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L’ouvrage rassemble dix études de chercheurs établis et de jeunes chercheurs spécialistes de la littérature québécoise. Il constitue le premier volume d’un diptyque consacré à la narrativité contemporaine au Québec. Les études abordent tous les grands genres littéraires à l’exception du théâtre (auquel sera consacré le second volume du diptyque), dont elles dressent un « portrait global et transversal à partir des modulations du narratif dans les textes » (p. 7). L’objectif est triple : décrire les modes d’agencement du récit dans les genres narratifs (romans, récits, nouvelles) ; décrire les modes d’intégration du narratif dans les genres non narratifs (poésie, essai) et dans le recueil littéraire ; faire une mise au point théorique sur la narrativité contemporaine et ses enjeux spécifiques. Les articles se penchent sur un ensemble de textes contemporains représentatif d’un genre ou d’une configuration narrative et proposent un panorama théorique sur une question précise. Sont ainsi abordés le recueil littéraire – poèmes, nouvelles, essais – (René Audet et Thierry Bissonnette), le roman au féminin (Sylvie Bérard) et le roman « tout court » (Anne-Marie Clément ; Robert Dion), le récit (France Fortier et Andrée Mercier), la poésie (Thierry Bissonnette et Luc Bonenfant), l’essai (Pascal Riendeau). Deux études portent, de façon plus restreinte mais non moins consistante, sur l’oeuvre d’un auteur : les romans les plus récents de Réjean Ducharme pour l’une (Élisabeth Haghebaert) et les nouvelles de Diane-Monique Daviau pour l’autre (Michel Lord). Le dernier article (Denis Sauvé) propose un parcours théorique à partir de deux nouvelles : l’une de Gaétan Brulotte, l’autre d’André Brochu ; il est le seul à s’écarter du panorama littéraire tout en proposant un panorama théorique conséquent.
L’ouvrage présente ainsi une approche transversale qui englobe véritablement la production littéraire québécoise contemporaine à partir d’une narrativité traversière (elle franchit et déplace les frontières génériques) en mutation. La carte littéraire qui en résulte permet effectivement d’avoir une vue d’ensemble, qui a l’avantage de prendre en considération les oeuvres d’auteurs établis (Marie-Claire Blais, Jacques Brault, Nicole Brossard, Carle Coppens, Diane-Monique Daviau, Normand de Bellefeuille, Réjean Ducharme, Suzanne Jacob, Marco Micone, Jacques Poulin, Yvon Rivard, Régine Robin, Élise Turcotte, Élisabeth Vonarburg, Pierre Yergeau) comme celles d’auteurs moins connus mais non moins représentatifs. L’éventail est trop large pour qu’il soit possible de citer tous les auteurs à l’étude, ce que la liste indicative donnée ci-dessus montre déjà assez bien.
Dans ce vaste panorama, le genre de la poésie est moins bien représenté que les autres : seule une étude de Thierry Bissonnette et Luc Bonenfant sur la narrativité et le prosaïsme dans la poésie québécoise récente lui est exclusivement consacrée, à quoi s’ajoute l’analyse de la narrativité des recueils poétiques qui constitue une partie de l’article de René Audet et Thierry Bissonnette sur le recueil littéraire. Ces études ne permettent pas d’avoir sur la poésie une vue aussi large que celles qu’on a du recueil, de l’essai, du roman, du récit et de la nouvelle. Cette relative faiblesse ne tient pas aux articles, fort pertinents, mais à l’absence de recoupements avec d’autres articles du volume, recoupements qui donneraient une vision plus large et démultipliée de la question.
D’un point de vue théorique, l’approche adoptée est essentiellement poétique. La description des modes de composition, d’agencement, d’assemblage, d’insertion, d’ordonnancement et d’énonciation propres au récit et à la narrativité constitue le dénominateur commun des études de ce volume. L’examen des structures formelles est privilégié par la plupart des auteurs qui font bien ressortir les enjeux narratifs liés à la composition du récit et aux modes d’enchaînement des éléments narratifs et non narratifs du discours.
