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Former des concepts, c’est une manière de vivre et non de tuer la vie ; c’est une façon de vivre dans une relative mobilité et non pas une tentative pour immobiliser la vie ; c’est manifester, parmi ces milliards de vivants qui informent leur milieu et s’informent à partir de lui, une innovation qu’on jugera comme on voudra, infime ou considérable : un type bien particulier d’information.

Michel Foucault, « La vie : l’expérience et la science »

L’idée que je voudrais développer est la suivante : en proposant le concept de biopolitique, Michel Foucault a ouvert un formidable chantier qui était fondé sur une intuition lumineuse, mais dont, paradoxalement, il n’a peut-être pas traité le coeur — à savoir la vie même. Non faute de temps, parce que la fin prématurée de sa propre existence ne lui en aurait pas laissé le loisir, mais par une forme d’évitement, puisque à peine le chantier ouvert, il s’en est rapidement détourné pour s’intéresser à d’autres questions et produire d’autres concepts, ceux de gouvernementalité et de subjectivation notamment, qui constituent la matière de ce que l’on peut considérer comme son troisième moment intellectuel : après l’archéologie et la généalogie, l’herméneutique du sujet. La « biopolitique », en tant qu’elle est — littéralement — une politique de la vie, c’est-à-dire une politique qui a le vivant pour objet et les vivants pour sujets, il l’a au fond déplacée pour en faire essentiellement une politique des populations, celle qui mesure et régule, construit et produit des collectivités humaines à travers des taux de mortalité et des programmes de planification familiale, à travers des règles d’hygiène et des contrôles des flux migratoires. En contrepoint de l’« anatomopolitique », conçue, elle, comme l’ensemble des disciplines qui s’exercent sur les corps, qui contraignent et enveloppent les comportements, qui dessinent et déterminent un ordre social des choses, la biopolitique constitue le biopouvoir, autrement dit le pouvoir sur la vie, fugacement, mais décisivement, théorisé autour de 1976, en particulier dans le dernier chapitre de La volonté de savoir.

Relisons le texte de la fameuse conférence prononcée, précisément cette année-là, à l’Université de Bahia et intitulée « Les mailles du pouvoir ». Michel Foucault y affirme : « La vie est devenue maintenant un objet du pouvoir. Jadis, il n’y avait que des sujets juridiques dont on pouvait retirer les biens, la vie aussi d’ailleurs. Maintenant, il y a des corps et des populations » (1994, p. 194). La vie se dissout donc dans ces deux objets : les corps et les populations. Soit, dans la perspective d’une analyse du pouvoir : la discipline et la régulation, l’anatomopolitique et la biopolitique. La question de la vie elle-même, comme forme et comme enjeu, comme ce qui constitue la matière du vivant et ce qui fait l’expérience des vivants, la vie dans sa signification savante et dans le sens commun semble s’effacer à mesure que l’on entre dans ce qu’il appelle d’abord « pouvoir normalisateur » (1976, p. 190) et à quoi il réserve un traitement critique et, du reste, d’inspiration marxiste, puis qu’il transforme plus positivement en « technologie politique » (1994, p. 813), pour penser aussi bien la raison d’État que le souci de soi. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que, plus que la vie en tant que telle, ce qui intéresse alors Michel Foucault, ce sont les pratiques sociales qui s’exercent sur les corps et les populations et qui, bien entendu, influent sur le cours des existences individuelles et histoires collectives : c’est donc le gouvernement des corps et le gouvernement des populations, plutôt que le gouvernement de la vie — du vivant et des vivants — en somme. La voie ainsi tracée a été assurément féconde pour les sciences sociales, et notamment pour la sociologie, autour de la médicalisation (Pinell, 1996 ; Conrad, 1992), de la psychologisation (Castel, 1981 ; Rose, 1989), de l’administration des risques (Ewald, 1986 ; Beck, 1992), de la gestion des pauvres (Donzelot, 1984 ; Dean, 1991), du contrôle des corps (Vigarello, 1978 ; Turner, 1992) et des pratiques autour de la naissance et de la mort (Memmi, 2003 ; Lock, 2002). L’hypothèse que je formule est que, dans cette vaste entreprise collective, il se pourrait qu’on ait laissé échapper la substance de la vie.

