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Hypothèse n° 1 : et si les personnages de bande dessinée étaient des acteurs payés pour jouer le rôle que leur assigne le scénario?

Hypothèse n° 2 : et si “héros de bande dessinée” correspondait à un métier, exercé avec plus ou moins de compétence et de motivation?

Hypothèse n° 3 : et si ces héros étaient conscients, non seulement d’être des êtres de papier, mais encore de tous les éléments graphiques inscrits physiquement sur la planche autour d’eux : cadres, traits, onomatopées, signature, copyright?

Hypothèse n° 4 : et si l’émission de bulles nécessitait un apprentissage?

Hypothèse n° 5 : et si la bande dessinée était produite industriellement dans de vastes ateliers d’usine?

Hypothèse n° 6 : et si le “neuvième art” avait vu le jour à Paris, dans l’entourage des poètes zutistes?

Hypothèse n° 7 : et si nous étions tous des personnages de bande dessinée?

Chacune de ces hypothèses incongrues a inspiré au moins un récit dessiné, quelquefois plusieurs.

C’est sur le mode du What If, ou bien encore, dans le langage des enfants, sur celui du “on dirait que...”, que fonctionne la procédure réflexive que j’ai choisi de présenter ici. Je propose de l’appeler travestissement, en conformité avec une précédente étude (voir Groensteen 1990).

Le travestissement ne constitue certes pas le degré le plus élaboré de la réflexivité. Même s’il connaît parfois, on le verra, des formes sophistiquées, c’est, en soi, un procédé assez trivial, qui consiste, pour une forme artistique donnée, à se faire passer pour autre chose que ce qu’elle est réellement – à se travestir, donc.

Quand une bande dessinée se fait sujet de son propre récit – à la manière d’un roman qui raconte l’écriture d’un roman, ou d’un film qui nous fait assister au tournage d’un film –, elle peut le faire soit sur le mode de l’objectivation, en dévoilant les coulisses du métier ou en dissertant sur sa nature, sa poétique, son institution (Scott McCloud le fait dans L’Art invisible, qui est un essai, mais d’autres ont pu introduire des éléments de même nature à l’intérieur de récits de fiction); elle peut aussi le faire sur le mode de la feintise et offrir d’elle-même une image délibéréement biaisée, erronée, voire hautement fantaisiste.

Soit, tout d’abord, l’exemple de la célèbre couverture dessinée par Joost Swarte pour RAW n° 2 (décembre 1980) – dont Chris Ware a parlé comme de “l’une des meilleures images jamais créées, chaque trait, y compris d’humour, y [étant] aussi soigneusement choisi et agencé que dans une partition musicale” (Ware 2012). Une illustration, donc, et non une bande dessinée à proprement parler. Mais étant donné le lieu d’énonciation (une revue de bande dessinée, à laquelle Swarte collabore en tant qu’auteur de bande dessinée), l’image est sans nul doute recevable comme participant pleinement du médium (Fig. 1).

La scène est dans une Comix Factory (les mots apparaissent à l’envers sur la fenêtre ouvrant vers l’extérieur). Il semble que l’on y produise plus précisément des newspaper strips, des bandes quotidiennes destinées aux journaux. Des gabarits géants des différentes séries en cours de production sont suspendus dans les cintres. Sur chacun figurent la vignette titre (reprise à l’identique de jour en jour) et les cadres déjà pré-tracés. L’un de ces gabarits a été descendu, posé sur un échafaudage où s’activent trois ouvriers. Le premier met le titre en couleur, à l’aide de pinceaux. Le second accroche un cartouche : “Meanwhile”. Le troisième trace des portées à l’intérieur d’une bulle qui n’est pas encore placée. Sous l’échafaudage, le héros de la série, Jopo de Pojo (personnage familier de l’univers de Swarte), apparaît en trois exemplaires : le premier se fait coiffer, le deuxième est plongé dans un livre (à moins qu’il n’apprenne son texte), le troisième se repose en attendant que ce soit à lui de “jouer”. Sur une plate-forme située en face, un photographe discute avec un homme que son cigare pourrait désigner comme le “producteur” de la série. Dans le bureau situé sous leurs pieds, un scénariste sous pression travaille probablement sur un prochain épisode.

