Article body

On sait depuis Duplessis que le Québec a le meilleur système d'éducation au monde, comme en témoignent ses enfants créateurs, ses adolescents entrepreneurs et ses collégiens qui réussissent en deux ans ce que leurs grands-parents tentaient de faire en quatre. Après le récent « renouveau pédagogique », qui amorce dès le primaire la formation d'une main-d'oeuvre compétente, et nos beaux cours d'histoire au secondaire, bien branchés sur l'actualité, un autre fleuron glorieux vient de s'ajouter à l'épopée scolaire : le « choix radical et absolument inédit » du programme d'« éthique et culture religieuse », dont l'encyclique de Leroux (2007) fait la défense-et-illustration. Ce programme « vient conclure une décennie de réflexion » (p. 5) et il a fait « objet d'un consensus généreux dans tous les milieux où il a été présenté » (p. 18). Il a même été validé auprès d'une quarantaine de professionnels et d'une vingtaine d'universitaires, précisait le responsable au Ministère. Contrairement aux autres programmes d'intérêt citoyen (français, histoire), concoctés dans l'ombre par des experts douteux, celui-ci a effectivement été élaboré au grand jour et avec haute prudence, du Rapport Proulx de 1997 à la consultation de 2007, en passant par deux commissions parlementaires (1999 et 2005). Qui peut être contre ?

La solution audacieuse

Les parents à fortes convictions catholiques ont milité pour le maintien de l'enseignement confessionnel à l'école, avant de se replier sur la revendication de « liberté », pour permettre d'exempter leurs enfants de cet enseignement. Le ministre reste ferme : « l'école est le meilleur endroit pour enseigner la différence » et le cours sera obligatoire dans toutes les écoles, privées comme publiques. Quelques enseignants sur le terrain ont critiqué l'irréalisme des compétences visées – ce qui est d'ailleurs caractéristique de n'importe quel programme scolaire endossé par le Ministère. Et des professeurs de philosophie se sont inscrits en faux : « Un programme dénué de véritable culture religieuse », titrait Gérard Lévesque (Le Devoir, 17/01/08) sur un texte cosigné par quelques professeurs de philosophie du Cégep de Sainte-Foy, et qui se terminait par un diagnostic peut-être outré : « Ce programme est davantage une injure à l'endroit du fait religieux et une insulte aux croyants de toutes les confessions ». Car les contenus d'apprentissage se limitent aux aspects extérieurs de la pratique et seront soumis « au seul examen de la raison éthique ».

Ce qui tient lieu de culture religieuse dans le programme est effectivement de l'information sur les religions et « la visée ultime » de ce programme, précise Leroux, est « l'apprentissage dialogué de la vie juste dans une société pluraliste » (p. 85). Tout comme le programme d'histoire nationale au secondaire, en somme, celui de culture religieuse tout au long de la scolarité obligatoire est une façon détournée de faire de l'éducation à la citoyenneté. Selon la logique de l'actuel « renouveau pédagogique », il est structuré par trois ’compétences‘ : réfléchir sur les questions éthiques, manifester une compréhension du phénomène religieux, pratiquer le dialogue, la troisième étant « comme la matrice des deux autres » (p. 86).

Le postulat sociologique à la base de cette « solution audacieuse » à la question de la religion à l'école, c'est que la société québécoise est plurielle et pluraliste et qu'elle valorise le pluralisme (le mot étant entendu depuis le Rapport Parent en référence spécifique aux convictions religieuses). La société de Leroux ne valorise cependant pas tout type de pluriel, puisqu'il faut écarter l'objection d'une majorité « nostalgique d'un passé idéalisé », prompte à contester la tyrannie de la métropole cosmopolite « à l'endroit des régions et du vrai pays » (p. 37) : la société, « par la voix de l'État » (p. 21) valorise le pluralisme normatif en vertu « du principe fondamental de l'égalité » (p. 37). Même si, en entrant à l'école, l'enfant passe de l'univers de référence de la famille à celui du monde citoyen (p. 49), il y entre « en conservant l'identité qu'il tient de sa famille et de son milieu, et il ne sera pas invité à y renoncer en s'en dépouillant artificiellement » (p. 15). Il sera plutôt amené à participer à « l'avènement d'une culture commune » (p. 35), faite de dialogue entre différentes religions. Et c'est précisément pour qu'il s'y reconnaisse, que la formation éthique doit intégrer les traditions morales issues des différentes religions dont s'est enrichie la catholicité québécoise, la condition préalable étant de se connaître l'un l'autre. D'où la nécessité pour tous les enfants d'école de savoir ce que sont « la croix huguenote, la menorah, le kirpan, le khanda, l'id el-Fir, le Wesak, le Divali, le Tripitaka, le Bhagavad Gita, l'Aataentsic, le Nanabojo, le Glouskap, le Siddharta Gautama... » (rapaillé par G. Lévesque). C'est peut-être à raison que la Coalition des parents pour la liberté proteste contre pareil bazar.

