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Comment s’éclaire le problème de la vérité si, contre toute attente peut-être et contre toute nécessité même, on ose comparer le phénomène déjà si envahissant des fausses nouvelles et le propos de Jean-Paul II sur la vérité, dont l’encyclique sur le sujet[1] n’a pas encore trente ans ? Je les présenterai comme le reflet de notre époque afin de nous rendre attentifs à une mentalité apparentée, à un commun fonctionnement de ces positions pourtant contraires et qui se renversent même l’une l’autre. Après avoir défini de façon liminaire et paradigmatique les enjeux du complexe procès de la vérité, je montrerai en quoi les deux positions en vue participent au fondationalisme qui domine encore largement notre pensée moderne et dont les effets en modernité éclatée (ou postmodernité) s’avèrent si problématiques, malgré toute splendeur ou précisément à cause d’elle. Au terme, mon propos convie à une compréhension renouvelée, radicalement herméneutique[2], (du procès) de la vérité.

1. Enjeux liminaires ou notions-clés de la vérité

Une conception tripartite de la vérité permet de mettre en place le vrai en tant que fondement, la vérification ainsi que la véridiction[3]. Ces concepts sont chargés de sens, sur le plan épistémologique nommément. J’en montre de façon liminaire les implications afin de saisir leur fonctionnement à l’intérieur des paradigmes où ils se retrouvent.

1.2 Le vrai comme fondement / référence

Est vrai ce qui existe. Ce qui n’a pas d’existence ne peut être considéré comme vrai. Cette conception de la vérité comme renvoyant au réel et y correspondant demeure certainement la plus couramment ancrée dans notre esprit, voire la plus évidente et, apparemment, la plus indiscutable. Elle implique que le réel soit le fondement de tout, qu’il joue le rôle de fondement même de nos connaissances et de nos discours.

On comprend d’autant mieux l’importance de cette conception quand on garde à l’esprit ce que fondamentalement elle combat : bien sûr l’erreur, ce contraire du vrai, mais d’abord et surtout l’absence de toute vérité. Déjà avec la mythologie biblique ou non biblique, l’enjeu d’un fondement résonne, de manière inchoative ; vrais dieux et faux dieux se font concurrence. Dans le contexte d’émergence de la philosophie grecque, les sophistes, ces maîtres du raisonnement délibérément ou involontairement faussé, ruinaient tout effort spéculatif de vérité et livraient tout à « la vérité de chacun », sans fondement donc. D’où la nécessité de la raison proprement dite, c’est-à-dire de la philosophie. Non sans lien avec cette situation, un autre avènement, celui du christianisme, qui doit répondre à/de l’incarnation du Verbe de Dieu, a aussi signifié la possibilité de trouver un fondement au croire, cette fois ; on pouvait dès lors penser et vivre non plus selon une quelconque croyance, selon de simples superstitions – tout cela étant sans raison – mais « en vérité » et dans la foi (= croire + raison)[4]. Bref, l’histoire du problème de la vérité nous apprend que la première question à y dégager, avec raison et pour cause, est celle du fondement.

Dans cette perspective, selon laquelle le lieu du vrai est le réel, on cherchera à (re-)trouver une identité du vrai et du réel, puisque le réel est vrai ou, si l’on préfère, parce que le vrai est le réel. La structure toute première du problème de la vérité s’expose ainsi en écho à la fameuse question de Pilate, « Qu’est-ce que la vérité ? », qui rebondit sur cette autre et à partir de cette autre : qu’est-ce que cette référence que constitue le réel ? Les développements de la rationalité philosophique et théologique feront en sorte d’associer, voire d’assimiler la vérité-fondement et la vérité-référence ; la conception d’un référent clairement déterminable en matière de fondement conduira à penser en terme de fondations (assises déterminées). Et pourtant, la non-coïncidence de ces notions, qu’on peut néanmoins tenir pour siamoises, constitue une découverte fort difficile à assumer, aujourd’hui plus que jamais[5]. Quoi qu’il en soit, la quête philosophique et théologique de la vérité fut, dès son aube, marquée, en bonne partie, par le fondationalisme.

1.2 La vérification

Est vrai, par ailleurs, ce qui résulte d’un raisonnement correct, c’est-à-dire d’un syllogisme juste. Une vérification d’ordre logique demeure assurément abstraite ; elle ne produit pas moins du vrai de façon purement formelle. Cela est possible et approprié lorsque les catégories de la raison correspondent aux catégories de l’être. En d’autres termes, une conception substantielle de la raison implique l’accord « naturel » des concepts dans l’intelligence avec les choses dans la réalité ; en vertu de ce présupposé[6], la logique, même si elle se limite à une pure forme de raisonnement, renvoie à un certain ancrage dans le réel. Mais cette conception de la rationalité ne tient plus en modernité. La vérité logique cède alors le pas à une vérité-cohérence, qui marque tout au plus l’articulation interne de la rationalité et réalisée par elle-même. D’où l’appel à une activité vérificatrice complémentaire, ce qu’il s’agit de décrire à présent.

De pair avec cet enjeu ou ce versant plutôt formel, trois conceptions de la vérité vont se déployer, qui engagent plus directement cette fois la correspondance quant au réel. Une première, la vérité-adéquation, typiquement prémoderne, indique un rapport adéquat entre les choses et l’intelligence dans le sens (direction) d’un ajustement de celle-ci à celles-là. Une deuxième, la vérité-validation, issue de la modernité naissante, opère dans le sens inverse puisqu’elle indique comment les choses se règlent sur l’intelligence. Une troisième conception, l’authenticité, plus spécifique aux XIX-XXe siècles, s’émancipe nettement des conditions empiriques de la connaissance au profit du monde des choses cette fois tout intérieur ; ainsi s’articule, en « con-science » justement, le lien constitutif sujet-objet – quand il s’agit bien, dans les propos sur l’authenticité et la conscience, de constitution et pas simplement de « co-respondance ».

