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Qu’importe en effet le silence de toute une contrée, si j’entends frémir mes passions? Il est nuit : tout s’endort dans un profond repos. Erreur! Nul repos n’est profond, hors celui que la raison sait établir : la nuit nous ramène nos déplaisirs, elle ne les chasse point; elle nous fait passer d’un souci à un autre. Même quand nous dormons, nos songes sont aussi turbulents que nos veilles. La vraie tranquilité est celle où s’épanouit une bonne conscience. Vois cet homme qui appelle le sommeil par le vaste silence de ses appartements : pour qu’aucun bruit n’effarouche son oreille, toute sa légion d’esclaves est muette; ce n’est que sur la pointe du pied que l’on ose un peu l’approcher. Et néanmoins il se tourne en tous sens sur sa couche, cherchant à saisir à travers ses ennuis un demi-sommeil; il n’entend rien, et se plaint d’avoir entendu quelque chose. D’où penses-tu que cela provienne? De son âme, qui lui fait du bruit : c’est elle qu’il faut calmer, dont il faut comprimer la révolte; car ne crois pas que l’âme soit en paix parce que le corps demeure couché.

– Sénèque (1914 : 125)

Dès la fin du XIXe siècle, le phonographe[2], le téléphone[3], les tuyaux acoustiques[4], le disque[5], la radio[6] sont introduits sur la scène et sur l’écran[7], pas simplement comme des accessoires sourds destinés à décorer des salons bourgeois. Les sons de ces appareils, au contact avec des médias, sont adaptés ou réinventés donnant ainsi lieu à des nouvelles écritures scénique, écranique, radiophonique et phonographique. Très vite l’intérêt de l’écoute acousmatique que ces appareils autorisaient, grâce à la dissociation entre la vue et l’ouïe, a été saisi et mis au service des arts du spectacle : dès 1881 avec le Théâtrophone, plus tard avec le disque de théâtre et les pièces radiophoniques. Sur la scène, des pièces font la part belle à la mise en scène du son, quelques exemples : Un ennemi du peuple (Ibsen, Théâtre de l’Oeuvre 1893), L’Affaire des poisons (Sardou, Porte St. Martin 1907), Anna Karénine (Guiraud, Théâtre Antoine 1907), Au téléphone (Foley/Lorde, Théâtre Antoine 1901), etc. Nul doute qu’en dépit de l’oubli dont le son reproduit au théâtre a fait l’objet (Mervant-Roux 2010 : 69) c’est bien sur la scène que ses possibilités dramaturgiques ont été tout d’abord expérimentées.[8] Des résistances médiatiques, comme l’a si bien affirmé Jean-Marc Larrue (2010 : 53-59; 2015 : 27-56), ont entravé les études sur des recherches incroyables pour l’époque, revisitées ensuite à l’aide des techniques sonores analogiques, voire banalisées par celles numériques. La radio et le cinéma se sont nourris de ces expériences scéniques. Rick Altman n’hésite pas à affirmer que “pour comprendre la diversité des pratiques sonores au cinéma, il est nécessaire de comprendre l’évolution du rôle du public dans l’ensemble de l’espace et de l’activité théâtrale”.[9] Le son reproduit étant par essence intermédial, circule entre les formes; il a fait aussi, historiquement, son entrée sur scène bien avant les images projetées. Cependant tant que l’artifice sonore demeurera caché dans les décors, tant que le discours essentialiste prôné par Peggy Phelan[10] ne sera pas éradiqué profondément, tant que la mise en scène continuera à être réfléchie qu’en termes de scénographie essentiellement visuelle, et je dirais même, tant qu’on ne sera pas libéré de la “quête du réalisme” alors qu’“au pays de la technique, la saisie immédiate de la réalité comme telle est désormais une fleur bleue” (Walter Benjamin : 196), le son du théâtre (et du cinéma) continuera à être le parent pauvre de la mise en scène et de la pensée théorique. Néanmoins, depuis une quinzaine d’années nous assistons à un tournant : désormais il fait l’objet d’études très conséquentes et de projets collectifs, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. C’est dans ce cadre que j’ai eu l’occasion de mener des recherches sur le Théâtrophone et d’autres dispositifs sonores. Celui-ci, ainsi que le téléphone, le phonographe et le gramophone, reposait sur le principe d’une écoute aveugle[11] dont les effets dramaturgiques ont été particulièrement exploités par la radio et le théâtre, mais aussi le cinéma. Loin des yeux, loin des corps, les sons et les voix reproduits et transmis à travers des haut-parleurs sont désincarnés et leur l’écoute, de facto, aveugle. Le fantôme de cette écoute persiste et ressurgit dans les mises en scène contemporaines[12] où, notamment, la voix est séparée du corps et les bruits n’ont pas de décor. Elle est au travail dans les pièces de Maurice Maeterlinck (Les Aveugles, L'Intruse, Intérieur, Lamort de Tintagiles), de Samuel Beckett (La dernière bande, Dis Joe, Pas moi, Berceuse, Cendres), de Carlo Emilio Gadda (Eros et Priape, Saint Georges chez les Brocchi), Ibsen (Un ennemi du peuple, Les Revenants, Solness le constructeur, Quand nous nous réveillons d’entre les morts), de Jean Tardieu (Une voix sans personne), de Marguerite Duras (L’Amante anglaise, India Song, Savannah Bay) et sans doute dans bien d’autres qui mériteraient d’être analysées sous cet angle. Ce texte présente quelques pistes pour une archéologie de la mise en scène de cette écoute particulière à travers quelques dispositifs de la fin du XIX° siècle, période cruciale, car elle recèle bon nombre d’inventions “dont on a peine à croire qu’elles sont si anciennes…”.

Au commencement était le Théâtrophone[13]

Le Théâtrophone n’est ni un simple téléphone ni un télégraphe, néanmoins il partage avec d’autres technologies de son époque le principe du son transmis à distance permettant ainsi son éloignement de sa source d’émission. Il est, en effet, le résultat d’une série d’expériences qui vont des recherches sur le télégraphe à celles concernant l’électricité. Pourtant, il constitue le premier véritable exemple d’utilisation de la recherche scientifique et technique en vue de la réalisation d’un dispositif voué manifestement au divertissement d’un public. Mais si le Théâtrophone mérite l’attention des historiens du théâtre, du cinéma et de la radio, c’est en raison du fait qu’il faisait de l’écoute aveugle l’enjeu même du spectacle.

La première manifestation a eu lieu en effet, dans le cadre de l’Exposition Universelle organisée à Paris en 1881, pour laquelle Clément Ader conçoit un système permettant la diffusion de concerts ou pièces de théâtre joués à plus de deux kilomètres du lieu de l’Exposition. Ici, les visiteurs pouvaient entendre en direct, pendant toute la durée de l’Exposition, les représentations données le soir aux théâtres de l’Opéra, de l’Opéra-Comique, du Théâtre-Français. Une gravure publiée dans un ouvrage de Théodore du Moncel montre la disposition sur la scène de l’Opéra de 24 transmetteurs microphoniques étaient rangés le long de la rampe de la scène, 12 de chaque côté du trou du souffleur. Ces transmetteurs sont groupés par paires, l’un étant sensiblement éloigné de l’autre, pour permettre ainsi de suivre la marche des acteurs sur la scène. Les transmetteurs sont reliés chacun à une pile; celles-ci étaient à leur tour raccordées aux bobines d’induction qui, en rejoignant les fils souterrains, permettent de mettre ces transmetteurs en communication avec le commutateur placé près de la grande salle téléphonique du Palais de l’Exposition. Ici, une vingtaine de téléphones était accrochée autour des chambres par deux : ”chaque personne reçoit l’impression des deux transmetteurs distincts par l’une et l’autre oreille” (V.F.M. 1889), plus ou moins fort selon les déplacements sur la scène, de la même manière que la voix d’un acteur, se trouvant à droite du souffleur, actionne le microphone de droite plus énergiquement de celui de gauche : c’est le principe sur lequel repose la stéréophonie. Au milieu de la salle était placée une installation téléphonique. De ce poste, un opérateur pouvait prévenir le public du commencement des pièces et aussi effectuer les coupures du circuit au moment du renouvellement des auditeurs qui se pressaient aux portes de la salle. “Le succès – écrit Du Moncel – de ces auditions théâtrales a été très grand. Tous les soirs d’Opéra, on faisait la queue pour y assister, et cette vogue a continué jusqu’à la fin de l’Exposition. Bien que des esprits chagrins aient voulu jeter de l’eau sur ce succès et protester au nom de l’art contre ses reproductions musicales, presque toutes les personnes de bonne foi ont été ravies…” (T. du Moncel 1887 : 125).

