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Introduction

Alors que nous lui expliquions que nous préparions un article comparant Dieu et les bouddhas, un important maître tibétain – dont nous tairons le nom, car il n’aime pas la publicité – nous a répliqué : “Il n’y a rien de comparable”.

En effet, comme on le verra, ces deux entités sont très différentes. Il n’empêche qu’elles sont souvent comparées. Dans l’esprit populaire, un bouddha est assimilé à Dieu ou à un dieu. Dans le pire des cas, un bouddha devient un Dieu de second ordre, car moins puissant (il n’a pas créé l’univers, il n’est pas omnipotent, comme nous le verrons). Plus subtilement, le bouddhisme est “catholicisé”, “protestantisé”, etc., soit par les tenants de ces religions, soit par les pratiquants bouddhistes occidentaux qui ont baigné culturellement dans ces religions avant d’arriver au bouddhisme. Voilà une première bonne raison de les comparer avec une approche rigoureuse. Une deuxième raison en est que tous deux marquent le plus haut niveau de transcendance dans leur religion respective. À cet égard, ils sont non seulement comparables, mais doivent être comparés. Si l’on croit au dialogue entre croyances, celui-ci n’est réellement possible que si une croyance est bien comprise par l’autre.

Le bouddhisme est, avec le jaïnisme, la seule religion traditionnelle non théiste. Le bouddhisme considère que tous les êtres sensibles deviendront inévitablement un jour un bouddha[1] à l’égal de tous les bouddhas passés, présents et futurs. Or un bouddha n’est pas (un) Dieu. Selon le bouddhisme, Dieu n’existe pas. Le bouddhisme, confronté depuis sa fondation jusqu’à aujourd’hui aux religions théistes majoritaires ou dominantes, a développé une posture et un argumentaire pour soutenir sa position. Nous n’irons pas dans cette direction.

Après avoir situé sommairement les attitudes face à la spiritualité – croyance, incroyance (dont l’athéisme), acroyance (agnosticismes), non-croyance (indifférence, ignorance), etc. –, nous expliquerons le statut des dieux dans le bouddhisme. Ensuite, nous comparerons sommairement les principales caractéristiques des bouddhas avec les principales caractéristiques de Dieu dans le christianisme, en regard principalement de : l’omnipotence, l’omniscience, “l’omni-amour” (omnibienveillance). Nous croiserons en route d’importantes questions philosophiques – comme l’existence de l’indicible, la coexistence de la pensée duelle et de la pensée non duelle, l’infinité des caractéristiques d’un objet – et théologiques – comme la cohabitation de la transcendance “toute-amour” et de la souffrance immanente omniprésente des êtres. Nous ne pourrons évidemment pas répondre à ces questions, mais nous les poserons dans un cadre rigoureux, fourni par une sémiotique accessible, ce qui est déjà un pas vers les réponses.

Quel lecteur y trouvera, dans notre texte, quoi? Le théiste, en particulier le chrétien, et le bouddhiste verront la compréhension de leur foi – et celle de l’autre – sortir raffermie de cette comparaison. Notamment, le bouddhiste lira avec intérêt et étonnement comment l’“omniscience” des bouddhas est possiblement en fait limitée. Notamment, le théiste verra les principales postures qu’il peut prendre pour concilier la contradiction, au moins apparente, entre un Dieu d’amour omnipotent et la souffrance des êtres qu’il a créés, en particuliers celle des justes ou des innocents. Le théologien, le chercheur en sciences religieuses trouvera entre autres une typologie de l’agnosticisme et une typologie autour de la croyance. Le sémioticien croisera une réflexion sur la sémioclasmie, sur la pensée non conceptuelle et une application sémiotique à une croyance, contrairement à la chrétienne, rarement étudiée dans sa discipline.

Mais d’abord, parlons de notre posture d’analyse.

Notre posture comme analyste

D’abord, une analyse du phénomène spirituel peut se faire par (1) un croyant de la spiritualité étudiée; (2) par un croyant d’une spiritualité différente (l’approche est alors, selon le cas polémique, neutre ou irénique, par exemple oecuménique); (3) par un incroyant (qui n’épouse aucune des postures spirituelles); (4) par un “acroyant” (un agnostique qui considère la question spirituelle comme indéterminable). Nous sommes un croyant critique du bouddhisme. Précisons que notre article ne cherche pas à démontrer la supériorité du bouddhisme sur le christianisme ou le théisme. D’une part, le bouddhisme considère comme un acte non vertueux de critiquer les autres croyances; d’autre part, toutes les religions – comme le dit régulièrement le Dalaï Lama – ont pour objectif de rendre les êtres meilleurs et plus sages.

Ensuite, dans une analyse comparant deux croyances différentes, comme c’est le cas ici, on peut avoir une connaissance équivalente des deux croyances ou une connaissance plus grande de l’une des deux croyances. Nous avons été élevé dans la foi catholique et nous discutons régulièrement avec des chrétiens (catholiques et évangéliques), mais nous connaissons plus à fond le bouddhisme, à la fois d’un point de vue intellectuel et d’un point de vue de pratiquant du bouddhisme dit tibétain.

De plus, dans une posture émique (qui prend ses catégories d’analyse à l’interne), on peut donner le point de vue explicite ou implicite d’une religion sur elle-même ou encore, dans une posture étique (qui prend ses catégories d’analyse à l’externe), donner le point de vue explicite ou implicite d’une religion (ou d’une discipline, ici la sémiotique) sur une autre religion. C’est la seconde posture que nous épouserons principalement.

Également, toute analyse comparative peut être : (1) symétrique : on fait état des caractéristiques identiques, opposées ou sans pendant dans l’autre objet comparé; ou (2) asymétrique : on fait état seulement des caractéristiques présentes dans un objet et de leur pendant identique, opposé ou absent dans l’autre, laissant dans l’ombre les caractéristiques présentes dans le second objet mais sans pendant dans le premier. Notre analyse sera asymétrique et prendra le bouddhisme comme point focal de la comparaison; autrement dit, ce ne seront pas tous les attributs de Dieu qui seront discutés, seulement ceux qui ont leur pendant chez les bouddhas. De plus, comme les attributs de Dieu sont débattus depuis des millénaires dans notre tradition, nous mettrons l’accent sur le versant bouddhiste, moins connu. Enfin, nous ne verrons que certains des attributs des bouddhas, principalement : l’omniscience, l’omnibienveillance (la bienveillance absolue) et l’omnipotence.

Une typologie des croyances

Nous devrons faute d’espace, et surtout de compétence, dresser un portrait très schématique des “croyances” et de leurs corrélats. En toute rigueur, il faudrait distinguer les sens de : “croyance”, “religion”, “philosophie”, “vision du monde”, “spiritualité”, “sagesse”, “culte”, “secte”, etc. Appelons ici “croyances” les systèmes de croyances spirituelles, institués ou non, traditionnels ou non. Un système sera dit spirituel seulement s’il implique une forme de transcendance). Une spiritualité implique nécessairement une sagesse, mais une sagesse n’est pas nécessairement spirituelle (dans le cas, notamment, de ce que l’on pourrait appeler les sagesses sécularisées).

Appelons “incroyances” les systèmes (par exemple, le matérialisme) qui réfutent l’existence d’une transcendance donnée ou de toute transcendance. Appelons “acroyances” (agnosticismes) les systèmes où l’on estime ne pas pouvoir prendre position sur l’existence ou non de toute transcendance ou d’une transcendance en particulier. Enfin, appelons “non-croyances” les systèmes pour qui la question de l’existence ou non de la transcendance ne se pose même pas. Un non-croyant est donc à distinguer d’un acroyant. L’acroyant a pris position sur le fait qu’il ne peut prendre position sur l’existence ou non d’une transcendance (ou d’un groupe de croyances). Il est dans l’indécidable. Le non-croyant ne se pose même pas la question de la croyance ou non en la transcendance; sa posture équivaut à celle d’une incroyance passive ou par défaut. Il est dans l’“aposé” ou l’“adécidé”, en ce sens que l’hypothèse en jeu n’est même pas posée. Une forme de non-croyance est celle où il est impossible pour l’être, par exemple un animal, de même concevoir ce que serait une transcendance. En toute logique, du moins pour le bouddhisme, il faut parler d’“êtres” et non d’“humains”, puisque les humains ne constituent que l’une des sortes d’êtres possibles. Enfin, l’hétérocroyance est le fait de croire à une autre ou à plusieurs autres croyances qu’une croyance donnée.

REMARQUE : décidable / indécidable / adécidable / indécidé

Dans les termes de notre théorie sémiotique, la croyance et l’incroyance relève du décidable, c’est-à-dire d’une situation où l’on s’estime capable de définir si une caractéristique donnée, ici l’existence, appartient à l’objet analysé, ici la transcendance. L’acroyance relève de l’indécidable, c’est-à-dire l’incapacité de définir si une caractéristique donnée, ici l’existence, appartient à l’objet analysé, ici la transcendance; la non-croyance relève de ce que nous appelons l’adécidé : la caractéristique à valider n’est même pas considérée. Ajoutons qu’il existe l’indécidé, soit le statut d’une caractéristique posée mais dont la validité n’a pas (encore) été décidée ou n’est plus décidée.