Lignées et territoires

Contre la représentation que l’on se faisait alors de ses travaux, Michel Foucault avait déclaré, en marge d’un livre qui lui était consacré : « Ce n’est pas le pouvoir, mais le sujet, qui constitue le thème général de mes recherches » (1984, p. 298). Pour rendre compte plus justement de son oeuvre, et singulièrement de sa dernière partie, il faudrait pourtant ajouter, présent en filigrane, toujours là mais jamais complètement traité, un troisième terme : la vie. À ce concept, il accorde du reste suffisamment de prix pour en faire l’objet de l’ultime texte auquel il accordera son imprimatur avant de mourir : « La vie : l’expérience et la science », texte publié par la Revue de métaphysique et de morale un an plus tard. Il est vrai qu’il s’agit pour lui de participer à un hommage collectif rendu à son maître Georges Canguilhem par une revue de philosophie. Mais on peut y voir, de manière moins circonstancielle, la permanence d’une préoccupation à laquelle il revient sans cesse sans jamais s’y consacrer tout entier. Dans cet article, il reconstruit la pensée de son temps autour d’une distinction qu’il fait remonter à deux lectures différentes de la phénoménologie husserlienne : d’un côté, s’est formée « une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet », avec Sartre et Merleau-Ponty ; de l’autre, s’est développée « une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept », avec Cavaillès ou Bachelard (1994, p. 764). Bien qu’il ne le dise pas explicitement, et même s’il affiche son affinité humaine et politique avec les seconds plus qu’avec les premiers, il n’en reste pas moins qu’on peut lire l’oeuvre de Michel Foucault comme une tentative de rapprocher ces deux pôles, « l’archéologie du savoir » (qui inclut les sciences de la vie) se rattachant à la tradition rationaliste (1969) et « l’herméneutique du sujet » (qui est l’exploration d’une éthique de la vie) s’inscrivant dans une filiation subjectiviste (2001). Qu’il n’en ait pas réussi la synthèse, peut-être impossible au demeurant, est probable au regard de la distance intellectuelle — et pas seulement chronologique — qui sépare la Naissance de la clinique (1963) des Usages des plaisirs (1984a). Il n’en reste pas moins que tout au long de son oeuvre, la question de la constitution du sujet et de ses pratiques est indissociable d’une interrogation sur la construction du savoir et de ses catégories. En ce sens, si l’on peut souscrire au sous-titre qu’Hubert Dreyfus et Paul Rabinow donnent à la version française de leur exégèse de l’oeuvre foucaldienne, « Au-delà de l’objectivité et de la subjectivité » (1984), c’est immédiatement pour ajouter que, de part en part, la pensée de Michel Foucault est animée par un double souci de mettre à jour à la fois les techniques d’objectivation et les technologies de subjectivation. La vie, en tant qu’elle est à la fois le produit du vivant et l’expression des vivants, se situe précisément sur cette ligne de crête. Il l’effleure et la contourne pourtant plus qu’il ne s’y engage véritablement.