Il faut bien le comprendre : la question de la vérification déplace en même temps qu’elle élargit l’enjeu de la vérité en tant que fondement. En effet, elle situe la vérité dans l’intelligence, plutôt que dans le réel même, et en fait une opération typiquement rationnelle, plutôt qu’un simple état des choses hors de l’intelligence ; le vrai n’est donc pas que référence extérieure et ne se joue pas là. Le Moyen âge accentue et déploie davantage que l’Antiquité la priorité du lieu de l’intelligence en matière de vérité, sans bien sûr renoncer au lieu inaugural du vrai que représente le réel. La modernité, quant à elle, accomplit une révolution copernicienne en faisant de la rationalité le lieu et principe premier de la connaissance vraie ; désormais donc, l’expérience est le « mi-lieu » (parce qu’excluant la raison-intelligence seule et le réel seul) de la vérification. Ainsi, la vérité en nous et pour nous, sujets connaissants, se trouve plus clairement encore mise de l’avant, devenant même le point nodal d’une problématisation qui n’échappera pas à la tentation d’y réduire la totalité du réel.

Ainsi, la vérité concerne toujours, pour nous, un rapport entre… un rapport à… Quelle que soit sa tournure, à une époque ou une autre, la vérification a pour enjeu la structure même de termes, suivant des conditions et des procédés chaque fois différents, incompatibles du point de vue paradigmatique. À ce propos, cadrage, situation et précisions ne sont pas inutiles.

La vérité-adéquation fonctionne dans le classique paradigme de l’être, perspective métaphysique par excellence où se met en branle une quête justement « méta-physique[7] » de l’essence des choses. Cette essence s’imprime, via notre sensibilité, sur la « page vierge » (tabula rasa originelle) qu’est notre esprit. C’est pourquoi les catégories de la raison sont, analogiquement, celles de l’être. Il s’agit tout de même de quitter tôt ou tard l’ordre sensible pour entrer dans l’ordre intelligible, là où la vérité se joue finalement, afin d’y retrouver le donné fixé de toute éternité par Dieu et que désigne l’essence des choses. L’intelligence ne mesure alors les choses, elle ne leur applique ses concepts, déjà substantiellement analogues à l’essence des choses, qu’en se conformant à leur essence préétablie. La connaissance procède donc des termes eux-mêmes, définis d’abord en eux-mêmes et donc en quelque sorte isolables (monde + intelligence, choses + concepts…) ; ils sont après coup mis en rapport d’adéquation. L’expérience, quant à elle, reste complètement en dehors de la théorie de la connaissance, car elle précède la connaissance et, en tant que recherche à tâtons (experimentum), y prépare tout au plus. On peut deviner la pertinence[8] de ce projet de savoir, compte tenu de la vision-du-monde qui la supporte : la hiérarchie des êtres créés par Dieu et couronnée par lui est l’occasion d’une connaissance similaire, au final permanente et simplement déployée comme on déroule un rouleau de papier tout fait tout prêt. Et l’ordre moral lui ressemblera, s’y appuiera même.

La vérité-validation fonctionne dans le paradigme moderne du Sujet, perspective encore idéaliste où la classique quête ontologique est abandonnée, parce que hors de notre pouvoir de connaître, pour faire place à la conquête des phénomènes à expliquer. Le monde phénoménal appartient à l’espace et au temps qui sont les nôtres et c’est pourquoi nous en faisons l’expérience, au contraire du monde nouménal (qui équivaudrait au plan de l’ontologie classique). De ce qui se manifeste ainsi, notre esprit en élabore une représentation, qui n’a plus rien d’une analogie de l’être ; il en va plutôt d’une schématisation suivant ces conditions d’espace et de temps, qui constituent les ressources empiriques de la raison, et suivant les conditions formelles a priori de la raison (ou catégories, mais non substantielles), qui en constituent les ressources intelligibles propres. La raison produit en conséquence des idées ou des hypothèses qu’il lui faut valider dans l’expérience ; lorsque c’est le cas, lorsqu’elles s’appliquent effectivement aux objets de l’expérience, une connaissance vraie, fondée et validée, c’est-à-dire légitime et limitée par ses conditions de production, en résulte. En imposant de la sorte sa mesure au monde empirique pour en dégager des données approuvées et vérifier leur articulation, la rationalité confère un ordre aux phénomènes. Et pourtant, ce faisant, la connaissance s’opère encore et d’abord à partir des termes alors en cause, attendu que leur objectivité tient inextricablement aux conditions mêmes de la Subjectivité à l’oeuvre[9]. Dorénavant, l’expérience fait partie de la théorie de la connaissance, car connaître n’est possible qu’aux risque et péril de l’expérience (Erfahrung), par laquelle se constitue toute connaissance proprement humaine. On comprend la pertinence de ce projet de savoir dans un univers désormais conçu en expansion, dans un monde en évolution ; le savoir ne peut également qu’évoluer grâce à des connaissances toujours plus précises et complexes, complémentaires et sans cesse mieux organisées et efficaces. Au demeurant, rien de tout cela n’exclut forcément quelque idée d’un absolu, certes invérifiable mais théoriquement ou même pratiquement envisageable : à condition que tout ordre, mondial ou moral, soit, en ses modalités, rigoureusement humain.