On peut distinguer deux formes d’acroyance : l’agnosticisme au sens large estime ne pas pouvoir prendre position sur l’existence ou non d’une transcendance (ou d’un groupe de transcendances); l’agnosticisme au sens restreint et habituel estime ne pas pouvoir prendre position sur l’existence ou non de Dieu. On peut distinguer encore deux sortes d’agnosticisme : l’agnosticisme essentiel est celui pour pour lequel aucun être en aucun temps ne pourra prendre position; l’agnosticisme accidentel est celui pour lequel les conditions adverses à la prise de position sont pour certains êtres levées ou pourront être levées un jour pour certains êtres voire pour tous les êtres (par exemple, s’il y a un après-vie, ceux qui l’expérimentent peuvent savoir si Dieu existe, mais les vivants ne le peuvent pas encore). L’agnosticisme accidentel se situe donc dans l’indécidé (et non dans l’indécidable) : l’hypothèse en jeu est posé mais n’est pas (encore) évaluée. L’athéisme n’est pas équivalent à l’incroyance totale, puisqu’il existe deux religions instituées et traditionnelles qui ne sont pas théistes et qui sont donc athées : le bouddhisme et le jaïnisme. Cependant, comme on ignore ou néglige souvent l’existence de religions non théistes, en parlant d’athéisme, on croit avoir évacué toutes les croyances; ce qui n’est pas le cas.

Pour ce qui est de la véracité de l’existence des différentes transcendances, quatre grandes postures sont possibles : (1) toutes les transcendances, même si leurs formes sont toutes différentes, existent bien; (2) toutes les transcendances ou certaines transcendances sont en fait identiques (par exemple, ce sera un chrétien affirmant que le Dieu des monothéismes est en fait le même, sous des noms et des apparences différents) et cette métatranscendance existe; (3) une ou plusieurs transcendances existent et une ou plusieurs transcendances n’existent pas, c’est la posture habituel du croyant, du monocroyant en effet, qui croit en la transcendance de sa foi et pas en celle des autres fois; (4) toutes les transcendances n’existent pas, c’est la posture de l’incroyant total.

Évidemment, les croyances théistes se subdivisent en monothéismes (judaïsme, christianisme, islamisme, par exemple) et polythéismes (hindouisme, par exemple). Le bouddhisme croit aux dieux. Le bouddhisme est-il pour autant un polythéisme? Non. S’il y a des dieux dans le bouddhisme, ils ne sont pas, comme ils le sont dans les religions polythéistes, dans la transcendance. Plus précisément, dans le bouddhisme, étant samsariques (dans notre monde), ils sont en deçà de la transcendance, peuplée seulement de bouddhas et bodhisattvas (de la première terre et plus). On voit que le niveau où commence la transcendance peut varier d’une religion à un autre. Ainsi, il existe des religions où les dieux sont, comme dans le bouddhisme, mortels mais relèvent néanmoins de la transcendance selon cette religion, à l’encontre de ce que pense le bouddhisme.

Enfin, élément important pour notre propos, le bouddhisme constitue – avec d’autres religions comme le jaïnisme, l’hindouisme et même le judaïsme – une croyance “réincarnationniste” ou, plus exactement, une croyance en les renaissances successives.

À noter que des catégories peuvent se combiner pour une même personne. Par exemple, quelqu’un peut prendre la posture de l’agnosticisme pour une transcendance donnée (par exemple, telle religion) ou pour un type de transcendance donnée (par exemple, les polythéismes) et, en même temps, la posture d’une croyance ou d’une non-croyance pour d’autres transcendances ou d’autres types de transcendance. Évidemment, une même personne peut avec le temps passer d’une posture à une autre (par exemple, dans la conversion, réelle ou feinte, complète ou partielle).

Le schéma suivant reprend l’essentiel des catégories que nous avons dégagées et en ajoute d’autres (les chiffres sont de simples repères).

Figure 1

Une typologie autour de la croyance

Une typologie autour de la croyance

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Dieux et déités dans le bouddhisme

Dieu n’existe pas selon le bouddhisme; mais les dieux existent selon le bouddhisme. Toutefois, le bouddhisme ne peut être dit polythéiste, car les dieux n’y sont pas, proprement parler, des figures de transcendance; seuls les bouddhas et les êtres libérés le sont.

Dans le bouddhisme, les êtres sensibles sont prisonniers du cycle des existences successives, du samsāra, et obtiennent des renaissances inévitables, bonnes ou mauvaises, en fonction du jeu des karmas bons et mauvais qu’ils ont accumulés dans leurs vies précédentes. Les êtres éveillés (les bouddhas, qui ont dépassé le niveau de la dixième “terre”) et les êtres libérés (les grands bodhisattvas, qui ont atteint au moins le niveau de la première terre) sont libres de renaître ou pas et ils contrôlent les circonstances de leur éventuelle renaissance.

Il existe six grandes destinées ou six grands types de renaissances (réincarnations) ou encore six “mondes” selon le bouddhisme. Chaque être sensible n’appartient pas en essence à un type de renaissance en particulier, et il a été d’innombrables fois, par ordre d’élévation décroissante : dieu, demi-dieu, humain, animal, esprit affamé, damné dans les enfers. Renaître en dieu constitue le type de renaissance le plus élevé. Les dieux jouissent d’une vie très longue, très agréable et de pouvoirs importants. Cependant, toute existence dans le samsāra est sujette à la souffrance, et les dieux n’y font pas exception. Il est dit que, à tout prendre, une vie humaine est préférable, car son niveau de souffrance moyen donne à la fois la motivation nécessaire de se libérer définitivement de la souffrance (par la libération, puis l’éveil) et le loisir d’effectuer la pratique spirituelle pour ce faire. Les dieux sont détournés de la pratique spirituelle par le bonheur et le pouvoir qu’ils expérimentent; les renaissances inférieures ne possèdent pas les conditions nécessaires pour la pratique spirituelle. Par exemple, les êtres des enfers souffrent constamment d’affreux tourments et n’ont donc pas le loisir de la pratique spirituelle.

Le bouddhisme appelle “déités” ou “divinités” les entités spirituelles positives associées à la pratique spirituelle, qu’elles soient des bouddhas (par exemple, Śākyamuni, Padmasambhava), des bodhisattvas célestes (par exemple, Avalokiteśvara, le bodhisattva de la compassion) ou des êtres non humains non encore éveillés ou libérés qui se sont mis au service du bouddhisme (par exemple, le protecteur Péhar).

REMARQUE : typologie des êtres dans le bouddhisme

La typologie des êtres selon le bouddhisme inclut notamment (avec certains recoupements) : (1) les bouddhas “historiques” ou manushi buddhas, c’est-à-dire qui se sont “incarnés” (par opposition aux bouddhas “célestes”) et parmi ceux-ci : Śākyamuni (le fondateur du bouddhisme, historiquement attesté), les bouddhas fondateurs du dharma antérieurs (Kanakamuni, Kashyapa, etc.) à Śākyamuni et ceux qui viendront après lui (Maitreya, etc.); (2) les autres êtres éveillés incarnés, certains plus ou moins légendaires, d’autres historiquement attestés (Padmasambhava, Milarepa, etc.); (3) les bouddhas primordiaux ou ādibuddhas (Samantabhadra, Vajrasattva, etc.), toujours déjà éveillés, qui n’ont donc jamais sombré dans le samsāra; (4) les cinq vainqueurs ou dhyāni buddhas (Vairochana, Akshobya, Ratnasambhava, Amitābha, Amoghasiddhi), présidant chacun à une “famille” de bouddhas; (5) les bodhisattvas célestes ou dhyāni bodhisattvas (Avalokiteśvara, Mañjuśrī, Varjapāṇi, Tara, etc.); (6) les protecteurs du dharma, éveillés (Mahakala, Shri Devi, etc.) ou non (Vajrasadhu, Péhar, etc.); (7) des classes d’esprits ou de démons (asparas, asouras, etc.); (8) des animaux fabuleux (Kirtimukha) ou des classes d’animaux fabuleux (dragons, garoudas, makaras, etc.); (9) les “habitants” des six principales formes d’existence dans le samsāra : devas (dieux mondains), asuras (ou demi-dieux ou titans), humains, animaux, pretas (ou esprits avides), narakas (ou damnés). Le samsāra est le monde conditionné (procédant par causes et conditions), donc source de souffrances, dont on “s’échappe” par le nirvāṇa statique selon le bouddhisme fondamental (dit Hīnayāna), ou, dans les autres écoles bouddhistes, dont on “s’échappe” par la libération (mais sans nirvāṇa statique) puis, en atteignant le “plein éveil”, par le nirvāṇa dynamique (ou non fixé). L’état intermédiaire entre deux incarnations s’appelle le “bardo”. Certains êtres sont “coincés” pour une longue période dans cet “inter-monde”. Enfin, il existe des êtres qui renaissent dans une terre pure. Chaque bouddha a sa terre pure. Une terre pure est un monde hors samsāra crée par la puissance et la bienveillance d’un bouddha : les êtres qui y renaissent ne souffrent pas, expérimentent plutôt la félicité et y atteindront assurément la libération et l’éveil en une vie; à moins qu’ils ne choisissent autrement (par exemple, ils pourront vouloir s’incarner comme humain pour expérimenter et dépasser la frustration en développant la patience). La plus connue des terres pures – et réputée la plus facile d’accès – est celle d’Amitābha, appelée “Sukhāvati”. Sur les terres pures (lire Tulku Thondup 2005). Ne pas confondre les terres pures avec les (dix) terres des bodhisattvas, qui sont des degrés de libération.