Pensées retrouvées

Ce faisant, il se démarque d’ailleurs de deux philosophes dont tout aurait pu laisser croire qu’ils étaient plus manifestement présents dans ses travaux. L’un, pour des raisons de familiarité personnelle et même d’héritage intellectuel : c’est Georges Canguilhem. L’autre, à cause d’une apparente proximité thématique et d’une influence croissante à l’époque : c’est Hannah Arendt. D’un côté, Georges Canguilhem, dont Michel Foucault connaissait évidemment bien les travaux — il écrit de son oeuvre qu’elle est « austère, volontairement bien délimitée et soigneusement vouée à un domaine particulier de l’histoire des sciences » (1994, p. 763) —, a concentré tous ses efforts, notamment dans Le normal et le pathologique (1966) et surtout dans ses Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968), à étudier ce qui fait la matérialité de la vie, c’est-à-dire le vivant biologique, et ce qui le relie à l’expérience de la vie, c’est-à-dire au vécu expérientiel. Ainsi que le rappelle Paul Rabinow (1996), pour cet auteur, c’est toutefois bien le premier sens (la forme au participe présent : le « vivant ») qui contrôle le second (le mot au participe passé : le « vécu »). De l’autre côté, Hannah Arendt, que Michel Foucault ne pouvait pas ignorer, mais qu’il ne cite jamais — en réalité, il est une fois interrogé à son sujet et prend prudemment ses distances à l’égard de la distinction entre relations de pouvoir et de domination qu’il juge « un peu verbale » (1994, p. 589) —, a placé elle aussi la vie au centre de son oeuvre, depuis la typologie des trois formes de la « vita activa » dans La condition de l’homme moderne (1961) jusqu’à l’analyse critique du « processus vital » comme moteur de l’histoire dans son Essai sur la révolution (1967). C’est à partir du constat de cette rencontre manquée entre les deux penseurs et de leur nécessaire complémentarité que Giorgio Agamben (1997) élabore sa propre théorie de l’« homo sacer » et de la « vie nue ».

Double absence remarquable, donc, dans l’oeuvre de Michel Foucault, que celle de ces deux philosophes pour qui la vie était au coeur d’une réflexion épistémologique dans le premier cas, d’une théorie morale dans le second, et dont il ne fait nul usage au moment de construire son concept de biopolitique. Aussi éloignés qu’ils soient du reste l’un de l’autre, Georges Canguilhem et Hannah Arendt témoignent d’étonnantes convergences. Dans leur formulation, d’abord : l’un comme l’autre redoublent l’intensité signifiante du mot en lui adjoignant un adjectif similaire, le premier parlant de la « vie elle-même » (Canguilhem, 1966), la seconde de la « vie même » (Arendt, 1967). Dans leur référentiel, ensuite : tous deux puisent chez Aristote la matière de leur théorie, l’un pour lier le concept et la vie (Canguilhem, 1968), l’autre pour penser le sens et la vie (Arendt, 1961). Les deux voies qu’ils ont ouvertes — la science du vivant pour Georges Canguilhem, la politique des vivants pour Hannah Arendt —, Michel Foucault ne les emprunte pratiquement pas. Au regard du rôle crucial que la biologie joue, depuis le xixe siècle, dans la construction du sujet humain, et de la radicalisation, tout au long du xxe siècle, d’une forme de biohistoire, le fait n’est pas anodin.

Une exception, cependant : son cours au Collège de France de 1976 « Il faut défendre la société » (1997). Seul moment que l’on pourrait qualifier de tragique dans son oeuvre, ce cycle de conférences rassemble autour du thème de la « guerre des races » la question biologique et la question politique. Pendant un court instant, la biopolitique, telle qu’il la pense, fait droit à la violence, à l’eugénisme et au génocide, à la biologie du racisme et à la politique du nazisme, à l’exclusion et à l’extermination de l’autre sur la base de la naturalisation de sa différence dans le monde occidental comme dans l’Empire colonial, autrement dit de l’inscription de la zoé au coeur de la bios, si l’on adopte la distinction qui reste implicite chez Aristote (1995), mais qu’Hannah Arendt (1961) puis Giorgio Agamben (1997) vont rendre explicite et surtout heuristique : la zoé, vie physique de l’être vivant, celle de l’humain comme de l’animal ; la bios, vie inscrite dans un espace social, propre à l’humain en tant qu’il est un animal politique. Voie sombre que suivront un Michael Taussig (1987) pour son voyage au coeur des ténèbres amazoniennes et un Achille Mbembe (2003) dans son exploration antonymique des nécropolitiques africaines.

Très vite, pourtant, par l’effet d’un glissement significatif, les cours suivants (1989) reprendront la thématique du gouvernement des populations (et des biens) — sécurité, libéralisme — puis du gouvernement des corps (et des âmes) — sexualité, plaisir. Trajectoire qui aboutit au « souci de soi » comme enjeu éthique dans lequel s’absorbe la politique (1984b) : interrogé sur cette relation entre éthique et politique, Michel Foucault répondra d’ailleurs que c’est le gouvernement de soi qui, in fine, devient le modèle du gouvernement des autres, non par transposition des mêmes procédures, mais en fondant une exigence première (2001). La vie se subsume en quelque sorte dans le bien vivre comme la politique dans l’éthique. Dans la terminologie aristotélicienne, on est ici dans la vie bonne.