Il aurait été possible, convient Leroux, de séparer les deux dimensions du programme « par exemple, en confiant l'éthique au primaire et au premier cycle du secondaire, les religions au dernier cycle du secondaire » (p. 102), sauf qu'on aurait ainsi évacué la raison d'être du programme: la pratique du dialogue. « Nous souhaitons qu'à l'école tu apprennes à discuter ces questions [...] en vue d'édifier une société harmonieuse » (p. 103), suggère le programme à chaque élève. L'éthique au primaire ? Il s'agit, nous dit Leroux, d'une « discipline philosophique traditionnelle », dont la caractéristique principale est d'être « un discours normatif qui s'élabore en se fondant sur le travail de la raison » (p. 51). Est-ce moi qui ai une vue irréaliste de l'enfance ? Je veux bien qu'on puisse faire avaler n'importe quoi aux enfants, y compris la dite philosophie, si on sait s'y prendre. Je me figure par contre que, même à dix ans, ils n'ont pas la faculté de discernement rationnel et de jugement critique, alors qu'ils ont déjà leurs petites idées et leur regard personnel sur leur monde. On ne va quand même pas les faire débattre des mérites respectifs de la soumission islamique, du ’libre examen‘ (esprit critique) protestant ou des médiations catholiques pour trouver solution à un dilemme moral ! Ou de la réincarnation, du néant et de la résurrection comme horizon de sens de la vie bonne. Rassurons-nous. Tout ce qu'il y a d'un peu concret dans le contenu du programme n'y figure qu'à titre d'« exemples indicatifs ». Et au bout des abstractions redondantes du « prescriptif », on peut saisir qu'ils vont causer de telles choses que de besoins ou de relations interpersonnelles, apprendre les règles du dialogue et en pratiquer différentes formes. (En fait, les programmes ministériels servent surtout de devis technique pour la fabrication des manuels; c'est là qu'on verra si les enfants auront tout de même quelque chose d'un peu goûteux à se mettre sous la dent.)

Une proposition plus ‘catholique’

En 2000, Fernand Ouellet (l'interculturaliste, pas l'historien) publiait un gros livre sur les débats entourant le Rapport Proulx qui est à l'origine du nouveau programme d'éthique et culture religieuse. On peut y repérer quelques éléments susceptibles de fonder un programme d'esprit tout différent : mettre l'accent sur ce qui est « commun aux différentes religions plutôt que sur les dogmes qui les divisent » (p. 131) suggérait le Conseil interreligieux de Montréal ; « chercher la manière de faire dans l'enseignement de la littérature »(p. 153) ; « la sensibilisation au phénomène religieux dans ses structures supraconfessionnelles [...] ce n'est pas la compilation de perspectives confessionnelles » (p. 226). Ce que j'y vois n'ayant pas été explicité, voici donc ce que je proposerais au ministre, si j'étais le fonctionnaire responsable, à partir de deux principes généraux entérinés par le programme : a) L'école laïque n'a pas à transmettre la foi, ni à enseigner les croyances confessionnelles - on ne reviendra pas là-dessus – ni même à se charger d'éducation spirituelle. L'enseignement de la culture religieuse et l'éducation citoyenne sont par contre de son ressort ; b) L'école n'a pas à transmettre la culture familiale, non plus qu'à tenter de l'éradiquer : elle est le lieu de la culture commune. J'introduirais alors un contre-principe : l'école n'a pas à « enseigner la différence » ni à tabler sur l'interculturel, l'interconfessionnel, mais sur le supraconfessionnel, l'oecuménique, le ‘catholique’, au sens originel du terme, c'est-à-dire à visée universaliste.