En ce qui concerne les genres narratifs, ce qui ressort le plus est le « détachement de la narrativité par rapport à la conception canonique du récit (centré sur une configuration forte, sur une intrigue structurante) » (p. 13). Sylvie Bérard examine ainsi les diverses formes d’orchestration de voix dans des romans au féminin qui morcellent et complexifient l’unité du récit. Anne-Marie Clément aborde la discontinuité romanesque, qui remet en question le récit téléologique. Cela recoupe l’intérêt de Michel Lord pour la fragmentation dans les nouvelles de Diane-Monique Daviau, qui privilégient le « descriptif narrativisé » à la résolution totalisante. Denis Sauvé montre, de son côté, que la nouvelle canonique, censée aller droit au « but » sans détours ni longueurs, repose sur un modèle narratif totalisant et centralisé que certaines nouvelles déjouent sciemment. France Fortier et Andrée Mercier, pour leur part, s’intéressent à la « logique du sensible » (p. 181) qui, dans les récits minimalistes, supplante la logique de l’action caractéristique du récit téléologique, dont la condition première est le changement. À toutes ces formes de morcellement et de détachement qui transforment le récit de l’intérieur correspondent le jeu avec les modalités et les genres non narratifs dans le roman. Élisabeth Haghebaert caractérise ainsi la narrativité des récents Ducharme de « logodynamique », c’est-à-dire mobilisée avant tout par les discours (plutôt que par les événements). Robert Dion, enfin, examine les « aspects non narratifs du roman québécois des décennies 1980-1990 » (p. 137) et fait ressortir les tensions « entre narratif et discursif, récit et argumentation, énoncés fictionnels ou feints et énoncés à visée de vérité » (p. 138).
Alors que la narrativité contemporaine tend à disjoindre, à déplacer, à déjouer ou à mettre en tension le modèle du récit hérité d’Aristote (que l’on s’étonne d’ailleurs de ne voir cité nulle part), redessinant par là même ses frontières et ses critères définitoires, elle investit des genres non narratifs (poésie, essai) ou même un mode d’assemblage protéiforme, celui du recueil. Pour René Audet et Thierry Bissonnette, le recueil littéraire est considéré comme « une variante formelle de la péripétie » (p. 15) dont les divers modes d’assemblage relèvent de la narrativité. Thierry Bissonnette et Luc Bonenfant s’intéressent à la « contamination narrative de la poésie » (p. 85) et à « l’inclusion du prosaïque dans des poèmes en vers » (p. 101), pratiques dans lesquelles ils décèlent une « volonté d’hybridation qui dépasse la simple superposition générique » (p. 102). Pascal Riendeau observe le même phénomène d’inclusion du narratif dans l’essai, inclusion qu’il ne pense pas en termes de contamination ou d’hybridation mais plutôt en termes de complémentarité qui demande chaque fois à être redéfinie et qui contribue à la transformation de ce genre polymorphe qu’est l’essai.
Qu’elles portent sur les genres narratifs ou autres, toutes ces études font ressortir un deuxième trait contemporain relatif aux genres dont les frontières fluctuent et qui se combinent avec d’autres genres, les modifient, instaurent une tension intergénérique, voire une hybridation. La narrativité est véritablement transgénérique, ce que les études montrent bien de façon globale sans perdre de vue la spécificité de chaque cas ni les enjeux liés aux transformations et aux transferts génériques, qui requièrent des critères définitoires bien établis (que chaque auteur met au clair) permettant de saisir dans un essai, un recueil ou un poème, la narrativité à l’oeuvre.
Le parti pris d’une approche poétique empêche les auteurs d’approfondir leurs analyses, qui s’en tiennent en général à la description des structures formelles et de leurs enjeux narratifs. Ces analyses ne sont pas suffisamment relayées au-delà de la description : le sens du récit et son frayage discursif (avec les imaginaires et l’interdiscursivité que cela implique) sont assez peu pris en compte dans l’ensemble. Cette réserve ne concerne pas la pertinence de l’approche poétique, qui est parfaitement justifiée : tous les articles montrent bien en quoi la narrativité est en jeu dans les différents modes de composition et d’agencement étudiés. L’approche critique proposée est donc juste mais limitée, d’autant plus que la vision panoramique ne permet pas aux auteurs de pousser les analyses aussi loin qu’on le souhaiterait. Il reste que le panorama est suffisamment vaste et représentatif pour justifier les choix méthodologiques, avec les restrictions qu’ils impliquent, de ce volume, dont les bases théoriques sont clairement posées et mises en oeuvre. La littérature et ses enjeux narratifs atteint donc son objectif, qui est de présenter un panorama représentatif de la littérature québécoise contemporaine et des théories du récit. En outre, la grande force de ce recueil consiste dans l’approche transversale de la narrativité, qui décloisonne les études littéraires de façon intéressante. Dans l’ensemble, l’ouvrage propose un parcours étendu et rigoureux ; il constitue une référence solide pour celles et ceux qui s’intéressent à la narrativité contemporaine et à la littérature québécoise.