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Au sein de l’Association chorégraphique de Lichterfelde, Monsieur Otto Blank s’exprima sur un triste thème : pourquoi l’amour s’éteint-il ?
Voici une question des plus intéressantes, car chaque jeune homme ne devrait-il pas non seulement se donner à l’extinction de l’amour, mais aussi en comprendre ses causes ?
Il y avait beaucoup de jeunes hommes dans la salle ; on pouvait lire sur leur visage soit le début, soit la fin de l’amour. Les jeunes femmes aussi présentes, puisque pour éteindre l’amour, il faut absolument être deux (nous en apprendrons davantage au cours de ce récit), prenaient des airs détachés, comme si l’amour avait autant d’importance qu’une banale panne de courant chez la grand-tante de Magdebourg.
Elles montrent bien de la fierté, ces dames-là.
Et de la timidité aussi. Elles étaient effectivement assises au dernier rang et se gardaient bien de se rapprocher un peu.
Au contraire, les jeunes hommes se montraient ostensiblement intéressés par le sujet et s’étaient placés aux tout premiers rangs, pour, en quelque sorte, s’abreuver du savoir au sortir des lèvres.
On voyait aussi de respectables couples d’amoureux. Ils étaient assis ensemble et s’appliquaient à comparer les affirmations apodictiques des conférenciers avec les symptômes se manifestant dans leur vie commune. Ils se rabaissaient ainsi à devenir des objets de démonstration et des preuves vivantes appuyant les théories du maître Blank.
Les couples de mariés n’étaient que peu représentés ; ceux qui étaient là se montraient si sûrs d’eux et avaient une attitude si Nous-sommes-au-dessus-de-l’amour qu’ils semblaient incarner la conception même du mariage. Ils honoraient l’assemblée de leur présence afin de contrôler ce que l’on disait sur l’extinction de l’amour. On n’avait qu’à les regarder pour deviner immédiatement qu’ils savaient tout et qu’ils n’avaient guère besoin d’écouter.
Certains avaient absurdement emmené leurs enfants ; en quelque sorte, ils représentaient la suite logique à l’extinction de l’amour.
Le conférencier offrait un visage impassible, sans la moindre trace d’une quelconque expérience vécue, et dont les traits étaient aussi anodins et vierges qu’un tableau noir parfaitement nettoyé de sa craie.
Il animait cependant sa conférence en se vantant de sa « riche expérience de vie », celle mise spécialement à sa disposition pour l’occasion. J’ai l’impérieux sentiment qu’il ne vive son savoir que dans son métier de conseiller sur l’amour ; bien qu’elle soit si riche, cette expérience.
Il affirmait en effet que l’extinction de l’amour était causée par : 1. la pauvreté ; 2. le tempérament ; et 3. « de nouvelles influences d’autre nature ».
La pauvreté, expliquait-il, était un « mauvais compagnon ». Le mot du poète, « Il y a assez de place dans la plus petite retraite », ne se vérifierait en aucun cas. Le poète n’aurait vraisemblablement aucune idée de la petite retraite en question.
Le tempérament — il parle ici de passion — est dangereux, car il use et émousse les sentiments par son « utilisation fréquente ». La magie s’éteint au bout d’un trimestre. Les « nouvelles influences », qu’elles soient des personnes, des expériences vécues, un milieu différent, une nouvelle profession, etc., sont des distractions possibles des amoureux. De toutes les paroles des poètes sur l’amour, une seule serait véridique : « Ceux qui s’unissent pour toujours doivent donc s’assurer que leurs coeurs se répondent[1]. » Malgré tout, le conférencier ne prêchait guère l’amour libre, parce que, premièrement, celui-ci « émousse la conscience » et, deuxièmement, parce que nous ne sommes pas « encore prêts ».
« Cela mettra encore des siècles », proclama-t-il, pendant que ses yeux grands ouverts de prophète s’échappaient de l’auditoire pour aller rejoindre un avenir bleuté.
De ce voyage, il ne revint qu’à la fin de son discours, qui s’acheva dans la glorification de « l’amour vrai ».
Les couples de mariés se donnaient tendrement des petits coups de coude, et quelques jeunes femmes osèrent gagner les premiers rangs.
Les visages des couples d’amoureux s’illuminèrent intimement, faisant s’assombrir la lueur des trois ampoules électriques.
Les jeunes hommes libres affichèrent des mines incrédules et déçues.
Hélas ! ils étaient venus pour assister à la danse lubrique de termes et mots impudiques, mais ils endurèrent à la place le bal pieux de sermons moralisateurs.
Ils décidèrent de trouver une compensation ailleurs, Lichterfelde ne manquant pas non plus d’occasions.
Les petits enfants sortirent de la salle en trottinant, à la main de leur mère, et commencèrent à croître vers l’amour comme les azalées après une pluie d’été.
Et je sentais l’amour se réveiller dans mon coeur. Malgré tout !
Appendices
Note
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[1]
Schiller, F. (1965), “Das Lied von der Glocke” in F. S. Sämtliche Gedichte II, Munich, dtv, p. 187-197. (NdT)