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Prenant le contrepied de thèses couramment défendues, Philip Resnick avance que le Canada et le Québec ne se caractérisent pas d’abord par leur américanité mais bien plutôt par leur européanité. « What differentiates Canadians from Americans in the fact that Canadians remain a good deal more European in their sensibilities ?…( » (p. 19). Fidèle à ses écrits antérieurs, l’auteur considère le Canada et le Québec comme deux références différentes, deux entités sociologiques, deux sociétés globales. Fait à signaler, le Québec ne se réduit pas pour lui à sa majorité francophone mais il englobe les anglophones autant que les immigrants en interaction avec cette majorité. Pour lui, le Canada est un état multinational, ce qui le distingue des États-Unis et le rapproche de plusieurs États européens – comme la Belgique, le Royaume-Uni, l’Espagne ou la Suisse – et le force à trouver des arrangements institutionnels originaux, l’empêchant de développer un sentiment national et un nationalisme aussi unitaire que chez son voisin du Sud et favorisant plutôt l’émergence d’un « nationalism lite ». « Part of living together civilly in a multinational state entails accepting a significant degree of ambiguity when it comes to defining respective national identities » (p. 48). Les arguments à l’appui de son analyse sont nombreux et Resnick prend à témoin autant l’histoire la plus lointaine de la colonisation, qui inscrit le Canada en lieu avec deux mères-patries européennes, que la sociologie de l’État-providence contemporain et la sensibilité politique de la population opposée (en majorité) à la guerre en Irak.
Le Canada et le Québec n’ont pas effectué une rupture révolutionnaire avec les deux mères-patries, mais ils ont plutôt évolué lentement chacun à leur manière et mis du temps à se constituer une identité autonome différente. Le mouvement républicain a échoué dans le Bas et le Haut-Canada au milieu du XIXe siècle, l’auteur accordant cependant peu d’attention à cet échec dans son analyse. Resnick alloue une grande place aux traces laissées par l’histoire dans l’identité et les structures politiques, comme Tocqueville l’avait déjà bien observé. Il cite à l’appui ce mot de Chateaubriand qu’il estime bien s’appliquer au Canada. « Les nations ne jettent pas à l’écart leurs antiques moeurs, comme on se dépouille d’un vieil habit. On peut leur en arracher quelques parties mais il en reste des lambeaux qui forment, avec les nouveaux vêtements, une effroyable bigarrure » (Le Génie du Christianisme, livre 1, chap. 8). S’agissant du Québec, Resnick ne tient pas compte du fait que les premiers Canadiens avaient très tôt tourné le dos à la métropole française, s’alliant avec les nations indiennes, achetant les pelleteries et explorant le continent nord-américain, comme l’ont rappelé récemment la célébration de l’expédition de Lewis et Clark dans l’Ouest américain et la frappe de la pièce métallique du dollar américain sur laquelle figure l’Indienne Sacagewea et son fils à moitié canadien-français, Jean-Baptiste Charbonneau. Les colons canadiens et coureurs des bois de la Nouvelle-France jusqu’aux Québécois ayant contribué à changer l’image de Las Vegas ne jettent-ils pas un peu de plomb dans l’aile à la thèse de Resnick par leur américanité ? En fait, Resnick ne cite que le travail de Joseph Yvon Thériault sur cette question, mais il semble ignorer toute la littérature québécoise et les débats (fort vifs) sur la question. Son livre est trop court sur cet aspect, et il eût été pertinent, par exemple, d’analyser l’hypothèse de Gérard Bouchard d’un divorce – observable de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960 – entre, d’une part les élites canadiennes-françaises orientées vers l’Europe (et la France en particulier) et le haut clergé tourné vers Rome et, de l’autre, le peuple attiré par les États-Unis, que ce soit pour y migrer ou pour en consommer les produits très tôt au XXe siècle. L’examen des numéros de l’Almanach du peuple fait par Jürgen Lusebrinck est très parlant sur ce point.
