’agissant d’un locuteur ou d’une locutrice à l’accent français, mais à l’apparence africaine ou maghrébine (stéréo)typée. En somme, plus un individu porte des marques d’altérisation l’excluant de la blanchité, moins grandes sont ses chances de réussir à convertir son capital national en appartenance nationale.

Cela dit, bien qu’il soit inutile de rappeler que la « race » n’est pas signifiée que par la marque biologique (Miles, 1993), il convient toutefois de reconnaître l’effet encore déterminant des signifiants phénotypiques dans l’imaginaire occidental de la blanchité. Ainsi, il n’est pas fortuit qu’aujourd’hui, dans toutes les sociétés occidentales, les enfants issuEs de l’immigration postcoloniale, même s’ils et elles sont néEs et socialiséEs « ici », et donc culturellement peu ou pas différenciables des Euro-descendantEs, se voient malgré tout altériséEs et inférioriséEs, ce qui, en retour, compromet sérieusement leurs chances de profiter des « privilèges blancs », quelles que soient par ailleurs leurs capacités objectives à se comporter, à penser et à parler conformément à ce qui est attendu d’un sujet national légitime. Le stigmate de la « colonialité », lorsqu’il est signifié par des marques biologico-somatiques, semble donc transmissible de génération en génération (Castel, 2007).

Il a été également reproché aux Whiteness Studies de négliger le fait que l’expérience de la blanchité varie en fonction d’autres catégories de classement social, telles que le genre et la classe notamment (Niemonen, 2010 : 64 ; Stazewich et Liodakis, 2010 ; Laurent, 2013a : 55). Comme d’autres l’ont souligné avant moi (Frankerberg, 1993 ; Kebabza, 2006 : 44 ; Ferber, 2007 ; Chen, 2017 : 19-20), l’approche intersectionnelle développée par les féministes noires américaines est indispensable à l’étude de la blanchité. Dans ce paradigme, les rapports de « race », de genre et de classe ne peuvent être analysés séparément, dans la mesure où ils sont étroitement interreliés. Il s’ensuit que l’expérience de la blanchité, tout comme l’accès aux privilèges blancs, varieront en fonction d’autres facteurs de différenciation sociale, tels que le genre assigné, l’identité de genre, la classe ou encore le handicap. Par exemple, pour Niomenen (2010), les rapports d’exploitation propres au capitalisme font en sorte que les BlancHEs des classes populaires peuvent difficilement être considéréEs comme les bénéficiaires du racisme au même titre que les BlancHEs des classes privilégiées. Il est à cet égard révélateur qu’aux États-Unis, durant la première moitié du 19e siècle, l’expression poor White trash a été adoptée par la bourgeoisie pour désigner ces BlancHEs pauvres du Sud, sans instruction ni possession, considéréEs comme l’incarnation même d’une déchéance morale et culturelle les rendant indignes de leur « race » (Laurent, 2013b). Bien que ces observations soient justes, il importe de rappeler, à la suite de W. E. B. Du Bois (2007), que le sentiment de supériorité culturelle conféré aux BlancHEs par le système raciste aux États-Unis constitue, pour les BlancHEs des classes populaires, une sorte de compensation symbolique leur permettant de mieux accepter leur subordination économique dans la structure de classe. La blanchité et/ou l’identité nationale sert alors de moteur à la création d’une appartenance communautaire unitaire qui transcende, en même temps qu’elle les masque, les inégalités de classe.

Enfin, la dé-réification de la catégorie de blanchité pour usage analytique ne serait complète sans que l’on reconnaisse que, parmi les personnes dites « blanches », certaines contestent non seulement les signifiés dominants de la blanchité, mais également la valeur même de cette catégorie dans le champ de la nation. En effet, il est possible pour certaines personnes blanches d’apprécier la valeur du capital national revendiqué par autrui à l’aune d’indicateurs découplés des marqueurs de blanchité qui, dans le champ, influent sur le cours de l’appartenance nationale (Bush, 2004 ; Doane, 2006). En d’autres termes, toute résistance aux diktats de la blanchité n’est pas forcément vaine. Toutefois, comme mentionné plus haut, il semblerait que les personnes blanches qui affirment percevoir et traiter autrui comme un être humain sans égards à sa « couleur » vont bien souvent, par ailleurs, entretenir la « fiction sincère » (Feagin et O’Brien, 2003 : 10) selon laquelle nous vivrions désormais dans une société color-blind.

conclusion

À force d’avoir fait porter l’analyse sur les victimes, la sociologie du racisme n’a pas suffisamment exploré la manière dont la « race » façonne aussi la vie des personnes socialement construites comme BlancHEs. Comme l’a souligné Toni Morrison (1992 : 11), « nous devons examiner l’impact du racisme sur ceux et celles qui le perpétuent ». À cet égard, les Whiteness Studies ont procédé non pas à une rupture avec la Critical Race Theory, dans laquelle elles s’inscrivent, mais plutôt à un déplacement de focale. Les travaux fondateurs associés à la Critical Race Theory visaient à mettre au jour les fardeaux structurels que le racisme fait peser sur les raciséEs aux États-Unis, mais laissaient dans l’ombre les privilèges tout aussi structurels dont profitent les groupes qui incarnent l’universel, donc la norme et la normalité. Au contraire, les Whiteness Studies ont entrepris de rendre visibles les multiples façons dont la blanchité ouvre au groupe majoritaire un large champ des possibles en termes d’opportunités et d’accès aux bénéfices, par comparaison avec celui, beaucoup plus restreint, qui s’offre aux personnes racisées. Qui plus est, les Whiteness Studies démontrent bien comment l’invisibilité sociale de la blanchité, renforcée par l’idéologie color-blind, contribue à masquer la nature systémique du racisme et de la discrimination. En braquant les projecteurs sur les « privilèges blancs », les Whiteness Studies ont le mérite de ne pas cantonner l’analyse du racisme aux seuls individus racistes, appréhendant au contraire cette réalité comme un rapport social de domination et d’exploitation historiquement structuré, dont la reproduction repose, par définition, sur des mécanismes systémiques.