Après le succès de l’Exposition de l’Électricité, on passera à la réalisation d’un service public, chargé de la distribution au domicile des abonnés et dans des lieux publics, les auditions des principaux théâtres parisiens. À partir de ce moment, le spectacle, accessible exclusivement dans les salons où le procédé était installé, s’introduit également dans la sphère du privé. Dès 1899 un chroniqueur écrit :

(…) le Théâtrophone ne sera plus un mythe, c’est-à-dire ce qu’il est à présent. Maintenant ça va changer : réunis comme des conspirateurs dans une pièce, fumant des cigarettes ou se coupant les ongles, étendus dans des fauteuils et rêvassant, les spectateurs pourront croire qu’ils se sont séparés de la scène que par une cloison!

L’Est républicain 21 juin 1899 : 3

Le théâtre à domicile est né et fonctionnera environ jusqu’en 1932. Des dispositifs semblables au Théâtrophone sont diffusés dans les grandes villes européennes auxquelles s’ajoutent les villes Outre-Atlantique, plusieurs expérimentations ponctuelles ont lieu aux États-Unis dès 1890, et de manière plus décisive à partir des années 1910. Au Canada, le Montréal Gazette du 12 janvier 1911, annonce : ”the Telephone Herald Company may soon establish a plant in Montréal”. Néanmoins, l’expérience la plus importante a eu lieu à Budapest. Ici, le Telephon Hirmondó, mis au point en 1892 par Tivadar Puskás, n’a cessé d’augmenter le nombre d’abonnés jusqu’aux années 1920 lorsque les exploitants obtiennent l’autorisation de fonctionner comme une radio (1925). À la fin des années 1920, le Théâtrophone servira de modèle pour un art radiophonique : en 1929, Paul Deharme, auteur du premier manifeste français pour un art radiophonique écrit : “Les postes d’émission ne sont que de curieux et nouveaux centraux téléphoniques, les postes de réception ne sont que des phonographes dont les disques sont gratuits, la T.S.F. n’est qu’un vaste théâtrophone” (1928 : 415).[14]

Vers le Théâtrophone visuel

Après les années 1930, le Théâtrophone est oublié pendant plusieurs décennies pour refaire surface dans la presse en tant que premier outil ou médium de retransmission à distance d’un spectacle. En effet, depuis le 30 décembre 2006 le Metropolitan Opera de New York renouvelle l’expérience du Théâtrophone et de la Radio-Téléphone en proposant cette fois-ci les voix et les images des opéras joués dans ce théâtre, retransmis en direct et en haute définition dans les salles de cinéma. (Kitsopanidou & Pisano 2013). En France, c’est la société CielEcran qui a lancé en 2008 ”MET : live en HD” devenue de nos jours ”Pathé Live” offrant de grands spectacles en direct à travers les opéras du Metropolitan Opera de New-York. Depuis, ses programmes se sont multipliés et en 2010 le Ballet du Bolchoï présente les grands classiques (Casse-Noisette, La Belle au bois dormant, Le Lac des cygnes), ses créations (L’Âge d’or, Le Clair Ruisseau, un Héros de notre temps) et pour la saison 2016-2017 une soirée inédite consacrée à la danse contemporaine (Soirée Contemporaine). À cela, il faut ajouter la retransmission de pièces de boulevard de salles parisiennes vers celles de Province, les concerts, les matchs de football, des expositions filmées et d’autres événements culturels diffusés dans les 423 salles du réseau ”Pathé Live”. La saison 2016-2017 s’est ouverte avec Tristan et Isolde, le 100e opéra retransmis en direct dans les salles obscures. Pour cette saison, pour la première fois, la Comédie-Française s’affiche dans les salles de cinéma avec trois incontournables ”à vivre en direct depuis la salle Richelieu” : Roméo et Juliette, Le Misanthrope, Cyrano de Bergerac, diffusés dans plus de 1600 salles de cinéma de plus de 60 pays.

Par ce ‘Théâtrophone visuel’, le public du théâtre et de l’opéra s’est élargi d’autant si l’on prend en considération les auditeurs qui suivent ces spectacles depuis leur poste de radio (en France, Radio Musique), leur iPod et ceux qui visionneront le DVD issu de la retransmission dont l’édition est assurée par Virgin Classics pour l’opéra, tandis que d’autres exploitent les spectacles qui vont du théâtre aux matchs de football. C’est ainsi que ce ‘nouveau’ spectacle permet de réunir artificiellement divers publics dans un espace élargi, mais ‘contrôlé’ par le réseau satellite et de les faire assister à un ‘ici et ailleurs’ (Pisano 2012). En effet, les espaces publics/privés se confondent entre la salle du Metropolitan de New York, celles de “Pathé live” et des divers pays, les lieux d’où on écoute la radio (via internet, le téléphone mobile, le iPod, le poste de radio classique, etc.), mais il n’en reste pas moins que le critère du live, avec toutes ses implications culturelles, sauvegarde la valeur de performance, ce qui explique en partie le succès de ‘l’opération’. La performance n’est pas simplement technique puisque ces retransmissions ne constituent pas une banale captation, comme jadis pour celles réalisées par la télévision. Elles font l’objet d’une fine mise en scène réalisée à l’aide, pour le moment, de 15 caméras – et donc un montage en direct –, du b.a.-ba du langage cinématographique immersif (des mouvements de caméra suggestifs, effets de profondeur, montage dans le plan, etc. et même un retour des gros plans qui avaient presque disparus dans le cinéma ”classique”), d’un son dont la qualité se doit d’être irréprochable pour des spectacles où il joue un rôle essentiel et enfin par la réalisation des ‘bonus’ donnés à voir et à entendre pendant l’entracte, dignes des meilleurs DVD (interviews, reportages en coulisse, etc.). Nous pouvons même supposer que l’espace scénique, les décors, les lumières, les déplacements des personnages, la restitution sonore, sont forcement le résultat d’un compromis entre les exigences requises pour satisfaire le spectateur de théâtre et celui de cinéma. Par conséquent, du travail du metteur en scène d’opéra, de la pièce de théâtre, il ne resterait que la direction de chanteurs et d’acteurs. Nous voilà donc face à une hybridation entre écoute aveugle, mise en scène théâtrale et mise en scène cinématographique qui donne à ce spectacle un ‘plus’ que l’opéra, le théâtre, le film, l’écoute radiophonique et cybernétique, habituels. Et c’est bien cette hybridation qui fait si peur aux mélomanes des deux médias qui n’ont pas hésité à manifester leurs réticences. Néanmoins, le public est au rendez-vous, car ces spectacles ne cessent pas de remplir les salles de cinéma.

L’écoute aveugle du Théâtrophone s’est transformée en une écoute hyper-médiatique. L’expérience engendrée par ce dispositif constitue un seuil fondamental dans l’histoire du son du théâtre et de manière plus générale pour l’étude de la formation à l’écoute de l’actuel auditeur-funambule. Sa portée n’avait pas échappé ni à Marcel Proust, subjugué par l’écoute à distance permettant d’abolir l’absence et de créer par là-même un espace à part[15] ni à Jules Verne, Ouida, Eça de Queiroz, Edward Bellamy, Octave Uzanne et bien d’autres qui lui rendent hommage, directement ou métaphoriquement, dans leurs textes. Robida avec son Téléphonoscope préfigure même une sorte de dispositif entre le Théâtrophone et le cinématographe (et plus tard la télévision), grâce auquel les sons et les images sont transmis en direct dans tous les foyers des abonnés, respectivement via le téléphone et une ‘plaque de cristal’ :

Auteurs dramatiques, musiciens des siècles écoulés! ô Molière, ô Corneille, ô Hugo, ô Rossini! qu’auriez-vous dit au rêveur qui vous eût annoncé qu'un jour cinquante mille personnes, éparpillées sur toute la surface du globe, pourraient de Paris, de Pékin ou de Tombouctou, suivre une de vos oeuvres jouées sur un théâtre parisien, entendre vos vers, écouter votre musique, palpiter aux péripéties violentes et voir en même temps vos personnages marcher et agir?