L’authenticité existentielle[10] fonctionne dans le paradigme de la conscience. Cette perspective autrement moderne est soeur de la philosophie du Sujet. Elle reconfigure cette philosophie en recentrant sur la genèse du sujet et du « monde vécu » – plutôt que d’en rester à la production, par un Sujet idéalisé, d’un savoir sur les choses du monde externe (monde naturel), avec la production de biens qui va de pair. La « con-science », comme la morphologie de ce terme l’indique, est toujours conscience de quelque chose, c’est-à-dire conscience de son objet ; la recherche de la conscience même implique donc la prise en compte de la genèse de ce rapport sujet-objet. Pour saisir ce qui peut alors être appelé la phénoménalité des phénomènes, la rationalité doit, paradoxalement, joindre son historicité en même temps que l’horizon qui rend possible cette dernière et selon lequel le contenu de la conscience acquiert du sens. En d’autres termes, pour le monde-du-sujet (ou pour le sujet-qui-mondanise), le donné de la conscience se constitue de pair avec le sens même de cette constitution. De la sorte, tout est « en con-science », puisque la conscience est le lieu et l’origine d’un rapport à l’objet-tiré-du-monde, et la rationalité valide la position du sujet en même temps que le sens de son objet, puisque la conscience constitue le tout absolument, c’est-à-dire sans le support immédiat du monde empirique quoique pas sans médiation concrète – il faut bien le redire : c’est paradoxal. C’est là une « in-validation », qui authentifie la structure de la conscience mais seulement de l’intérieur de celle-ci et qui échappe à toute dépendance sensible de la raison. Pareille connaissance de la connaissance[11] évolue sans cesse, elle aussi ; mais elle procède rigoureusement, cette fois, de la structure même des termes en jeu (sujet et objet), ceux-ci advenant et se dessinant depuis celle-là… en vertu d’une constitution absolue (c’est-à-dire ni empiriste, comme chez Hume, ni rationaliste, comme chez Leibniz ni les deux, comme chez Kant). La pertinence d’un tel projet de savoirs s’éclaire en conséquence. L’expérience vécue (Erlebnis) intègre, finalement, la théorie de la connaissance, non sans perpétuer encore un certain idéalisme en l’une et l’autre. La recherche d’une pleine conscience et d’une conscience pleine du monde-du-sujet, en raison d’un réel tout aussi plein, est possible. Dès lors, les fondations pour un savoir autre, outre celui des sciences modernes dites pures et appliquées, sont posées et le réel (tout plein) peut être (pleinement mis à) découvert en une mondanéité humaine qui n’est pas automatiquement ni pour autant close sur elle-même puisque l’absolu est à sa portée.

1.3 La véridiction

On le comprend : il y a diverses conceptions de la vérité, en termes de vérification et de fondement. Mais encore faut-il dire vrai. En effet, ces conceptions de la vérité ne sont en jeu que parce qu’il en va aussi d’une véridiction. Reste à en préciser la consistance. Deux façons de le faire s’offrent à nous.

Cet enjeu du dire vrai peut s’entendre dans une perspective idéaliste comme empirisme – puisque les contraires se renversant procèdent du même ! La véridicité concerne alors la qualité même de celui qui parle, voire sa caractérisation, et s’explicite tantôt par la véracité tantôt par la sincérité. La véracité concerne le caractère probant de qui parle ; c’est pourquoi on lui prête autorité ou foi, mais à tout dire : davantage autorité que simplement confiance. La véracité divine reste généralement le modèle et la source de la véridicité, qui prend alors un caractère absolu. La sincérité, quant à elle, concerne l’expression de soi et procède inversement ; celui qui parle s’exprime extérieurement en adéquation avec ce qu’il porte ou pense ou ressent intérieurement, de sorte qu’on lui prête pleine confiance pour cette raison, sans qu’intervienne nécessairement une forme d’autorité. La sincérité humaine demeure l’expérience typique de la véridicité.

L’enjeu du dire vrai peut s’entendre plutôt suivant une approche éminemment pratique et concrète[12], qui plus est langagière. La véridiction a trait à la mise en oeuvre du vrai en tant que parole. Par conséquent, le vrai ne concerne pas seulement ni d’abord le contenu ou l’objet du penser ou du dire, mais l’exigence pratique et originaire que constitue ce dire – et ce penser en tant que verbe en nous. Le sens de la vérité conforme le sujet et l’objet du dire, dans et par le dire lui-même. Ce qui est exact et ce qui s’avère valide, ce n’est pas encore parler-vrai, par quoi l’un et l’autre sont – pratiquement – constitués. Si faire la vérité signifie beaucoup plus que simplement établir le vrai sur ceci ou cela qui appartient au monde, et plus encore que la conformation de soi-même (en pensée), alors la vérité s’élucide comme concret procès continu du sujet et de son objet, et entre sujets. Ce processus de la vérité, pour ne pas se réduire à des règles toutes faites, doit être conçu et vécu en parole ; il se réalise dans et par l’acte de parole ; il signale comment le rapport originaire entre sujets et objets demeure pratique et dynamique, c’est-à-dire premier et toujours en jeu. Nous faisons la vérité comme et tout autant que la vérité nous fait. C’est pourquoi il peut être question, dans une perspective proprement herméneutique[13], de vérité-dévoilement et manifestation, et dans une perspective habermassienne (de pragmatique transcendantale communicationnelle) de prétentions à la vérité dans un processus de discussion[14] ; en sémiotique littéraire[15], il s’agit de pratique de véridiction en raison et en fonction d’une énonciation structurée dans et par l’Altérité au coeur de la parole.

La pertinence de la véridiction comme telle tient à la rationalité langagière permettant de rendre compte d’une pratique, systémique plutôt que systématique, du sens même de la vérité[16]. Le réel n’aura donc rien d’un donné brut et il en ira tout autant du sujet humain, puisqu’il s’agit autant de cosmogenèse que d’anthropogenèse[17]. D’où un projet qu’on peut dire constructiviste – objet/objectivité et sujet/subjectivité à construire – et fondable – sans être fondationaliste – puisque le fondement relève du rapport même sujet-objet : tout en parole et où se signe l’altérité. L’enjeu n’y est pas le savoir, même s’il ne l’exclut pas du tout, mais plutôt « co-naissance », car le sens fondamental de ce projet est parole, relation vivante, condition langagière originaire. La racine de ce projet se trouve donc en un engagement éminemment personnalisant en raison d’une pratique constructive de soi et de l’autre. Le fameux « En vérité, en vérité, je vous le dis… » des évangiles ne résonne-t-il pas de la sorte ?

