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La psychiatrie a été et est encore un des moyens les plus sophistiqués du contrôle individuel et social, qu’une société peut mettre en oeuvre pour garantir son bien-être et sa sécurité. Elle est liée de façon évidente à l’évolution politique, anthropologique et sociologique de cette société. Soit à sa conception de l’homme, de ses libertés et de ses contraintes, de son bonheur et de son malheur, qu’ils soient individuels ou collectifs. Et de sa folie. Poser la question : « Où va la psychiatrie ? » nécessite d’y regarder à deux fois avant de répondre.
Il est couramment admis aujourd’hui que la psychiatrie traverse une crise d’identité, au travers des redécoupages des disciplines qui s’y partagent le pouvoir. Grosso modo la tension se ferait entre les tenants d’une approche médicale réductionniste, basée sur les neurosciences et les psychothérapies, soi-disant en perte complète de vitesse, alors que les thérapeutes de tous ordres n’ont jamais été aussi nombreux et leur puissance sur les âmes aussi forte. Au moment où la société occidentale se rend compte de l’explosion des dépenses de santé, il est demandé à la psychiatrie de prouver son efficacité en s’alignant sur les critères référés à l’Evidence Based Medicine (EBM). Les refuser, c’est s’exclure du remboursement des soins.
Avec, en corollaire, la demande sociale qui explose, le social et le politique ayant réglé par un tour de passe-passe la question des inégalités en la transformant en souffrance psychique pouvant être soignée par la psychiatrie plutôt que réduite par le politique ! D’où la demande de soins des « populations précaires » que la psychiatrie devrait porter, dans le cadre de l’extension du champ de la santé mentale.
Pour répondre à tout ceci, et sans parler du « sujet » et de sa demande et des citoyens et de leurs besoins, il m’apparaît utile de faire un petit détour historico-anthropologique.
Qu’est-ce que la folie ?
La psychiatrie est une discipline médicale extrêmement sensible politiquement, car produit des multiples (re)définitions et (re)découpages entre le sacré et le profane, l’âme et la psyché, les religions et les sciences, qui se sont opérés au sein des sociétés occidentales, du Moyen-Âge à la Renaissance, et jusqu’à l’ère moderne. Et tout laisse à penser que ce n’est pas fini.
Si on analyse sommairement cette évolution à la lecture des travaux des ténors des écoles de pensée françaises, que ce soit Pinel pour la création de la psychiatrie moderne, Foucault pour l’histoire sociologique des institutions, Lacan pour la recomposition freudienne, Franz Fanon pour sa radicale critique de la colonisation ou Zarifian pour sa lucidité vis-à-vis des neurosciences, il apparaît que l’évolution de la psychiatrie a suivi, suit et suivra certainement l’évolution des stéréotypes, préjugés, représentations sociales de la folie du lieu et de la culture dans laquelle on vit. Avec les mêmes variants et invariants, à travers les siècles, et ce malgré la mutation que nous pensons radicale en cette époque de mondialisation accélérée, de progrès apparent des neurosciences et de perte d’influences de la psychanalyse. Car, en toile de fond persiste la question anthropologique centrale de la place de la folie chez l’être humain ; question toujours en suspens.
Deux conceptions des rapports de l’homme à la Folie s’opposent depuis bien longtemps :
Soit l’homme est fou — et c’est Pascal, Erasme et Montaigne, puis Freud et Lacan par inconscient interposé. Dans ce cas là, les « actes fous » sont les actes de tous les humains, donc n’ayant pas une spécificité propre. La folie fait partie intégrante de l’humanité et les arts, les sciences, la philosophie et la religion ont pour mission de l’interpréter et de lui donner un sens. Dans le même état d’esprit, Levy-Strauss a pu comparer le psychanalyste à un chaman : il sert à mettre en accord les esprits des vivants avec ceux des morts. Il crée un pont entre les générations par-delà la mort et la différence entre les espèces. La psychiatrie, par explication de l’incompréhensible, rejoint cet aspect des choses. Elle sera alors compétente pour tous et tout problème, la frontière entre normal et anormal étant plus que ténue.
Soit l’homme n’est pas fou, et c’est Descartes et la raison triomphante. Le fou devient alors un objet à observer, à surveiller, à soigner, à punir voire à éliminer, en attendant la disparition de la Folie, par l’évolution des découvertes scientifiques. Et ce sont alors les positions sécuritaires, médicales, morales, scientistes et eugéniques, radicales ou non. C’est Pinel, les aliénistes, les tenants des neurosciences et bien d’autres.
Opposition que l’on peut encore résumer ainsi : d’un côté l’homme, de l’autre la maladie. D’un côté Gallien et Gaétan de Clérembault, de l’autre Hippocrate et Franco Basaglia.
Aujourd’hui ces deux approches coexistent toujours, comme coexistent tous les modes de soins et d’aides. Quelles que soient les religions et les évolutions scientifiques, les croyances règnent — et les représentations sociales de la Folie ont une forte influence sur les politiques générales et de santé. L’avènement de l’homme bio-psycho-social est une tentative d’approche exhaustive, quoique totalisante, une tentative de dépassement de ces clivages qui ne résistent guère dans les pratiques. C’est dans l’équilibre relatif de ces trois composantes mais aussi dans leur poids respectif au cours de l’évolution des sociétés, des mentalités et des découvertes, que l’on peut prédire l’avenir de la psychiatrie. En postulant que ces données sont dialectiques, il y a fort à parier que cet avenir sera changeant au gré des modes, façons de penser, us et coutumes en vigueur.