Pour le primaire, je donnerais raison aux parents croyants comme aux agnostiques : ce n'est pas le moment de mêler les enfants avec des croyances de tout acabit qui contredisent les leçons parentales. Ce n'est pas davantage le moment de leur développer un prétendu esprit critique, alors qu'ils sont à l'âge de la mémoire éponge. Plutôt que de solliciter cette mémoire pour une fugace érudition, il conviendrait de viser ce dont ils auraient intérêt à se souvenir jusque dans leur grand âge: des histoires, comme en ont transmis toutes les sociétés. D'abord des contes, puis de la mythologie (la Grande Tortue, Chronos, le Déluge...), pour finir avec la légende dorée des grands fondateurs de religion (Bouddha, Moïse, Paul de Tarse, Mani, Mohammed...), ce qui permettrait de revenir sur terre avec une leçon de géographie sur leurs voyagements. L'éthique ? Ramenons ça aux ‘compétences transversales’, c'est-à-dire à la morale endémique à l'école, dont sont responsables tous les ‘intervenants’ et qui inclut la courtoisie dans la conversation. Le dialogue ? Le principe me paraît en porte-à-faux et particulièrement malsain à l'école primaire. Considérant que la mise en oeuvre du programme doit être enracinée dans le vécu des jeunes, selon les directives ministérielles, où trouver ‘l'autre’ avec qui dialoguer dans les écoles confessionnelles et dans la plupart des écoles de province ? (Par clavardage, oui, je suis au courant.) Quant aux milieux pluriethniques de Montréal, l'école y ferait mieux d'estomper les différences en traitant les enfants semblablement, comme de futurs citoyens, plutôt que d'épingler chaque place d'un petit drapeau signalant le pays d'origine des parents et d'étiqueter chacun par son appartenance religieuse. (J'ai gardé dans mes dossiers une chronique décapante de Foglia sur les semble-t-il bien réels petits drapeaux, destinés à empêcher les enfants d'immigrants de se prendre pour des Canadiens/Québécois. Dans La Presse, 28/09/02). Les enfants ont leurs critères pour se faire des amis et se fabriquer des ‘autres’ ; ils n'auront pas spontanément recours aux catégories sociales si on ne les leur inculque pas.

La puberté n'est pas seulement le temps de l'éveil des sens ; c'est aussi celui de l'émotion poétique, parfois même du « sentiment océanique » ou de la quête spirituelle. Ce serait alors le moment pour un enseignement proprement culturel, à savoir littéraire, du religieux, à partir de textes choisis en fonction du critère d'oecuménisme. Ça pourrait aller d'Akhenaton, « le roi ivre de Dieu », au Dalaï-Lama, de la Bhagavad-Gita au Très-bas de Christian Bobin. De ce point de vue, une bonne part de la Bible serait inutilisable (ce n'est pas sans bonnes raisons que l'Église catholique en a longtemps interdit la lecture à ses fidèles). On ne va pas, par exemple, troubler les adolescents avec le génocide des Cananéens sur ordre divin, même si on rate ainsi l'occasion de leur révéler l'origine de nos « scieurs de bois et porteurs d'eau » (les Gabaonais de Josué) – qu'ignorent d'ailleurs la plupart de ceux à qui l'expression est familière. Et on ne va pas non plus leur faire lire le récit de la mort-et-résurrection du Christ, « scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs » (saint Paul) – qui figure pourtant comme « exemple indicatif » pour le troisième cycle du primaire. Mais pourquoi pas le livre de Job, citoyen d'on ne sait où et dont l'histoire est considérée par la Bible de Jérusalem comme le chef-d'oeuvre des livres de la Sagesse ? Et qui aurait objection à un choix judicieux des paraboles de Jésus ?

« La compétence visée dans le programme », écrit Leroux, « ne vise pas l'expérience spirituelle ou religieuse, mais la connaissance [...] en vue de saisir le système dans lequel tous ces éléments prennent sens » (p. 90). Entre le savoir et l'expérience spirituelle, il y a pourtant place pour une didactique de la compréhension, où l'enseignant s'en tiendrait à l'explication de texte et à la correction des contresens – comme ce serait censé se faire dans l'enseignement littéraire en général – sans toucher au quant-à-soi de l'élève ni le sommer de « se situer » par rapport au texte étudié. Que le jeune se sente interpellé et veuille en faire son miel ou qu'il hausse les épaules et choisisse de passer à autre chose, cela ne concerne pas l'école laïque, qui doit s'en tenir à la « culture » religieuse. L'humanisme classique fournit ici un bon principe de méthode : il ne s'agit pas de « formuler une philosophie qui départagerait Voltaire et Bossuet [... mais de] se confier totalement à chacun d'eux tour à tour, sachant bien, et d'avance, que leurs oppositions, puisqu'elles ne se sont pas résolues par la chute de l'un ni de l'autre dans l'oubli, font partie sans doute de la définition même de l'homme, et qu'on ferait un homme incomplet d'un adolescent à qui l'on aurait révélé Voltaire sans lui montrer Bossuet, ou inversement » (Robert, 1946, p. 82).