Robida 1883 :53-57

Ailleurs, j’ai avancé l’hypothèse que le renversement de l’échelle de valeurs habituelles entre son et image pourrait permettre de discerner dans l’émergence des dispositifs visuels, tels que le cinématographe et la télévision, la réponse au désir de donner des images aux sons du Théâtrophone (Pisano 2012 : 80-98). La littérature fantastique évoque le ‘Théâtrophone visuel’, la presse convoque son fantôme. Ainsi en 1928 dans Cinémagazine, on pouvait lire que “chercher à faire du cinéma parlant une sorte de Théâtrophone auditif et visuel serait une hérésie” (Marquet 1928 : 56) et dans la même année sous la plume de Paul Valéry :

Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leur usage fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d’action sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais l’étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu’ils atteignent, les idées et les habitudes qu’ils introduisent nous assurent de changements prochains et très profonds dans l’antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. […]. Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des oeuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations – ou plus exactement, le système d’excitations – que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les oeuvres acquerront une sorte d’ubiquité. […] Nous sommes encore assez loin d’avoir apprivoisé à ce point les phénomènes visibles. La couleur et le relief sont encore assez rebelles. […]. Cela se fera. […]. Mais quant à l’univers de l’ouïe, les sons, les bruits, les voix, les timbres nous appartiennent désormais. Nous les évoquons quand et où il nous plaît.

1960 : 1283-1287

Valéry fait-il référence au Théâtrophone, aux disques, aux deux? Une chose est certaine : ce texte témoigne d’un bouleversement de l’écoute. En effet, si depuis Pythagore les pouvoirs de la voix cachée de sa source sont connus, le Théâtrophone par son écoute médiatisée en a permis son ubiquité dans une temporalité simultanée : de l’artiste à l’auditeur, le disque prolonge cette illusion. Carolyn Marvin a souligné le passage de la communication orale à la voix médiatisée, elle écrit : “The Telefon Hírmondó was a hybrid of Newspaper practices, conventional modes of oral address, and telephone capabilities that anticipated twentieth-century radio” (1988 : 231), mais le Théâtrophone, comme nous venons de le constater, est bien plus qu’une anticipation de la radio. D’une manière générale, ce dispositif a contribué à la désacralisation du concept d’“ici et maintenant” en introduisant le principe de la médiation technique (l’électricité) entre l’artiste (voix) et le public par lequel la valeur traditionnelle de la scène commence à perdre son importance et par conséquent l’ubiquité culturellement acceptée. Aux modèles séculaires de la voix et du savoir-faire naturels comme uniques garants de la performance artistique, s’y ajoute la performance de la voix médiatisée et séparée du corps. Son écoute deviendra au XXe siècle un enjeu de la mise en scène.

Des voix sans corps, des lieux sans décor

Dans “Le mythe de la coquille. Notes sur l’expression radiophonique”, rédigé en 1946, Pierre Schaeffer voit dans l’écoute de ”voix sans visages, de musiques sans orchestre, de pas sans corps, de grondements sans foule”, les vertus de la radio (1970 : 110-113). Nul doute, cette cécité intrinsèque à la radio pouvait constituer la matière d’un art nouveau indépendant des arts visuels, du théâtre, du cinéma et même de la musique. Toutefois, c’est d’abord au théâtre, par le disque et le téléphone, que ce nouveau modèle a été expérimenté. En effet, comme le soutient Isabelle Krzywkowski “le téléphone contient un potentiel dramaturgique et dramatique certain, car il pose des problèmes de jeu, de mise en scène, de théâtralité, voire d’écriture. Dans la mesure, en effet, où il est lié à la voix, il se devait d’intéresser le théâtre; mais dans la mesure où il suppose une voix absente, il ouvre sur une situation théâtrale paradoxale qui obligera les auteurs à trouver des mises en forme (en scène ou en écriture) originales” (Op. cit. : 3).

Par les sons à distance du téléphone

Ce simple appareil, le téléphone, a bien eu plus qu’une vie. Élément du dispositif du Théâtrophone, il sera ensuite relégué à un simple moyen de communication rapide, pour devenir bien plus tard un hyper-média donnant la voie d’accès pour de nouvelles activités ludiques accessibles en ligne (Internet, la télévision, la radio, la musique, etc.); enfin son identité médiatique devient floue lorsqu’un nouveau canal d’accès s’impose (VDI). Durant ces évolutions, le téléphone a croisé d’autres médias et laissé ses marques. De retour, ces médias ont trouvé d’autres possibilités esthétiques. Ce qui témoigne, d’une part, du développement incertain des médias conçus à la fin du XIX° siècle (cf. Carré 1991 : 27-44) et, d’autre part, de la “circulation des machines à communiquer” (Flichy 1991 : 11). En effet, dès la fin du XIXe siècle le téléphone marque sa présence dans le théâtre populaire, notamment le vaudeville et le mélodrame. Les pièces se succèdent : Le Téléphone d’Hippolyte Raimond et Paul Burami (1882), Par téléphone de Jules Legauc (1883), Allô! Allô! de Pierre Valdagne (1886), Un Mariage au téléphone de Maurice Hannequin (1888), La Demoiselle du téléphone d’Antony Mars et Maurice Desvallières(1891), Le téléphone en amour de A. Samocèdes (1898), Par téléphone de Maurice Marsan (1902), Le Gendarme au téléphone de Jehan d’Agno (1902), Allô, c’est moi Edgar! de Suzanne Chebroux (1904) et bien d’autres. Ici le téléphone est le perfide objet à l’origine de quiproquos amoureux, de tromperies et intrigues ou encore de situations comiques engendrées par un objet dont la maîtrise technique fait encore défaut.

Dès 1901, deux auteurs imaginent une pièce entièrement construite autour du téléphone. Au téléphone de Foley et Lorde – représentée pour la première fois le 7 novembre 1901 au Théâtre Antoine, dans une mise en scène d’Antoine lui-même – raconte l’histoire d’un homme, Marex, qui part en voyage d’affaires. Sa femme Martha reste à la maison avec leur petit fils Pierre et la gouvernante, Nanette, et le téléphone pour seul moyen de communication avec le monde extérieur. Les deux femmes, une fois toutes seules, commencent à entendre des bruits dans le jardin, puis derrière la porte. Suit une série d’épisodes autour de ces bruits, puis sous l’emprise de la panique, Martha téléphone à son mari tout juste arrivé chez des amis installés à 70 kilomètres de leur maison. Plusieurs appels téléphoniques se poursuivent montrant en alternance tantôt Martha, tantôt Marex. Après plusieurs échanges où, incrédule, Marex essaie de la tranquilliser, il finit par entendre en direct son assassinat. Celui-ci n’est donc pas réalisé sur scène, mais perçu à travers le téléphone : l’assassinat a lieu hors scène, car l’espace scénique représente l’espace du mari. Les archives de cette pièce conservées à la BHVP, dont la conduite rédigée par Antoine lui-même, montrent que toutes les indications sur les bruits sont soulignées : les éléments sonores orchestrent les actions, et indiquent le temps qui passe.

Cette pièce fait de l’écoute aveugle tout son enjeu esthétique et narratif. La mise en scène repose sur le choc entre ce qui se passe sous les yeux du spectateur et ce qui échappe à son regard, entre la ”scène” et le “hors-scène”. Dès lors, la scène s’élargit, les coulisses deviennent lieu de dialogues et d’actions simultanés; elles deviennent une scène parmi d’autres qui prend vie grâce aux bruits. Il faut en effet ajouter que toute la pièce est sous le signe du sonore; dans les didascalies les indications sonores sont abondantes, en voici quelques exemples :

”Prêtant l’oreille” : ”la voiture est là”
”Le bruit de grelots qui s’était approché, cesse sous la fenêtre”
”Bruits de grelots, un coup. Les chevaux secouent la tête quand le cocher monte sur le siège. Puis les grelots s’éloignent dans les couloirs du jardin. Pluie plus forte”
”Les grelots cessent”
”Vent commence doucement, pluie diminue”
”Pluie cesse”
”Rafale de vent” 2 fois (”A ce moment le vent souffle, la pluie redouble”)
(Vent un peu plus distinct chaque fois qu’on ouvre les fenêtres)
”Vent cesse, on enlève sans bruit le mat découverte”.