Au cours des trois derniers siècles en France, la fin de la royauté a amené à la citoyenneté pour tous (enfin presque, car les femmes n’eurent pas le droit de vote tout de suite). Les fous posèrent un vrai problème à la citoyenneté renaissante des révolutionnaires de 1789. Il a fallu les libérer au nom de la lutte contre l’arbitraire, puis les enfermer à nouveau pour causes médicales. La question de leur citoyenneté fut ainsi résolue : c’étaient des gens à part pour lesquels, au nom des Lumières, on construisit une société à part. Élimination de la folie, transformation en maladies : le tour était joué ! La question du point aveugle de l’universalité de la citoyenneté et des droits de l’homme était éliminée.
Cet état de fait aurait pu encore durer longtemps, s’il n’y avait eu une remise en cause radicale du statut du « fou » et de sa « folie » avec l’avènement du freudisme, puis avec le traitement radical des « fous » lors de la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi avec l’intérêt dont les milieux artistiques témoignèrent à l’égard de la Folie, et enfin avec l’apparition de traitements biochimiques décrits comme particulièrement puissants.
Ce mouvement de fond a vu son apogée dans les messages officiels de l’Organisation mondiale de la santé en 2001, proclamée année mondiale de la santé mentale. Pour une fois, la santé mentale sortait de l’ombre courageusement et tentait de devenir un enjeu majeur de société. Pour entraîner cette soudaine prise de conscience, il a suffi de mettre en chiffres le manque à gagner économique dû aux troubles psychiques, ainsi que la mauvaise utilisation des ressources dédiées à la santé mentale, affectées majoritairement au maintien en état d’asiles sécuritaires et de peu d’utilité pour les malades et leur familles. En clair, les ressources étaient dans les hôpitaux pour assurer une fonction de gardiennage ou sécuritaire, alors que l’immense majorité des malades est dans la cité, dans leur famille, souvent sans aide ni soins. Le coût de ce dispositif peu utile devient exorbitant : d’où le slogan mondial de l’OMS qui eut le succès que l’on sait : « Non à l’exclusion, Oui aux soins ».
D’où vient la psychiatrie ?
Des prises en charge médicales de la folie se firent jour très tôt. Déjà à Alexandrie en 2000 avant Jésus Christ, le soin au fou consistait en de l’hydrothérapie et des arts appliqués : lui parler avec douceur, réciter de la poésie, ne pas lui faire peur, ne pas le brusquer. Quelques remèdes apaisants uniquement.
Puis vint le Moyen Âge, la diabolisation du fou, les chasses aux sorcières et leur extermination. (Pour mémoire, 50 000 personnes périrent dans les Flandres sous les coups de boutoirs de l’Inquisition). Jusqu’à ce que des voix médicales s’élèvent pour affirmer qu’on tuait des malades qui n’avaient rien à voir avec le diable. La Folie étant signe de possession démoniaque, les « fous » étaient traités par la religion, voire par le magico-religieux. Et c’est encore le cas plus ou moins discrètement ou officiellement partout dans le monde, occidental ou pas. Autre discours, autre parole, autre vérité de l’homme, la prise en charge en ces temps-là ne pouvait être que religieuse ou philosophique. La folie de l’homme étant marque du divin, la société s’était organisée pour mettre en oeuvre des procédures de soins « sacrées » par rapport aux soins médicaux : exorcisme, sorcellerie, prières, amulettes… Tout prophète se devait de soigner et de guérir un possédé, un furieux, ou un épileptique, en plus des habituels aveugles et paralytiques. Mais, hors rencontre avec un guérisseur ou un prophète, le devenir du « fou » ne dépendait que de la place que lui laissaient sa famille et la société de l’époque. Hormis le sempiternel idiot du village, il est fort probable que tous les degrés de tolérance étaient possibles, de l’acceptation totale jusqu’à l’élimination pure et simple, en passant par l’enfermement et l’exil, (la Nef des fous).
Hélas, nous n’avons pas de statistiques précises à ces époques. Notons bien qu’il n’y a que quelques histoires d’enfants sauvages répertoriées et analysées à ce jour. Seules persistent les représentations de la folie dans les tableaux de Breughel et de Bosch et quelques constructions ou oeuvres d’art de personnes protégées par leur statut social ou familial (tel Louis II de Bavière). Et partout, le support social restait le groupe familial, avant tout et après tout. C’est toujours le cas d’ailleurs, puisque dans le monde actuellement, seulement 5 % des personnes souffrant de troubles mentaux chroniques et graves vivent dans des institutions sociales et médicales.
À la fin du xviiie siècle, la psychiatrie s’est créée sur la différenciation entre normal et pathologique, sur un espoir de soins et de guérison et sur des mesures de protection pour les « fous ». Pinel se retrouve dans une situation particulière. À La Salpétrière, les folles enchaînées sont parquées avec ceux qui créent du désordre dans les hospices généraux : prostituées, libertains, alcooliques, pauvres, estropiés, déments, personnes âgées, ainsi que les personnes enfermées sur Lettre de Cachet. Avec son confrère Esquirol, il met en place un système terriblement efficace qui va conquérir le monde entier. Son postulat : la folie est une maladie dont la cause est à trouver dans les passions humaines. Elle peut guérir, mais il faut un traitement moral et un éloignement du lieu de son déclenchement. Les fous doivent échapper à la guillotine et aux fers, puisqu’ils ne font pas exprès d’être délinquants ou criminels. C’est la faute de leur maladie. En affirmant cela, les aliénistes transforment le « fou » en un être à part et lui interdisent toute citoyenneté tant qu’il est entre leurs murs. Cette position s’accompagne nettement de la conviction que l’homme fou est victime de l’ « extérieur » : ses passions, son hérédité, un virus ou toute autre cause organique qui le domine. En voulant libérer et protéger de la prison les personnes atteintes de Folie, ils vont les enfermer, au nom de l’humanisme, pour des siècles. Quel paradoxe !