Perception, cognition, sémiotisation, sémioclasmie

Posons qu’un phénomène est ce qui “apparaît” dans la conscience et en devient un “objet”. Le bouddhisme distingue les cinq consciences physiques (associées aux cinq sens et donc au perceptible) et la conscience mentale (associée aux pensées et donc au cognotable). Subdivisons la conscience mentale en ce qui est ressenti (les affects) et ce qui est cogité (les “pensées”), le cogitif. Distinguons encore le cogité non duel, auquel accèdent continument les bouddhas, et le cogité duel (qui procède par oppositions : bien/mal, grand/petit, etc.), conceptuel, celui auquel est limité un être non libéré ou non éveillé. Considérons que le cogité non duel est l’“arrière-plan” de la pensée duelle, c’est celui qui voit “passer” les pensées duelles. On a donc ainsi le perceptible (qui passe par les cinq sens), le “ressentable” et le cogitable. Dans ce qui suit, nous nous limiterons, sauf mention contraire, au cogitable duel.

Se pose la question de la cogitabilité des consciences physique et affective. Sont-elles toujours cogitables (de manière satisfaisante)? Si elles sont cogitables, sont-elle sémiotisables (signifiables), c’est-à-dire exprimables de manière satisfaisante en un langage, une sémiotique quelconque (texte oral ou écrit, image, etc.)? Nous partons du principe que pour être sémiotisable, un phénomène doit être cogitable. De plus existe-t-il des éléments non physiques et non affectifs – disons des concepts “purs” – qui soient non cogitables (impensables)? Suit une autre question, qui est celle de la sémiotabilité des objets “proprement cognitifs”, c’est-à-dire qui ne proviennent pas, du moins pas directement, des consciences physiques et affectives. D’autres catégories s’imposent, qui distinguent, par exemple, le cogité/non cogité.

Le tableau ci-dessous situe notre typologie et ajoute des catégories que l’on comprendra aisément. Faisons remarquer que cette typologie est graduelle et non catégorielle; autrement dit, un phénomène peut, par exemple, être plus ou moins cogitable (et donc moins ou plus incogitable).

Figure 2

Réseau conceptuel autour de l’impensable et de l’insignifiable

Réseau conceptuel autour de l’impensable et de l’insignifiable

LÉGENDE

Trait à flèche : relation de classement (élément à classer --> classe)

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On peut ajouter au sommet du schéma une partie sur le caractère expérimentable / non expérimentable du phénomène. Par exemple, l’une des constantes de l’expérience mystique est son caractère indicible et donc impensable (du moins dans la pensée duelle) malgré que la chose soit expérimentée.

REMARQUE : expérience et éveil

Selon Thinley Norbu : “it is not said in Buddhism that Buddha “experienced” enlightenment. Enlightenment is beyond experience. Experience occurs between the duality of subject [the experiencer] and object [of experience], and there is no existence of subject or object in enlightenment” (2014 : 5-6). Plus précisément, ajouterons-nous, l’éveil est au-delà de l’expérience et de la non-expérience.

Définissons l’objectif du mysticisme comme l’expérience directe de la transcendance par un être sensible immanent, typiquement un humain. Les mystiques de toutes les religions nous répètent que la transcendance est expérimentable (voire expérimentable par tous) mais que cette expérience est incidible. Autrement dit, que les constituants, ou du moins les corrélats, de cette expérience soient d’ordre physique, affectif et/ou cogitif duel (le cogitif non duel est par définition indicible), ils ne peuvent être traduits adéquatement par le cogitif et, donc, ne peuvent être adéquatement sémiotisés, notamment ne peuvent être adéquatement dits. On pourrait croire que cette inadéquation varie avec les sortes de sémiotique en cause. Par exemple, les mandalas constitueraient une telle et belle tentative relativement fructueuse de représentation par le visuel de l’ineffable. On pourrait croire que le textuel (oral ou écrit) est moins pertinent pour représenter la transcendance non duelle. Mais c’est sans compter que des formules comme les mantras, les dhāraṇīs (en simplifiant : des mantras plus longs), les koans permettent à la fois de la représenter et de l’atteindre voire de la devenir. Nous y reviendrons.

On tient peut-être là l’une des sources de la sémioclasmie[2]; l’iconoclasmie – qui s’oppose aux images en général ou dans telle utilisation particulière – en est la version la plus connue, mais il existe également une textoclasmie, par exemple. On peut distinguer les sémioclasmies notamment par le type de sémiotique impliqué (par exemple, imagique, textuelle) ou par le type de signe impliqué. Prenons la typologie qui nous vient de Peirce : signes iconique, indiciaire et symbolique (le mot “symbole” a ici un sens différent du mot dans le langage de tous les jours; un symbole est un signe conventionnel, par opposition aux deux autres sortes de signes qui ont un lien motivé avec ce qu’ils signifient). Le bouddhisme des premiers temps s’interdisait la représentation iconique du Bouddha (par exemple, dans une sculpture à son image), mais ne dédaignait pas la représentation indiciaire (par exemple, en représentant la trace de son pied ou la roue du dharma (de la doctrine) qu’il “tourna” en enseignant). Et si l’on dispose de nombreux éléments textuels, symboliques donc, servant à dresser un portrait intellectuel et mental du bouddha, on n’en a pas beaucoup – lacune significative – sur son apparence physique en tant qu’humain : comme si l’iconoclasmie symbolique portait seulement sur le corps du Bouddha. Cette iconoclasmie symbolique corporelle semble avoir frappé également les Évangiles. Quelle était la taille de Jésus, sa corpulence, son “esthétisme” (beau, neutre, laid?), la forme de son visage, etc.?

REMARQUE : listes des caractéristiques physiques des bouddhas

Il existe deux listes des caractéristiques physiques d’un bouddha : les “trente-deux marques majeures du corps d’un bouddha” et les “quatre-vingts signes mineurs d’un bouddha” (Cornu 2006 : 96-97). La plupart de ces caractéristiques touchent l’apparence du corps; mais certaines touchent les sens (par exemple, une vision claire), l’habillement (le sexe caché dans une gaine), la démarche (par exemple, léonine, éléphantine, etc.), voire la conduite éthique liée, on présume, au corps (“un comportement pur”). Soit les trois “corps” d’un bouddha : le dharmakāya (ou corps absolu, “visible” seulement des bouddhas), le sambhogakāya (ou corps de gloire, visible seulement des bouddhas et des bodhisattvas de la première terre des bodhisattvas et au-delà) et le nirmānakāya (ou corps d’apparition, visible des êtres ordinaires, comme les humains; par exemple Sakyamuni, dit le Bouddha, était un tel corps d’apparition). L’interprétation dominante considère les marques et signes dont nous parlons comme présents et dans la nirmānakāya (par exemple, dans le Bouddha lui-même) et dans le sambhogakāya. Par exemple, Cornu rapporte cette interprétation (2006 : 96). Nous avons entendu Jamyang Dzongsar Khyentsé Rinpotché dire qu’il fallait au contraire les considérer comme présents uniquement dans le sambhogakāya. Cette interprétation nous semble la bonne puisqu’il se trouve, par exemple, à l’évidence, des maîtres réalisés (éveillés, des bouddhas donc) avec les dents espacées (nous ne donnerons pas de noms!), alors qu’une des marques des bouddhas serait d’avoir de belles dents sans espace entre elles. De plus, des marques et signes sont clairement “surnaturels”, comme avoir les pieds et les mains marqués d’une roue, et il est donc encore moins possible d’affirmer que les bouddhas dans leur nirmānakāya les possèdent nécessairement. Nous irons plus loin : ces marques et signes sont le fruit d’une élaboration symbolique historiquement et culturellement datée – bien qu’il puisse y avoir des constantes anthropologiques : par exemple, la blancheur comme idéal universel pour les dents –, et il est loin d’être sûr que les bouddhas en sambhogakāya apparaîtront à tous, en particulier aux non-bouddhistes, et en tout temps avec toutes ces marques et tous ces signes.

Si les sémioclasmies peuvent découler d’un cogitoclasmie “théorique” – l’impossibilité de penser la transcendance, du moins dans la pensée duelle –, ce ne sont sans doute pas toutes les sémioclasmies qui s’accompagnent d’une cogitoclasmie “déontique”, l’interdiction de la penser (du moins dans la pensée discursive conceptuelle). La sémioclasmie peut en principe prendre deux formes : (1) la transcendance peut être représentée adéquatement, mais on ne veut pas qu’elle soit représentée (par exemple, comme marque de respect); (2) la transcendance ne peut être représentée adéquatement et donc on ne veut pas que l’on tente de la représenter. L’iconoclasmie “théorique” (il est impossible de…) est suivie éventuellement d’une iconoclasmie “déontique” (on ne doit pas…) et celle-ci d’une iconoclasmie “pratique”, qui consiste à ne pas représenter la transcendance, à empêcher la production de cette représentation voire à détruire cette représentation et/ou à en punir les “coupables”.

Nous voyons deux grandes questions dans l’iconoclasmie : celle de la possibilité de représenter adéquatement la transcendance et celle de l’interaction entre la représentation de la transcendance et la transcendance même. Si la transcendance et sa représentation sont totalement ou partiellement consubstantielles, la représentation peut être l’objet de la foi au même titre que ce qu’elle représente. La représentation est alors une idole (au sens anthropologique neutre). Si la transcendance et sa représentation sont plutôt simplement reliées “magiquement”, la représentation a valeur de fétiche (au sens anthropologique neutre). Évidemment, il y a une troisième possibilité, celle de l’inexistence d’un lien consubstantiel ou magique.