Ce que je voudrais, pour ma part, reprendre, c’est la tension inaugurale entre la zoé et la bios, entre la vie nue et la vie sociale, que saisissait Michel Foucault dans une formule célèbre : « L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » (1976, p. 188). C’est l’actualité de cette question qu’il nous faut aujourd’hui nous efforcer d’appréhender.

Chantiers ouverts

Dans la mesure où Michel Foucault lui-même s’en est éloigné après l’avoir commencé, il revient peut-être aux sciences sociales de remettre l’ouvrage sur le métier. Pour la sociologie et pour l’anthropologie, ce ne serait là qu’un juste retour des choses, une réponse à la critique, assez largement justifiée lorsqu’il la formulait, que le philosophe adressait à ces disciplines savantes, d’aborder le pouvoir, lorsqu’il s’agissait de nos sociétés, à travers une sociologie juridique qui assimile le pouvoir à la loi, et lorsqu’il s’agissait de sociétés différentes, comme une ethnologie de la règle qui lie le pouvoir et la prohibition. De la même manière qu’il s’est efforcé de reproblématiser le pouvoir, je suggère qu’il nous faut aujourd’hui reproblématiser les biopolitiques, ou plus précisément et plus explicitement : les politiques de la vie, formulation évidemment proche de celle qu’a récemment proposée Nikolas Rose (2001) parlant de « politics of life itself ».

Mais de quelle vie s’agit-il ? Ou plus exactement, quelle est l’étendue du territoire que l’on peut appréhender sous la désignation de politiques de la vie ? En reprenant la double tradition précédemment évoquée, on peut dire que ce territoire s’étend de la vie du vivant qu’étudie Georges Canguilhem, donnée biologique et matérielle, avec les représentations et les pratiques qui s’y réfèrent, à la vie des vivants qu’analyse Hannah Arendt, réalité sociale et expérientielle, avec les représentations et les pratiques auxquelles elle donne lieu (Fassin, 2000). L’horizon, d’un côté, c’est le laboratoire et la bioinformatique, l’immunologie clinique et le séquençage génétique, la procréation médicalement assistée et la thérapie oncologique, qu’étudient Paul Rabinow (1999), David Napier (2003), Rayna Rapp (2000) ou Ilana Löwy (1996) ; de l’autre, c’est la cité et le camp, les réfugiés et les déplacés, la protection sociale et les programmes sécuritaires, tels que les analysent Giorgio Agamben (2003), Zygmunt Bauman (1998), Liisa Malkki (1995) ou Michel Agier (2002). Un territoire, vaste et hétérogène, qui s’étendrait, en somme, de la zoé à la bios. En justifieraient la pertinence non pas cette double étymologie et l’ambiguïté fondatrice de la vie qu’elle révèle, mais bien plus efficacement, les observations empiriques appelant une formulation théorique.

À cet égard, il importe de comprendre que cette polarisation ne définit pas — et peut-être moins que jamais — des domaines aux frontières étanches. On pourrait même dire que la vie n’est nulle part mieux saisie que lorsque les deux dimensions, le vivant et les vivants, se rencontrent. Il en est ainsi d’un ensemble de travaux récents, en anthropologie notamment, qui se construisent par allers et retours entre les lieux de la science biomédicale et les espaces de la vie quotidienne. L’enquête d’Adriana Petryna sur les suites de la catastrophe de Tchernobyl, significativement intitulée Life Exposed (2002), fait apparaître, à travers le traitement social différentiel des personnes en fonction de leur exposition aux radiations toxiques, la constitution d’une « citoyenneté biologique ». La recherche de Joao Biehl sur une zone marginale de Porto Alegre, tout aussi symboliquement publiée sous le titre Vita (2005), dévoile les conditions de la découverte et de la prise en charge d’une maladie dégénérative héréditaire entre « expression génétique et abandon social ». Parce qu’ils lient la vie biologique et la vie sociale, ces travaux, entre zoé et bios, se situent au coeur des biopolitiques contemporaines, là où elles se redéfinissent en permanence.