Les dernières années du secondaire seraient réservées à un vrai cours d'histoire des religions et à l'éducation citoyenne (institutions politiques, valeurs démocratiques, éthique du dialogue, si on y tient), bien distinctes l'une de l'autre.

Pourquoi non

Comment s'expliquer qu'un projet de ce type, plus simple, plus ’catholique‘ et moins susceptible d'être contesté par les parents de toutes convictions, n'ait pas vu le jour, ne serait-ce qu’à titre de contre-proposition à mettre en débat ? On y voit d'emblée l'hégémonie de la doctrine multiculturaliste, tout apprêtée qu'elle est à la sauce québécoise du dialogue et bien que Leroux s'en défende énergiquement, en invoquant les mânes de Dumont et l'ombre de Gary Caldwell, sous guise de « culture publique commune ». Sauf que la dite culture commune est justement multiculturaliste. Un multiculturalisme à la rectitude si poussée que le mot « catholique » ne figurait qu'une fois dans la version préliminaire du programme, comme n'a pas manqué de le renoter l'Assemblée des évêques. Et que le supposé « regard privilégié porté sur le patrimoine religieux de notre société » fait la part égale au catholicisme et au protestantisme, tout en y incluant presque sur le même pied les spiritualités amérindiennes et le judaïsme – ce qui était déjà la position du Centre Justice et Foi (catholique) en 1999. Minute ! Dans le métissage culturel issu de la rencontre entre Français et Amérindiens, ceux-ci ont largement adopté la religion de ceux-là, pas la réciproque. De sorte que les spiritualités qui ont survécu ou qu'on a réinventées à l'époque actuelle restent une réalité tout aussi récente que marginale. D'après les données de Statistique Canada citées par le comité de consultation (Comité des affaires religieuses), 735 personnes se réclamaient de cette religion en 2001, pour un accroissement de 332 % depuis 1991... La place du judaïsme, qui concerne 1,3 % de la population, fait tout autant question. Bien qu'ils fassent remonter leur implantation au Québec à deux ou même trois cents ans, les Juifs n'y ont de présence significative que depuis un siècle. (Un important marchand, élu à ce titre comme député au Parlement du Bas-Canada, ne fait pas une « communauté culturelle »). Encore en 1867, les Juifs étaient à peine quelques centaines à Montréal et ils étaient trop occupés à s'organiser en communauté pour songer à se commettre sur la place publique. Plus tard, s'ils y ont fait leur marque dans les affaires temporelles (économie, arts, sciences, idées), ils ont gardé à usage interne leur religion (quoi qu'il en soit de ses variantes au Québec). Je vois bien une importante minorité juive dans la société, mais pas grand judaïsme dans l'héritage culturel du Québec – à part peut-être quelques synagogues dans le paysage montréalais.

Toujours d'après les données de Statistique Canada citées par le Comité des affaires religieuses, les citoyens québécois se déclarent catholiques à plus de 83 %, la seconde catégorie en importance étant celle des sans religion (5,6 %), suivie de loin par les musulmans (1,5 %) – ou de plus près par les protestants, si on regroupe les principales dénominations. À la lumière de ces données et de la connaissance historique, si les concepteurs du programme avaient pris au sérieux le principe de la prépondérance de l'héritage québécois – formulé à l'évidence pour rassurer le bon peuple – ils y auraient accordé au moins la moitié de la place au catholicisme, quelque 15 % au protestantisme, dont la prégnance fut moindre mais tout à fait réelle, et le dernier tiers aux diverses religions qui ont pris de l'importance dans le Montréal cosmopolite contemporain. Il reste que l'égalité des enfants est autre chose que la tentative d'équité entre diverses identités, et qu'elle serait mieux servie par l'école uniculturelle et, en ce qui concerne la culture religieuse, par le ‘catholicisme’ oecuménique.