Toute la mise en scène de Au téléphone repose sur l’ambiguïté des bruits que l’on entend en coulisse (dans les jardins) sans que ceux qui sont à l’intérieur de la maison et qui sont sur la scène (Martha et Nanette) ne puissent en voir la source. Ces sons acousmatiques font parfaitement écho à la séparation entre la parole – émise à travers ou par le biais du téléphone – et le corps qui est à son origine, la présence corporelle n’étant assurée que par l’élément sonore, qui contribue ainsi à un sentiment de présence, à une impression de présence. Cette technique, qui sert largement la dramatisation de l’action et la création d’un sentiment d’attente chez le spectateur, constituera l’un des effets que le cinéma, notamment de suspens, utilisera comme une recette, datée depuis, mais toujours très efficace. (Dussaiwoir & Pisano 2013). Par ailleurs, pour augmenter l’impression de vérité et maintenir l’effet de croyance, Antoine pousse la précision du travail jusqu’à noter, dans les relevés de mise en scène, les réponses des personnages hors scène dans les coups de téléphone. Il a exploité pleinement le potentiel dramaturgique et dramatique du téléphone : celui-ci suppose un corps absent et ouvre sur une situation théâtrale paradoxale, l’ambiguïté de l’absence/présence. Il permet de jouer entre le Présent (sur scène) et l’Absent (hors scène) et, en même temps, de ‘présentifier’ l’Absent comme le suggère cette réplique :

Téléphonez, ça nous fera de la distraction […] D’entendre sa voix au bout du fil là…ça sera un peu… comme s’il était au milieu de nous! […] Ah ! cet instrument, c’est une belle invention tout de même… V’là Monsieur à plusieurs lieues… et il va nous causer comme s’il était près de nous, dans cette chambre! […] Bien sûr quand j’entendrai sa voix, ça me calmera… je n’aurai plus peur… c’est déjà comme si Monsieur était là.

La présence/absence que le téléphone autorise permet d’éviter le changement d’acte nécessaire au changement de décor et en même temps de créer une continuité apparente par le ‘montage’ des divers lieux ou situations sur la même scène ou entre la scène et la coulisse. Le téléphone contient un potentiel dramaturgique que certains auteurs ont su exploiter. Il peut, par exemple, permettre le traitement de la parole en monologue, comme un effet de surprise, comme un élément de distanciation en brisant la proximité entre spectateurs et acteurs par l’intervention d’un autre lieu sur la scène. Il peut au contraire permettre d’établir une complicité avec le spectateur, qui est le seul à pouvoir saisir l’écart entre ce qui est dit et ce qui est fait, tout comme pour un tour de magie. Il se prête aux équivoques, aux subtilités entre présence (sur scène) et absence (hors scène), entre action et parole, entre corps et voix, engendrant des situations théâtrales paradoxales qui ont vraisemblablement modifié les mises en forme sur le plan de l’écriture et de la mise en scène. Cette présence que le téléphone autorise est possible dans la mesure où “il est plus facile pour le son qu’à l’image de produire un effet de présence, car le son n’a pas besoin de support”, comme le rappelle Marc Boucher (2006 : en ligne). La fonction du téléphone au cinéma a fait l’objet de plusieurs études, mais à ma connaissance le sujet demeure encore assez peu inexploré dans les recherches théâtrales.[16] Et pourtant, là aussi le théâtre – avant le cinéma – a su saisir entièrement les potentialités dramaturgiques de l’écoute aveugle proposée par ce simple instrument de communication à distance. D’après Jean Cocteau, à la fin des années 1920 le téléphone est “l’accessoire banal des pièces moderne” (1995 [1930] : 1093). Ce n’est pas étonnant, car dès la fin du XIXe siècle le théâtre introduit dans sa dramaturgie et sa praxis d’autres technologies sonores que le téléphone : l’écoute aveugle par les cylindres et les disques est au travail sur scène, mais aussi dans la mémoire sonore des artistes-auditeurs, comme l’a prouvé la thèse de doctorat de Melissa Van Drie (2010) : Théâtre et technologies sonores (1870-1910). Une réinvention de la scène, de l’écoute, de la vision.

Par l’écoute du disque et du cylindre

L’invisible parlant dans Les Aveugles et LIntruse (1891) de Maeterlinck ou encore l’oeuvre d’Alfred Jarry peuvent être mises en relation avec l’introduction des technologies sonores sur la scène ou leur présence dans l’imaginaire des textes théâtraux; la pantomime prise comme modèle inversé de l’espace monogal; la voix de l’écriture des poètes tels qu’Apollinaire, Émile Verhaeren, René Ghil, Paul Fort, etc., analysée au travers de l’intérêt que ces auteurs portent au phonographe; l’émergence de la forme du monologue, pour laquelle la figure de Charles Cros est incontournable, avec les formes courtes proposées par les enregistrements phonographiques de Félix Galipaux, Maurice Feraudy, Coquelin Cadet, etc. Le jeu même de certains acteurs – Sarah Bernhardt, Cécile Sorel, mais aussi du spécialiste du répertoire shakespearien, Henry Irvin – peut être étudié en relation avec les mondes auditifs des années 1880-1910 et notamment avec la question du malaise de ces ‘voix d’or’ face au cornet du phonographe dont le son était considéré trop mécanique : “l’acteur n’est pas un simple traducteur, un phonographe, plus ou moins exact, mais un collaborateur, un associé”, soulignait Gabriel Trarieux (Anne Penesco 2005 : 429). Antoine, lui-même utilisait le phonographe pour mémoriser les vers en écoutant sa propre voix enregistrée (Van Drie 2010 : 42).

En effet, entre la fin du XIXe siècle et les années 1930 deux pratiques de l’utilisation du cylindre et du disque, l’une sur scène, l’autre chez soi, marquent l’histoire sonore du théâtre. Le cylindre d’abord, puis le disque donnaient à entendre les voix célèbres, aimées, imitées, que seuls quelques initiés pouvaient aller applaudir dans les salles de théâtre, music-hall, café-concert, etc. Les autres – la masse – l’oreille collée au pavillon du phonographe devaient simplement se contenter d’imaginer les mimiques et les jeux de scène de leurs chanteurs et acteurs préférés. Les catalogues des éditeurs phonographiques proposent désormais des enregistrements ‘parlés’ : monologues ou duos le plus souvent axés sur le comique, le grivois; déclamations (dont les plus fameuses étaient celles de Sarah Bernhardt); comptines pour enfants (et/ou petites formules, salutations, anniversaires…); récitations de fables et de poèmes (en France, surtout celles de La Fontaine) ainsi que des pièces et tragédies complètes (Andromaque, Cyrano de Bergerac, Le Cid, Horace, Phèdre, Imprécations d’Athalie, Fureur d’Oreste, Monsieur de Pourceaugnac, Le Malade imaginaire, Oedipe Roi, Phèdre, La Robe, Ruy Blas, Tartuffe). C’est dans ce contexte d’écoute médiatique ‘hyper-publique’ que le cylindre et le disque de théâtre ont trouvé inéluctablement leur place : dans les foyers où le cylindre d’abord, puis le disque, prolongent hors des théâtres et des music-halls le souvenir d’une pièce, d’une chanson, et sur la scène elle-même en ce qui concerne le premier, et bien souvent caché derrière les coulisses pour le second. (cf. Pisano 2016b : 331-349; Mervant-Roux 2016 : 349-371).

C’est également à la fin du XIXe siècle qu’au savoir-faire des bruiteurs et des musiciens s’ajoute la maîtrise technique des sons reproduits mécaniquement : le phonographe joue le rôle d’un personnage à part entière et entre en dialogue avec les acteurs (par exemple dans Le Phonographe de Paul Siraudin et Victor Bernard, Théâtre du Palais-Royal le 13 mai 1878 et La main passe de Georges Feydeau, Théâtre des Nouveautés le 1er mars 1904); des disques profèrent les sons sensés provenir d’un poste TSF placé dans les décors, des bruits enregistrés évoquent des lieux lointains ou/et remplacent foules invisibles et objets tels que l’automobile, le téléphone, le train, etc., tandis que la musique du gramophone est déclenchée par l’un des personnages sur scène. La recension des disques musicaux joués dans les pièces (Samson 2014 : 43) prouve qu’entre 1911 et 1945 le son live et le son reproduit coexistent sur scène et avec des effets propres à chacun; le bruitage par les disques - sonnette, sonnerie, cloche, klaxon, verre brisé, détonation, pluie, aboiement, vent, tonnerre, grelot et bien d’autres - également (Barnier 2014 : 27-41).