Il est probable que la figure emblématique du fou à l’époque ait été le délirant, en contact avec dieu et les esprits. On remplace alors facilement le sacré par le médical, au nom des Lumières. Et l’on passe des maladies de l’âme à celles du cerveau. Le fou devient aliéné. Son existence s’établit alors par différentiation d’avec les pauvres, les gueux, les vagabonds, les oisifs, les libertins d’une part, et les assassins conscients d’autre part. Entre l’hospice et la prison. On ne s’étonnera pas que les représentations de la folie dans les populations soient encore entachées des notions de meurtre, de dangerosité et de pauvreté. Le lieu de la folie devient l’asile d’aliénés et toute personne y séjournant peut penser y être assimilée aux pauvres et aux criminels, avec en prime la suspicion à vie au nom de la prévention des récidives et de la protection des familles et de la société.
La conséquence de l’avènement de la médicalisation de la Folie c’est la différenciation dans les hospices entre les « vrais fous » et les « faux fous » : pauvres, personnes âgées, libertins, prostituées, qui eux garderaient le droit de vote et une citoyenneté possible. Autre implication : on exonère la personne folle des conséquences de sa maladie, lui évitant la prison et la guillotine au nom de la science. En 1810, l’article 64 du code pénal français énonce qu’il n’y a ni crime, ni délit (non lieu judiciaire !), si la personne est déclarée « démente au moment des faits » par des experts psychiatres. C’est-à-dire si le délinquant ou le criminel est déclaré fou à ce moment-là seulement. La machine à diagnostiquer est en route dans les prisons et dans toute la société.
Ainsi, les personnes ayant commis des actes illégaux furent-elles libérées entre 1810 et 1838, errant dans les rues à l’écart de la société ou remises à leur famille sans autre forme de procès, au grand dam de leurs victimes et de la société toute entière. Ce qui entraîna des désordres graves de l’ordre public et des récidives, dans un contexte d’impunité due à la maladie. On créera alors les asiles d’aliénés pour ces criminels potentiels par imprudence ou par maladie. Et de fait, ces délinquants très particuliers seront alors systématiquement internés pour éviter la récidive en soignant leur maladie (loi de 1938). Et même si le législateur a tenté de mettre en place des « garde-fous » vis-à-vis des traitements abusifs ou arbitraires correspondant à des internements injustifiés, ceux-ci n’ont eu que peu d’efficacité. Évaluation du dispositif. Quels ont été les effets de cette mesure d’internement et de soins au non de l’humanisme ? Catastrophiques à mon sens.
La catastrophe humanitaire de l’aliénisme
La naissance de la psychiatrie aliéniste inaugure la confusion entre asile, hospice, et prison. L’asile devenant la prison des délinquants « fous », assorti de la notion d’irresponsabilité pour cette population. Cette minorité irresponsable rejoint les autres catégories minoritaires : mineurs, prisonniers, esclaves, nègres, femmes. Beaucoup de monde donc, mais surtout des pauvres. En construisant des asiles et en créant l’enfermement au nom de l’isolement, les aliénistes — entraînant toute la société dans leur sillon — ont séparé le « fou » de l’humanité. Il est devenu un « malade mental » souvent pauvre et potentiellement dangereux, donc radicalement autre et à surveiller. Ceci au nom de grands principes généreux en soi — soigner et protéger le fou — mais terriblement marqueurs et excluants. La notion de prévention en psychiatrie en porte encore aujourd’hui tous les stigmates.
Cette création se fait au nom de la Science. Or les troubles mentaux sont variables d’un siècle à l’autre, d’un psychiatre à l’autre, d’une culture à l’autre ; et la tolérance aussi. L’Europe en pleine restructuration industrielle au xixe siècle va voir des milliers de personnes déplacées des campagnes vers les villes. Toute personne qui allait mal dans ces périodes difficiles de mutation sociale, avait toutes les chances de se retrouver dans un asile, loin des villes mais aussi de sa famille. Il s’agissait alors de lutter contre le désordre urbain et le vagabondage tout en menant une politique d’aide aux familles qui se trouvaient un peu débordées, dans un contexte de mutation douloureuse. L’incapacité à s’occuper de la personne rendue improductive par sa maladie, plus la peur engendrée par la Folie, ont entraîné sa focalisation et sa localisation dans un lieu fermé, qui est rapidement devenu objet de fantasmes d’arbitraire, d’enfermement à vie et de honte pour les personnes étiquetées « folles » et, par extension pour leur famille. S’ajoutait à cela la peur des classes laborieuses qui devenaient dangereuses, donc à encadrer et toutes les peurs qui tournaient autour des notions d’épidémie, contagion, hérédité, honte et marque infamante.
Les conditions de vie très difficiles et l’enfermement asilaire psychiatrique conduiront dans les statistiques des hôpitaux aux résultats suivants : un tiers de personnes mourrait, un tiers guérissait et un tiers se chronicisait en restant à vie à l’asile. Mais quels étaient les chiffres avant la mise en place des asiles ? Personne ne sait, une fois de plus. L’on vit alors progressivement les asiles s’étendre dans le monde entier et prospérer tranquillement.