Tout aussi déterminante est la culture d'expertise qui colonise l'école. On serait mal avisé de se passer des services d'un historien pour rédiger un manuel d'histoire, mais si on lui confie la conception même du programme, il ne pourra résister à en faire une initiation au métier d'historien. Le psychopédagogue vous refilera inévitablement une bonne dose de psychologie cognitive dans le programme de français, sous guise de « métacognition ». Confiez le sort de l'enseignement religieux aux experts en sciences des religions et vous aurez ce qu'on a eu comme culture religieuse : des connaissances encyclopédiques ; ajoutez un philosophe et cette dite culture religieuse deviendra servante de l'éthique du dialogue. Qui donc alors pourrait penser plus adéquatement les programmes scolaires ? Un sociologue peut-être ? Le fait est que, s'ils ont pensé le problème en sociologues, ni Durkheim (L'évolution pédagogique en France) ni Dumont (Rapport Dumont, 1983) n'ont tenté d'infiltrer leur discipline dans les programmes d'enseignement secondaire (au sens classique du terme, qui correspond à peu près au cégep actuel) : le premier tablait sur l'histoire, l'autre, sur un ensemble cohérent de problèmes, abordés selon différentes logiques disciplinaires. Sociologue ou pas, il y faudrait un généraliste de toute façon. Le Ministère en a effectivement conscrit au sein de son Comité des affaires religieuses (par exemple Jacques Racine, théologien et sociologue de formation, ou encore Thomas de Koninck, éminent philosophe). Sauf que le mandat de ce comité se limitait à mener une consultation pour vérifier si le projet de programme, dans sa dimension culture religieuse, respectait les intentions ministérielles. Le comité a donc proposé de plus ou moins substantielles modifications au projet de programme, en réponse aux objections de divers « groupes religieux, organismes et personnes-ressources » ; il ne fut cependant pas question de remettre en cause les intentions ministérielles ou l'esprit du programme, tel que conçu par les experts des sciences des religions.

On ne voudrait pas revenir à l'école « répétez, dit le maître », encore qu'elle avait la vertu de laisser à l'enfant la liberté de son quant-à-soi et de s'échapper dans le rêve quand « le porte-plume redevient oiseau », comme dit la chanson de Prévert. L'école actuelle, vivante, branchée, décontractée, où l'enfant peut s'exprimer à l'aise, a néanmoins laissé tomber un précieux idéal de la modernité, basé sur le principe de « l'autonomie des sphères de validité » (Max Weber). C'était l'école à portes fermées, à l'abri du monde, où on laissait à l'enfant « le temps de grandir, pour préserver sa puissance d'innovation » (Hannah Arendt), qui était destinée à la « transmutation de la culture originaire par la médiation de la culture scolaire » (Fernand Dumont). Or, à mesure que la psychologie génétique en savait davantage sur le développement de l'enfant, elle a mis son savoir au service d'une intention pédagogique toute différente : projeter sur le petit d'homme un idéal de la raison achevée. D'abord le s'éduquant, une théorie valable du fonctionnement de la conscience adulte, puis la philosophie, à un âge où on n'a pas acquis la faculté de décentrement et de distance de soi à soi, les compétences, exigibles de la main-d'oeuvre, et maintenant le difficile dialogue d'identités incompatibles. Le pire, c'est que ça pourrait très bien fonctionner. Réussir ? hum...

La Référence suicide

Dans le sillage de l'école pluraliste, voici l'interculturalisme préconisé par le Rapport Bouchard/Taylor.

On peut légitimement s'inscrire en faux contre l'idée de « laïcité ouverte », qui accorde droit de cité aux signes religieux dans l'espace civique de l'école. On ne saurait, à l'inverse, contester le principe même de laïcité qui établit une rigoureuse séparation de l'Église et de l'État. Les citoyens québécois seraient-ils catholiques à 100 %, l'État n'en devrait pas moins rester neutre, en vertu du principe moderne de « l'autonomie des sphères de validité ». Clair sur cette question, le Rapport Bouchard/Taylor s'embrouille inévitablement dans l'interculturalisme, ce « concept fumeux qui n'est autre que le clone québécois du multiculturalisme canadien » (Lysiane Gagnon, La Presse, 27/05/08). Car pour ériger cette idéologie en ’Référence nationale‘, il fallait estomper ou évacuer plusieurs distinctions incontournables, notamment entre la société québécoise et le Montréal cosmopolite qui en est une composante majeure (dominante, sans doute, pas majoritaire ni hégémonique). Et au premier chef, la différence entre nation et État – plus précisément politie (Gérard Bergeron), à savoir l'ensemble institué des citoyens. Qui nierait, en effet, la réalité de la nation acadienne ? Et qui prétendrait y rassembler tous les citoyens du Nouveau-Brunswick, à l'exclusion de ceux de la Nouvelle-Écosse ? De même, il existe telle chose que des citoyens québécois intégrés en politie, et telle autre chose qu'une nation québécoise rassemblant tous les Québécois français, y compris ceux qui ont élu domicile à Ottawa ou à Ikaluit. Elle n'englobe cependant pas les citoyens québécois d'origines diverses qui se considèrent surtout Montréalais ou alors Canadiens et qui vous donnent spontanément du « vous autres, les Québécois ». La distinction est de fait, elle est aussi de principe, écrivait Fernand Dumont : la nation est un groupement par référence, la politie, un groupement par intégration.

