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L’ouvrage publié en hommage à deux importants chercheurs et professeurs, Serge Courville et Normand Séguin, a comme ligne directrice la collaboration entre chercheurs et l’interdisciplinarité. Si « temps et espace » semblaient aller de soi pour ces deux chercheurs qui ont profondément changé la problématique des études géohistoriques à partir de la fin des années 1970, il en allait tout autrement pour le concept de « modernité » qui a toujours fait l’objet de discussions animées entre les deux hommes à qui l’on rend hommage, d’un côté, et Jean-Claude Robert et Fernand Ouellet, de l’autre. Ainsi, Hubert Watelet analyse de façon détaillée l’ensemble des débats historiographiques autour des notions de « moderne », de « modernité » et de « modernisation ». Dans l’introduction, les directeurs de la publication ont tenu à mettre cette « modernité en perspective » et ils soulignent l’habileté de Courville et Séguin à s’en servir pour parler du changement fondamental qui s’est produit dans la vallée du Saint-Laurent au cours du XIXe siècle.
L’ensemble des textes est d’inégale portée, comme cela est souvent le cas dans les livres appartenant à ce genre d’entreprise. Certains dressent des bilans, d’autres présentent des études dans des secteurs de recherche chers à Courville et Séguin. Si, par exemple, Serge Cantin traite du paradoxe de la modernité à partir de certains auteurs, dont l’incontournable Fernand Dumont, les autres auteurs qu’il retient sont peu connus, en Europe, limitant ainsi le nombre de lecteurs, dont je suis, pouvant apprécier leur apport. Georges Benko de son côté confronte les notions de modernité et de postmodernité. Mais dès 1990, c’est-à-dire juste avant la fin de la Guerre froide et avant l’avènement de la « révolution » de l’informatique, plusieurs scientifiques avaient soutenu que ces notions n’étaient pas antinomiques et que le postmodernisme était la dernière phase de la période dite moderne. Les textes de Brian S. Osborne et d’Alain Croix reprennent les mêmes thèmes et les auteurs expliquent les divers sens de « modernité », mais, comme les autres, il se perdent dans ce cauchemar terminologique et ses exemples pratiques.
Les textes réunis traitent de sujets tels que la famille (Jean-Philippe Garneau, Nancy Christie, Ollivier Hubert, Danielle Gauvreau, Richard Marcoux, Marie-Ève Harton et Charles Fleury), le développement de communautés en Europe, en Asie et en Amérique du Nord (Douglas McCalla, Johanne Daigle, Luigi Lorenzetti, Paul Servais, Pierre Lanthier et Jean-Marie Yante), les associations en France et au Québec (Alan R. H. Baker, Darin Kinsey, Pierre Richard, Martin Petitclerc, Patricia Toucas-Truye et Lucia Ferretti), l’essor de l’État en France (Stéphane Castonguay, Yann Lagadec, Philippe Hamon, Jean Le Bihan, Diane Gervais et Serge Lusignan) ainsi que des Églises chrétiennes au Canada et ailleurs dans le monde (Michel Gauvreau, Gilles Routhier, Claude Prudhomme et Bernard Delpal). Enfin, certains évaluent le concept de modernité à partir de récits de voyage au Canada entre 1791 et 1829 (Jacques-Guy Petit), ou encore des naufrages dans le golfe du Saint-Laurent entre 1860 et 1900.
Le grand nombre de textes met en lumière non seulement les divers terrains de recherche touchés par Courville et Séguin et l’important réseau de collègues et d’amis qu’ils ont su bâtir au fil des ans, mais ils illustrent aussi la complexité de concepts polysémiques – telle que « modernité » – qui sont souvent utilisés en sciences humaines. Le choix des mots, notamment dans le titre d’un ouvrage, n’est pas anodin. Par exemple, en date du 24 février 2010, on trouve, sur le seul site d’Amazon.ca, 519 783 ouvrages qui contiennent le mot « moderne » dans leur titre ! Dans l’ouvrage qui nous concerne, aurait-on dû définir au préalable ce que l’on entendait par « modernité » ? Aurait-on eu avantage à tenir compte non seulement de la contribution de Courville et Séguin, mais aussi des années de publication de leurs travaux ? Qu’entendait-on par « moderne » dans les années 1960, 1970 et 1980 ? Pourquoi la génération des Ouellet ou des Wallot avait-elle une vision de la modernité autre que celle de Courville et Séguin ou, encore, différente de celle qu’on a aujourd’hui ? Ceci dit, ce recueil en hommage à deux grands chercheurs québécois soulève un questionnement épistémologique fondamental et il a le mérite de réunir un grand nombre de chercheurs de disciplines et de divers pays qui ont côtoyé, au fil des ans, le géographe Serge Courville et l’historien Normand Séguin.