Les mesures prévues pour éviter les internements arbitraires se sont heurtées au fait que le corpus scientifique de l’aliénisme est rapidement devenu vérité au-dessus de la Vérité : dire ce qui est fou et ce qui ne l’est pas, avec les dérives incroyables que l’on a pu constater historiquement, mais rarement dénoncées, par accord tacite entre les aliénistes, les familles et le corps social. Même la justice disait la Loi au vu des rapports produits par les aliénistes ! Les notions de responsabilité et d’irresponsabilité devenaient beaucoup trop conséquentes car, avec l’extension du champ de la Folie par l’invention du concept de monomanie, tout acte isolé et hors norme pouvait être qualifié d’acte fou. Les familles et les autorités déléguaient la lourde responsabilité de la surveillance de l’aliéné désigné au corps des aliénistes qui lui, une fois le diagnostic fait, ne prenaient plus aucun risque. Et, suivant l’adage « fou un jour, fou toujours » c’était pour un temps assez long. La relégation n’était jamais très loin, sans jugement, comme au bagne. En réalité ne sortaient à l’époque de l’asile que ceux que la famille réclamait — par transfert de responsabilité des aliénistes sur la famille. Le « fou » n’ayant jamais son mot à dire à ce propos.
La forteresse asilaire était bâtie sur le modèle des phalanstères. Il s’agissait aussi de transférer un peu d’argent des villes vers les campagnes en contrepartie des effets de l’exode rural. On vit aussi le meilleur et le pire dans ces asiles. Les « traitements » (contention, neuroleptiques, punitions, enfermement), appliqués à des malheureux étaient proprement dit « hallucinants », mais il n’y avait que cela à l’époque. Et je ne parle pas de la malaria thérapie, des abcès de fixation, des cages, des régimes « jockey », ni de l’interdiction d’écrire ou de communiquer… Il fallait bien faire quelque chose pour ces personnes enfermées qui développaient leurs troubles, laissées à leur malheur et à leur solitude.
On comprend aisément que cette pseudo société concentrationnaire fut une aubaine pour les exterminateurs de toute sorte. À l’extermination des handicapés et anormaux en Allemagne (opération T4 : 400 000 morts par élimination biologique effectuée par les médecins nazis et eugéniques), correspondit en France l’élimination douce (40 000 morts de faim dans les asiles psychiatriques par application bête des cartes de rationnement, avec lesquelles aucun Français ne pouvait vivre sans le correctif du marché noir). Et tout cela dans un silence assourdissant. Une catastrophe humanitaire, sociale, écologique qui laissa les Français bien indifférents. L’idéologie des « sous-hommes » était à la mode. Rappelons que les seuls médecins à être déclassés pendant le régime de Vichy furent les psychiatres des asiles de l’époque… À noter que pour la 1re fois, on vit pendant la guerre, des malades mentaux et des « gardiens » des asiles participer ensemble aux combats contre le même ennemi nazi. Le malade mental redevenait enfin humain, citoyen voire résistant devant l’ennemi commun. Il redevenait utile, presque productif !
Au début de la guerre en Bosnie, les premières personnes à mourir furent évidemment les malades mentaux de la région de Pale. Quand les Serbes reprirent la partie Nord de Tusla, ils envoyèrent tous les « fous » de l’hôpital psychiatrique situé sur leur territoire — même les Serbes — à l’hôpital psychiatrique de Tusla, ville bosniaque à l’époque encerclée et martyrisée. (Moralité : un serbe orthodoxe fou vaut un bosniaque musulman non fou.)
Même chose au Rwanda. Les Tutsis furent massacrés en premier, avec les personnels et les malades de l’hôpital psychiatrique de Kingala à peine construit. (Moralité : les concentrations humaines précèdent souvent les éliminations.)
En 1945, quand les camps de concentration furent fermés et révélés aux yeux de l’humanité qui n’en croyait pas, le parallélisme fut évident entre ceux-ci et les hôpitaux psychiatriques. D’où l’évolution lente mais inéluctable qui s’en suivit.
Extension du domaine de l’asile
L’évolution des asiles suivit les évolutions de la société : le xixe siècle avait bâti des institutions très centralisées architecturalement et qui reflétaient la société autoritaire de l’époque : caserne, prison, hôpitaux, asiles, sanatoriums, collèges, couvents, quartiers d’usine, maisons closes, musées. Concentration de moyens et d’hommes avec sa constante de cloisonnement, d’isolement et de productivisme par fractionnement des tâches. Le modèle asilaire fut adopté par tous les pays développés et par extension exporté dans les autres et les colonies, comme contribution au progrès de l’humanité toute entière.
L’histoire des colonies montre que la folie ne fut pas d’emblée diagnostiquée par les colonisateurs occidentaux. Le « sauvage » était une figure autre radicalement différente ; pour le colonisateur il ne pouvait donc pas en plus être fou ! En tout cas les asiles coloniaux furent au départ construits pour les blancs. Les psychiatres coloniaux étaient chargés de sélectionner le colonial qui pourrait supporter l’expatriation et de protéger « l’indigène ». Au fur et à mesure de la colonisation, le sauvage se mit à ressembler au colon, il put donc être considéré comme potentiellement « fou ». Les « indigènes » enfin diagnostiqués fous furent un moment déportés d’Afrique Occidentale Française vers les asiles du nord de l’Algérie, puis du sud la France, où la mortalité fut effrayante. La déportation et la perte des attaches culturelles furent des traitements radicaux et ravageurs pour les « fous » de tous les pays.