Morale et politique

C’est dans cette perspective que j’ai moi-même développé mes travaux sur la gestion des étrangers en France (Fassin, 2005a) — entre restrictions à l’immigration légale et développement de la raison humanitaire, entre recul de l’asile politique et demande d’expertise médicale — et sur l’épidémie de sida en Afrique du Sud (Fassin, 2007) — entre polémique internationale sur l’origine virale de la maladie et souffrance des malades relégués dans les anciens homelands, entre bataille du médicament et violence des townships, entre recherches sur le vaccin et accusations de génocide.

Une telle investigation, aux frontières de la vie nue et de la vie sociale, du vivant et du vécu, là où la biologie rencontre la politique, appelle peut-être une orientation nouvelle dans l’exploration des biopolitiques. Cette orientation, je la qualifierai de morale au sens où il s’agit non pas de définir des normes et des valeurs, de délimiter le bien et le mal, le juste et l’inique, la vérité et le mensonge, mais bien d’examiner comment se constituent, dans un cadre historique et géographique donné, ces normes et ces valeurs, ces lignes de partage entre le bien et le mal, le juste et l’inique, la vérité et le mensonge (Fassin, 2005b). Notons, du reste, que le projet d’une anthropologie morale ainsi proposé demeure profondément en cohérence avec la pensée de Michel Foucault, tout particulièrement dans ce qu’elle prolonge la réflexion critique de Nietzsche sur la généalogie de la morale, loin du discours moral de la philosophie (1964). Qu’on ne s’y méprenne pas cependant. La réhabilitation d’une réflexion morale ne signifie aucunement le renoncement à une analyse politique. Bien au contraire, la première complète et enrichit la seconde. Quelles sont donc les normes et les valeurs qui sous-tendent les politiques de la vie dans les sociétés contemporaines ? En quoi informent-elles la production et le renouvellement de la catégorie d’humanité telle qu’elle s’est constituée au xviiie siècle, à la fois en tant qu’espèce (collectif biologique partageant les mêmes caractéristiques) et que sentiment (reconnaissance politique d’une appartenance commune au monde) ? Telles sont les questions auxquelles je voudrais apporter des éléments de réponse qui me semblent prolonger la pensée foucaldienne dans des territoires où elle ne semble pas vouloir s’aventurer. Ce cheminement, c’est encore avec les mêmes deux philosophes qu’on peut l’entreprendre.

La matière des vies

Dans une remarque rarement reprise, Georges Canguilhem souligne un paradoxe que je crois crucial à l’analyse des politiques de la vie :

Tout se passe, écrit-il, comme si une société avait « la mortalité qui lui convient », le nombre des morts et leur répartition aux différents âges traduisant l’importance que donne ou non une société à la prolongation de la vie. En somme, les techniques d’hygiène collective qui tendent à prolonger la vie humaine ou les habitudes de négligence qui ont pour résultat de l’abréger dépendant du prix attaché à la vie dans une société donnée, c’est finalement un jugement de valeur qui s’exprime dans ce nombre abstrait qu’est la durée de vie moyenne. La durée de vie moyenne n’est pas la durée de vie biologiquement normale, mais elle est en un sens la durée de vie socialement normative.

1966, p. 103

Cette réflexion, par laquelle il oppose du reste la pensée d’un naturaliste, Buffon, qui « considérait l’homme du même oeil de biologiste qu’il le faisait pour le lapin ou le chameau », et d’un sociologue, Halbwachs, qui « traite la mort comme un phénomène social », formule un fait essentiel, à savoir que la quantité mesurée de vie, en tant que réalité démographique, celle qu’on indique par une espérance de vie, implique et dévoile une qualité estimée de la vie, en tant que production sociale, c’est-à-dire en fonction des choix faits par la société en matière de préservation de la vie. De ce point de vue, pour reprendre, en la détournant quelque peu, une expression forgée au xixe siècle, mais abandonnée au xxe, la statistique est toujours une morale. De ce point de vue aussi, la question de la vie ne peut jamais être pensée séparément de la question de l’inégalité.