Le Canada et le Québec se distinguent des États-Unis par un autre trait majeur : la solidarité sociale qui s’exprime dans les programmes sociaux étatiques et la péréquation entre régions du pays, soit un contrat social qui rapproche le Canada contemporain de l’Europe, sans oublier la création d’institutions publiques comme Radio-Canada. De même, Canadiens et Québécois partagent des valeurs qui les rapprochent des Européens. Culture et politique séparent les deux entités d’Amérique du Nord – un aspect qui avait déjà été souligné par S. M. Lipset – et l’accord de libre-échange n’a pas menacé, bien au contraire avance Resnick, l’émergence d’une culture canadienne. Cette analyse rapide mériterait cependant d’être approfondie (et nuancée ?), notamment pour l’examen des pratiques culturelles. La coexistence de la culture québécoise et de la culture canadienne (oui, cette dernière existe, selon Resnick, mais elle est peu connue des Québécois) rapproche, encore une fois, le Canada de l’Europe.
Et le multiculturalisme ? Une question incontournable dans un livre sur l’identité canadienne. La thèse de l’auteur est qu’il existe une voie originale canadienne distincte de celle des États-Unis (« E pluribus Unum »), privilégiant la reconnaissance de la diversité. Il souligne avec raison que la politique canadienne de multiculturalisme a pris naissance dans l’Ouest canadien au moment où des immigrants en provenance de l’Europe de l’Est ont revendiqué, devant la Commission sur le Bilinguisme et le Biculturalisme (Laurendeau-Dunton) au milieu des années 1960, qu’on reconnaisse leur apport à la société canadienne au même titre que celui des « groupes fondateurs ». L’ouvrage de Resnick est cependant muet sur l’approche québécoise de la convergence culturelle (maintenant abandonnée) et de l’interculturalisme qui l’a remplacée durant les années 1990. L’auteur tient pour acquis que le multiculturalisme se présente au Québec de la même manière qu’au Canada anglais.
Resnick soulève des questions sur le modèle canadien du multiculturalisme en plaidant pour un dépassement de la rhétorique du respect de la diversité, si souvent présente dans les discours publics. « Maybe, Canadians need to put some water into their multicultural wine and stop celebrating “the gifts of difference” » (p. 61). La diversité n’est pas une fin en soi, souligne-t-il, et il plaide pour une approche plus européenne sur la question. « Canada is not a blank slate to be reinvented with each new immigrant or group of immigrants that arrives at our airports » (p. 61). Pour lui, les valeurs canadiennes sont d’origine européenne et s’inspirent de la tradition politique de l’Europe de l’Ouest et le multiculturalisme ne doit pas remplacer les composantes traditionnelles de l’identité nationale canadienne, et en particulier son caractère multinational. À l’heure où l’Europe se réfère souvent au multiculturalisme canadien – et ce, même dans la France républicaine qui ne manque pas de scruter les avantages et les limites du modèle canadien – n’est-il pas paradoxal de voir un intellectuel de renom plaider pour qu’on n’oublie pas l’Europe dans les débats politiques canadiens ? Citons encore une fois l’auteur. « Nor should multiculturalism become a substitute for sense of history and of the national origins of modern day Canada ; for a sense of our multinational complexity (English-Canadian, Québécois, aboriginal) ; for a civic consciousness in which Ethnic, religious, or racial origin take the second place to the things we share as Canadians ; or for core political values » (p. 62). Un passage pertinent à méditer à l’heure où il est question d’accommodements raisonnables.
Resnick apporte un point de vue original sur l’identité canadienne, qu’il situe en interaction avec l’identité québécoise. Sa perspective sur le Canada et le Québec mériterait d’être mieux connue au Québec même, certes, mais aussi au Canada anglais, où une nouvelle génération d’intellectuels travaille à réinterpréter le Canada anglais comme société globale et, de plus en plus fréquemment, comme nation au sens fort du terme. Resnick a été un pionnier dans cette voie et son dernier livre poursuit une démarche analytique originale.