Le choc de la Deuxième Guerre mondiale et l’avènement des droits de l’homme et du citoyen comme guide des politiques internationales, avec le droit d’ingérence, allait enfin faire passer progressivement tout citoyen avant ses maladies. En devenant malade (même s’il s’agit d’une drôle de « maladie »), le « fou » allait pouvoir bénéficier petit à petit des mêmes protections que l’ensemble des malades.
Paradoxalement, l’Afrique devint un contre-exemple de la psychiatrie répressive du xxe siècle. L’école de Fann à Dakar devint le summum de la modernité au temps du Dr Collomb et de ses élèves. En effet il montrait que les thérapies traditionnelles n’étaient pas contradictoires des thérapies occidentales, et qu’elles avaient leur part d’efficacité.
La psychiatrie redécouvre le relativisme culturel et crée des classifications évolutives. Pour le psychiatre, quand on était « fou », ou asilifié c’était pour la vie ; les rôles sociaux et les places étaient fixes. Avec l’émergence de la mobilité sociale et de l’anidéologie pragmatique à laquelle s’est dorénavant convertie la psychiatrie mondialiste, on peut présenter un trouble mental ne serait-ce qu’une journée et pas plus. Les rôles et les diagnostics ne sont plus figés, ils tournent dans la circulation folle de ce monde de flexibilité sociale et mentale qui entoure l’homme de la fin du mur de Berlin.
Je vois là une évolution positive quand même. Les classifications psychiatriques CIM-10 et DSM-IV sont réductrices mais libératrices : plus de structures figées, d’étiquettes fixées ad vitam aeternam. Mais en prime, l’angoisse de la liberté absolue. Dans ce contexte, l’homme moderne porte seul sa vie, et c’est seul qu’il se fatiguera d’être lui.
L’évolution dépendra surtout du pouvoir que s’octroiera le « fou », devenu « malade mental », et enfin usager-patient des services de soins.
Les coups de boutoirs portés à l’asile et à l’édification du « monde des fous » allaient venir de divers horizons :
Au début du xxe siècle, la psychanalyse brouille les pistes entre normal et anormal, mais répond plus à la pathologie naissante des sociétés bourgeoises et à l’avènement des classes moyennes qu’à la réduction de la fracture sociale créée par l’existence des asiles.
Dans le même esprit, l’attrait des surréalistes pour les marges de l’art et les sociétés dites sous-développées valorisera l’art primitif et l’art des fous et des marginaux. Le fou pouvait alors acquérir une valeur par ses créations. Il n’était plus entièrement improductif. Il devenait source d’intérêt culturel.
Les psychiatres eux-mêmes, après l’horreur concentrationnaire révélée après-guerre, ne pouvaient plus accepter l’enfermement des malades.
D’ailleurs, la plupart des psychiatres français, après mai 1968, se sont réfugiés dans le privé de la consultation, voire dans le cabinet de l’analyste, ne voulant plus se salir les mains avec des missions non médicales (missions purement d’aide et de soins). Ils pouvaient ainsi enfin soigner des gens normaux et non pas des relégués de la société.
Entre 1950 et 2000, le nombre des psychiatres fut multiplié par 6, installés la plupart du temps en ville ou en cliniques privées très lucratives. Ce revirement eut pour conséquence de multiplier l’offre de soin pour des populations nouvelles manifestant des besoins nouveaux. Ajoutons à cela l’explosion de la consommation de psychotropes et l’installation de milliers de psychologues comme psychothérapeutes en tout genre.
L’extension du champ est considérable, par couches et superpositions successives, mais sans vraiment faire évoluer les fondements de la psychiatrie et son navire amiral, l’asile. Les besoins de la population sont de plus en plus définis par la profusion de l’offre disponible en psy de tous genres. Aux monomanies du xixe siècle correspondent aujourd’hui la souffrance psychique, le post traumatique, les perversions sexuelles et le mal être des adolescents… Corrélativement à la perte des repères religieux, cette offre se cale mécaniquement sur une réponse psychologisante au malheur humain, aggravé par la solitude de l’homme occidental. Les média passionnés par le fait « psy » diffusent sur toutes les ondes des discours contradictoires mais qui ne choquent apparemment pas grand monde, tant la technique du zapping s’est démocratisée. De la dernière molécule antipsychotique à la grigri-thérapie, en passant par les TCC pour les TOC. La folie, c’est tout et son contraire !
Tout ceci a fini par avoir des effets sur l’organisation des soins. On le voit bien en tout cas : dès qu’il y a une découverte dans les traitements des troubles mentaux, celle-ci est d’abord appliquée à un trouble ou à une pathologie — neuroleptiques pour la psychose, antidépresseur pour la dépression, psychanalyse pour l’hystérie, comportementalisme pour les phobies — puis, par extension le nouveau traitement passe à toute les pathologies, dans le monde entier. Aucun « malade » ne doit rester en dehors du progrès apporté par la nouvelle technique ; et ceci a été vrai pour tout — électrochocs, thérapies culturelles, de groupe… On recense environ 700 formes différentes de psychothérapies dans le monde. Et puisque l’on peut affirmer tout et son contraire, pourquoi se priver. Reste à connaître les limites du marché. Il y a peut-être de la place pour tout le monde… En tout cas, pas de modèle animal et le plus grand empirisme pour savoir ce qui marche ou pas. Et avec toutes les dérives possibles dans la dénonciation des causes des troubles psychiques.