Néanmoins, c’est à partir de la fin des années 1920 avec l’apparition du disque électrique supplantant définitivement le cylindre que la mise en scène du son se complexifie donnant les bases à des formes que l’on constate encore de nos jours. Deux historiens du son écrivent :

Comme le téléphone et la radio, le disque a d’abord joué un rôle discret dans les pièces de théâtre. Il a créé une ‘atmosphère’; il y a souligné un ‘moment psychologique’ : le disque aimé qui se casse est, pour le Jean de la Lune de Marcel Achard, le symbole moderne du coeur brisé. Puis il est devenu, comme un créateur de bruits : mouvements de foule, jeux de fond, murmures évocateurs.

Coeuroy & Clarence 1932 : 194

Désormais, avec l’appareil caché derrière les coulisses, à l’abri du regard du spectateur,[17] les annotations sonores sur les conduites de mise en scène font état d’extraits musicaux auxquels s’ajoute le bruitage stylisé par le disque. Les sons traditionnels (cloche, calèche, vent, tonnerre, grelots, sifflets, etc.) se complètent de nouveaux sons aveugles : sonneries de téléphones, radio, bus, automobiles, moteurs d’usine, avions, vagues, pluie et surtout bruits de foule (Mott 1993) animant des lieux sans ni corps ni décor. La conduite de Louis Jouvet pour la mise en scène de Judith de Jean Giraudoux (Sebald & Soret 2011 : 17-27), créée au Théâtre Pigalle le 5 novembre 1931, constitue un parfait exemple de lyrisme sonore, avec ses indications de musiques et des bruits minutés pour le passage de chaque disque, l’usage d’un double gramophone pour des fondus, voire des mixages. Quant à Raymond Rouleau pour Les Races,[18] il emploie le son métallique des haut-parleurs symbolisant la voix haineuse des nazis, tandis que les disques donnent à entendre les murmures d’une foule agitée est progressivement privée de parole, immergée dans une musique ‘on the air’ : un continuum sonore allant d’une source invisible à une autre s’installe, comme en témoigne Jacques Copeau :

La circulation, le mouvement et la diversité de la vie y sont continuellement maintenus, sans que jamais l’intérêt dramatique n’en soit dérangé ou étouffé. Les bruits, les clameurs et les chants s’insèrent dans le dialogue sans altérer l’accent distinct des répliques individuelles.

1934 : 35

Continuum sonore, mixage, glissements entre musique et bruits : il s’agit de pratiques très proches de la mise en scène du radio-drame, comme on le verra plus loin.

Après le Théâtrophone et le téléphone, un nouveau seuil de l’écoute aveugle est atteint avec le disque électrique. Désormais, les bruits reproduits au théâtre passent de la simple l’illustration d’un lieu ou d’une voix absents à leur organisation en relation à l’intrigue et à l’espace scénique. Que s’est-il passé? Comment un simple objet technique peut-il bouleverser ainsi la mise en scène du son? En réalité, hors de la scène théâtrale et des salles de cinéma, dans des studios les expérimentations radiophoniques avaient permis, enfin, de théoriser l’écoute aveugle et de l’envisager comme à la base d’un art nouveau dépassant le théâtre, le cinéma. Avec le théâtre radiophonique “grâce à sa cécité, son évanescence et son immatérialité, peut donc fournir une solution valable aux enjeux auxquels le théâtre scénique faisait face dès le début du XXe siècle. C’est dans le théâtre poétique et le théâtre de l’absurde, qui se situent tous les deux dans une continuité avec le surréalisme, qu’on discerne des développements particulièrement adaptés à la radiodiffusion tels que l’union des contraires, l’érosion des catégories dramatiques traditionnelles et la valorisation du langage par rapport à la mise en scène” (S. Becker 2015 : en ligne).

L’acmé de l’écoute aveugle : le radio-drame

Alors, la radio serait-elle le ‘Huitième art’ suivant le ‘Septième’, le cinéma, comme le préconisait L'Impartial Français (26) en 1924? Or, Tim Crook rappelle que la narration par les sons reproduits du cylindre, du disque et du Théâtrophone, précède le Cinématographe. Dès la moitié des années 1920, le drame radiophonique “a atteint son indépendance artistique comme dimension du théâtre, avant le film”[19] et cela dans un laps de temps relativement court. En effet, dès la fin des années 1920, avant les écris sur la radio de Pierre Shaeffer, bien des textes, parfois encore inédits en France, car en langue allemande, ont débattu et théorisé les possibilités dramaturgiques offertes par l’écoute aveugle de voix et bruits. Ainsi, la revue italienne Il Convegno où Enzo Ferrieri publie en 1931 le “Manifesto della radio come forza creativa”; l’article de Umberto Bernasconi où il présage de l’épanouissement “d’un art éminemment moderne : l’art radiophonique ou aveugle, comme on préfère la définir en opposition au cinéma muet” (Bernasconi 1929 : 3); l’ouvrage Broadcasting de Hilda Matheson (1933) où l’auteure préconise de nouvelles formes d’écritures pour la radio; ou encore le fameux texte La radia de Filippo Tommaso Marinetti & Pino Masnata paru dans La Gazetta del Popolo en 1933 par lequel on affirme ce que la radio ne doit pas être (ni théâtre, ni cinématographe, ni livre), ce qu’elle doit abolir (le temps, l’unité d’action, le personnage théâtral, le public “entendu comme masse juge auto-élue systématiquement hostile et servile toujours misonéiste toujours rétrograde”) et ce qu’elle sera :

libre de la tradition littéraire et artistique; un Art nouveau qui commence où cessent le théâtre le cinématographe et la narration; une immensification de l’espace non plus visible ni cadrable la scène devient universelle et cosmique; captation amplification et transfiguration de vibrations émises par les êtres vivants par les esprits vivants ou morts drames d’états d’âme bruitistes sans paroles; captation amplification et transfiguration de vibrations émises par la matière; pur organisme de sensations radiophoniques; un art sans temps ni espace sans hier ni demain; synthèses d’actions infinies et simultanées; art humain universel et cosmique comme des voix avec une vraie psychologie-spiritualité des bruits de la voix et du silence; vie caractéristique de chaque bruit et variété infinie de concret-abstrait et réalisé-rêvé au moyen d’un peuple de bruits; luttes de bruits et d’éloignements divers c’est-à-dire le drame spatial ajouté au drame temporel; paroles en liberté; parole isolée répétition de verbes à l’infini; art essentiel; musique gastronomique amoureuse gymnastique, etc.; utilisation des bruits sons accords harmonies simultanéité musicale ou bruitiste des silences tous avec leurs gradations de durée de crescendo et de diminuendo qui deviendront d’étranges pinceaux pour peindre délimiter et colorer l’infinie obscurité de La radia en donnant cubicité circularité sphérique au fond géométrie; utilisation des interférences entre stations et du lever et de l’évanescence des sons; délimitation et construction géométrique du silence; utilisation des différentes résonances d’une voix ou d’un son pour donner le sens de l’ampleur de la pièce dans laquelle elle est exprimée; élimination du concept ou prestige d’un public qui a toujours aussi pour le libre arbitre une influence déformante et aggravante.

ibid. : en ligne[20]