Ce qui rend ce grand dessin foisonnant de petites scènes particulièrement intéressant, c’est qu’en lui se superposent plusieurs lignes de discours.

L’idée générale se comprend aisément : la bande dessinée est produite industriellement dans des “fabriques” spécialisées où l’on travaille à la chaîne. Il s’agit là du premier niveau de travestissement. En effet, dans la réalité, la bande dessinée est un artisanat, qui se pratique souvent en solitaire. (Schulz a dessiné et écrit Peanuts seul pendant un demi-siècle, sans recevoir d’aide de personne.) S’agissant des comic strips, ils peuvent quelquefois nécessiter le concours d’un scénariste et d’un dessinateur, mais ces deux personnes ne travaillent jamais ensemble, dans le même atelier. Et le dessinateur peut tout au plus être aidé d’un assistant.

Figure 1

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La première question que l’on peut se poser au sujet de ce dessin est celle de la motivation de Swarte ou, si l’on préfère, de son intention. Pourquoi s’est-il amusé à montrer la création de bandes dessinées comme relevant d’un processus industriel? Je n’ai aucune certitude, mais il me semble que, dans la mesure où cette vision d’une bande dessinée produite à la chaîne, selon une division tayloriste du travail, s’oppose assez frontalement à la notion de bande dessinée d’auteur telle que la défendait RAW (revue, faut-il le rappeler, créée par Art Spiegelman et sa femme Françoise Mouly), cette couverture est un contre-pied ironique à la philosophie de la revue. Sans doute tout travestissement doit-il être lu cum grano salis, mais ici, le contexte d’apparition me paraît déterminant : le dessin illustre une hypothèse qui contredit facétieusement les principes d’une revue qui fut très vite reconnue comme le temple de l’avant-garde.

Pour le dire autrement : si les bandes dessinées sont le plus souvent le fruit d’un artisanat solitaire, la création personnelle d’un auteur/artiste, les bandes dessinées de RAW le sont superlativement. Et, partant, le contre-pied proposé par Swarte n’en est que plus savoureux.

Mais nous sommes loin d’en avoir fini avec cette image. Le bon sens populaire assure qu’un mensonge en entraîne un autre. Et c’est exactement ce qui se passe ici. En effet, son postulat de départ conduit Swarte à imaginer une méthode de production qui apparente la création d’une bande dessinée à un tournage, avec acteurs et prises de vue. C’est le deuxième niveau de travestissement. Il arrache la bande dessinée à l’univers du livre et du graphisme pour la verser dans la catégorie des médias audiovisuels.

Le détail du processus de réalisation n’est pas complètement explicité. Un dessin unique, par nature synthétique, ne peut en contenir une description complète, dans sa continuité. C’est ici qu’une participation plus active du lecteur est requise. Sur la base des indices disséminés dans l’image, il lui appartient d’élaborer un scénario crédible, d’essayer de reconstituer, dans son déroulement phasé, le processus que Swarte suggère.

Ce qu’il m’intéresse de souligner, c’est qu’il est dans la logique du travestissement de solliciter fortement, sinon de requérir, cette activité spéculative. De même que, face à une uchronie fictionnelle, nous devons reconstituer mentalement un monde qui ne coïncide pas avec le nôtre, de même, toute proposition travestissant la réalité fait surgir un monde alternatif, un autre “monde possible”, auquel il nous faut donner corps et consistance. (Un monde dans lequel la bande dessinée ne serait pas ce que nous savons qu’elle est constitue bien, serait-ce pour cette seule raison, un autre monde.)

Cependant, dans le cas qui nous occupe, cette expérience de pensée ne peut pas être menée de façon satisfaisante jusqu’à son terme. En effet, le personnage du photographe nous laisse supposer qu’à chaque case (ou vignette) de la bande dessinée correspond une prise de vues arrêtée. Dans ce cas, les images mises bout à bout relèveraient d’une sorte de roman-photo.