Pour bien gommer la différence entre nation et politie, Bouchard/Taylor font régulièrement référence aux Québécois d'origine canadienne-française, groupe ethnique majoritaire. L'expression est juste, mais la notion mal pertinente, car la nation n'est pas tant une question d'origine que d'héritage. Or, l'héritage canadien-français est partagé par nombre de Québécois français par assimilation ou par choix : non seulement par les Tremblay/Gagnon/Bouchard mais aussi par des O'Neill, Macdonald, Curzi ou Petrowsky (une « assimilée » contente de l'être) et par des immigrants de diverses origines qui se sont choisis Québécois.

Les Québécois d'origine canadienne-française comptaient pour 80 % il y a un siècle, pour 77 % en 1986. Bien que Statistique Canada ne recueille plus cette donnée, on peut raisonnablement conjecturer, en raison des taux de fécondité et d'immigration, qu'ils sont maintenant tombés sous les 75 % et qu'il ne faudra pas attendre un siècle avant qu'ils ne représentent que moins de 50 % de la population. Quel sera alors le sort de la langue française, déjà en perte de vitesse sur l'île de Montréal, quand les nouvelles générations seront de toute façon bilingues, si on s'en remet au Rapport (p. 217) ? Il y a certes un bon contingent de francophones qui ne sont ni d'origine ni d'héritage canadien-français (Arabes, Haïtiens, Sépharades, Vietnamiens...). Pour la plupart, cependant, le français n'est qu'une langue seconde, dont ils se débarrasseront d'autant plus volontiers qu'elle représente pour eux davantage une compétence qu'une marque identitaire. À moins que la culture québécoise ne conserve suffisamment d'attrait pour assimiler les enfants d'immigrants et rallier des Québécois par choix. Et à moins que la langue française ne soit reconnue comme droit historique de la nation québécoise.

Sans s'arrêter sur les droits historiques des Premières Nations (non, pas les incohérents droits « ancestraux ») et des deux peuples fondateurs, le Rapport prône l'égalité des cultures, qu'il assimile à l'égalité des citoyens. S'aveuglant volontairement sur les perspectives d'avenir de la « préséance de fait » de leur culture, les commissaires prennent même soin de dénier explicitement aux Québécois français la prétention à convertir cette préséance de fait en préséance de droit, « c'est-à-dire en hiérarchie » (p. 214). La pensée contemporaine a renoncé à hiérarchiser dans l'absolu les différentes cultures, ce qu'a tenté de faire l'anthropologie racialiste du XIXe siècle. Il reste que, sur un territoire donné, les cultures d'immigration plus ou moins récentes peuvent difficilement prétendre à des droits historiques, car elles se sont implantées dans un pays déjà fondé, institué et aménagé. Et que toutes, qu'elles soient amérindiennes ou catholiques, peuvent avoir à s'amender pour être compatibles avec les principes généraux des sociétés démocratiques, à savoir la liberté des personnes et l'égalité des citoyens. À défaut de quoi, une culture pourra être considérée, non pas tant inférieure que déviante. Si on ajoute que le Québec est le seul endroit au monde où fleurit telle chose qu'une culture québécoise-française, il n'y a rien d'indécent à lui reconnaître la prépondérance ou même des droits, les cultures d'importation bénéficiant cependant de la liberté d'association reconnue à tous les citoyens – autre distinction banalisée par le Rapport Bouchard/Taylor (p. 147) – si elles entendent se constituer en minorité durable.