Dzongsar Jamyang Khyentse (2016 : 140) expose l’enjeu de l’indicible, de l’inexpressible dans la relation maître-disciple dans le bouddhisme : “The Mahāsadhi [or Atiyoga, or Dzogchen] texts say that the absolute nature of everything cannot be expressed even by the Buddha. Therefore, the art of communicating something that cannot be communicated between a student and a teacher is challenging”. Si la transcendance ne peut être dite directement, elle peut être évoquée de biais, comme l’explique le père de Dzongsar Jamyang Khyentse : “The realized nature itself cannot be directly expressed since it is beyond all conceptions, but the question does not have to stop there. Although the realized nature itself cannot be expressed, some idea of it can be communicated through metaphor”. (Thinley Norbu 2016 : 146) Il semble que la métaphore – linguistique, imagique ou objectale – puisse “dire” quelque chose de l’indicible; probablement qu’elle en suscite aussi l’expérience. Chose certaine, dans le bouddhisme zen, qui relève du Mahāyāna, le koan – cet énoncé ou ce groupe d’énoncés paradoxal et/ou “absurde” – est un outil pour susciter l’expérience indicible de la non-dualité et mettant hors-jeu la pensée conceptuelle, duelle. Dans le bouddhisme tibétain, l’expérience de la transcendance peut – à défaut d’être dite directement – être transmise directement. Cela se produit lorsque le maître procède à la “présentation de la nature de l’esprit” (“introduction to the nature of the mind”) directement dans l’esprit de son disciple. Il peut le faire avec des supports, notamment avec un cristal (ou un coup de soulier!, comme il s’est déjà vu), ou sans “support” particulier. Il ne s’agit sans doute pas d’une transmission d’expérience (de la transmission au disciple de l’expérience éprouvée par le maître); c’est plutôt que le maître rend possible au disciple de susciter cette expérience en lui-même par lui-même. Une fois qu’on lui a présenté la nature de son esprit, le disciple – qui a entrevu ainsi le but ultime de sa quête – doit reproduire cette expérience et, avec la pratique, la prolonger jusqu’à ce qu’elle devienne ininterrompue.

Ineffabilité des attributs de la transcendance?

Considérons que Dieu et les bouddhas sont à la fois des figures, des symboles de la transcendance – et donc à ce titre ils sont cogitables – et des phénomènes transcendants – et donc à ce titre ils ne sont pas nécessairement cogitables, du moins dans la pensée duelle.[3] Leur cogitabilité (leur pensabilité), dépend non seulement du type de pensée en cause mais des théories en cause.

Soit le sujet, ce dont on parle, et le prédicat, ce qu’on en dit, c’est-à-dire la caractéristique qu’on lui donne. On peut distinguer l’impensable de sujet (insubjectable) et l’impensable de prédicat (incaractérisable). L’incaractérisable semble généralement être plutôt un incomplètement ou imprécisément caractérisable, car on peut tout de même produire certaines prédications générales (par exemple, Dieu est le créateur de l’univers). Dans certaines théologies, Dieu peut être vu comme subjectable mais incaractérisable. Même principe pour les bouddhas. Encore que, comme on le verra, du point de vue de la vérité absolue (différente de la vérité relative, selon le bouddhisme), les bouddhas ne sont ni existants ni non existants, ce qui rend leur subjectabilité problématique; mais il est vrai que l’on peut poser comme sujets des éléments non existants (comme la licorne ou, pour prendre des exemples bouddhistes, le lièvre cornu, le fils de la femme stérile, ou la tortue poilue). Distinguons l’incaractérisable qualitatif et l’incaractérisable quantitatif. L’incaractérisable qualitatif est le fait de ne pouvoir stipuler une, plusieurs ou toutes les caractéristiques (mentalement et/ou sémiotiquement) posées ou possédées par le sujet. En théorie du moins, on peut prévoir l’existence d’un incaractérisable quantitatif (ou qualito-quantitatif) : les caractéristiques sont stipulables, mais elles sont en nombre indéfini voire infini. On peut considérer que les attributs positifs de la transcendance sont en nombre infini et d’intensité infinie. Cela étant, certaines qualités sont récurrentes d’une croyance à une autre ou propres à une croyance ou plus importantes au sein de cette croyance. Il peut exister une attribution relative qu’on peut dire “litotique” (le moins signifiant le plus) : on peut qualifier par des mots les attributs de Dieu, mais ce ne seront que des “approximations” (comme un milliard est une “approximation” par litote de l’infini), au mieux utiles, au pire trompeuses. Dit autrement, la figure de la transcendance est caractérisable, mais la transcendance qu’elle représente ne l’est pas nécessairement. Pour prendre des notions sémiotiques approximatives, le concept de transcendance est caractérisable, mais pas son référent.

Dans la logique du Mādhyamika, l’école du bouddhisme Mahāyāna fondée par Nāgārjuna, un bouddha peut, en première analyse du moins, être posé comme sujet mais aucun prédicat ne peut lui être adéquatement attribué. Par exemple, on ne peut dire de lui qu’il est : (1) existant, (2) inexistant, (3) existant et inexistant à la fois, (4) ni existant ni inexistant. Autrement dit, aucune des quatre possibilités logiques du tétralemme ou catuṣkoṭi n’est adéquate. À proprement parler, il ne s’agit pas d’un cas d’indécidable mais d’indéterminé : ce n’est pas que le sujet possède une des quatre qualités possibles, mais on ne peut dire laquelle; c’est que l’on a bien évalué et décidé qu’aucune des positions possibles n’est adéquate.

En sémiotique, le carré sémiotique (introduit par Greimas et Rastier) est un dispositif logique encore plus puissant que le tétralemme puisque, à partir d’une opposition donnée, il propose dix possibilités au lieu de quatre pour le tétralemme. Les six positions supplémentaires sont, en poursuivant notre exemple : (5) non existant; (6) non inexistant; (7) existant et non inexistant; (8) inexistant et non existant; (9) existant et non existant; (10) inexistant et non inexistant. Pour des explications et une comparaison avec le tétralemme, voir Hébert, 2011b. On peut croire que si Nāgārjuna avait connu le carré sémiotique, il l’aurait utilisé de la même manière que le tétralemme et aurait abouti à la négation des dix possibilités logiques (ou, comme il le fait parfois avec le tétralemme, dans le cadre semble-t-il seulement de la vérité relative, à l’affirmation des dix possibilités en même temps). On peut prédire qu’il en irait de même s’il se trouvait un dispositif logique avec encore plus de possibilités que le carré sémiotique. En termes rhétoriques, le catuṣkoṭi constituerait alors une litote (une figure du type dire le moins pour dire le plus).

En fait, le bouddhisme procède par approximations successives lorsqu’il parle des caractéristiques de la nature de l’esprit (de la nature de bouddha, du dharmakāya, de la bouddhéité, ce sont des synonymes). Prenons l’opposition permanence / impermanence. (1) Tout est impermanent, sauf la nature de l’esprit qui peut être dite, dans une première approximation, permanente. (2) Dans une seconde approximation, elle peut être considérée comme ni permanente ni impermanente. (3) Enfin, elle peut être appréhendée mieux encore par le tétralemme de négations. (4) Plus encore, ajouterons-nous, par un carré sémiotique de négations. (5) En définitive, cependant, la nature de l’esprit est au-delà de la pensée conceptuelle, duelle et donc aucune de ces quatre approches conceptuelles n’est entièrement satisfaisante.

Voilà pour ce qui est de la vérité ultime, selon le bouddhisme : un bouddha est subjectable (du moins en première analyse) mais imprédicable (incaractérisable). Mais plaçons-nous maintenant dans la vérité relative, la deuxième sorte de vérité que considère le bouddhisme. Dans cette vérité, on peut définir des prédicats pour un bouddha. Notons qu’il existe de théologies qui proposent une attribution par la négative de la transcendance : par exemple, en indiquant ce que Dieu n’est pas plutôt que ce qu’il est. Elles utilisent alors la possibilité deux ou la possibilité cinq parmi les dix possibilités du carré sémiotique que nous avons vues. Dans le bouddhisme, la réalité suprême, la nature de bouddha, la bouddhéité (= buddhahood), la nature de l’esprit – toutes choses qui reviennent au même en définitive – ne peuvent être approchées ni par la positive ni par la négative : “It cannot be characterized by saying what it is. / It cannot be refuted by saying what it is not. / Unconditioned reality transcend conceptual mind”. (Rangjung Dorje, s.d. : sc 9) Autrement dit, même l’attribution négative totale que produit le tétralemme constitue une approximation.