Mais cette hypothèse n’est pas recevable en l’état. Elle ne permet pas de comprendre pourquoi il y a trois Jopo de Pojo qui attendent d’entrer en scène (“des acteurs tous vêtus de façon identique”, dixit Chris Ware), c’est-à-dire autant qu’il y a de cases à remplir. La démultiplication du personnage/acteur suggère une autre piste : ils vont jouer simultanément, chacun devant sa case respective. Dans ce cas, le photographe pourrait ne prendre qu’une seule image, au grand angle, montrant le strip dans sa globalité : ce qui sera lu de façon consécutive est, en fait, produit de manière simultanée. Sans quoi un seul acteur suffirait, photographié successivement à l’instant t de la case , à l’instant t + 1 de la case 2, et ainsi de suite.

Or cette seconde hypothèse, qui corrige la première, ouvre sur un vertige. Car s’il nous est possible – même si nous jugeons l’idée extravagante – de concevoir qu’un strip (composé en tout et pour tout de trois cases utiles plus une case titre) soit réalisé de cette manière, nous ne voyons pas du tout comment le même modus operandi pourrait être extrapolé à une bande dessinée de format plus ample : un récit de plusieurs pages, un album entier.

La bande dessinée est, comme l’on sait, un art condamné à répéter ses motifs, personnages, décors, de case en case. “En règle générale, c’est surtout au personnage qu’il appartient (...) d’assurer la continuité du récit dessiné. Il lui suffit d’apparaître, avec ses principaux traits d’identification, dans plusieurs vignettes consécutives. Pivot d’une situation évolutive, le personnage de BD est, au sens propre, un agent de liaison” (Groensteen 2014 : 116). Dans un album, un même personnage peut paraître plusieurs centaines de fois. On ne voit pas comment notre Comic Factory pourrait disposer d’autant d’avatars physiques du héros – à moins de l’avoir cloné?

Par ailleurs, si tous les acteurs jouent simultanément devant leurs cases respectives, ils seront nécessairement représentés en pied. Il ne reste rien de la science du découpage, rien de l’échelle des plans. La bande dessinée s’en trouve privée de facto, son langage est mutilé.

Enfin, cette hypothèse d’une bande dessinée dont les images seraient de nature photographique s’accommode assez mal du fait que certains éléments sont montrés comme étant prédessinés.

En somme, il entre, dans le travestissement swartien, un coefficient d’incertitude. Le monde possible qu’il suggère apparaît incohérent, paradoxal. Notre effort pour le construire débouche sur des apories. On peut penser que ce point est susceptible d’être clivant quant à la réception de l’image. Les esprits les plus cartésiens hausseront peut-être les épaules en jugeant la proposition du dessinateur absurde. Mais d’autres lecteurs verront dans ces incohérences les ressorts mêmes de l’humour dont le dessin est empreint.

Notons encore quelques curiosités supplémentaires. Pourquoi un peintre met-il la vignette titre en couleur, puisqu’il s’agit d’un daily strip, et que tous les daily strips ont toujours été publiés en noir et blanc? Pourquoi Swarte écrit-il comix, selon l’orthographe déviante introduite par les dessinateurs underground,[1] et non comics comme il a toujours été de règle dans les bandes dessinées de presse?

Quant à Jopo de Pojo, il n’a jamais donné son nom à un newspaper strip, au contraire de Krazy Kat, Gasoline Alley, Dot and Dash et Sappo, dont on peut reconnaître les noms dans les cintres (même si les deux derniers cités ne paraissaient que le dimanche, en complément de Polly And Her Pals et de Popeye). Swarte le fait entrer ici dans une confrérie qui n’est pas la sienne. S’il choisit ce personnage comme protagoniste de la scène, c’est d’abord par manière de clin d’oeil à ses lecteurs les plus fidèles. Mais cette référence à son propre travail n’est pas un private joke complètement gratuit et arbitraire : en effet, Jopo faisait initialement partie d’un trio de personnages, le “Trio Intéressant”, conçu un peu à l’image des Marx Brothers. Le fait qu’il soit ici matérialisé en trois exemplaires apparaît donc comme une sorte de référence cryptée à ses origines.