Toutefois, tourner le regard vers les dominants, dans les rapports sociaux de « race », n’est pas sans risque, comme en témoignent, au Québec, les réactions qu’a suscitées la revendication d’une consultation sur le « racisme systémique ». Si, comme on l’a vu, des clivages idéologiques se sont assurément manifestés sur cette question dans l’espace public québécois, au bout du compte, une conception individualisante et dépolitisée du racisme aura prévalu sur la grille d’analyse systémique que la TCRS a cherché, en vain, à faire valider socialement et politiquement. En définitive, l’hypothèse selon laquelle le racisme serait « systémique » aura été jugée par le gouvernement — et s’est avérée — trop politiquement clivante, notamment parce qu’une telle approche aurait exigé la mise au jour des mécanismes rendant possibles les avantages structurels dont profitent les bénéficiaires des rapports sociaux racisés : les personnes socialement reconnues comme « Blanches ».

Par ailleurs, certainEs sociologues se méfient du concept de blanchité au motif qu’il serait trop essentialisant et réducteur. Il lui a notamment été reproché de gommer toute la diversité des cadres symboliques à travers lesquels la « race » a été et est encore imaginée en Occident. S’il faut prendre au sérieux ces critiques, il importe néanmoins de garder à l’esprit que la blanchité et la nation constituent des catégories qui, en Occident, ont entretenu historiquement des rapports de codétermination. La blanchité a été constitutive de l’idée même de nation qui prît forme dans les colonies européennes de peuplement du Nouveau-Monde, mais est aussi devenue, à partir des années 1960, la catégorie maîtresse à partir de laquelle les majorités nationales, partout en Occident, pensent désormais l’altérité intérieure de « leurs » immigrantEs originaires des sociétés postcoloniales. Toutefois, si la blanchité a accouché de l’idée d’Europe et d’Occident, dont elle est devenue une métaphore universelle (Hesse, 2007), ses signifiants et ses signifiés, eux, varient considérablement en fonction des rapports de domination qui structurent l’histoire de chaque espace national et régional.

J’ai en outre soutenu que l’approche bourdieusienne de Ghassan Hage permettait de dé-réifier réellement le concept de blanchité. Dans cette optique, les immigrantEs et leurs descendantEs peuvent aspirer, dans un champ national donné, à être « nationaliséEs » par ceux et celles qui jouissent a priori du statut de sujet national légitime (les « majorités historiques »). Pour ce faire, ces personnes doivent accumuler du capital national légitime en mobilisant les caractéristiques physiques et culturelles appropriées. Or, dans la plupart des sociétés occidentales, la valeur du capital national des personnes minorisées sera tributaire de leur capacité à posséder ou à se faire reconnaître des attributs qui correspondent à l’idéal fantasmé de la blanchité. Autrement dit, le capital de blanchité reconnu aux personnes minorisées influe — à la dérobée — sur leur capacité à se faire reconnaître comme sujet national légitime. Il incombe alors au sociologue d’identifier comment, dans un contexte sociohistorique donné, certains marqueurs physiques et culturels ont pour effet d’hypothéquer ou de maximiser le capital de blanchité des individus et, par voie de conséquence, leurs capacités à se faire reconnaître comme sujets nationaux légitimes.

Pour parachever la dé-réification de la notion de blanchité, il importe d’appréhender cette catégorie à partir d’une approche intersectionnelle. L’expérience de la blanchité et des privilèges qui en dérivent varie en fonction des rapports mutuellement structurants entre la « race » et d’autres catégories de hiérarchisation sociale. Ainsi, une personne occupant une position de dominance dans les rapports sociaux racisés peut par ailleurs occuper une position subalterne dans les rapports de genre et/ou de classe. Enfin, les BlancHEs ne sont pas condamnéEs à intérioriser le « regard blanc » (white gaze) dans leurs rapports avec les non-BlancHEs. Ainsi, certaines personnes perçues comme blanches arrivent, de manière générale ou situationnelle, à prendre une distance critique de la symbolique dominante de la blanchité. Toutefois, la force de l’idéologie color-blind est aujourd’hui telle en Occident que peu parmi elles perçoivent les privilèges structurels que leur confère leur propre blanchité.

S’il est vrai que les BlancHEs et les non-BlancHEs constituent des communautés à l’unité imaginaire, mais aux effets de classement réels, il importe, comme sociologue, de ne pas les analyser en s’armant des mêmes schèmes essentialisants que ceux à travers lesquels les acteurs et les actrices tendent à se représenter l’altérité et leurs propres identités. Il s’agit selon moi d’un défi pour lequel le concept de blanchité, s’il est adéquatement compris, est bien taillé.