Sur quelques attributs de Dieu et des bouddhas

Nombre de caractéristiques et principales qualités

D’abord, en ce qui a trait aux caractéristiques, il faut se demander si leur nombre est différent selon que l’on parle d’un grain de sable, pour prendre un exemple simple, ou d’un être transcendant, Dieu, un bouddha. Il est possible que les caractéristiques de tout objet sont en nombre infini. Par exemple, notre grain de sable pourra être décrit dans le ballet continu et changeant de ses particules élémentaires, etc. Selon le bouddhisme, tous les composés, comme le nom l’indique, se décomposent (mentalement) et cette décomposition est infinie. Par exemple, notre grain de sable a un devant, ce devant se décompose en un devant du devant, etc. Quoi qu’il en soit, Thinley Norbu rapporte que les caractéristiques des êtres sublimes (bodhisattvas de la première terre et au-delà et bouddhas), caractéristiques qui ne sont autres que des qualités (au sens positif du terme), croissent exponentiellement avec l’avancée spirituelle pour atteindre l’infini : “at the first stage [la première terre], there are one hundred times twelve qualities. At the second stage, there are one thousand times twelve qualities. […] At the tenth stage, there are qualities equal to infinity” (2009 : 104). Tulku Thondup confirme l’existence d’un nombre infini de qualités pour un bouddha : “even celestial eyes cannot see all of these qualities [of the buddha Amitābha], which are infinite, and even bouddhas cannot explain them all, for words are inadequate” (2005 : 194).. Ailleurs, on semble dire que, en definitive, les bouddhas sont libres de caractéristiques (et on ne parle sans doute pas seulement de caractéristiques physiques ou substantielles) : “The first [body of the buddhas] is the ultimate body (dharmakāya), which is the formless, pure nature of buddhahood, identical with reality itself. It is the absolute state of openness and emptiness, free from dimensions, characteristics, and limitations” (ibid. 2005 : 185). Il est sans doute possible de réconcilier ces deux points de vue : le bouddha dans son dharmakāya est sans caractéristiques (et donc sans limitation), mais dans ses deux autres corps (ou seulement dans le sambhogakāya, le deuxième corps), ses caractéristiques – plus précisément ses qualités – sont en nombre infini. La question à se poser est donc : s’il est impossible de stipuler si une caractéristique est possédée ou non par un bouddha, est-ce parce que le bouddha n’en possède aucune ou est-ce parce qu’il en possède mais qu’elles sont impossibles à cerner, à nommer?

Bien que le nombre des qualités des “êtres sublimes” (plus précisément les bodhisattvas de la dixième terre et ceux qui sont au-delà de la dixième terre, soit les bouddhas) soit en nombre infini, il existe trois qualités sur lesquelles on insiste. Ces qualités sont d’ailleurs incarnées, symbolisées chacune par un bodhisattva spécifique: Avalokiteśvara pour la compassion; Mañjuśrī pour la sagesse et la connaissance; Varjapāṇi pour la puissance. Ces bodhisattvas forment une triade. Notons que les bouddhas sont en nombre infini et qu’ils sont égaux. Bref, ce n’est que symboliquement que l’on peut dire que tel bouddha ou bodhisattva est le bouddha ou bodhisattva de telle qualité.

La création de l’univers

Les précisions et réserves nécessaires ayant été communiquées, nous pouvons aborder quelques attributs positifs comparables de Dieu et des bouddhas. D’abord, insistons sur les différences :

we should not substitute Buddha for God, saying, ’God and Buddha are the same; they just have different names.’ In fact, the theistic concept of God and the Buddhist concept of Buddha are very different. While God is said to be a creator of the universe and the beings in it, the Buddha is not. The Buddha did not create the universe, sentient beings, or the path to enlightenment. Rather, he described the causes of suffering in cycle existence and the way to attain liberation from it. The Buddha did not create rules; he described which actions bring happy results and which ones bring painful results. The Buddha neither rewards nor punishes sentient beings. While the Buddha is omniscient, he is not omnipotent, because if he were he certainly would have removed all of sentient beings’ pain.

Thubten Chodron 2012 : 62-63

Si, dans les monothéismes, Dieu est le créateur de l’univers, dans le bouddhisme, c’est chaque être sensible qui crée – littéralement – l’univers : “Dans le bouddhisme ancien [Hīnayāna], la vision karmique du monde ou saṃsāra résulte de la projection d’une interprétation égotique sur un arrière-monde neutre et objectif. L’école mahayaniste Yogācāra et le Vajrayāna vont plus loin : il n’existe pas d’arrière-monde et tous les phénomènes que nous ressentons sont de simples perceptions sans plus (sk. vijnaptimātra), surgies de l’esprit qui les prend pour référents”. (Cornu 2009 : 26). Ou pour le dire plus directement : “The Buddha doesn’t deny creation. […] Christians believe that creation comes from God. […] Buddha teaches that creation comes from the mind of beings”. (Thinley Norbu 2014 : 64) En conséquence : “Buddhists believe that creation is mind, and the creator is mind”. (ibid. : 67) C’est alors la similitude des tendances et des karmas qui explique que certains êtres, par exemple les humains, semblent partager le même univers : l’univers est ainsi “le même” parce que l’esprit qui le crée est “le même”.

REMARQUE : limite de l’univers partagé

Le partage d’univers, même dans une perspective non bouddhiste, est plus limité que l’on veut bien généralement l’admettre et, même lorsqu’on l’admet, on n’en tire pas toutes les conséquences nécessaires. Pour prendre un exemple grossier, tel individu aime la tarte aux pommes et tel autre la déteste : que la vraie tarte aux pommes se lève! Même si l’on admet l’existence d’une tarte aux pommes neutre (ou plutôt indéterminée) et objective, il reste que les deux individus se meuvent dans des mondes où celle-ci prend des valeurs différentes et même opposées, ce qui est suffisant – surtout si l’on additionne les innombrables et cruciales autres divergences de vue d’un être à un autre – pour dire que leurs univers sont différents.

Selon le bouddhisme, nous imputons constamment des propriétés inadéquates aux objets (physiques ou mentaux). Nous proposerons la typologie suivante de ces mauvaises imputations : (1) par adjonction – par exemple, on voit la tarte comme positive alors qu’elle est indéterminée; (2) par suppression (plus précisément catégorisation exclusive) – par exemple, on voit la tarte seulement comme une nourriture et pas aussi, disons pour prendre un autre usage stéréotypé, comme une mauvaise blague que l’on peut lancer au visage; (3) par substitution – on voit tous les objets comme permanents, indivisibles (et uniques) et indépendants alors qu’ils sont tous impermanents, divisibles (et multiples) et interdépendants. Évidemment, personne, du moins jusqu’à un certain degré, ne niera après réflexion que les objets sont impermanents, divisibles et interdépendants. Seulement nous nous comportons avec eux et relions à eux comme s’ils ne l’étaient pas. Cette erreur ou cette négligence cognitive – qui est l’une des formes de ce que le bouddhisme appelle “ignorance” (la cause des deux autres des “trois poisons” : l’aversion et le désir compulsif) – a des conséquences spirituelles considérables, car elle crée le samsāra, au premier chef parce qu’elle est appliquée au moi.

Dieu est un, les bouddhas sont en nombre infini

Nous reviendrons plus loin sur l’omniscience, l’omnipotence et l’“omnibienveillance”. Mais d’abord parlons nombre. Dieu est un; les bouddhas sont en nombre infini. Cette infinité de bouddhas est logique, voire mathématiquement exacte, puisque les êtres sensibles sont, selon le bouddhisme, en nombre infini[4] : une sous-catégorie d’éléments – du moins celle des bouddhas comme “transformation” ultime des êtres sensibles – en nombre infini ne peut peut-être comporter elle-même qu’un nombre infini d’éléments. Il semble que tous les êtres sensibles soient apparus en “même temps”, plus exactement ils sont tous dépourvus de commencement, puisqu’il est dit qu’ils existent depuis des “temps sans commencement”. Il semble également que le mot “infini” n’est pas une hyperbole mais qu’il est à prendre au pied de la lettre.

Parcours salvifiques

Distinguons deux parcours salvifiques, dont les durées et étapes respectives peuvent être différentes : le salut d’un être en particulier et le salut de tous les êtres (pour des précisions sur ces questions, voir Hébert 2017). Dans le christianisme, nous dirons que le salut individuel est obtenu avec l’entrée en paradis. Le salut collectif – plus précisément des âmes des justes – est complété et achevé par la résurrection des corps et le jugement dernier. Le temps salvifique est ainsi fini, bien que les bonnes âmes continuent à jouir des bénéfices du salut pour l’éternité. Mutatis mutandis pour les “mauvaises âmes” séjournant en enfer.

Dans le bouddhisme, comme nous l’avons vu, un être sensible existe – et donc souffre – depuis des temps sans commencement (nous verrons plus loin une exception : les bouddhas dits primordiaux). Il cesse de souffrir avec la libération et l’éveil. Le salut individuel est donc, en principe, atteint un jour. Pour ce qui est du salut global : il est dit qu’il n’y a pas de moment où il n’y aura plus un être égaré dans le samsāra (Sakya Trizin, s.d).[5] En conséquence, à l’inverse des monothéismes, le bouddhisme n’a pas de moment perfectif où tout pour tous aura été accompli pour ce qui est des états transcendants. On pourrait croire que cet aspect imperfectif est lié au fait que les êtres sont en nombre infini : comme, pour chaque être, il faut un intervalle temporel différent pour atteindre l’éveil, il y a des êtres pour qui cet intervalle est de durée infinie. Le temps salvifique collectif est donc sans fin, bien qu’il puisse y avoir une fin pour un être particulier. Nous nous ferons la réflexion angoissée suivante : si certains êtres seront égarés infiniment dans le samsāra, n’est-ce pas à dire qu’il y a des êtres “damnés du samsāra”, alors même que cette hypothèse d’êtres perpétuellement condamnés au samsāra a été réfutée au fil de l’évolution du bouddhisme? De plus, ces damnés le seraient “par les deux bouts”, puisque le continuum de conscience (la “chose” éternelle qui se maintient à travers les renaissances) existe depuis, comme le dit l’expression bouddhiste, des “temps sans commencements”. Ces damnés pour l’éternité du samsāra trouvaient leur pendant dans les damnés des enfers chrétiens. La situation des damnés du samsāra pourrait sembler nettement plus enviable que celle des damnés des enfers chrétiens, puisque le statut de damné des enfers, dans le bouddhisme, n’est que l’une des six sortes de renaissances possibles et qu’elle est, comme toutes les autres, temporaire; c’est oublié que les damnés du samsāra le sont par les deux bouts de l’éternité, tandis que les damnés des enfers chrétiens n’ont pas toujours été en enfer (mais que valent les moments où l’on n’a pas été en enfer une fois que commence le temps où on y sera pour toujours? Les souvenirs des bons moments sont de peu de réconfort). À l’opposé, les bouddhas primordiaux (ou ādibuddha), comme Samantabhadra, sont réputés avoir toujours déjà été éveillés, c’est-à-dire qu’ils n’ont jamais connu le samsāra.