Pour le public, la création artistique a toujours une dimension mystérieuse. Dans une conférence de 1939 précisément intitulée “Le mystère de la création artistique”, Stefan Zweig soulignait le fait qu’il y a autant de mystères que d’artistes, chacun concevant ses oeuvres de façon différente. Au mystère de la création proprement dit (Zweig : “Comment un homme seul a-t-il pu créer cette chose qui dépasse l’homme?”) s’ajoutent les secrets de fabrication spécifiques à chaque mode d’expression, les secrets du métier. Pour un profane, qui n’a affaire qu’au “produit fini”, il n’est pas évident de comprendre précisément comment un livre s’écrit, comment un film se réalise, comment naît une bande dessinée.

La procédure du travestissement porte sur cette dimension médiatique de la création. Elle prétend nous faire pénétrer dans les coulisses, nous faire voir “comment ça marche”, mais elle relève d’une anti-pédagogie puisqu’elle ne produit que du leurre.

J’ai depuis longtemps le sentiment que cette procédure se rencontre beaucoup plus fréquemment dans la bande dessinée que dans n’importe quel autre médium. Cette intuition est impossible à vérifier empiriquement mais si elle est juste, comme je le crois, alors il convient de se demander pourquoi il en est ainsi. Pourquoi les auteurs de bande dessinée, entre tous les créateurs, seraient-ils ceux qui s’amusent le plus volontiers à jouer avec les règles et présupposés de leur médium? Si cette question admet une réponse, cela voudrait dire que le phénomène du travestissement nous révèle quelque chose de la bande dessinée en tant que telle – de la même façon que “si la fiction théâtrale recourt si souvent au travesti, cela signifie que le théâtre met en scène son principe même” (Morgan 2008 : 27n).

Plutôt qu’une réponse, je me risquerai à apporter plusieurs éléments de réponse.

Il y a tout d’abord le fait que le métier de dessinateur de bande dessinée est extrêmement sédentaire, routinier, laborieux. Les cas de dépression et d’alcoolisme ne sont pas rares dans la profession. Plutôt que de tomber dans ces excès, on peut concevoir qu’un dessinateur cherche à se libérer de son sacerdoce par l’imagination, en concevant d’autres conditions d’exercice du métier. Le travestissement comme contrepied à la routine, comme échappée ludique.

Invoquons, en second lieu, l’ignorance du public. Elle est moindre aujourd’hui qu’hier, parce que la bande dessinée est davantage et mieux médiatisée, que les expositions de planches originales se sont multipliées, etc. Mais il n’est pas un auteur qui n’ait eu l’occasion de mesurer, au détour d’une conversation avec des profanes, à travers des questions comme «Mais par quoi commencez-vous? Par faire les dessins ou par écrire le texte dans les bulles?”, combien le modus operandi de cet art ne va pas de soi. Les plus facétieux d’entre eux peuvent avoir connu la tentation de répondre de travers à cette curiosité naïve, de fournir des explications alternatives.

Par-delà ces supputations, ce qui, toutefois, m’apparaît comme bien plus fondamental, c’est la relation privilégiée que la bande dessinée entretient avec l’imaginaire parce que sa matière, le dessin, n’est pas inféodée aux lois de la nature et a une capacité sans équivalent à donner corps à toutes les chimères, toutes les élucubrations.

Il existe sans doute un imaginaire spécifique, né et nourri des propriétés du dessin, un imaginaire graphique dont j’ai rappelé ailleurs quelques tendances récurrentes : “l’animation d’objets inanimés, l’anthropomorphisation de toute forme vivante, la distorsion ou le devenir-monstrueux des corps, les processus de métamorphose en général, la tentation de se faire démiurge et de créer des univers différents” (Groensteen 2005). Soit, pour le dire de manière plus générale, un goût pour l’altérité sous toutes ses formes, une propension au brouillage des catégories admises (vivant/inanimé, homme/animal, etc.) et à leur requalification; en somme, rien moins qu’une tendance à réinventer le monde. On voit de suite comment les propositions relevant du travestissement du médium lui-même relèvent, à leur manière, de cette ambition.