2. Splendeur de la Vérité à côté des fausses nouvelles

Ayant campé de la sorte ces diverses conceptions de la vérité pour exposer la configuration paradigmatique de chacune, dégageons ce que le phénomène des « fake news » et l’encyclique Veritatis splendor de Jean-Paul II signalent ou même modifient du problème complexe de la vérité.

2.1 Sur la vérité-référence ou fondement

Au contraire de ce que souvent on en pense et en dit, l’ère des fausses nouvelles et de la post-vérité ne signifie pas l’absence de vérité, voire la perte totale du sens de la vérité. Nous nous retrouvons plutôt dans une situation de vérités à profusion, qui se répandent dorénavant fort rapidement et de façon presque incontrôlable dans les réseaux sociaux. Nous sommes confrontés à un « tissu de vérités » en fait défendues (avec conviction) pour telles… pendant que d’autres y voient en fait un « tissu de mensonges ». Selon la perspective choisie, il y a des faits là où on ne s’y attendait pas et il n’y aurait pas même les soi-disant faits tenus jusque-là pour acquis. Au règne des « vérités alternatives »[18], même le savoir scientifique n’est pas épargné[19].

Par conséquent, l’ère des fausses nouvelles maintient l’enjeu d’une quelconque référence. Que ce soit pour lancer de fausses nouvelles ou pour les attaquer, on ne continue pas moins de faire appel à des faits (autres) en guise de fondement. Quand certains fondements semblent alors ruinés, tout compte fait, on en ajoute d’autres et souvent en bien plus grand nombre encore. L’opération, du côté des faiseurs comme des adversaires des fausses nouvelles, fonctionne ainsi à la façon d’un fonds de vérité(s) où l’on pourrait toujours puiser de nouveau… pour renverser ou contester ou compléter par des faits autres. Ne répétera-t-on pas qu’il y a un quelconque fond de vrai en tout, y compris dans les fausses nouvelles ? La situation actuelle est différente, parce que paradoxale : les fondations éclatent et on s’en réclame tout autant ; cela n’a pas grand-chose à voir avec la totale absence de vérité et donc de fondement que la rhétorique des sophistes de l’Antiquité devait servir à démontrer.

Quant à elle, l’encyclique Veritatis splendor sur des questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église pose un diagnostic assez exact : vérité et liberté sont indûment séparées dans les discours contemporains d’éthique théologique ou autre, alors que la doctrine morale de l’Église les maintient liées. D’où l’intention de Jean-Paul II d’exposer des vérités morales absolues, expression claire d’une référence objective et d’un fondement certain en matière de morale. D’emblée, dans sa bénédiction d’ouverture, il affirme d’un trait que « [l]a vérité éclaire l’intelligence et donne sa forme à la liberté de l’homme ». Pour lui, la vérité ne donne donc pas seulement lieu à la liberté ou elle ne l’appelle pas simplement après coup afin que celle-ci se réalise pour telle ; bien plus encore, à la liberté est conférée la forme même du vrai[20].

Ainsi, dans la perspective de cette encyclique, le domaine du vrai et celui de la liberté ont des fondations communes, pour ne pas dire identiques. Jean-Paul II va jusqu’à révéler des racines qui sont toutes les mêmes, là où nous cherchons généralement – et tout au plus, en modernité – à ériger un pont entre deux rives. Mais en cela une rançon est due, et sans cesse payée, entre vérité et liberté, car Veritatis splendor ne fait que « ré-unir » ce qu’elle a d’emblée séparé[21], répétant du coup ce qu’elle reproche aux discours ambiants. Puisqu’il n’y a pas moins mais plus de fondations à considérer, Jean-Paul II compte exposer encore plus du vrai, du vrai radicalement « déjà-tout-fondé » et pas seulement logiquement produit, cette fois dans le champ même de la morale. Si la tradition chrétienne n’avait encore jamais trouvé ni même attendu des vérités absolues en morale, parce que par définition le champ de l’agir moral ne se prête pas aux absolus ni à l’universalité figée de la Nature, voilà que lui, paradoxalement, va y aboutir et livrer la marchandise. Le débat autour de valeurs, morales notamment, se voit donc surpassé grâce à un fondationalisme, qui y « plante la vérité toute pleine » par surcroît et contre tout relativisme si caractéristique du débat sur les valeurs.

Bref, ni cette encyclique de Jean-Paul II ni le phénomène des fausses nouvelles ne sont possibles et pensables sans des fondations, sans des fondements tels qu’ils permettent de poser des vérités là où on ne les attendait pas. Qu’importe alors que ces vérités soient absolument posées ou bien posées de façon toute « relativiste », quitte à les qualifier elles-mêmes d’absolues. Les contraires procèdent, paradoxalement, du même.

2.2 Sur la vérification

Le phénomène des fausses nouvelles constitue une vague de nouvelles étranges non pas tant en raison de leur contenu mais de leur statut. Leur place et leur rôle paradoxaux nous déroutent. Elles se révèlent fausses, pour les uns, suivant une certaine vérification, mais en même temps et par ailleurs, pour d’autres, elles conservent une égale qualité de vérité en fonction d’une vérification tout autre ou depuis un lieu autre du moins. Si hier encore chacun pouvait défendre « sa petite vérité à lui », à chacun ses véritables faits dorénavant[22]. C’est là la nouveauté du phénomène des fausses nouvelles, qui n’engage pas simplement des opinions puisque l’opinion ne requiert pas de vérification et n’équivaut pas à une fausse nouvelle. Pour produire comme pour combattre tant de nouvelles dites faussées ou non, il faut en appeler à la diversité des points de vue et s’y camper ; il faut solliciter la divergence même des angles de traitement et faire face à l’éclatement de l’objectivité dont tout un chacun se réclame. En fin de compte, vérifications et contre-vérifications des faits n’annihilent guère l’anti-vérification, qui toutes procèdent aux « faits alternatifs » ; ce qui se présente alors comme manque ou même absence de vérification des faits apparaît finalement comme une conflictualité à la fois des « faits » et créatrice de « faits ». Et lorsque les vérifications deviennent strictement alternatives, lorsque les plus pointues comme les plus « gratuites » semblent également possibles, la polarisation des positions, qui s’avèrent de plus en plus (aux) extrêmes, s’accentue.