Le Mal et la souffrance

Cornellier (2018) a proposé récemment une excellente synthèse des explications possibles de la coexistence de Dieu, du mal (la souffrance) et du Mal dans le christianisme. Le propos est sans doute pertinent, avec d’éventuels ajustements, pour tous les théismes. Cependant, il nous paraît nécessaire de découpler, a priori du moins, comme ne le fait pas clairement Cornellier, le problème du Mal et celui du mal. Quitte à supposer par la suite que toute souffrance vient du Mal, par exemple si l’on considère que tout souffrance découle en définitive de la chute d’Adam et d’Ève. Le bouddhisme est, comme en principe toute religion, à visée eudémonique : il vise le bonheur (durable et même éternel); seulement il ne postule pas l’existence du Bien et du Mal métaphysiques : est simplement mal l’action qui engendre, à travers la loi du karma (cas particulier de la loi d’action-réaction), le malheur pour soi et/ou pour les autres. Est bien l’action d’effet inverse. Mais voyons la synthèse de Cornellier, tout en la commentant.

1. La thèse classique est que la souffrance se produit en raison d’un mésusage du libre-arbitre humain. Denis Moreau fait sienne cette thèse, mais soutient qu’elle est incomplète. Elle n’explique pas les désastres naturels ou pourquoi un enfant souffre du cancer. 2. Moreau accepte la thèse – qu’on trouve aussi chez Hans Jonas et Malebranche – que Dieu n’est pas tout-puissant : en théologie, on emploie “la notion de kénose (se dépouiller de soi-même) pour résumer cette idée d’une “toute-faiblesse” de Dieu” (Cornellier 2018 : 1). Nous préciserons que choisir que Dieu n’est pas tout-puissant permet de maintenir qu’il est tout amour; car comment celui qui aime pourrait-il laisser souffrir s’il est en son pouvoir que la souffrance ne soit pas ou cesse? 3. Thomas d’Aquin et Leibniz pensent que Dieu est si puissant qu’il fait même du bien à partir du mal, et que “le mal ne scandalise que ceux qui perdent de vue la totalité de l’histoire où c’est finalement le bien qui triomphe” (Lison, cité dans Cornellier 2018 : 1). Cependant, Jacques Lison pense que cette thèse n’explique pas la souffrance injuste. Nous ajouterons qu’elle n’explique pas la souffrance temporaire, mais longue et intense, qui précède la fin de l’“histoire”. Si Dieu est tout-puissant et tout amour, en quoi a-t-il besoin de cette histoire et d’en attendre la fin plutôt que de la précipiter pour notre bénéfice? 4. Jacques Duquesne considère que si on aime quelqu’un, on le laisse libre, et que la liberté de l’humain n’est possible que dans un monde “incomplet”, dont l’humain est cocréateur : “si Dieu n’est qu’amour, il ne peut créer un homme tout fait. Lequel ne serait pas libre. Aimer c’est respecter la liberté de l’autre. […] Dieu ne pouvait donc que créer l’homme dans un monde inachevé. Puisque, si l’homme vivait dans une monde tout fait, figé, parfait, il ne pourrait tout simplement pas être” (Duquesne, cité dans Cornellier 2018 : 2). Nous ajouterons qu’on peut arguer que, si Dieu est omnipotent, et que, en raison de son amour, il envisage le libre-arbitre comme une valeur supérieure à celle de l’absence de la souffrance, il aurait pu tout aussi bien pu donner magiquement et le libre-arbitre et l’absence de souffrance. Enfin, nous ajouterons encore qu’il est toujours possible pour le théiste de résorber les contradictions en ayant recours à l’indéterminable : “les voies de Dieu sont impénétrables”. Et ces voies semblent téléologiques (avoir une finalité qu’elles atteindront nécessairement); elles ne sont pas incohérentes ni aléatoires. En résumé, “Dieu a un plan”, même si nous ne le comprenons pas.

Si pour le christianisme, la souffrance – ou du moins une partie d’elle – a un début unique et collectif, la chute d’Adam et Ève, dans le bouddhisme, c’est chaque continuum de conscience (chaque être sensible) qui a sombré, “depuis des temps sans commencement” est-il dit, dans le samsāra et donc dans la souffrance. À l’exception notable des bouddhas primordiaux, tel Samantabhadra, qui sont réputés n’avoir jamais sombré dans le samsāra et donc s’être toujours maintenu dans le nirvāṇa (dynamique). Dans le christianisme, Adam et Ève sont punis d’avoir goûté à l’arbre de la connaissance et donc d’avoir, notamment, appris la différence entre le Bien et le Mal. Dans le bouddhisme, la chute peut être expliquée comme suit : “Non-existent self-apparences are mistaken for objects. / Due to ignorance, self-awareness is mistaken for a self”. (Rangjung Dorje, s.d., sc 7 – sc 8). Autrement dit, la conscience se fourvoie en croyant reconnaître un sujet et des objets perçus par ce sujet, alors qu’elle ne perçoit toujours qu’elle-même et qu’il n’y a donc pas à distinguer entre un sujet et un objet. Nous dirons que ce qui est commun aux deux chutes est l’entrée dans la pensée conceptuelle, duelle (Bien/Mal, sujet/objet, etc.) et la sortie de la pensée non conceptuelle (plus précisément, selon le bouddhisme, la sortie de l’“état” ni conceptuel ni non conceptuel).

Dans les deux chutes, ce sont des “étrangers” qui expérimentent (ou expérimentent aussi) les conséquences de la chute produite pourtant par “quelqu’un d’autre”. Dans le christianisme, les descendants d’Adam et Ève – bien que n’ayant pas pris part à la décision et à l’action néfastes entraînant la chute – en subissent tous, “injustement”, les conséquences. Dans le bouddhisme, bien que le mauvais karma ait été produit dans une renaissance antérieure, il est expérimenté dans une renaissance ultérieure par un être nécessairement différent de ce qu’il était avant (ne serait-ce que parce que son corps est différent) et qui ne se souvient même plus de ses actions avant sa nouvelle renaissance. Notons que tous les malheurs du monde viennent de ce décalage temporel entre les actions et leurs conséquences : il est alors impossible pour l’être de comprendre que telle action dans une renaissance antérieure était néfaste parce qu’elle a entraîné pour lui, dans la présente renaissance, telle conséquence néfaste. Si on met la main au feu dans la vie présente, mais ne ressent la douleur que dans suivante, on ne fera pas le lien de cause à effet et remettra naïvement sa main dans le feu. Comme le bouddhisme ne croit pas à l’âme, il se débat avec ce problème théologique de la distinction mais continuité entre celui qui produit le karma et celui qui l’expérimente. Dans le bouddhisme, c’est le même continuum de conscience qui expérimente le fruit de ses actions antérieures; dans le christianisme, ce sont des âmes différentes qui paient le prix de la mauvaise action antérieure de deux autres âmes. À noter que, contrairement au christianisme, l’“étranger” dans le bouddhisme hérite également du karma positif, et pas seulement négatif, engendré lors des renaissances antérieures.

Dans le bouddhisme l’explication de la souffrance est claire : toute souffrance découle d’actions antérieures néfastes, mais on doit alors recourir à l’hypothèse “coûteuse” de la réincarnation. Cette hypothèse explique pourquoi un enfant souffre d’un cancer, alors qu’un mafioso vit heureux, en santé et longtemps. Le mafioso expérimente maintenant les fruits positifs de vies antérieures; mais, dans sa vie présente, il accumule des fruits très négatifs pour ses vies ultérieures. À noter que croire au karma n’implique en aucune façon qu’on ne doive pas secourir l’infortuné sous prétexte qu’il est responsable de son sort. Cela serait totalement contraire à la compassion élémentaire, sans compter que cela entraînerait du karma négatif pour “non-assistance à personne en souffrance” (comme on dit “non-assistance à personne en danger”).