Par exemple, les familles ont longtemps été considérées par certains psy comme coupables de la maladie de leur proche. Ce postulat a entraîné un fossé de malentendus et une perte de chance par impossibilité d’instaurer une alliance thérapeutique dans de nombreuses situations. Les familles demandèrent des explications tardivement ; les usagers-patients, qui n’avaient pas leur mot à dire, s’organisèrent d’abord dans le monde des « non fous », en dénonçant les internements abusifs : il était inacceptable qu’on les confondit avec des fous ! Puis ils acceptèrent progressivement d’avoir possiblement un trouble psychique et de témoigner de l’inadéquation des soins produits par les institutions psychiatriques et de l’incroyable précarité dans laquelle ils se trouvaient du fait de leur maladie. Psy, familles, patients, se rendirent compte que tout le monde pouvait être malade un jour ou l’autre et que ce n’était pas toujours le patient désigné qui souffrait le plus.
Pourtant les techniques de soins médicamenteuses, sociales, chimiques, psychothérapiques se sont améliorées. La lutte anti-asilaire et la sectorisation psychiatrique en France ont entraîné la prise de conscience que les patients venaient surtout dans les centres de soins non pour être maltraités mais soignés. Soignés malgré la stigmatisation personnelle et sociale qu’entraîne la demande de soins. D’où le gonflement démesuré du recours à la psychiatrie dite « privée », qui permet théoriquement d’échapper à la marque infamante de la psychiatrie publique — et surtout aux services d’hospitalisation des hôpitaux psychiatriques. (En France, les services ambulatoires de psychiatrie publique suivent des populations ayant exactement les mêmes caractéristiques socio-démographiques et diagnostiques que celles des cliniques psychiatriques privées. Mais la population qui fréquente l’hôpital est très différente, en particulier si elle y reste longtemps).
L’affaire du sang contaminé par le virus du sida fit évoluer radicalement toute la médecine vers une contractualisation des soins et la nécessaire vérité due aux patients : ce patient citoyen qu’il faut impliquer dans ses soins et sa lutte contre la maladie. La mise en cause et la condamnation des politiques qui confondirent raison d’état et principe de précaution, fut le facteur d’évolution essentiel. L’action de l’association Act Up fut spectaculaire et essentielle, au prix de combien de morts injustes ? C’est une action fondatrice pour la prévention radicale des erreurs politiques en santé qui sera le facteur essentiel de l’évolution des mentalités. Et quand la santé évolue vers la démocratie sanitaire et vers les droits de l’homme et du citoyen, la psychiatrie suit automatiquement.
On vit ces dernières années apparaître diverses lois renforçant les droits pour les personnes ayant des troubles psychiques. Les plus performantes en la matière furent celles destinées à tous les citoyens : accès aux soins, droit au logement, revenu minimum, accès au travail pour les personnes handicapées. La loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, apporte des garanties fondamentales pour les personnes malades, quel que soit leur diagnostic, en particulier le droit d’accès direct au dossier et le droit à l’information sur sa maladie et ses traitements.
Par ailleurs, la psychiatrie transculturelle met en perspective et relativise les symptômes psychiatriques, montre les recours multiples aux soins, les facteurs de protection et de résilience. L’évolution des sciences et du niveau de vie des populations occidentales entraîne la médicalisation et la médication des troubles psychiques, mais non exclusivement, loin s’en faut. Les médecines douces, les pratiques des tradipraticiens, les thérapies religieuses, les conseils en tout genre, les psychothérapies et la prise de médicaments sont des attitudes courantes, voire simultanées. Mais le plus important pour l’évolution des soins psychiatriques fut sans conteste l’évolution radicale des droits de l’homme et du citoyen y compris pour les « fous » (qui sont malgré tout des hommes !). Avec la Loi sur le droit des malades, la citoyenneté est enfin passée devant le statut de malade. La santé mentale ne devient que l’une des facettes des composantes essentielles de la santé en général, qui évolue avec les avancées éthiques, philosophiques et politiques de la société.
Alors où va la psychiatrie ?
Quelles sont les conséquences perceptibles de cette évolution en France ?
L’avenir de la psychanalyse a l’air de se faire vers un hors champ médical ; elle rejoint la philosophie et la religion. N’étant pas évaluable, elle ne sera pas remboursable pour le plus grand bien des âmes et des esprits. Mais est-ce un bien pour les populations qui ne pourront jamais se l’offrir ? Jamais on ne saura.
Toutes les thérapies profanes non officielles ne peuvent être remboursées et reconnues par la société que si elles acceptent de voir quantifier leur impact positif sur la maladie. Faudra-t-il donc passer toutes ces thérapies sous les fourches caudines de l’Evidence Based Medicine (EBM), avec toutes les difficultés et la positivité que l’on peut en attendre ? L’EBM qui montre clairement que la réhabilitation est beaucoup plus efficace que le maintien des gens à l’hôpital psychiatrique et que les thérapies comportementales sont plus efficaces que la psychanalyse. Mais les méta-analyses effectuées dans le cadre de l’EBM sont extrêmement référencées aux publications disponibles et aux idéologies courantes. Par exemple, les protocoles d’essai clinique des psychotropes de l’industrie pharmaceutique postulent l’existence de patients qui n’existent quasiment pas dans les pratiques cliniques courantes. En effet, pour tester les médicaments les critères d’exclusion sont multiples et les patients habituels du psychiatre ne ressemblent presque jamais au cas parfait recherché pour l’expérimentation : une personne sans aucun défaut, autre que les symptômes pour lesquels il a été sélectionné. Juste malade comme il faut, ni trop ni trop peu ! Un homme de qualité, en définitive !