Les commissaires proposent d'instituer la Référence interculturelle par un texte officiel de l'Assemblée nationale et, comme cerise sur le gâteau, glissent dans leurs recommandations de faire de Québec « un deuxième pôle métropolitain d'accueil des nouveaux venus » (p. 268). Montréal est une métropole cosmopolite : c'est sa richesse. Québec est une ville québécoise-française : c'est sa force. Elle n'est pas pour autant un milieu tribal, homogène, monolythique, comme se plaisent à la qualifier les Quebec-bashers. Car la culture québécoise est déjà fort diversifiée de l'intérieur, tandis que l'économie et l'espace de la Capitale comportent divers clivages. Outre l'opposition classique Haute-Ville/Basse-Ville, il y a les divergences politiques entre la Cité (qui englobe les deux) et les banlieues. L'économie de tertiaire qui y prédomine va de l'hôtellerie à la recherche de pointe (Langlois, 2007). Et tout le monde n'y écoute pas la radio-poubelle. Vouloir faire de la Capitale un Montréal en modèle réduit, c'est tomber dans le provincialisme, qui consiste à se mirer sur la métropole.

Assimilation et phagocytose

Un immigrant demande à s'insérer dans la socio-économie de son pays d'accueil : un travail, un logement, une école à sa convenance, des services de santé et, si possible, des commerces ethniques où pouvoir converser dans sa propre langue. En retour, la société lui demande de s'intégrer, au premier chef pour le Québec : d'adopter le français comme langue d'usage public – ce qui présuppose que le droit de travailler en français soit adéquatement garanti... L'intégration comporte cependant d'autres dimensions, qui échappent en bonne part aux incitatifs du pouvoir : s'exposer suffisamment aux médias francophones pour être en mesure d'avoir une opinion personnelle sur les enjeux politiques, au lieu de s'en remettre à un vote ethnique préconisé par les représentants officiels de sa ’communauté culturelle‘ ; se construire un réseau social qui déborde les cadres de son groupe d'origine. Ici, on ne peut guère tabler que sur la bonne volonté immigrante. La nation, finalement, a une exigence plus forte : l'assimilation, non pas des immigrants eux-mêmes, qui arrivent pétris de leur expérience personnelle et de leurs « habitudes du coeur » (Tocqueville), mais de leur descendance – distinction qu'escamote encore le Rapport dans sa définition de « l'assimilationnisme ». L'école peut y travailler, en évacuant les petits drapeaux ethniques et le cours d'histoire conçu comme celle des différents groupes ethnoculturels. (Ce qui n'interdit pas d'épingler le récit national d'un rabbin Stern ou d'un citoyen Rocanrelli, selon le public). Le Québec n'étant pas une puissance coloniale qui se serait implantée dans le pays des immigrants, il peut se permettre sans état d'âme d'entretenir tous les écoliers de « nos ancêtres les Gaulois » (y inclus les Amérindiens).

L'État pourrait aussi favoriser l'assimilation en modifiant un peu ses critères de choix des immigrants. Ce que je vais en dire est terriblement incorrect car choisir les immigrants en fonction de la langue apparaît comme une politique raisonnable alors que tenir compte de la culture devient de la discrimination, du fait que les habitudes du coeur peuvent difficilement être rangées dans le registre des compétences. Ce qui ne contraint pas pour autant à se cacher ce sein que je ne saurais voir. On ne fera qu'exceptionnellement un Québécois à partir d'un Juif, peut-on raisonnablement conjecturer : pourquoi troquerait-il sa grandiose histoire plurimillénaire et son identité d’élite pour les quatre cents ans du petit peuple de scieurs de bois ? À l'inverse, un Haïtien, dont l'histoire n'est pas plus longue et sûrement pas plus grandiose, pourrait être satisfait, voire se sentir honoré d'avoir des enfants québécois-français. Ou encore : la prégnance des cultures de type musulman ne favoriserait pas les transferts d'identité, alors que les Latinos, qui partagent une semblable culture catholique, pourraient s'enquébécoiser sans traumatisme.

L'assimilation est un processus opaque et que je ne sache pas avoir été beaucoup étudié en contexte québécois, en tous cas que je connais mal. J'en sais tout de même qu'elle relève davantage de l'asymptotique que du tout ou rien et qu'elle peut laisser subsister des identités profondes. Lors d'un voyage au Manitoba, Fernand Dumont avait été effaré par un phénomène de ce type (qu'il comprenait autrement, faut-il préciser). Le curé de la petite paroisse francophone qui l'hébergeait comptait parmi ses ouailles un groupe de Métis qui ne comprenaient pas le français mais qui refusaient de fréquenter la paroisse anglophone voisine : « We are French Canadians ». Semblablement, nombre de Québécois français conformes, sans signe distinctif apparent, se disent Amérindiens, Juifs ou Italiens, en raison d'une origine parfois lointaine ; d'autres sont farouchement anti-souverainistes parce qu'ils se considèrent Acadiens. Ils n'en partagent pas moins, outre la langue, les ’petites références’ et les habitudes du coeur qui composent le paysage d'une culture-milieu.