Enfin, si les conventions du cinéma tendent à se faire oublier au profit d’une impression de réalité, les conventions de la bande dessinée sont, elles, plus visibles, plus prégnantes. Même si la lecture d’un récit dessiné nous projette mentalement dans l’univers où se déroule la fiction, elle ne nous fait jamais complètement oublier l’appareil des cases, des planches et des bulles – tout ce qu’Adam Gopnik, dans le catalogue de l’exposition du MoMA High & Low (1990) désignait comme “la machinerie secondaire des comics”, et dont il soulignait la “force iconique” propre. La bande dessinée est un art où la convention est particulièrement agissante puisqu’elle se range du côté des arts dramatiques (mimétiques) alors que, seule dans cette catégorie, elle met en scène des personnages qui “font semblant” de bouger (quand en réalité ils sont fixes) et de parler (quand on n’entend pas leur voix).

Or, les conventions sont faites pour être questionnées, changées, bousculées. On comprend aisément que les auteurs de bande dessinée aient envie de jouer avec elles, de brouiller les pistes entre ce qui est montré comme faux et ce qui est donné pour vrai.

Si “tous les médias permettent de tout dire”, cependant “la notion de génie d’un art reste une notion utile”, comme le rappelle Harry Morgan (2008 : 22). Pour les raisons énoncées ci-avant, le travestissement est sans doute l’une des manifestations privilégiées du génie propre de la bande dessinée.

Les idées à partir desquelles Swarte a conçu sa couverture pour RAW ne sont pas si originales que cela; on les trouve exprimées, avec des variantes, chez d’autres dessinateurs. Ainsi, Chester Gould a lui aussi ironisé sur l’industrialisation de la production des bandes dessinées. Dans l’épisode Dick Tracy et les dessinateurs, paru de juillet à septembre 1964, il montrait quatre dessinateurs qui travaillent simultanément – chacun produisant une case – sur un même strip (dont, par surcroît, les images ne représentent que des agglomérats informes de points personnalisés, c’est-à-dire doués de parole). Le postulat d’un strip dont les cases sont créées de façon simultanées est le même, mais au lieu d’imaginer autant d’acteurs que de cases, comme l’a fait Swarte, ce sont ici les dessinateurs qui sont démultipliés.

C’est pourtant bien l’hypothèse du personnage-acteur, interprétant un rôle dans une bande dessinée, qui se rencontre le plus fréquemment. En voici trois exemples.

Avant de se tourner avec le succès que l’on sait vers le cinéma d’animation, Sylvain Chomet avait fait de la bande dessinée. Son tout premier album, Le Secret des libellules (Futuropolis, coll. “X” 1986), avait pour protagonistes deux “comédiens de bande dessinée”, un homme et une femme, travaillant comme personnages chez un dessinateur. L’un et l’autre rêvent de devenir “des stars de la BD”. L’homme convainc sa partenaire de quitter leur employeur : “Combien en a-t-il plaqué avant toi d’aussi mignonnes et qui pourrissent aujourd’hui au fond de ses tiroirs?” (pl. 3) Ils vont alors se présenter à Fantasio, qui organise un casting, ayant six rôles à pourvoir dans la prochaine aventure de Spirou...

Dans Je suis un héros de bande dessinée, une histoire en huit pages de Godard et Ribera (Pilote n° 575, nov. 1970), on apprend que le dessinateur travaille au siège du journal qui l’emploie, dans des studios où les personnages, dûment costumés, prennent la pose sous le feu croisé des projecteurs, et doivent, pour chaque vignette, garder l’immobilité le temps nécessaire à l’exécution du dessin.

Et dans la planche d’hommage dessinée par Frank Margerin pour le numéro du mensuel [À Suivre] publié à la mort d’Hergé, Lucien, son héros habituel, coupait sa banane et se sculptait une houppe pour aller postuler à l’emploi de nouveau Tintin.

Une catégorie un peu différente, et encore plus peuplée, est celle des personnages qui, sans être donnés pour des acteurs au sens propre (c’est-à-dire des performeurs capables d’investir à la demande des rôles différents, qui ne coïncident pas avec eux), sont des héros de bande dessinée professionnels. Par héros de bande dessinée professionnel, j’entends un héros qui se sait tel et qui assume sa condition.