Que la psychanalyse soit utile à la vie d’un être humain est une chose. Qu’elle soit utile médicalement reste à prouver. Néanmoins si l’on considère que la psychiatrie est une science médico-philosophique, pourquoi pas la psychanalyse comme traitement ? Mais pourquoi pas aussi les religions et thérapies religieuses en plus des thérapies médicamenteuses ?…. Une expérience en double aveugle a bien montré que les personnes pour qui l’on prie sans qu’elles le sachent, vont mieux que celles pour qui on ne prie pas ! Alors, tout est permis ! On peut aussi se demander si le traitement de certaines maladies ne passerait pas par un séjour dans un hôtel de bon confort, où courent nombre de nos concitoyens pour se remettre en état physique ou mental. Et à moindre coût par rapport à une hospitalisation en clinique privée ou en hôpital.
L’automédication persiste et croîtra. Les tentatives d’auto-guérison chimique par des drogues permises ou non ont de beaux jours devant elles ; il s’agit d’aller bien par tous les moyens. Le bien-être n’a pas de prix. Et si l’on reste pragmatique, l’important dans tout traitement est qu’il fasse du bien. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi la psychiatrie dérogerait à cette constante de la médecine 1) ne pas nuire, 2) soulager, 3) guérir… Parfois. Donc prudence sur les traitements d’aujourd’hui, qui ne sont plus ceux d’hier et pas ceux de demain.
Il y a quelques traitements vieux comme le monde : l’aide familiale ou amicale, les relations de confiance peuvent être des facteurs de protection évidents pour le patient. Mais le relationnel se prête-t-il lui aussi aux analyses des agences d’évaluation ? Dans bien des cas, les aides sociales, amicales, chimiques, religieuses sont cumulatives, alors, qu’évalue-t-on ?
Pour la médecine, le patient doit être conscient de sa maladie et participer à ses soins. Et pourtant, combien de personnes attribuent-elles au malheur l’origine de leurs maux ! Combien en psychiatrie se sentent-elles vraiment malades ? La science psychiatrique est difficile car relative. Elle oscille entre soins aux malades les plus graves et le parfait état de bien-être auquel tout citoyen a droit. Face à un champ d’action aussi large, elle a intérêt à traquer les invariants et variants culturels de la prise en charge (non) médicale du malheur humain et d’en tirer toutes les conséquences utiles pour les patients et la société. Le problème pour elle est que la plupart des recommandations qu’elle peut faire relèveront du bon sens ou d’autres domaines que le médical.
Nous sommes donc passés d’une société sadique des xviiie et xixe siècle (siècles des Lumières et du Divin Marquis) qui imposait traitements, contention, camisole, à une société beaucoup plus masochiste, où c’est la personne qui doit accepter de souffrir, se sentir malade pour mieux se soigner, tout en respectant les droits et devoirs de l’homme et du citoyen. Ceci est à remettre en perspective avec le nombre de suicides bien plus important dans notre société que les meurtres.
Est-ce un bien, est-ce un mal ? Je n’en sais rien. La psychiatrie se situe dans cette évolution de la société. Elle n’est qu’une des composantes de celle-ci, bien qu’emblématique. Jusqu’à présent, Folie et système social ne s’articulaient pas, ils se fondaient l’un l’autre au prix de leur exclusion réciproque (deux mondes parallèles). Aujourd’hui l’enjeu est à nouveau leur possible articulation.
Dans ce cas, si la Folie redevient humaine, les maladies mentales sont rejetées hors du champ de la Folie et rejoignent le médical : avoir une maladie mentale ne signifie plus être plus fou qu’un autre. C’est tant mieux pour les personnes qui souffrent de troubles mentaux qui ne seront plus confondues avec des fous. La vraie médicalisation signera alors la fin de la psychiatrie comme garde-fou.
Quel est l’avenir de la psychiatrie eu égard à cette évolution possible ? Réponse : pas d’avenir compréhensible sans analyser quelle est la place de la Folie dans la société dans laquelle on vit. Les conséquences des maladies mentales ont tendance aujourd’hui à disparaître, grâce à des traitements terriblement efficaces qui suppriment les symptômes. La responsabilité illimitée du citoyen-patient risque de le conduire en prison s’il commet des actes illégaux, où il recevra des soins si cela est nécessaire. Pourquoi pas, c’est déjà le cas pour tous les autres malades. La dilution de la symptomatologie grâce aux méthodes d’analyse des symptômes dans le cadre des DSM et CIM et l’utilisation de questionnaires d’auto-évaluation doit conduire à une banalisation des troubles psychiques dans la société. Ceci conduira automatiquement à la disparition du « fou » du champ médical.
La psychiatrie a accepté tout au long de son histoire une fonction « poubelle » pour les irrécupérables, ceux qui souffrent trop, ceux qui ne s’adaptent pas, ceux qui symptomatisent leurs conflits personnels, psychologiques, sociaux, avec le monde, l’école ou le travail. Échecs familiaux, de la santé et de soi, trop plein d’amour, ou réussite insupportable. Tout ce qui fait que l’homme ne se supporte plus ou pas, tout ce qui fait symptôme pour permettre de continuer à vivre. Car n’oublions pas la fonction de compromis des symptômes psychiatriques, entre un individu et la société qui l’entoure.
Mais est-ce à la psychiatrie de résoudre tous les problèmes du monde ? La psychiatrie est certainement une tentative de laïcisation du fait psychique, qui reste relativement fragile quand on voit le déchaînement actuel des radicalismes religieux. Aucune religion au monde qui ne propose une possibilité de guérison grâce à elle ! La concurrence est donc radicale d’emblée. On ne s’étonnera pas de l’hostilité évidente des sectes à son égard. Car quiconque se situe sur le marché de la souffrance et du bonheur humain rencontre obligatoirement le religieux.