Ce texte résume toutes les possibilités créatives, certes parfois utopiques, que l’écoute aveugle autorise. Privée de sa relation visuelle de cause à effet, du corps et la matière qui produisent les sons, en effet, elle instaure une autre relation au temps et à l’espace. Sa portée n’a pas échappé aux auditeurs attentifs (musiciens, dramaturges) et à Rudolf Arnhein, lui qui était mieux connu pour ses réflexions sur le cinéma; dès les années 1930, consacre un livre à la radio dans lequel il a analysé les implications esthétiques et sociales de cette écoute aveugle. Arnhein remarque qu’une nouvelle distance entre les artistes et le public est offerte par le microphone. Une distance qui est à l’origine d’un paradoxe depuis totalement intégré par les techniques numériques et dont les retombées sont aussi bien esthétiques que culturelles : d’une part la distance créée par l’interposition d’un appareillage technique entre la voix (le corps source de l’émission) et le public/auditeur, et d’autre part la proximité “d’esprit et d’humeur entre l’émetteur et l’auditeur” (1936 : 95). C’est la notion d’espace qui est totalement bouleversée : ces sons médiatisés sont réduits et en même temps éclatés puisque le micro a permis de les faire circuler et les faire parvenir jusqu’à des millions de foyers. Cet espace n’est plus seulement modulable par les décors, les déplacements des acteurs, etc., mais aussi par l’emplacement des microphones, par l’utilisation de leurs effets sonores (de profondeur et de perspective avant tout), en définitive par la prise en compte de “la distance par rapport au microphone comme moyen de création” (ibid. : 101). Arnhein fait du ‘déficit’ de la radio sa grande force pour une nouvelle forme artistique : le spectateur délivré du visuel pourrait ainsi approcher un espace sensoriel plus riche et donnant place à la réflexion et à la pensée. Renonçant à l’oeil, il accède à un monde ‘organisé par l’oreille’; contrairement aux arts optiques – mais nous pourrions aussi ajouter le théâtre – pour lesquels l’appréhension de l’espace en trois dimensions passe par la couleur, les formes, la lumière, la perspective, etc., l’art radiophonique a un seul espace : celui qui se crée par l’air.

Lorsque Arnhein écrit son texte, le radio-drame avait déjà fait ses épreuves. Presque trente ans après la transmission des sons à distance par le Théâtrophone, sous l’impulsion des recherches effectuées par Guglielmo Marconi et Theodor Puskàs les premières expérimentations radiophoniques ont lieu. Ainsi, l'ingénieur canadien Reginald Fessenden réalise en 1906, à Brant Rock (Massachusetts), la première émission d'un enregistrement phonographique; le 13 janvier 1910 sont transmis via radio depuis le Metropolitan de New York deux opéras, la Cavalleria rusticana et Pagliacci. Mais les débuts du théâtre radiophonique[21] commencent véritablement dans les années 1920 : au Royaume-Uni, le 17 octobre 1922, celui qui deviendra un mois plus tard l’ingénieur en chef de la BBC, Peter Eckersley, transmet une courte scène de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Un an plus tard, les ondes de CKAC diffusent la première pièce jouée à la radio : Félix Poutré, un classique de la littérature québécoise du dramaturge Louis Fréchette.

L’année 1924 semble être celle décisive puisque trois pièces mises en ondes vont marquer l’histoire du théâtre radiophonique. Le 15 janvier 1924, la BBC propose la première pièce écrite et conçue pour la radio : A Comedy of Danger. L’intrigue permet à son auteur une mise en abyme de l’écoute aveugle : suite à un accident, les personnages sont plongés dans l’obscurité d’une mine de charbon; rien ne leur est visible, comme pour les auditeurs de la pièce radiophonique. Ainsi, la mise en scène de Richard Hughes reposait entièrement sur des effets sonores donnant une large place aux bruits dont l’absence des sources offrait des nouvelles possibilités dramatiques : “all who heard this first attempt at building up a really dramatic situation entirely by sound effects will admit that it was very thrilling and opened up a wide range of possibilities”, constatait l’un de ses auditeurs, Arthur Burrows, directeur des programmes de la BBC (Burrows 1924 : 81). Le 21 octobre 1924, les auditeurs de Radio-Paris peuvent écouter la première pièce écrite pour la radio : Maremoto de Gabriel Germinet et Pierre Cusy (Grizet 1986; voir aussi Méadel 1992 : 75-94 [incluant le manuscrit de la pièce Réseaux]). La répétition en direct est si ”réaliste” qu’elle sème la panique et engendre la décision d’en interdire la diffusion. Trois jours après, Zauberei auf dem Sender (Magie sur les ondes), le tout premier ‘Hörspiel’, est mis en ondes.

En 1929 Bertolt Brecht renouvelé l’expérience du Théâtrophone grâce à l’apport de la radio : sa pièce Der Lindberghflug (Le Vol de Lindbergh) est retransmise depuis le Festival de musique de chambre de Baden-Baden, dont le thème portait sur “L’art radiophonique pour les masses à l’ère de la technique”.[22] À la fin de la décennie, les pièces radiophoniques se succèdent un peu partout dans le monde et la mise en scène peut désormais compter sur une variété de sons enregistrés et sur des techniques permettant, en direct, des effets de continuité, de superposition, de fondus : par l’utilisation du disque électrique préexistant que le théâtre avait déjà expérimenté comme nous l’avons auparavant remarqué; l’enregistrement sur disque instantané[23] et par le “Dramatic Control Panel” (BBC 1928) qui complètent, anticipent, soulignent, chevauchent, etc. les voix et bruits réalisés en direct dans le studio. Ainsi, la performance sonore[24] est à la fois manuelle et mécanique. Les Hörspiele de Walter Benjamin (ca. 1932) (Baudouin 2009), le radioromanzo I quattro moschettieri de Angelo Nizza e Riccardo Morbelli (1934), The War of the Worlds (La Guerre des Mondes) mis en ondes par Orson Welles (1938), La coquille à planètes (Pierre Schaefffer (créée en 1942 et diffusée en 1946), La Princesse Maleine et Service des mines, pièces radiophoniques mises en scène par Max Ophuls (respectivement 1931 et 1949) et plus tard Une larme du diable réalisée par René Clair (1950) sont redevables de ces nouvelles possibilités et des vieilles recettes du théâtre.[25]

C’est néanmoins la bande magnétique qui jouera un rôle déterminant dans les mises en scène du ”Spectacle pour aveugles” selon l’expression de Carlos Larronde (1936) et ensuite de la ‘bande-son’ au théâtre (et au cinéma). Rappelons que si le magnétophone a été imaginé en Allemagne en 1935 par la firme AEG, sa généralisation passera, à la fin de la même décennie, d’abord par la radio où les pièces-radiophoniques expérimentent des collages entre bruitages et musiques, des montages sonores faits de ‘plans sonores’, effets de perspective et de fondus, puis à la fin des années 1940 et au début 1950, par le théâtre et le cinéma. C’est à partir de ce moment que l’expérience de l’art radiophonique devient une force créatrice pour repenser la mise en scène de l’écoute aveugle au théâtre, car à travers le radio-drame c’est aussi la figure archaïque du conteur qui s’impose retrouvant ainsi l’aura de la voix du narrateur des temps anciens si chère à Walter Benjamin (Baudouin 2011 : 76). Or, le principe d’accéder à l’espace et à la narration par une écoute médiatisée peut s’étendre au-delà de la création radiophonique.

Les sons de la radio au théâtre

De facto, dès 1954, du moins en France, Fred Kiriloff[26] propose sa première ‘véritable’ bande-son (cf. Andrieu-Guitrancourt & Bouillon 2006 : 230-231) pour l’adaptation du roman d’André Malraux La Condition humaine, dans une mise en scène de Marcelle Tassencourt au Théâtre Hébertot. La désignation ‘décor sonore’ laisse place à celle de ‘création sonore’ (cf. Mervant-Roux 2009 : 82),[27] reprenant ainsi une terminologie employée pour les créations radiophoniques. L’exemple qui est resté vif dans les mémoires - non seulement en raison du succès que la pièce a connu, mais aussi grâce aux traces que l’on retrouve dans les archives de la BHVP, telle la bande magnétique elle-même – est celui de Deux sur la balançoire/Two for Seesaw. En 1958, Luchino Visconti exploite les potentialités de continuum sonore de ce nouveau support pour cette pièce de William Gibson, mise en scène à Paris, au Théâtre des Ambassadeurs. Le duo Visconti/Kiriloff, imagine une bande-son qui diffuse en aveugle et en continu des morceaux de musique en alternance avec des bruits de la ville de New York et d’autres éléments sonores : passage de voitures, klaxons, ambiance rue portuaire, cloches et carillon, publicité radio pour le New York Times, ambiance gare, sirène de pompier, etc. Le relevé de mise en scène analysé par Geneviève Mathon (2015 : 101-108) en précise les entrées et les bruits de ville peuvent alors s’éloigner ou s’éteindre. Autrement dit, il y a alternance, plus précisément tuilage, ‘fondu-enchaîné’.[28]