Une sorte de fantasme à double visage plane sur toute cette situation qui met directement en cause une quelconque vérification. Ce fantasme, c’est le produit attendu ou présumé d’une vérification ou d’une autre et il s’appelle tantôt « faits purs et durs », tantôt « évidence en soi ou pour soi ». Une vérification, de la plus objective jusqu’à celle qui n’en aurait pas la qualité par d’autres reconnue, équivaudrait alors à un « rapport brut » à de soi-disant faits ; d’où la dérive d’une neutralité qui se confond avec une « pure objectivité pure ». Ou bien, encore, ce qui tient lieu de vérification est affaire d’évidence dite des faits ; l’évidence même du réel, du réel devant soi, serait ainsi le rempart d’une vérification qui peut se prétendre neutre. Dans un cas comme dans l’autre, le ressort de la vérification fait perdre toute son ossature épistémologique et méthodologique à la traditionnelle vérité-adéquation ; ladite adéquation du réel et de l’intellect se réduit finalement à une possible correspondance elle-même livrée à une « identité » différemment monnayée puisqu’elle ne vise plus que ce que, spontanément ou non, on tient unilatéralement pour authentique dans l’expérience de son monde à soi[23]. En outre, toute cette situation n’exclut pas une vérité-validation et il suffit alors de reconnaître que le plaidoyer en faveur d’autres faits autrement validés gagne en valeur parce que perspectivisme et relativisme sont poussés à bout. Mais quoi qu’on pense de cette situation, finalement, une constante demeure : vérifier, ce n’est pas encore ni nécessairement interpréter des données, comme si les produire ne relevait pas d’une interprétation. Ne se réclame-t-on pas de données probantes dans l’exacte mesure où, paradoxalement, on tient pour seconde – pour non fondamentale – l’interprétation qu’on doit en faire afin de produire un savoir fondationnaliste ?

De son côté, l’encyclique Veritatis splendor pose, comme point de départ et sens (direction) même de son entreprise, une « nostalgie de la vérité absolue » (#1 § 3). Re-trouvant pareille vérité, y remontant, Jean-Paul II peut alors établir qu’elle doit correspondre à l’objet propre de la morale. Les circonstances et l’intention morale ne sont jamais absolument sûres ; elles demeurent insuffisantes quoiqu’incontournables pour parvenir à une évaluation absolument certaine et donc à une décision morale absolument bonne. Si on ne peut jamais s’en tenir aux circonstances et encore à la création de valeurs, il y a, par contre, des règles morales qui ne souffrent d’aucune exception. Il y a de l’intrinsèquement mauvais. Il n’est jamais impossible d’accomplir ce que demande la loi naturelle, qui correspond ni plus ni moins à la loi divine. À ce compte, « la doctrine de l’objet, source de la moralité, constitue une explicitation authentique de la morale biblique et des commandements » (#82 § 2). Jean-Paul II mène par conséquent une critique systématique des courants, théologiques ou non, qui ont envahi le champ de la réflexion éthique en modernité. Si son diagnostic est plutôt juste, sa solution réside dans une position aussi radicale qu’extrême – je viens de le signaler – et fait les frais de cela même qu’elle construit. En effet, cette position ne supporte (absolument) pas la moindre critique à son endroit et elle ne retient rien de la signification fondamentale de toutes ces tentatives modernes, qui cherchent concrètement à tenir compte de quelque mode de contextualisation, de production ou d’évaluation des morales et de la décision morale. Paradoxalement, Jean-Paul II fait basculer dans le déni de ces conditions, tout en les considérant : au nom d’une « pure conscience pure » en matière de réflexion morale.

Cette pure conscience en mesure de re-trouver un pur objet de conscience est la signature – fondationaliste – de la phénoménologie mise en oeuvre par Jean-Paul II[24]. S’il peut et doit remonter à une vérité absolue jusque dans le domaine de la morale, c’est grâce à la reductio, propre à cette phénoménologie ; cette reductio révèle et relève d’un savoir radical – préréflexif, antéprédicatif – et permet, à titre de « recherche d’un donné immédiat antérieur à toute thématisation scientifique et l’autorisant », de « déborder les incertitudes mêmes de la logique vers et par un langage ou logos excluant l’incertitude[25] ». Si, avec Veritatis splendor, Jean-Paul II supplante tout projet typiquement critique et donc toute vérité-validation du savoir menés à la manière des sciences pures et appliquées, y enfermant les tentatives théologiques modernes et en particulier le conséquentialisme et le proportionnalisme en éthique, c’est justement parce que la reductio va permettre de constituer une évidence originaire, par-delà la réflexion usuelle et secondaire de la raison/science qu’elle invalide. J’oserais donc parler d’« in-validation », de validation tout autre parce que tout en conscience. Dans ces conditions, l’absolument et identiquement « vrai-et-bon » se trouve par l’analyse de l’intentionnalité et de l’évidence du cogito, en vertu desquels l’essence de la conscience est décrite naïvement – c’est-à-dire sans expliquer ni interpréter. Si l’authenticité purement accomplie et déployée prime sur tout autre mode de vérification et peut n’en rien retenir, c’est parce qu’il en va, dans Veritatis splendor comme dans la voie phénoménologique qu’elle représente, du « donné [originaire] (« la chose même ») en évitant de forger des hypothèses aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l’être de qui il est phénomène que sur le rapport qui l’unit au Je pour qui il est phénomène »[26]. En conséquence, c’est comme paradoxe et de façon paradoxale que Veritatis splendor expose l’absoluité, de la vérité morale nommément, en termes d’adéquation existentielle de soi au Vrai[27]. Mais au demeurant, sur le terrain de la (vérité-) pertinence, on s’aperçoit qu’en raison des tenants et aboutissants de ces vérités absolues que comporte la Loi morale divine alors exposée, l’application et l’applicabilité de la doctrine aux situations humaines doivent a priori coïncider ; la doctrine (de l’objet moral, des vérités morales absolues) s’en trouve automatiquement corroborée et s’avère absolument toujours véridique en faveur de la « validité absolue de ses préceptes » (#76)[28].