Le bonheur d’être Dieu et d’être bouddha

Maintenant une autre caractéristique importante : le bonheur d’être Dieu ou d’être bouddha. Dieu est implicitement non souffrant, pour ne pas dire en félicité, c’est-à-dire le niveau absolu, voire infini, de “bonheur”. Cela étant, son émanation, Jésus, a souffert, pour en définitive empêcher les hommes de souffrir. C’est particulièrement clair dans le dolorisme. On met l’accent sur la douleur, en contraste avec l’absence de souffrance et plus encore avec la grande joie qui doit être celle de Dieu et celle des êtres célestes et des êtres en paradis. Dans le bouddhisme, il est dit que le nirvāṇa est paix et que le nirvāṇa est au-delà des concepts. La paix dont il est question est donc au-delà du bonheur et du malheur, du plaisir et du déplaisir. Il faut savoir que, comme tout élément composé (et donc conditionné et réciproquement), même le bonheur et le plaisir sont en définitive souffrance et cause de souffrance. Dzongsar Jamyang Kyentse s’adresse ainsi, dans son style provocateur, à ceux qui se veulent bouddhistes mais ne comprennent pas bien un point fondamental de leur doctrine :

Nirvāṇa, enlightenment, liberation, freedom, heaven – these are words that many people like to utter and few have time to examine. How would it be to enter into one of these states? Even though we may think that nirvāṇa is far different from heaven, our versions of heaven and nirvāṇa have roughly the same characteristics. Heaven / nirvāṇa is where we go when we die after many years of paying dues, doing practice, and being good citizens. We will meet many of our old comrades because it is a place where all the “good” dead people gather, while all the not-so-good dead people suffer down below. We finally have a chance to solve life’s mysteries, finish unfinished business, make amends, and maybe see into our past lives. Small babies without sex organs fly around doing our ironing. Our dwelling meets our every need and desire and is well situated in a community of other nirvana-dwellers who obey the rules. We never have to lock the windows and doors, and there is probably no need for police. If there are politicians, they are all reliable and honest. Everything is exactly to our liking; it’s like a very pleasant retirement home. Or perhaps some of us imagine the purest of pure white light, spaciousness, rainbows, and clouds upon which we rest in a blissful state practicing our powers of clairvoyance and omniscience. There is no death to fear because you are already dead and there is nothing to lose. The only concern we might have is worrying about some of our dear friends and family members whom we’ve left behind. Siddhartha [the Buddha] found these versions of the afterlife to be fantasies.

2007 : 84

Un peu plus loin, notre auteur explique ce qu’est le nirvāṇa : “It was not Siddhartha’s [the Buddha’s] aim to be happy. His path does not ultimately lead to happiness. Instead it is a direct route to freedom from suffering, freedom from delusion and confusion. Thus nirvāṇa is neither happiness nor unhappiness – it goes beyond all such dualistic concepts. Nirvāṇa is peace”. (Dzongsar Jamyang Khyentse 2007 : 87) Il va de soi que cette paix est, en définitive, un “bonheur” de niveau supérieur à ce que nous appellerons le bonheur duel. C’est le bonheur ultime indicible.

Dans le bouddhisme, les mondes des dieux ne sont pas dépourvus de souffrance, notamment parce que, dotés de certains pouvoirs psychiques, les dieux entrevoient leur mort et donc leur renaissance dans les états inférieurs du samsāra une fois leur bon karma épuisé. En cela, ces mondes divins ne correspondent pas aux paradis des monothéismes, où l’on ne souffre jamais.

Les terres pures bouddhistes sont des lieux dépourvus de souffrance et où l’on éprouve une constante félicité. Mais, contrairement aux paradis monothéistes, ce sont des “lieux” temporaires que l’on “quitte” en atteignant l’éveil et donc en accédant à un état de bonheur encore plus avancé, la “paix”. Il existe deux sortes de terres pures : les terres pures du nirmānakāya, destinées aux êtres ordinaires – qui s’y rendent par leur foi, par leur bon karma ou parce qu’eux-mêmes ou un maître y transfèrent leur conscience au moment de la mort par la pratique du p’owa – et les terres pures du sambhogakāya, accessibles seulement aux bodhisattvas de la première terre et au-delà (et évidemment aux bouddhas). Dans les premières, le bonheur que l’on éprouve relève de la pensée duelle; dans les secondes, de la pensée non duelle. Sur ces questions (voir, Tulku Thondup 2005).

Omniscience, omnipotence et omnibienveillance

Parmi les qualités infinies qu’ils pourraient posséder, Dieu et les bouddhas pourraient posséder trois qualités communes principales : “omnibienveillance” (amour, compassion, miséricorde, etc.), omniscience (le savoir et le savoir-faire universels) et omnipotence (le pouvoir-faire universel). Évidemment, les bouddhas sont dotés de la grande bienveillance, c’est-à-dire d’intensité infinie ou du moins maximale et de portée (d’extensité, on dirait en sémiotique tensive) universelle (et donc inconditionnelle). Plus précisément, la bienveillance dans le bouddhisme possède deux facettes : l’amour : que les êtres aient le bonheur et les causes du bonheur (ordinaire, samsarique, et suprême, l’éveil); la compassion : que les êtres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. Cette bienveillance est à la source du vouloir-faire le salut des êtres. On partira du principe que Dieu possède cette même omnibienveillance, même si elle pourrait ne pas être aussi englobante, car excluant possiblement les animaux ou s’appliquant à eux de manière moins forte. La question se pose aussi de savoir si les pécheurs – en enfer ou non – reçoivent la même bienveillance que les vertueux. Plus encore, Dieu aime-t-il les anges, Dieu aime-t-il le diable et les démons? Dieu et les bouddhas aiment-ils les pierres et les cailloux? Chose certaine, un bouddha n’aura pas d’aversion (mais non plus de désir égotique ou d’indifférence morne) envers la pierre, le caillou. De plus, dans le Vajrayāna, tout devient dharma (manifestations du dharma, manifestant le dharma), en conséquence le caillou y inclus.

Le bouddhisme considère donc que les bouddhas possèdent l’intensité maximale de la bienveillance (traditionnellement, on dit qu’ils voient chaque être sensible comme s’il était leur enfant unique). Ils en possèdent également l’étendue (l’extensité) infinie puisqu’elle s’applique à tous les êtres sensibles (ce qui exclut les plantes, mais inclut les êtres microscopiques). La bienveillance s’applique avec équanimité et éclaire, comme le soleil, aussi bien les proches, que les “lointains” (inconnus et soi-disant ennemis). Cela étant, on ne peut reprocher aux théologies théistes de ne pas prévoir comme objet de bienveillance des catégories d’êtres qui n’existent pas dans ces théologies (comme les esprits affamés ou les demi-dieux du bouddhisme).

Les bouddhas possèdent la sagesse suprême et sont dits “omniscients”. En tout état de cause, il faudrait distinguer, comme on le fait en sémiotique, le savoir sémantique (par exemple, connaître la recette de la mayonnaise) et le savoir-faire au sens strict, appelons-le savoir-faire pragmatique (par exemple, être capable de produire de la mayonnaise). Sur cette distinction, les textes bouddhistes semblent muets.

Posons la question crûment : un bouddha sait-il absolument tout ou s’agit-il d’une omniscience relative qui s’applique à tout ce qui peut être connu (il y aurait donc de l’inconnaissable) ou qui s’applique à tout ce qui est “utile”? Voyons d’abord la thèse de l’omniscience absolue : “According to Buddhism, buddha Śākyamuni is omniscient. There is nothing that is not known to Buddha, including science, because Buddha has purified cognitive obscurations” (Thinley Norbu 2009 : 140). Cependant, plus loin, le même auteur pourrait souscrire à la deuxième thèse, l’omniscience relative de tout ce qui peut être connu : pour les bouddhas, “The ability to know whatever one wishes from all that is knowable is the power of wisdom” (279). Advenant que de l’inconnaissable existe, connaître tout ce qui est connaissable n’est pas connaître tout. Le fils de cet auteur utilise une tournure similaire qui peut accréditer l’existence de l’inconnaissable : “we visualise the guru in the form of the omniscient buddha Vajrasattva, who knows everything there is to know about the past, present and future” (Dzongsar Jamyang Khyentse 2012 : 141-142). Au moins un autre auteur utilise la même tournure : “He [the buddha Amitābha] knows all knowable subjects through his omniscient wisdom without limit”. (Tulku Thondup 2005 : 192) Cette tournure, du type “connaître tout ce qui est connaissable”, semble être classique – nous l’avons trouvée encore ailleurs – et n’indique donc pas nécessairement qu’il y a de l’inconnaissable pour un bouddha. Par exemple, Jamgön Kongtrul (2011) l’emploie mais précise également : “omnscience, which is to say, knowledge of anything and everything” (2011 : 322).

D’autres textes considèrent qu’il y a de l’inconnaissable, même pour un bouddha : la nature de l’esprit (la réalité ultime) : “cannot even be intuited by the wisdom of the buddhas. / The nature of mind has no identifying characteristics, / So what mental faculty could enable / Even an enlightened being to apprehend it?” (Bodhichittavivarana, cité dans Traleg Kyabgon 2015 : 167) En conséquence, la nature de l’esprit “is not even an object of comprehension for buddhas” (Traleg Kyabgon 2015 : 167).