Il y a bien là une pratique théâtrale, mais qui doit son existence aux expérimentations radiophoniques. Elle est banalisée de nos jours par les techniques numériques, car le théâtre est à la pointe des logiciels de diffusion et régie, de virtualisation des sources sonores (IRCAM) mises au service des créations sonores apparentées, désormais, au design sonore. Deux exemples parmi d’autres : la pièce Lenz, Léonce et Léna mise en scène par Matthias Langhoff en 2002 et Les Aveugles dans la mise en scène de Denis Marleau (2002). Pour le premier, c’est Jean-Luc Ristord, régisseur à la Comédie-Française et réalisateur de créations sonores, qui explique la complexité de l’appareillage technologique nécessaire à créer un espace sonore à la fois distant (la source étant invisible) et sensible :

nous avions installé un système de diffusion au dernier étage, maintenant dévolu à la technique. Pour le prologue, par exemple, où la toux du conférencier était spécialisée. Cette toux était multipliée électroniquement et diffusée dans les haut-parleurs placés dans l’ex-poulailler. Ce système dirigé vers le plafond de la salle utilisait celui-ci comme réflecteur. Dans la fosse d’orchestre, on avait ajouté un caisson dévolu aux graves, pour un effet très particulier, à la fin du spectacle, un effet de tremblement de terre, un son dont on ne localisait pas la source, qui était ressenti plus qu’entendu.

2011 : 42

En ce qui concerne le deuxième exemple, Nancy Tobin qui assure depuis 1990 tous les projets de la compagnie Ubu, nous livre la genèse d’un décor de bruits dont la démarche rappelle irrésistiblement celle de ‘chasseurs’ de bruits des pièces radiophoniques :

Respiration, vents, océans, oiseaux, marches, feuilles et ETOILES! Je ne savais pas comment j’allais le faire. Mais je savais que je ne croyais pas à l’efficacité d’utiliser simplement des effets sonores préenregistrés sans aucune pensée ou concept. Il était très important pour moi de trouver un moyen d’intégrer les sons que l’auteur mentionnait. Je voulais faire cela d’une manière où il y aurait une sorte de contenu émotionnel lié à l’action de la pièce. Je cherchais une interprétation auditive possible des sons très réalistes de la pièce. Après plusieurs heures d’écoute des enregistrements d’effets sonores dans une bibliothèque et l’audition de plusieurs océans différents, les vents et les oiseaux, j’ai eu une idée. Je me suis rendue compte que d’une manière ou d’une autre, tous ces sons avaient quelque chose en commun bien qu’ils soient tout à fait différents. Ils se sont tous en commun des registres très hauts et très bas. Je me suis rendue compte que tous les sons que Maeterlinck voulait inclure dans sa pièce pourraient, en quelque sorte, venir d’un seul instrument. Les vents, le vent et les feuilles, l’océan, tous ces sons sont assez semblables aux extrêmes du spectre audio humain. Encouragée par cette idée, j’ai décidé de suggérer au réalisateur Denis Marleau que la texture de chaque son pouvait être accentuée soit dans les basses fréquences, soit dans les hautes fréquences. Non seulement cette approche a donné une certaine homogénéité à tous les sons, mais a également aidé à trouver des idées pour les sons plus poétiques comme le son de la nuit étoilée!

Jacques 2010 : 256 [29]

Nul doute que dans l’une et l’autre réalisation nous sommes loin de la ‘quête de réalisme’, pas de recherche de proximité entre les sources et les sons émis, mais des sons sans sources, clairement artificiels et sollicitant le spectateur, car demandant une écoute attentive, déplaçant l’oeil vers l’oreille. Ces principes peuvent être observés dans bien d’autres créations sonores faisant partie intégrante des mises en scène de créateurs contemporains comme Jean Bellorini, Romeo Castellucci, Heiner Goebbels, Camille de la Guillonnière, Matthias Langhoff, Robert Lepage, Denis Marleau, Joël Pommerat, Jean-François Peyret, Gisèle Vienne, etc.[30] Certes, elles se sont dotées de techniques numériques qui ont démultiplié les possibilités de mise en scène du son, néanmoins, dans les principes, elles poursuivent les expérimentations de l’art radiophonique et même celles précédentes. Ainsi, le fantôme de l’écoute aveugle persiste et ressurgit dans les mises en scène les plus audacieuses. Alors, faudrait-il réapprendre à réécouter le théâtre du passé et mieux tendre l’oreille aux expériences radicales actuelles? Une pièce comme Les Aveugles de Maurice Maeterlinck dans la magistrale mise en scène de Denis Marleau (2002) a fait l’objet à juste titre de nombreuses analyses passionnantes, dont celle très conséquente effectuée par Hélène Jacques dans le cadre de sa thèse de doctorat en 2010. Or, toutes ces analyses, ne gagneraient-elles pas à être mises en relation avec l’écoute aveugle par le phonographe, le Théâtrophone, proches du monde auditif de Maeterlinck? Lorsque l’acteur-marionnette se fait le porte-voix, comment ne pas penser au cornet du phonographe? Maeterlinck affirmait lui-même que “L’art semble toujours un détour et ne parle jamais face à face. On dirait l’hypocrisie de l’infini. Il est le masque provisoire sous lequel nous intrigue l’inconnu sans visage. Il est la substance de l’éternité introduite en nous, à la suite d’une distillation de l’infini” (Maeterlinck 1999 : 457) et poursuit “la représentation d’un chef-d’oeuvre à l’aide d'éléments accidentels et humains est antinomique. Tout chef-d’oeuvre est un symbole et le symbole ne supporte jamais la présence active de l’homme (1999 : 461). Comment ne pas mettre en relation ce désir d’atténuer la présence trop humaine de l’acteur avec le théâtre sans corps proposé par le Théâtrophone? Pour prendre un autre exemple : ne serait-il pas intéressant d’analyser la pièce Merz Opera, mise en scène par Marleau en 1987, constamment mise en relation avec les techniques de collage du dadaïsme, des numéros de cabaret, de music-hall, au regard des collages sonores de la radio, clairement évoqués?

La voix sans corps du radio-drame pourrait être mise en parallèle à l’analyse de la “voix à source invisible, souvent inaudible pour le public” qui opère en même temps une “expropriation effective de la voix de l’acteur par la technologie sonore” qu’Helga Finter remarque dans le théâtre de Robert Wilson, de Richard Foreman, de Lee Breuer et plus généralement du théâtre américain de années 1970 (2013 : online). Plus tard, l’apport des techniques numériques les plus avancées de spatialisation du son et acoustique virtuelle (WFS) permettra de créer une ‘audibilité augmentée’ (Bovet 2011 : 101) et une distance des sources accrue tout en donnant l’illusion de la proximité, tel pour Mage en été, création d’Olivier Cadiot, mise en scène par Ludovic Lagarde, réalisation sonore de David Binchidaritz, 2010. Cette surenchère technologique n’est-t-elle pas une réponse au rendez-vous manqué par la radio? Si le fantôme de l’art phonographique est si présent sur scène c’est qu’au théâtre il n’y a pas de proximité possible : pas de gros plans sur les appareils, sur les visages qui écoutent ou parlent, pas de synchronisme, mais une diffusion médiatisée par des haut-parleurs. L’expérience de ‘terrain’ de Daniel Deshays, réalisateur sonore pour le théâtre, la musique, le cinéma depuis 1974, et théorique (auteur de plusieurs ouvrages sur l’écriture sonore : cf. 2006 et 2010) vaut cette longue citation :