L’album d’Antoine Marchalot Une vie de famille agréable (Les Requins marteaux 2014) comporte une planche composée de six cases. Astérix y apparaît à deux reprises, dessiné comme s’il passait sous les “gouttières” (ou intercases). Il dit : “Rien à foutre des cases, je suis un gros boss de la BD. / Même faire un gag j’en ai rien à secouer”.[2][3] Paradoxe : le comique naît ici de l’absence de gag, justifiée par l’ego surdimensionné du célèbre Gaulois. Mais ici, Astérix ne se définit plus comme un guerrier vivant dans un petit village d’Armorique au temps de César : son statut est celui d’un “gros boss de la BD”.

Outre ce dévoiement du personnage, on observera, au passage, cette curiosité sémiotique : le système des cases est ici tout à la fois nié et réaffirmé. Le morcellement du corps d’Astérix en plusieurs fragments donne à supposer que le multicadre (pour reprendre le terme, proposé par Henri Vanlier, qui désigne l’ensemble des cadres se partageant l’espace paginal) aurait été plaqué par-dessus un espace homogène. Pour le dire autrement, les cases ne découpent plus l’espace diégétique mais seulement la surface d’inscription. Cependant, le fait que le personnage soit représenté deux fois atteste que quelque chose a pourtant été conservé de la dynamique séquentielle.

Issu des publications underground des années 70, Zippy the Pinhead est un personnage inclassable, qui donne son nom à un strip distribué quotidiennement par le King Features Syndicate depuis plusieurs décennies dans plus de 100 journaux, en dépit de son étrangeté, de sa radicalité qui en font un objet littéraire et graphique inclassable. Dans le strip du 20 mars 2005, l’auteur, Bill Griffith, parodie les feuilletons sentimentaux appelés soap : découvrant que Zippy est héros de BD, sa compagne veut aussitôt le quitter – ce qui en dit long pour la considération qu’elle a pour le “neuvième art”.

Achille Talon, créé par Greg en 1963 dans les pages de l’hebdomadaire Pilote, était initialement un de ces bourgeois ridicules auxquels la bande dessinée se complaît depuis Rodolphe Töpffer. Plus précisément, il se situait dans la lignée de ces personnages sentencieux, pontifiants, dont l’archétype fut, au XIXe siècle, le Monsieur Prudhomme d’Henri Monnier, et dont un exemple plus proche, dont Greg a reconnu l’influence, serait le Monsieur Poche d’Alain Saint-Ogan. Vivant dans un pavillon de banlieue, Talon se voulait érudit, expert en savoir-vivre; les Pensées de Pascal lui tenaient lieu de lecture de chevet et il courtisait une femme de la haute société, Virgule de Guillemets. Pendant plusieurs années, la satire de la bêtise et de la suffisance bourgeoise fut le moteur des gags en une, puis en deux pages. Ce n’est que plus tard que Talon hérita, assez soudainement, d’une profession : celle de héros du journal Polite (anagramme de Pilote, en même temps que référence à l’anglais polite, qui signifie poli, policé). Cette transformation, qui n’avait peut-être d’autre raison que la nécessité de renouveler une inspiration déclinante, engagea la série dans la voie de la réflexivité et, en l’occurrence, du travestissement. En plus des épisodes montrant Talon hanter la rédaction du journal, côtoyer le directeur, le rédacteur en chef ou les secrétaires – mais jamais, le fait doit être noté, les autres héros faisant la notoriété de l’hebdomadaire; Astérix, Blueberry ou Philémon ne sont pas convoqués –, Greg signa une poignée d’épisodes savoureux dans lesquels le même Talon dissertait, en expert, sur le langage de la bande dessinée. (Voir en particulier l’album L’Indispensable Achille Talon [Dargaud 1971]). Tous les éléments du code deviennent prétextes à divagations absurdes : on apprend, au détour d’une conférence prononcée par Talon sur le thème “Pour faire une bonne bande dessinée, que faut-il?”, qu’il faut souffler dans les bulles (il s’agit, pour les besoins de la démonstration, d’un “ballon modèle américain 1938 modifié Spirou 47 recalibré Op-Art”!) pour les gonfler aux proportions désirées. Une remarque du personnage représentant Goscinny sur la solidité des gags proposés par Talon conduit ce dernier à faire se disloquer les vignettes et s’effondrer une planche entière. Et Greg lui-même s’autocaricature quelquefois (en compagnie de Dupa, son assistant de l’époque), allant, le temps d’un épisode, jusqu’à se faire “remplacer” par son jeune fils, qui va au journal livrer une page d’Achille Talon dessinée... à la manière d’un enfant.