L'assimilation s'effectue en douce dans les écoles de Québec, où les immigrants sont relativement peu nombreux et d'origine surtout occidentale (France, États-Unis, Allemagne). « L'interculturalisme » se pratique dans les rues de Montréal et dans les couples culturellement mixtes. Il ne faut cependant pas confondre l'ouverture à l'autre et le dialogue interpersonnel avec le métissage des cultures, tel qu'il a pu s'effectuer à l'origine, entre Français et Amérindiens : le dialogue entre citoyens n'exige pas la confusion des patrimoines. Une culture vigoureuse n'accepte pas de se laisser transformer, comme le prônent nos graves commissaires (p. 120) ; elle s'approprie, en le mettant à sa main, ce qui lui convient dans les apports extérieurs. Quelques exemples pris dans le langage peuvent illustrer ce phénomène que j'appelle le phagocytage. Quand l'automobile est arrivée chez eux, les Canadiens français l'ont adoptée avec tous ses windshield, hood et autres steering, qu'ils ne se sentaient pas en mesure de nommer. Ils ont tout de même mis à leur langue le nom de l'objet lui-même, recyclage linguistique d'un ancien objet, tout aussi valable que celui de la « voiture » française. Il y a encore nos célèbres enfirouapage, mitaine, bécosses, et la moins connue chéquenne de Jacques Ferron. Et puis nos nombreux calques, qui ne sont pas nécessairement vicieux, même si les cerbères de la langue s'efforcent de les éradiquer tous, sans prendre la peine de trier l'ivraie et le bon grain. J'ai idée qu'il y avait quelque chose de catholique là-dedans, l'Église de Rome (qui est davantage un pagano-qu'un judéo-christianisme) s'étant fait une spécialité de baptiser les dieux ou héros païens pour en peupler son panthéon (Diane d'Éphèse/Vierge Marie, Hypatie/sainte Catherine d'Alexandrie, Illapa de Cuzco/ Santiago – y inclus par la bande la « tabarnak de grande échelle » du Ciel de Québec).

Les cultures décident aussi de changer par nécessité, sous la pression de leur environnement. Comme les sociétés qu'elles informent, elles risquent alors de s'effondrer, advenant qu'elles fassent les mauvais choix. Dans les années d'après-guerre, les Canadiens français ont pris le virage de la modernisation puis du développement et de l'État keynésien, en jetant aux poubelles un grand pan de leur culture, en vue de se sortir de leur « retard et infériorité économique ». Sans doute ont-ils fait le bon choix, mais abandonné plus que nécessaire, en laissant la culture de consommation combler les vides. Ensuite, ils ont également sacrifié le mythe des deux peuples fondateurs pour se replier sur le territoire du Québec, sans toutefois pousser l'idée jusqu'à son terme logique. Mauvais choix, j'en ai peur. Nos sages commissaires auraient-ils compris mieux que moi que, sous les apparences d'industries culturelles florissantes, nos beaux artistes et nos aimables écrivains vivent sur un capital culturel en voie d'être épuisé et que mieux vaut alors dissoudre ce qui en reste dans la dignité interculturelle plutôt que de miser sur d'utopiques « capacités de rebondissement » ?

Quoi qu'il en soit et si on me permet cette sorte de coq-à-l'âne, le Québec aurait mieux à faire que d'instituer l'interculturalisme pour « fonder l'avenir » et se placer à l'avant-garde de l'entrée dans le XXIe siècle. Prendre le virage écologique de la décroissance rationnelle, ce qui impliquerait d'adapter l'économie à l'environnement et à la population plutôt que l'inverse. Concrètement, laisser aller les industries polluantes qui nous appauvrissent collectivement – ce sont des économistes orthodoxes qui le disent – nonobstant les gains ponctuels en bons salaires et taxes municipales : le porc, les alumineries et l'aberrant projet de port méthanier, pour ce que je connais un peu. Ce qui impliquerait d'une part une plus faible demande en main-d'oeuvre, donc moins d'immigrants et plus de facilité à les intégrer; d'autre part, une régression de la culture de consommation et une modification des genres de vie. L'innovation, la vitalité économique, l'amélioration des conditions d'existence exigent le développement, c'est-à-dire la croissance ? C'est vrai de l'économie capitaliste ; le choix de la décroissance serait la voie peut-être la plus efficace pour s'en libérer.