Bref, l’explosion des (fausses) nouvelles fausses et « l’événement Veritatis splendor » dans notre postmodernité signalent également, malgré tout ce qui les sépare, les aléas des exigences fondationnalistes de la vérification. On connaissait une compétitivité toujours possible entre ces exigences, selon le paradigme et le système dont elles relèvent ; on est désormais surpris par les paradoxes qui font éclater ouvertement leur conflictualité à l’interne, généralement mal reconnue, comme à l’externe, généralement mieux exposée. En tout cela, on pousse loin, même très loin, la rationalité constitutive de tout (y compris d’elle-même parfois), suivant une phénoménologie en l’absence de véritable réflexivité herméneutique, pour des entreprises de savoirs tôt ou tard aliénées parce que basculant dans le déni de l’idéologie et/ou de l’inconscient. D’où – comme je l’indiquais au début de mon propos – tant de vérités éclatées ; d’où la vérité en miettes.

2.3 Sur la véridicité et la véridiction

Le dire vrai est inévitablement malmené lorsqu’un individu élève une information fausse ou même simplement banale au rang de nouvelle. En effet[29], avec l’ère de la post-vérité, les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. Chose certaine, les réseaux sociaux font en sorte qu’on fait moins confiance à la source elle-même d’une information qu’à la personne qui la partage, avec, pour résultat, d’amplifier notre propension à chercher les informations qui confirment nos propres opinions. C’est pourquoi les médias sont plus que jamais remis en question, et ce, parfois indirectement, notamment par la classe politique qui s’en passe par méfiance ou par peur de voir quelque vérité dévoilée, sinon de voir son message médiatisé et en conséquence décortiqué. Il ne faut pas ignorer, par ailleurs, que certains réseaux sociaux partagent de la désinformation et de fausses informations dans le but de propager la haine et les divisions. Tout cela, donc, signifie qu’on peut très bien clamer, déclarer, simplement dire comme faux ce qui est vrai et comme vrai ce qui est faux – en principe après en avoir jugé soi-même ainsi, ce qui renvoie plutôt à l’enjeu de vérification. Mais est-ce là toujours mentir, pour tromper délibérément l’autre ? N’est-ce pas aussi se méprendre parfois sur les choses, être dupe des situations, en trompant involontairement autrui, voire se tromper soi-même sur soi-même ? Rien n’est moins clair, particulièrement dans une situation alimentée par les « fake news ».

En définitive, un farouche débat sur la sincérité et la véracité s’est ouvert sous nos yeux et fait voler en éclat la crédibilité, parfois miroitée, de tout un chacun. Allez voir, dans toute cette situation des fausses nouvelles, qui vraiment dit vrai et qui est à tenir véritablement pour tel ! Quand les positions s’étalent vertement, c’est celui que vous croyez, ou ne croyez pas, sincère et probant. C’est la crédulité, ou bien l’incrédulité, c’est-à-dire une confiance/méfiance aveuglée, qui va constituer le coefficient d’une authenticité décousue par l’individualisme – par opposition à l’authenticité structurante dont j’ai auparavant parlé. Sincérité, véracité et authenticité sont minées par les fausses nouvelles ; et pourtant, on en vient à inconditionnellement croire quelqu’un ou à croire quelqu’un inconditionnellement : strictement par conviction, voire pour ses seules convictions[30]. Ces conditions sont celles d’une véridicité qui, tôt ou tard, paradoxalement, résilie la parole. Comme les « fake news » sont porteuses d’intention ou de finalité cachée ou avérée, leur mécanique reste celle, typiquement technique, de la transmission (plus ou moins contrôlée) du message contrôlé. La « parole » se trouvant alors instrumentalisée, l’énoncé (le dit) prend toute la place : comme si seul il comptait et que l’acte de parole dont il procède n’avait qu’à se tapir, qu’à rester caché parce que secondaire et accessoire. En même temps, paradoxalement encore, les « fake news » mettent en scène et en discours par simple exhibition, exploitant brillamment un art de production et de transmission. La « parole » s’en trouve exacerbée de sorte que l’énoncé (le dit) lui cède toute la place : comme si la performativité du dire seule comptait. Dans les deux cas, l’articulation énoncé et énonciation souffre de leur autonomisation poussée à bout, posée à terme en la réduction de l’énoncé au fait et de l’énonciation à une condition binaire de production et de réception, d’un message somme toute codé, entre émetteur et récepteur a priori dépersonnalisés (ou a posteriori personnifiés). Rien, donc, pour sortir du régime idéaliste, esthétique, sinon mécaniste de la véridicité ; et trop peu pour entrer dans le fonctionnement pratique et concret, systémique et poststructuraliste, de la véridiction. Enlisé dans les « fake news », le dire vrai trahit le pouvoir toujours fragile de la parole ; il le révèle en pleine ambiguïté, le pervertit par ambivalence, le dénie au profit d’une toute-puissance.