Dans le même ordre d’idée, on pourrait dire que la psychiatrie, à travers le concept de santé mentale, est la religion scientifique du politique. On conçoit aisément que le politique soit circonspect, lui qui promet le bonheur et les lendemains qui chantent à ses concitoyens. C’est donc l’action politique qui doit permettre la santé et non le contraire. Il ne peut donc qu’y avoir malentendu entre politique et psychiatrie, et concurrence entre psychiatrie et religion. Pour exister la psychiatrie ne peut être que laïque et indépendante du pouvoir politique. Position source d’innombrables tensions.
La psychiatrie s’est trouvée bardée historiquement de missions aussi diverses que variées : soigner la souffrance, éviter que les personnes qui délirent trop ou sont trop déprimées ne se fassent mal, régler le problème du suicide, du malheur humain, éviter les troubles de l’ordre public, prendre part aux soins des populations précaires, mettre du baume au coeur à tout le monde et donner un sens à la vie. Rien que ça ! La psychiatrie est incapable de répondre toute seule, alors elle passe son temps à tenter de définir et de dire ce qui est de son domaine et de ce qui ne l’est pas. L’hystérie hier, la dépression aujourd’hui, et quoi demain ? Tous les dysfonctionnements d’une société peuvent devenir symptômes pour les individus qui la composent. Il est préférable pour la société de dire que c’est l’individu qui est en cause, donc de le soigner individuellement, plutôt que de résoudre les problèmes collectivement, soit politiquement.
La psychiatrie s’aventure de plus en plus dans la médecine, mais ne veut pas y perdre son âme. Pourtant, elle pourrait transformer toute la médecine en une science beaucoup plus humaine, un art en quelque sorte. Mais en est-elle capable seule ?
Alors il peut se produire une double évolution :
La psychiatrie se médicalise, devient mécaniciste, science du cerveau, ce n’est qu’une discipline médicale de plus. En ce sens le rapprochement avec la neurologie lui sera fatal. Elle sera médecine mentale, machinerie logique implacable. Hors d’elle, pas de salut. Victoire du biologique et de Descartes. La Folie étant ce qui ne s’explique pas, le trouble psychique devient compréhensible et guérissable ; il quitte de fait le champ de la Folie. Celle-ci n’est plus seulement l’apanage des malades mentaux.
Parallèlement, la médecine se psychiatrise et la psychiatrie disparaît en tant que telle. Tout l’humanisme porté par les psychiatres est repris, intégré dans le discours médical classique. C’est la fin du dualisme corps/esprit, fin de l’obscurantisme né des Lumières. Victoire du lien social et d’Erasme.
En ce cas, l’évolution sera radicale, puisque le trouble mental ne nécessitera plus une société à part pour des irresponsables. La société à responsabilité illimitée prendra de plus en plus en compte l’histoire, la trajectoire, la vie des patients, sans pour cela les mettre dans une sorte de limbe d’où ils ne peuvent plus sortir : l’hôpital psychiatrique. La santé deviendra alors un enjeu politique majeur.
J’appelle de tous mes voeux cette évolution. La psychiatrie a un avenir grandiose à condition de féconder toute la médecine et de renoncer à cette société parallèle qu’elle a créée et qui lui a donné tout son pouvoir. Elle doit se dégager de toute religion, voire de l’obscurantisme dans lequel elle fut tout au long des xixe et xxe siècles. Elle doit éviter toute explication totalisante du monde, faute de quoi elle redevient totalitaire et religieuse. Elle doit être en dehors de tout pouvoir exhorbitant du droit commun.
La psychiatrie — médecine de l’âme — a intérêt à être laïque et citoyenne, intégrée dans la cité et dans la médecine, tenant compte de la parole des usagers, prônant l’alliance thérapeutique et la relation. Comme toute science triomphante idéologiquement, elle a été un agent efficace du contrôle de la société. L’apprentissage de la liberté est certainement la plus grande force thérapeutique pour les personnes présentant des troubles mentaux.
Mais ceci n’est qu’une prédiction. Et pour dire l’avenir, le psychiatre n’est pas le mieux placé. D’autres le prédisent mieux que lui. Tout au plus, sorte d’anthropologue de l’individu, peut-il se montrer sensible aux variants et invariants de la psyché humaine. Sa fonction de soins et de consolation, de thérapie et d’interprétation restera intacte, mais il se devra d’être modeste dans l’attribution des guérisons.
La psychiatrie accompagne et amortit les mutations et les malheurs humains ; par les drogues, par la parole, par le sens qu’elle leur donne. Dans une société en mutation rapide, elle se délocalise et abandonne son navire amiral, l’asile, au nom des droits de l’homme et du partage du malheur entre tous les humains. En faisant cela, elle quitte le champ de la Folie, qui ne lui est plus propre, pour celui des maladies. Et ceci radicalement. À l’heure des réseaux, des soins à distance, de la révolution moléculaire, de l’imagerie cérébrale, de l’évaluation des psychothérapies, la Folie quitte la psychiatrie et retourne à la Cité. Elle redevient humaine. La psychiatrie perd alors sa spécificité de science de l’âme pour devenir science du cerveau ; elle redevient discipline médicale à part entière.
Fin du dualisme. Synthèse entre de Clérembault et Basaglia, Gallien et Hippocrate. S’il y a plus d’une vérité en médecine, il y en a certainement moins que deux. Case départ. Enfin ?