C’est bien ce que relève, avec le talent rhétorique et la posture idéologique qu’on lui connaît, le président sud-africain Thabo Mbeki lorsque, dans son fameux discours d’ouverture de la conférence internationale sur le sida à Durban en juillet 2000, il déclare, usant d’une image expressive :

Dans l’espace d’une journée, des passagers allant du Japon en Ouganda quittent le pays avec l’espérance de vie la plus élevée du monde, presque soixante-dix-neuf ans, et atterrissent dans l’un des pays avec le niveau le plus bas, à peine quarante-deux ans. Une journée de distance par avion, mais la moitié d’une vie de différence sur le sol.

Fassin, 2002, p. 317

Les écarts ne se mesurent d’ailleurs pas seulement entre les nations, on les constate entre les différentes catégories sociales d’un même pays. Ainsi, en France, qui se classe sur ce plan au dernier rang de l’Europe de l’Ouest, il reste en moyenne neuf années de moins à vivre à un ouvrier non qualifié de trente-cinq ans qu’à un ingénieur ou un professeur du même âge. Il ne s’agit nullement là des effets d’un dysfonctionnement médical, puisque la France se situe à la première place en ce qui concerne la performance de son système de santé, mais bien des conséquences des politiques de justice sociale, puisqu’elle est parmi les pays occidentaux où les disparités de revenus sont les plus élevées (Leclerc et al., 2000). À l’échelle de la planète comme au niveau d’une société donnée, ce sont bien des choix collectifs qui déterminent en large part ce que sera la vie des vivants.

Le plus souvent, ces choix sont implicites et il est rare qu’un gouvernement démocratique, aujourd’hui, énonce publiquement qu’il décide de faire vivre certains moins longtemps que d’autres, voire de sacrifier certains pour en sauver d’autres. Il arrive cependant qu’ils soient explicites. Tel est de plus en plus souvent le cas des situations de guerre. Ainsi que l’a montré Michael Ignatieff (2001) à propos de l’intervention des forces de l’OTAN — de fait essentiellement de l’armée des États-Unis — au Kosovo et en Serbie en 1999, la décision a été prise, afin d’épargner la vie des pilotes nord-américains, de faire voler leurs avions à une altitude suffisante pour qu’ils soient à l’abri des défenses anti-aériennes de leurs ennemis, ce qui avait comme conséquence anticipée de rendre les bombardements beaucoup moins précis sur les cibles visées : il n’y eut pas de victimes dans les troupes de l’OTAN, mais les bombardements firent cinq cents morts parmi les populations civiles. Dans la terminologie militaire alors employée, la doctrine du « zéro mort » impliquait la survenue inévitable de « dommages collatéraux ». Pendant les deux guerres d’Irak, les mêmes principes — et le même langage — furent mis en oeuvre, avec des conséquences bien plus graves, mais on ne connut jamais le nombre de décès, car personne n’avait intérêt à les dénombrer.