À côté, Veritatis splendor exploite à fond l’enjeu de la motivation éthique, question majeure à notre époque. Mais Jean-Paul II la pousse à bout : plus rien d’imprescriptible. Il clame et exalte le comble de la liberté, atteint non seulement par des vérités morales absolues et très nettement exposées mais par une « stricte obéissance stricte » à la « loi morale divine » – car il y aurait là adéquation, coïncidence même. L’observance de la loi morale, c’est-à-dire l’effort et l’application à vivre moralement, est supplantée par le respect inconditionnel de cette loi et de qui autant que par qui vient cette loi. Dès lors qu’origine et transmission de cette loi se lient pour finalement coïncider en l’exigence ainsi exhibée à dire vrai, tout un chacun se voit enserré dans la démarche de la « splendeur de la vérité ». D’abord (en introduction), l’Église enseignante ne peut pas ne pas obéir au Christ et ne pas redire ce qu’absolument il fait savoir et posséder comme vérités, le pape lui-même ne peut pas ne pas obéir pareillement dans ces conditions et le fidèle ne peut pas non plus faire autrement quant au pape, à l’Église, au Christ. Ensuite (chapitre premier), le jeune homme riche de l’Évangile est notre prototype ; il est « tout plein » de la loi morale divine puisqu’il la suit admirablement et presque à la perfection, mais sa motivation et son engagement flanchent et il faillit ultimement à ce parachèvement sans pour autant abandonner cet idéal[31]. Enfin (chapitre troisième), s’il faut toujours obéir quand on se trouve dans le circuit de la parole-révélation-enseignement construit par Jean-Paul II, il le faut jusqu’au « martyre, exaltation de la sainteté inviolable de la Loi de Dieu » (# 90) ; ce qui est en jeu, ce n’est donc pas tant Dieu que sa Loi, et pas la médiation de cette Loi mais l’édiction de son statut motivationnel. La fondation d’un tel ordre moral, tout en écoute-obéissance-sans-limite, survient donc quand héraut et héros fusionnent littéralement en la splendeur de la vérité (morale) absolue.

La véridicité mise en place avec ce propos de Jean-Paul II échappe à certaines difficultés mais pas à d’autres. Certes, il n’y a pas lieu de mettre en doute la sincérité de l’auteur ni, en principe, celle de quiconque, à commencer par l’Église, se réclamerait de ce propos. Mais la production comme la réception de l’encyclique Veritatis splendor impliquent, curieusement, une sincérité envers soi-même que rien – pas même l’inconscient – n’affecterait ou risquerait de biaiser. Ce genre d’authenticité blindée, à toute épreuve et fixée dans une translucidité aussi continuelle que continue, n’a plus grand-chose à voir avec celle, sans cesse renouvelable, d’une phénoménologie pure – à la Husserl – dans laquelle Veritatis splendor s’inscrit… en la dépassant toute de même sur ce point. De même, il n’y a pas vraiment moyen de débattre sur la véracité de la Loi morale là exposée ; garante de vérité parce qu’également divine[32], au titre même de Loi morale divine donc, il faudrait l’accepter sans pouvoir discuter. D’ailleurs, la « véracité programmatique » de Veritatis splendor, sa force illocutionnaire ou sa performativité si l’on préfère, demeure étrangement saisissante. En effet, l’attitude d’obéissance selon laquelle entendre et recevoir, transmettre et définir la (véritable) loi morale (véritable) requiert là un ton prévenant toute résistance, active ou passive ; elle porte en outre la parole même à ce point d’une toute-puissance où objections et exceptions sont exclues, sinon impossibles. Il s’agit donc d’une posture sans ambiguïté pensable ni même possible, en vertu d’une parole[33] transportée hors de sa propre fragilité… bien qu’y sympathisant continuellement. Et dans ce règne de l’absolument tout prescriptible, de la véridicité ne faisant plus qu’un avec la motivation éthique, les convictions (héroïques à la Jean-Paul II) sont la signature des fondations mêmes de la morale et la condition sine qua non d’une non moins ferme (prise de) parole[34]. Une démarche concrètement structurante[35] de véridiction n’a aucune chance devant pareille véridicité fondationnaliste, conçue comme structurellement pleine, totale et définitive.

Bref, avec le phénomène des fausses nouvelles et avec l’encyclique La splendeur de la vérité, le dire vrai est paradoxalement malmené. Par nonchalante insoumission à la sincérité et à la véracité, on n’hésite pas moins à feindre avec brio l’une et l’autre – quitte à manquer de fidélité à la vérité-fondement et à la vérification. Par excessive soumission à la sincérité et à la véracité, on ne se montre pas moins inattaquable et incritiquable au regard de l’une et de l’autre – quitte à se river à une certaine fidélité et une certaine vérité-fondement ou vérification. Mais au demeurant, c’est la surenchère, faussée ou non, de la véridicité qui nous est jetée en plein visage et cette exubérance exploite abondamment le biais idéaliste, sinon empiriste – les contraires procédant du Même ! – du dire vrai. Notre propre parole en fait les frais.

Conclusion, histoire de construire la véridiction

En fin de compte, quels écueils de notre postmodernité sont particulièrement mis en relief avec le phénomène des fausses nouvelles, écueils que l’encyclique La splendeur de la Vérité de Jean-Paul II permet aussi d’éclairer quoique différemment ? J’en dégage trois, tout en suggérant des pistes nouvelles, déjà en exploration, pour une possible reconfiguration de ce complexe problème de la vérité.

C’est dans l’air du temps : les fondations de nos projets de savoirs, que ce soit en science, en histoire, en politique, en société, éclatent en mille morceaux. L’impression de les voir complètement disparaître relève du fait d’une perte douloureuse, trop rapide et non consentie. Alors, pour combattre cette perte de nos fondations comme telles, nous cherchons à réinvestir ce qui en reste, à sauvegarder et même à surexploiter les « bases bien solides » et les « données foncières » censées constituer notre expérience du monde et de nous-mêmes. Le fondationalisme produit ainsi le positivisme, après l’ontologie classique. Il entretient l’hybridation des rationalités théorique, pratique et esthétique, leur intégration totalitaire n’étant certainement pas plus douce que leur intégration au nom de la métaphysique[36]. On peine donc à trouver un moyen, une condition, une perspective pour articuler le vrai, la vérification et la véridicité, apparemment condamnés à devoir tôt ou tard s’amalgamer à cause d’une conception fondationaliste d’un réel : un réel séparable de la raison et qui échapperait – radicalement, ultimement, fondamentalement – à une véritable herméneutique sise dans le langage[37]. Ce qui a été et demeure le lot ainsi que la rançon de la vérité résiste donc, tacitement sinon sauvagement, à un anti-fondationalisme. Il faut revoir le geste du fondement, l’action de fonder.