Un bouddha du passé pouvait-il avoir à l’esprit les plans d’une centrale hydroélectrique du XXIe siècle ou la structure de l’atome? Un raisonnement par l’absurde semble réfuter cette hypothèse : si les bouddhas avaient pu connaître le secret des antibiotiques, par compassion, ils en auraient fait bénéficier les êtres. Dzongsar Jamyang Khyentse, comme c’est souvent sa manière, présente sans détour l’enjeu de l’omniscience et de l’omnipotence : “if the buddhas really are omniscient, what is stopping them from eliminating the AIDS virus, or poverty, or the illegal drug trade? Do they have any power at all?” (Dzongsar Jamyang Khyentse 2012 : 161). Il répond que ces doutes délétères trouvent leurs réponses dans les enseignements. Quelques pages plus tôt, le même auteur rapporte que les bouddhas “possess omnipotent power to uproot the ultimate source of all our problems” (2012: 102). Bref, il s’agirait d’une omnipotence relative, mais qui touche au fondement du salut, puisque nos problèmes se terminent entièrement et irréversiblement avec la libération et l’éveil.

À moins que nous soyons déjà dans “le meilleur des mondes” : grâce à la compassion et au pouvoir des bouddhas nous sommes déjà dans les circonstances les plus favorables possibles pour le bonheur suprême, qui est obtenu par l’éveil. Et le meilleur des mondes n’exclut pas la souffrance, puisque celle-ci permet notamment de liquider le mauvais karma. Un père donne bien un amer remède pour sauver sa fille : nos souffrances pourraient être nécessaires pour l’obtention la plus directe de l’éveil. Mais il est vrai que quelque chose peut entraver le pouvoir-faire des bouddhas. Ce quelque chose, ce sont sans doute les causes et conditions à la base de tout phénomène du samsāra. Pour qu’un phénomène se produise, il faut que les causes et conditions soient réunies. Or, l’interdépendance (ou vacuité) stipulant que tout est interdépendant, les bouddhas ne peuvent tenir les “rennes” de toutes les causes et conditions puisque l’infinité des autres êtres sensibles devraient les tenir également. Ringu Tulku écrit : “’Nous constatons donc que même les bouddhas ne sont pas tout-puissants et qu’à leur niveau aussi l’interdépendance entre en jeu. Même les êtres qui ont atteint un haut niveau de réalisation, même les êtres qui ont atteint l’Éveil, peuvent se trouver empêchés de faire ce qu’ils voudraient faire ou ce qui serait nécessaire au moment propice si des circonstances, des causes contraires sont réunies” (2001 : 255). Comme me l’a dit un maître tibétain, celui qui n’aime pas la publicité, un bouddha n’est pas un magicien, entendre quelqu’un qui, comme Dieu ajouterons-nous, peut faire tout à partir de n’importe quoi, fût-ce à partir de rien (comme Dieu créant le monde à partir du néant), et ce, en toute circonstance.

En résumé, nous avons trouvé trois réponses principales à la question de l’omniscience des bouddhas. (1) Une réponse est que les bouddhas sont effectivement omniscients, dans le sens fort du terme : tout peut être su et ils savent tout. (2) Une autre réponse est que les bouddhas savent tout ce qui peut être su (cela suppose qu’il y a des choses au-delà de leur portée et donc au-delà de la portée de tout être : il y a de l’inconnaissable). (3) Une troisième est que les bouddhas savent “tout ce qui est utile”; or qu’y a-t-il de plus utile que ce qui permet de progresser vers l’éveil et ainsi d’obtenir le bonheur absolu et permanent? Les deuxième et troisième réponses renvoient à une omniscience relative. Il est peut-être possible de concilier les trois réponses. Un bouddha possède trois “corps” : le dharmakāya (ou corps absolu), le sambhogakāya (ou corps de gloire) et le nirmānakāya (ou corps d’apparition). Dans son corps absolu, le dharmakāya, il pourrait jouir de l’omniscience absolue (en excluant ou non la connaissance de la nature de l’esprit). Dans son nirmānakāya, la forme ordinaire qu’il prend pour nous aider, par exemple sous forme humaine, un bouddha est tributaire des causes et conditions et, à ce titre, son omniscience serait relative. Nous soulignerons, sans pouvoir l’approfondir faute de connaissance suffisante de la doctrine chrétienne, la ressemblance entre les trois corps et la sainte trinité chrétienne.

Les bouddhas sont souvent dits omnipotents; il semble que ce soit une hyperbole : ils ont la puissance maximale qu’un être peut posséder. Effectivement, la vie des maîtres présents et passés fourmille de “miracles”. Fait qui intéressera les chrétiens, de nombreuses résurrections sont rapportées par les hagiographies bouddhistes; par exemple, Do Khyentse, un célèbre maître thaumaturge du XIXe s., est réputé avoir ramené à la vie au moins un humain et plusieurs animaux. Nous n’avons jamais toutefois entendu parler d’un cas d’autorésurrection (une renaissance n’étant pas une résurrection, parce qu’elle ne se produit pas dans le même corps). Une des questions pour la théologie chrétienne est de savoir si la résurrection de Jésus est une autorésurrection et/ou une altérorésurrection (par Dieu, dans la mesure où on le conçoit comme séparé de Jésus). Quoi qu’il en soit, un raisonnement par l’absurde – utilisé dans le dharma même – encore réfutera l’hypothèse de l’omnipotence “complète” des bouddhas : si les bouddhas étaient tout-puissants, en vertu de l’omnibienveillance qui les anime, ils nous auraient déjà fait atteindre l’éveil.

Nous retrouvons ici le problème théologique général de la coexistence des instances transcendantes toutes bienveillantes (Dieu, bouddhas, etc.) et de la souffrance incontestable des êtres immanents. Soit ces instances ne sont pas toutes compassionnées, soit elles ne sont pas toutes puissantes, soit elles ne sont pas omniscientes (en ignorant que nous souffrons, en ne sachant pas comment nous délivrer, etc.), soit il y a une explication que nous ne pouvons saisir (“Les voies de Dieu sont impénétrables”). Le problème de l’omnipotence est clair dans le bouddhisme : les bouddhas ne sont pas des magiciens et restent donc tributaires des causes et conditions. Le problème est plus délicat dans les monothéismes : l’omnipotence de Dieu étant acquise, pourquoi Dieu qui peut tout laisse-t-il souffrir les êtres? S’il a un plan “en tête”, il pourrait nous le faire atteindre sans aucune souffrance. Or, de toute évidence, nous souffrons. À tout le moins, si plan il y a, Dieu aurait les moyens de nous le faire connaître directement et complètement.

Si les figures de la transcendance sont généralement décrites comme étant tout amour (omnibienveillantes dans notre terminologie), cela n’exclut pas qu’elles puissent entrer en “colère”. Ainsi, on parle souvent de la colère de Dieu et de la colère de Jésus, devant les marchands du temple. Dans le bouddhisme, un bouddha peut apparaître, selon les besoins, sous plusieurs formes : paisible, semi-courroucée, courroucée (et même extrêmement courroucée). Cependant, il ne s’agit pas de la colère d’un être ordinaire, qui est entachée d’émotions négatives (peur, aversion, haine, etc.). Cette colère est “pure”, c’est-à-dire mue par la grande compassion : il s’agit d’enlever les obstacles au bonheur temporaire (dans le samsāra) et ultime (obtenu par l’atteinte de l’éveil). Pour ce faire, les bouddhas, dans les formes courroucées, doivent prendre la forme des “démons” qu’ils doivent subjuguer. D’où les formes “effrayantes” de ces divinités qui induisent si souvent en erreur les personnes qui ne connaissent pas le bouddhisme. Pour une étude de l’iconographie bouddhiste, voir Hébert 2011a.

En résumé, en reprenant les modalités utilisées en sémiotique de l’action, soit le savoir-faire, le pouvoir-faire, le vouloir-faire et le devoir-faire : les bouddhas, comme Dieu, pourraient, dans l’interprétation la plus charitable de leur puissance, tout savoir (le savoir sémantique et le savoir pragmatique, incluant la sagesse et la sagesse en action); à l’encontre de Dieu tel qu’on le conçoit généralement, ils ne peuvent pas tout; les bouddhas et, peut-on présumer Dieu (mais peut-être “son plan” n’implique pas nécessairement l’atteinte de notre bonheur sur terre), veulent notre bonheur. Dieu et les bouddhas n’ont pas de devoir-faire, du moins qui leur serait imposé de l’extérieur, ils sont tout vouloir-faire (le Bien, le bien).

En terminant, supposons que l’omnipotence est l’attribut qui régit les autres. Qui est omnipotent sera nécessairement ce qu’il veut. Si c’est d’être omnibienveillant et omniscient, il le sera. En conséquence, si les bouddhas ne sont pas omniscients, c’est qu’ils ne sont pas omnipotents; car, comme leur but est d’aider les autres, s’ils étaient omnipotents, ils se donnerait l’omniscience si elle n’était pas déjà acquise. En ce sens, l’omnipotence et l’omniscience sont, seraient au service de la bienveillance.

Conclusion

En guise de conclusion, nous ne pouvons qu’évoquer d’autres caractéristiques qu’il aurait été intéressant de considérer. Dieu et les bouddhas ont-ils un commencement, une fin? Sont-ils permanents ou impermanents (changeants)? Sont-ils composés (avec des parties) ou incomposés? Sont-ils conditionnés (tributaires de causes et de conditions) ou inconditionnés? Sont-ils parfaits ou imparfaits?

Dans le cas des bouddhas selon le bouddhisme, la réponse est simple, du moins si l’on se place dans la perspective de la vérité ultime (et non de la vérité relative) : les bouddhas sont au-delà de ces dyades conceptuelles, de toute dyade conceptuelle en fait. Mais si l’on avait épousé uniquement cette perspective, notre article se serait clos bien rapidement…

Notes