Il s’agit là de situations extrêmes ou spécifiques, objectera-t-on peut-être. Pourtant, il ne serait pas difficile de montrer que gouverner, y compris dans un monde occidental pacifié, c’est — à travers une multitude de décisions prises, petites et grandes, en matière de politiques de l’emploi et de protection sociale, en matière de systèmes de soins et d’éducation, en matière de contrôle de l’immigration et d’assistance humanitaire — faire des choix que l’on peut qualifier de « tragiques », au sens où les définissent les sociologues qui ont travaillé sur les greffes d’organe (Calabresi et Bobbit, 1978) : des choix portant sur l’allocation de biens rares dont la répartition concerne directement ou indirectement la durée et la qualité de vie des personnes. Cette réalité n’est du reste pas une construction qu’un regard surplombant des sciences sociales mettrait hypothétiquement à jour. Elle est une expérience vécue ou tout au moins exprimée dans le discours des réfugiés ici, des malades du sida là-bas, de celles et ceux qui constatent quotidiennement combien leur vie est de peu de valeur pour la société dans laquelle ils vivent. Que Michel Foucault, si conscient de la manière dont le pouvoir s’exprimait dans des technologies de régulation des êtres vivants et si engagé lui-même dans des luttes sociales aux côtés de catégories dominées, n’ait jamais pris la mesure de la pertinence théorique de la question des inégalités dans sa conceptualisation des biopolitiques en dit probablement long sur sa volonté de prendre ses distances par rapport aux thèses marxistes, comme il s’en explique souvent. L’enjeu théorique est du reste plus large : c’est l’introduction du matérialisme dans l’analyse des politiques de la vie, là où Michel Foucault en donne avant tout une lecture qu’a posteriori on appellerait constructiviste. Matérialisme qui n’est pas seulement, au sens de Marx, celui des conditions structurelles qui déterminent en large part les conditions de vie des membres d’une société donnée, mais qui est aussi, au sens de Georges Canguilhem, celui de la substance même du vivant, de sa matérialité, de sa longévité, de sa forme, et des inégalités qui s’y impriment.

Le sens de la vie

Mais il est une autre dimension morale des politiques de la vie. Elle ne différencie plus les vies entre elles, c’est-à-dire les existences des pauvres et des riches, des dominés et des dominants, des faibles et des puissants, en termes de quantité et de qualité. Elle distingue la vie elle-même en ses différentes significations. Ainsi Hannah Arendt souligne-t-elle comment on passe de la vie comme réalité biologique à la vie comme réalité biographique :

Bornée par un commencement et par une fin, cette vie suit un mouvement strictement linéaire causé par le même moteur biologique qui anime tous les vivants et qui conserve perpétuellement le mouvement cyclique naturel. La principale caractéristique de cette vie spécifiquement humaine, dont l’apparition et la disparition constituent des événements de-ce-monde, c’est d’être elle-même toujours emplie d’événements qui à la fin peuvent être racontés, peuvent fonder une biographie. C’est de cette vie, bios par opposition à la simple zoé, qu’Aristote disait qu’elle est en quelque manière une sorte de praxis.

1961, p. 143

La vie que l’on se contente de vivre se différencie donc de la vie dont on peut vraiment dire qu’on l’a vécue. Entre les deux, le langage, qui est ce qui fait l’homme, et la cité, qui est l’espace du politique. Pour Hannah Arendt, la menace, celle des totalitarismes comme des impérialismes, était de réduire l’autre — l’ennemi, le colonisé, l’immigré, le Juif — de la bios vers la zoé, de la vie sociale vers la vie biologique. De cette réduction, les camps marquent l’aboutissement, des camps d’extermination nazis aux camps de réfugiés contemporains, non parce que les objectifs poursuivis seraient les mêmes, mais parce qu’ils ont en commun de ne reconnaître que la vie nue de l’individu, dans un cas pour les tuer, dans l’autre pour les sauver.