C’est dans l’air du temps : le sens même de la vérité est fortement ébranlé, et ce, en son orientation (sens-direction) tout autant qu’en sa consistance, son élaboration, sa construction (signification). Sur le premier enjeu, le fondationalisme nous a grosso modo habitués à faire commencer la vérité dans une instance référentielle hors de nous, pour la produire ensuite d’une façon ou d’une autre en nous et pour nous, en termes de correspondance entre le réel et nous (vérification) ; s’y ajoutera un examen autoréférentiel, relatif à un sujet (sincérité) ou un objet-pour-objet (véracité), seulement quand la véridicité pose problème parce qu’elle n’est plus considérée comme d’emblée acquise. Il faut se rappeler toutefois que ce ferme reposoir d’un fondement plein et déterminable en vertu d’un logos sémantico-déductif peut demeurer opérationnel même au coeur de la question du Sujet ou de la Conscience. Un anti-fondationalisme renverse cette démarche unidirectionnelle et pratiquement unilatérale, tout en s’émancipant de l’idéalisme et de son exact renversé qu’est l’empirisme. Il s’agit donc d’inverser cette démarche de la vérité, et non pas simplement de la renverser en un geste hégélien de droite ou de gauche ; il s’agit de l’enraciner dans et de l’inscrire comme une (pratique de) véridiction selon un horizon langagier. Ainsi, l’impensable de tout fondement comme de tout geste de fondement nous maintient dans l’impossible possession, possession par totale et pleine détermination, des fondements.

C’est dans l’air du temps : la mise en oeuvre du sens, son élaboration, sa construction, est devenue malencontreusement, voire effroyablement, risquée : au point où toute signification s’avère souffrance, demeure en souffrance. L’actuelle « perte du/de sens », si intensément ressentie et redoutée, tourne plutôt en une folle production de sens, et de sens parfois les plus fous[38]. Mais le caractère dramatique de notre situation ne relève pas seulement de la « folie du sens », qui déjoue la cohérence et la pertinence auxquelles on est habitué et auxquelles on semble devoir s’en tenir. Il réside aussi dans l’embrigadement souvent aveugle de la vérité, que l’obnubilation d’un parti contre un autre ne rend qu’aveuglément nécessaire. Le fondationalisme en est l’attestation et, à bien y regarder, la démonstration constante. Avec lui, la vérité demeure sous le règne autocratique et l’emprise totale de la théorie de la connaissance ; elle ne saurait que frayer avec une théorie de la signification subordonnée génétiquement ou ultimement à une théorie de la connaissance. Et au risque de le répéter, le renversement du fondationalisme (par un autre) ne fait que nous enfoncer dans le problème, car cela ne change guère le rapport dominant-dominé qui peut tour à tour les déterminer tous deux ; c’est sans compter l’esthétisation actuelle de ces deux enjeux de la connaissance et de la signification, qui accentue tantôt leur autonomisation tantôt leur (con-)fusion et qui n’ajoute qu’un émotivisme flagrant ou tacite à nos convictions. Pour entrer dans un anti-fondationalisme, il s’agit donc de quitter la posture d’une épistémologie reine faisant de la théorie de la signification son valet et la réduisant vite à un outillage ainsi qu’à une simple région spécifique dans le grand domaine-roi du savoir. Il s’agit d’inverser leur place, pour encadrer la théorie de la connaissance par une théorie de la signification. Mais encore faudra-t-il assumer le déplacement alors exigé, en postulant pour elles un rapport herméneutique et en elles une consistance tout herméneutique.

Dans ces conditions, nous pouvons déjà un peu mieux élucider la démarche (anti-fondationnelle) de la vérité, quand elle est faite parole. C’est là l’inspiration qui a présidé à mon propos, inspiration ou plutôt restructuration que j’ai empruntée à Jean Calloud, sémioticien de renom. Je le laisse, en terminant, décrire succinctement ce que signifie cette démarche de vérité faisant oeuvre de parole :

L’ordre de la parole ne connaît pas l’évidence. Parler est autre chose que voir ou montrer. […] Il y a toujours quelque chose à redire à ce que nous affirmons comme vrai car la distance prise vis-à-vis de l’oeil et de sa sécurité empirique ouvre un espace jamais définitivement clos. La nostalgie de l’adéquation indiscutable nous conduit souvent à réintroduire dans nos discours des simulacres de cette enviable assurance de l’oeil : « Il est évident… il est clair … manifestement… incontestablement… cela saute aux yeux… » Notre dire n’en est pas plus vrai pour autant. Mais, peut-être, paraît-il plus vrai. Et c’est bien tout ce que nous pouvons faire. […] La parole se juge à son effet (noo-somatique). La vérité n’est pas avant la parole, comme retour à l’oeil qui a vu, mais après la parole car c’est alors que « les yeux s’ouvrent »[39].

En ces temps de splendeur de la vérité et de splendeur des fausses nouvelles, prendrons-nous conscience de l’importance, bafouée, de la parole : elle, si fragile et si « survoltable », elle, si vulnérable et si puissante ? Son instrumentalisation est paroxysmique dans notre culture, plus que jamais saisissante et paradoxale[40]. Reconnaîtrait-on à la parole le même destin que le croire, pas moins fragile, pas moins « survoltable », pas moins vulnérable ? Car à l’heur et aux malheurs des splendeurs du jour, on fait tout pour croire savoir et tout pour ne pas savoir que l’on croit. Il nous appartient de reconstruire le croire et le savoir alliés à une nouvelle problématisation du sens et du langage : pour littéralement faire la vérité.