Cette période de la série était contemporaine des premières grandes heures de la bédéphilie militante, et, par Achille Talon interposé, Greg ne faisait, en somme, que parodier les discours plus ou moins savants que l’on commençait à lire sur le sujet (Francis Lacassin, président du Club des bandes dessinées, plus tard rebaptisé CELEG, fait du reste une apparition dans L’Indispensable Achille Talon, sous les traits de François de la Jacassine).

Même si l’on trouve des exemples de jeux réflexifs bien antérieurement à la naissance d’un discours académique sur la bande dessinée (par exemple dans des séries comme Little Nemo in Slumberland, de Winsor McCay, ou Quick et Flupke, d’Hergé), leur multiplication à partir des années soixante paraît bien s’être produite au moins pour partie en réaction à cette réception savante, comme s’il s’était agi, pour les créateurs, de proposer un contre-discours à partir de leur pratique même. Dans un premier temps, cette réplique a été d’inspiration ironique. Avec les procédures du travestissement, les auteurs ont choisi de dire le faux comme pour moquer la prétention des critiques et théoriciens à dire le vrai sur eux et leur travail. Ce n’est que plusieurs décennies plus tard que les dessinateurs commenceront à produire eux-mêmes un discours savant. Je songe aux travaux de Jean-Christophe Menu (Plate-bandes 2005; puis La Bande dessinée et son double 2011) et aux revues Comix Club (publiée par Groinge), L’Éprouvette (à l’Association) et Pré carré.

Ce que montrent aussi les exemples de Marchalot et Greg (nous l’avions déjà observé chez Swarte), c’est que, une fois entré dans la logique du travestissement, il se produit généralement un effet boule de neige : mentir sur le personnage en inventant la catégorie du héros professionnel conduit presque naturellement à extravaguer au sujet des éléments de langage de la bande dessinée, à mettre son dispositif entier en crise.

Ni Zippy the Pinhead ni Achille Talon n’ont été conçus initialement comme des héros professionnels. À l’inverse, Sam, le héros d’un daily strip créé en 1961 par Jerry Dumas et Mort Walker et ressuscité épisodiquement après une brève mais mythique carrière (Sam’s Strip fut diffusé dans une soixantaine de journaux par le King Features Syndicate) (3), ou encore les deux compères figurés par Pévé dans sa Plus mauvaise BD du monde (série de strips parus dans Spirou entre le n° 2384, 22/12/83 et le n° 2586, 3/11/87), sont, depuis le premier jour, des héros se sachant tels et ayant pour seule préoccupation de remplir, avec plus ou moins de réussite, cet office.

“Se sachant tels” : ces mots demandent à être précisés. La conscience de soi que manifestent les personnages des deux dernières séries citées est double : d’une part, ils se savent héros professionnels (Sam se comporte en patron de son strip, qu’il gère comme une petite entreprise, ce qui fait du dessinateur son employé), d’autre part, ils n’ignorent pas qu’ils sont dessinés. Selon les circonstances, leurs silhouettes sont tour à tour gommées, froissées, dessinées autrement. Un classique du genre est le moment où le personnage tente de se dessiner lui-même (voir notamment, dans Sam’s Strip, la livraison du 9 novembre 1961).

À bien y réfléchir, ces deux manières de connaître leur réalité propre sont incohérentes, contradictoires. Car, s’ils n’ont d’existence que sur le papier, s’ils sont sans chair, sans épaisseur, et ne s’animent que sous un crayon, ils n’ont évidemment ni conscience, ni libre arbitre, ni capacité d’initiative d’aucune sorte. On se trouve bien devant une hypothèse absurde, un cas patent de travestissement. Un cas qui relève par ailleurs de la métalepse, puisque Sam, Talon et leurs homologues sont des personnages diégétiques introduits dans un univers métadiégétique. Seulement, dans le cas de Sam ou des héros de Pévé (un gros et un petit monstres à l’air ahuri), la métalepse ne résulte pas d’une entorse ponctuelle au “pacte de représentation” : ici, le “niveau (prétendu) réel” et le “niveau (assumé comme) fictionnel” – pour reprendre les termes de Gérard Genette (2005 : 31) – se confondent et s’interpénètrent sans cesse. La dualité est constitutive des personnages. Ce qui nous est présenté relève de ce que Marie-Laure Ryan, à la suite de Brian McHale, appelle une métalepse ontologique, c’est-à-dire une “fusion de mondes possibles qui constitue une infraction à la logique” (2005 : 209).