Introduits au théâtre, les sons placés ‘sous’ les images, comme on dit – ces images qui assemblent corps et décors et prétendent, hors le texte, figurer à elles seules l’acte théâtral –, débordent ce qui est soumis à la vue. L’imaginaire est à l’écoute, il étend ses territoires aux contrées les plus lointaines de la scène, vers les espaces arrière au plateau. C’est là que le sonore du théâtre aime se tenir, loin des yeux. Les sources, placées en coulisses ou insérées dans les loges et couloirs, dans les réserves et ateliers, simulent l’imminente entrée en scène d’évènements prometteurs. Voilà un sonore qui se glisse clandestinement, rampant comme un bruit de fond (…). Le son, pour trouver son espace, serait-il contraint de se tenir aux abords de ce monde des bruits, de ce sédiment de fond? N’est-ce par cette tenue aux abords de la lie, son lieu de camouflage, qu’il peut valoriser sa distinction, révélée dans l’instant de son émergence? Tenir cette place, où il se laisse supposer exister et où il s’abîme de nouveau : voilà le lieu actif du sonore. (…). Contrairement au cinéma qui ne tient le plus souvent un ‘hors synchronisme’ que dans les instants d’existence d’émissions sonores situées hors champ, le théâtre tient couramment, si ce n’est toujours, un rapport non synchronique avec ses constructions sonores. Le théâtre effectue sa construction à partir des données démontées de l’imaginaire. Il se bâtit en établissant des liens, chacun est une proposition offerte à l’imaginaire de chaque spectateur et de chaque acteur assemblés dans ce lieu de partage. Il se bâtit dans l’entrecoupement, dans des évanescences silencieuses dont les durées se révèlent à chaque réveil du rêve induit par l’écoute. Le théâtre est un lieu d’hypothèses, l’hypothèse sonore y est la plus souterraine, mais elle n’en est pas moins active. (…). S’il faut souvent s’approcher de sa source pour enregistrer la spécificité d’un bruit, si la proximité au bruit est toujours nécessaire à son usage, et à la jouissance toujours renouvelée de sa singularité plastique, la confection sonore au théâtre consiste à replacer cet objet à distance pour pouvoir l’apercevoir dans son éloignement. Les bruits, enregistrés de très près pour qu’ils soient sentis dans une tactilité aguichante, doivent être éloignés pour pouvoir être inscrits dans la scène. Ils doivent être remis à l’échelle de la scénographie et c’est cette ‘procédure d’éloignement’ qui constitue l’une des actions décisives de la mise en scène du sonore. Cette mise à l’échelle peut être confectionnée par réenregistrement éloigné des bruits, diffusés sur un haut-parleur placé dans un nouvel espace résonnant. Celui-ci va nourrir le son de proximité avec les réverbérations propres à ce lieu. C’est une patine acoustique de résonance qui permettra de réintégrer ce son sur le plateau. Cette ”mise en bruit” dans une nouvelle acoustique constitue une mise à l’échelle relativement à la distance du regard dans lequel nous tient le théâtre. Le théâtre est offert dans un plan d’ensemble, dans un éloignement nécessaire à notre distanciation d’avec la crise qui s’y joue et s’y perpétue. Dans cette confrontation éprouvante qu’est le théâtre, les sons doivent se tenir à une même distance que le drame pour pouvoir y agir.

2015 : 91-92. C’est moi qui souligne

Ainsi, au théâtre tous les sons reproduits sont à distance; les sources de bruits et voix placées en coulisses sont loin de la vue et même celles sur scène, mais, amplifiées, ne parviennent au spectateur qu’à travers des haut-parleurs placés à distance, au mieux près de lui ou alors cachés dans les décors pour préserver l’illusion d’un tout du corps et de la voix. Peu importe que les microphones couleur ‘peau’, pour mieux les cacher de la vue, sans fil, soient collés au corps du comédien (Bursten 2011 : 95) : la voix passant par un dispositif technique est forcement indirecte et dérivée. Tant qu’il y a un microphone, il y a forcément un système d’amplification et diffusion et par conséquent reproduction et écoute à distance.[31] D’où ce sentiment d’expropriation de la voix de l’acteur par la technologie sonore. D’où les résistances théoriques évoquées en introduction de ce texte et cela en dépit d’une part de la pratique théâtrale qui a su, comme nous l’avons vu, faire de cette distance un enjeu de la mise en scène du son et, d’autre part, de l’expérience du spectateur dont l’écoute s’est accoutumée à un espace organisé par les sons reproduits du cylindre, du Théâtrophone, du disque, du téléphone et enfin du cinéma. Dans cette histoire de l’écoute aveugle, de l’éducation de l’oreille médiatisée, il faut accorder une place centrale à la radio. Car, c’est bien par la radio qu’émerge le rêve ‘fou’ de faire d’un défaut de perception une grande force pour imaginer une nouvelle forme artistique par laquelle le spectateur - délivré du visuel dominant - pourrait, grâce à une séries d’“actions de continuité apparente” (De Ascanio 1997 : 75) avoir accès à un espace et une temporalité interrompus. Cette illusion, cet hypnotisme auditif et rêverie radiodiffusée (Bachelard 1949) basée sur la dissonance entre la perception d’une situation et les connaissances du spectateur, aurait pu constituer l’acmé de l’écoute aveugle.

Les débuts de la radio sont chargés de promesses et d’espoirs, la suite en sera autrement. Happée par les événements historiques et politiques de l’avant, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale; reléguée à outil de communication, voire propagande; bousculée par des modalités de l’attention privilégiant de plus en plus l’image; critiquée par les réfractaires du microphone; amalgamée au sentiment de menace sonore qu’anime “la croisade antibruit conduite par une élite peu réceptive aux formes d’expression mécanisées” (cf. Timponi 2016 : 292-313), la radio tentera pourtant de résister. Les recherches expérimentales de Pierre Schaeffer et d’autres ont trouvé des suites de nos jours, les créations sonores radiophoniques subsistent, des projets de recherche collectifs s’y intéressent, des historiens du théâtre et des médias persévèrent. Malgré tout, la radio n’incarne plus l’espoir d’un Art nouveau, l’utopie d’un art aveugle : elle n’est plus invoquée pour répondre à “l’urgenza di un’Arte nuova che comincia dove cessano il teatro, il cinematografo e la narrazione.[32] Néanmoins, le désir d’atteindre, les yeux fermés, des espaces organisés par l’oreille persiste. Pourquoi? C’est que le sommeil volontaire fabrique des sons particuliers; le sommeil a “des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quand pourtant personne n’a sonné” (Proust 1999 : 1493). Sénèque a beau à résister, dans l’obscurité de la “chambre magique” de Marcel Proust : on écoute et on entend. Les bruits et les voix détachés de leur source dépassant les frontières étroites de la chambre, donnent accès à un espace interdit ou inatteignable; un espace donc à la fois proche et lointain. Ce monde est formé de bruits concrets (pas, sonneries, cris, rires, voitures, vent, pluie, tramway, horloge, etc.) stockés par la mémoire volontaire mais qui, de surimpressions en surimpressions, finissent par se détacher de leur source contingente, tourner le dos au réel, afin de retrouver les sensations vécues. Par cette écoute aveugle, la relation entre l’effet sonore et la cause est brouillée, formant ainsi un son inédit et innommable car “étrangère à nos impressions véritables” (ibid. : 656). Ce désir de mise à distance, est si profond et complexe que l’usage du masque dans le théâtre car masquer c’est mieux entendre, voir et ressentir. Les Aveugles dans la mise en scène de Denis Marleau ne sont-ils pas des visages plongés dans le noir, sans corps, filmés et projetés sur des masques dont la voix enregistrée parvient au spectateur par des haut-parleurs? Comme les personnage du radio-drame A Comedy of Danger prisonnières dans une mine, ils sont plongés dans l’obscurité totale, le monde autour d’eux, l’île, ne leur parvient que par des bruits et des sensations :

PREMIER AVEUGLE-NÉ

II tonne !

DEUXIÈME AVEUGLE-NÉ

Je crois que c’est une tempête qui s’élève.

LA PLUS VIEILLE AVEUGLE

Je crois que c’est la mer.

TROISIÈME AVEUGLE-NÉ

La mer? -Est-ce que c’est la mer? -Mais elle est à deux pas de nous ! -Elle est à côté de nous ! Je l’entends tout autour de moi -Il faut que ce soit autre chose !

LA JEUNE AVEUGLE

J'entends le bruit des vagues à mes pieds.

PREMIER AVEUGLE-NÉ

Je crois que c’est le vent dans les feuilles mortes.

Maeterlinck 1999b : 288

Quant au spectateur, il regarde cette écoute aveugle et il en partage les émotions.

En 2001, sur invitation de Nicole Brenez, j’avais écrit un texte dont le titre était : “Au commencement était le son : un siècle d’expérimentation sonore avant le parlant” (20). À l’époque je pensais, bien évidemment au cinéma, mon objet d’étude : c’est avant d’avoir croisé les recherches en théâtre, notamment celles de Jean-Marc Larrue, Marie-Madeleine Mervant-Roux et toute l’équipe des projets collectifs à laquelle ce texte est redevable.[33] Depuis, la ‘lettura’ est loin d’être finie.