Contre l’affirmation de Giorgio Agamben, selon lequel « nous assistons aujourd’hui à une séparation de l’humanitaire et du politique » (1997, p. 144), il nous faut toutefois penser que l’humanitaire est devenu la forme par excellence des politiques de la vie. Il faut entendre « humanitaire » non pas comme le champ autodélimité par les agents des grandes organisations non gouvernementales, mais comme une catégorie reposant sur le principe d’un traitement moral de la vie humaine qui est placée au-dessus des autres valeurs et faisant l’objet de disputes entre les acteurs qui cherchent à s’en approprier les bénéfices symboliques (Fassin, 2006). L’évolution des pratiques françaises en matière de contrôle de l’immigration est à cet égard démonstrative. Au cours des années 1990, deux phénomènes se sont produits de façon concomitante : d’une part, l’effectif de demandeurs d’asile obtenant un statut de réfugié a été diminué par six, à la suite d’une baisse de la quantité des dossiers déposés et surtout d’une chute des taux d’acceptation administrative ; d’autre part, le nombre d’étrangers demandant la régularisation au titre d’une maladie grave ne pouvant être soignée dans le pays d’origine a été multiplié par sept (Fassin, 2001). Cette double évolution, qui procède du reste aussi comme un système de vases communicants puisqu’une partie des demandeurs d’asile déboutés a pu obtenir à la suite d’une expertise médicale le titre de séjour espéré, marque clairement un déplacement de légitimités dans les politiques de la vie. Déplacement d’une reconnaissance de la vie du citoyen éprouvé par des violences, souvent en raison d’une activité militante, à la reconnaissance de la vie du malade affecté dans son corps, autrement dit d’une vie politique à une vie biologique, d’une vie qu’on raconte à une administration pour attester une histoire de persécution à une vie qu’on expose devant un médecin pour montrer une pathologie. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la procédure de régularisation pour problème de santé, introduite dans les pratiques puis dans la loi au cours de cette décennie, s’est d’abord appelée « raison humanitaire », bénéficiant sous cette formulation du soutien consensuel de l’ensemble des parlementaires, tous partis confondus. Les illustrations ne manqueraient pas, sur la planète, de cette immixtion de l’humanitaire dans le politique.

Probablement n’a-t-on d’ailleurs pas suffisamment compris à quel point cette reconfiguration de l’espace moral était l’enjeu central des controverses qui ont déchiré la société sud-africaine et qui, notamment, ont opposé le gouvernement et les activistes sur la question du sida (Fassin, 2003a). On a fait de cette violente polémique un simple affrontement entre des thèses hétérodoxes et le savoir médical, entre la vérité et l’erreur, entre la mauvaise foi et la bonne science. En réalité, plus encore qu’épistémologique et idéologique — ce qu’il était aussi —, l’enjeu était moral et politique. La confrontation s’est faite entre deux conceptions du meilleur traitement de la vie (Fassin, 2003b). D’un côté, des activistes, des médecins, des chercheurs, même l’industrie pharmaceutique mettaient en avant le risque de transmission du virus de la mère à l’enfant et défendaient l’idée simple et forte que les médicaments pouvaient prévenir la contamination des nouveaux-nés. De l’autre, les ministères de la Santé et du Développement social, des spécialistes de la santé publique et du travail social faisaient le constat des énormes disparités et dysfonctionnements du système de soins hérité de l’apartheid et soulignaient le risque d’accroître les inégalités par une introduction prématurée des antirétroviraux. Pour les uns, toute vie sauvée valait pour elle-même. Pour les autres, il fallait faire prévaloir la justice, rendre équitable et fonctionnel le dispositif sanitaire, assurer avant tout une protection sociale pour les malades les plus nécessiteux. La politique de la vie sacrée des premiers fut partout acclamée. La politique de la vie juste des seconds fut largement blâmée. Finalement, la raison humanitaire s’imposa sur le souci d’équité, mais une fois le gouvernement mis en demeure de distribuer les médicaments, activistes et médecins réalisèrent combien l’accès aux antirétroviraux restait difficile et inégal.

La gestion des réfugiés en France et le traitement du sida en Afrique du Sud mettent en jeu des politiques de la vie qui, au-delà d’évidentes différences du point de vue des problématiques et des contextes, participent d’une même configuration morale dans laquelle la vie physique s’impose comme valeur supérieure et la raison humanitaire comme idéal éthique. C’est dire que plutôt que le biopouvoir, qui est un pouvoir sur la vie, l’étude des sociétés contemporaines invite à considérer la biolégitimité, qui est la légitimité de la vie, autrement dit la reconnaissance de la vie biologique comme bien suprême. D’un concept à l’autre, c’est — pour penser une fois encore avec Michel Foucault — une nouvelle problématisation de la vie qui s’opère. Il ne s’agit pas de saisir comment on la façonne, la régule, la normalise. Il s’agit, dans une démarche très différente et presque inverse, de comprendre comment elle s’inscrit de manière complexe, incertaine, ambiguë au coeur de nos systèmes de valeurs et d’actions, de nos économies morale et politique.