Un degré supplémentaire a été franchi par Nicolas de Crécy dans son album Journal d’un fantôme (Futuropolis, 2007). Dans cette histoire, c’est le dessin lui-même qui est “héroïsé”. En effet, le narrateur est un dessin encore informe, un projet de dessin publicitaire encore au stade de la pré-production. Ce dessin-fantôme a un manager mais pas de dessinateur, ce qui l’empêche de se stabiliser dans une forme aboutie. La fatigue le brouille : “Mon trait se distord. (…) Impossible de contrôler mon trait. Et le voir, comme moi, de l’intérieur, est encore plus effrayant; il se désagrège, il part en sucette. Il est fait de mille éléments qui ne tiennent plus ensemble (…) et ne forment rien de regardable” (37). À travers ce personnage informe, ectoplasmique, de Crécy “’personnalise’ (au sens propre) son dessin et, à travers lui, ses angoisses”, comme l’a bien observé Catherine Mao (2014 : 259). Si, dans toute la première partie, le dessinateur est “rejeté à la lisière du monde réel, dans l’inconscient de sa créature de papier” (Mao 2014 : 260), dans la deuxième partie, en revanche, le dessin-personnage rencontre de Crécy, qui se révèle capable de lire dans ses pensées. Le dessinateur lui enjoint d’oublier son manager et lui apprend à... “se travestir”!

Le statut de “héros professionnel” implique presque inévitablement qu’entre en jeu la relation entre celui-ci et le dessinateur. Dans un épisode de La plus mauvaise BD du monde, il advient que les héros délivrent un génie, qui se déclare prêt à exaucer n’importe lequel de leurs voeux. “Que notre dessinateur ne soit pas le plus mauvais du monde!”, s’écrient les deux compères, qui atterrissent aussitôt dans une corbeille à papier : enfin talentueux, le dessinateur a d’emblée renoncé à poursuivre une série aussi stupide.

Les velléités d’émancipation des personnages, l’inaliénable interdépendance du créateur et de ses créatures, l’échange de leurs fonctions et la perméabilité des mondes (celui de l’histoire racontée, celui où l’histoire s’élabore), sont quelques-uns des principaux thèmes qui nourrissent maints autres gags qui relèvent du travestissement. Ainsi, l’album de Tha et Zentner Contes glacés (Glénat 1987), fiction à tiroirs qui culmine dans la révolte de l’ensemble des personnages contre la fin imposée par l’auteur. Mais l’ultime réplique laisse assez clairement entendre que ce soulèvement aussi était programmé, orchestré par l’auteur lui-même, à la dictature duquel il n’existerait, au final, aucun moyen d’échapper.

Harry Morgan a très justement écrit que “le monde proposé par les bandes dessinées est à la fois un monde ’naturel’ (descriptible dans un repère à trois dimensions) et un monde plat et feuilleté, celui du dispositif paginal. Les personnages habitent et se déplacent donc à la fois dans un véritable milieu et dans le milieu vignettal, qui se confondent en permanence” (Morgan 2008 : 610). Cette coïncidence – ou cette superposition – est au principe de maints jeux réflexifs et métanarratifs. Mais les cas de travestissement évoqués dans cet article superposent deux autres mondes : celui de la fiction (le monde diégétique) et celui où elle s’invente, se fabrique. On a coutume de nommer ce deuxième monde comme étant le “réel”. Dans les cas de travestissement, ce deuxième monde est lui-même d’ordre fictionnel. Il fournit même la principale matière du récit, le monde diégétique n’en étant plus que le prétexte.