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Ces deux volumes découlent de l’effort de recherche et de réflexion que Yvan Lamonde a déployé pour rédiger sa synthèse d’histoire intellectuelle intitulée Histoire sociale des idées au Québec, 1760-1896 (Fides, 2000). Le volume Allégeances... réunit des textes déjà parus comme articles de revue ou parties de volume. L’auteur fait ressortir successivement par chapitre l’influence des États-Unis, de la France, de l’Angleterre et du Vatican sur le milieu intellectuel francophone, et ce sur une longue période, soit de 1760 à nos jours. De ces quatre héritages, il tire l’équation : Q = – F + GB + USA – Rome, à laquelle il ajoute en conclusion C pour tenir compte (tardivement) de la composante canadienne de l’identité québécoise. Il tente d’unifier le tout autour de la notion d’ambivalence, les Franco-Québécois ayant une longue histoire de division tant sur le plan intellectuel que politique. Cette tendance s’est notamment perpétuée de nos jours dans leur incertitude à trouver une solution à leur avenir politique. Il y a donc chez l’auteur une propension à considérer comme anormales des divisions politiques et idéologiques alors que c’est plutôt le contraire qui serait stérile et maladif pour une société. À sa décharge, il faut dire qu’il réagit à juste titre contre une interprétation de l’histoire du Canada français, qui a encore largement cours voulant que son passé se soit déroulé sous le signe d’une grande unanimité idéologique avant la Révolution tranquille. Et à ce compte, il fait partie de la tendance historiographique née dans les années 1970 que Ronald Rudin a caractérisée de courant « révisionniste ».

Dans Trajectoires de l’histoire du Québec, texte d’une conférence prononcée au Musée de la civilisation du Québec, Lamonde reprend ici encore à grands traits des éléments de son Histoire sociale des idées au Québec, insistant sur la présence d’une forte tradition libérale au Québec sachant « conjuguer démocratie et liberté » et relevant l’ambivalence des francophones entre le nationalisme politique qui mise sur les valeurs libérales et le nationalisme culturel qui n’ambitionne qu’à préserver la langue et la culture canadiennes-françaises. Il estime que la première tendance s’est affirmée jusqu’en 1870, mais que la deuxième a dominé de 1870 à 1950.

Comme nous le mentionnions, les deux ouvrages dont nous faisons le compte rendu découlent de sa synthèse d’histoire intellectuelle, un ouvrage substantiel (572 pages) auquel il faut se référer pour comprendre sa démarche. Il s’agit d’un travail de recherche très bien documenté où l’auteur a notamment dépouillé un nombre considérable de revues et journaux. C’est la dimension la plus neuve de sa recherche. Les intellectuels et les politiciens dont il analyse la pensée sont assez bien connus, mais l’érudition de l’auteur rend l’ouvrage particulièrement solide. Il deviendra sans doute le volume de synthèse par excellence sur l’histoire des idées au XIXe siècle.

Quant à l’interprétation, Lamonde se distingue des travaux de Fernand Ouellet qui ne voyait dans le Parti canadien et le Parti patriote qu’une tendance nationaliste rétrograde. Au contraire, de la même manière que Jean-Paul Bernard, Jean-Pierre Wallot, Allan Greer et L.-G. Harvey, il considère ce mouvement qui va conduire aux Rébellions comme une volonté de contrôle démocratique et une adhésion aux valeurs libérales, à l’instar (une originalité de l’ouvrage) des expériences d’émancipation d’autres collectivités nationales à la même époque (Grèce, Pologne, Belgique, Irlande et autres). Les Patriotes bien informés de ces luttes se réclamaient aussi du principe libéral de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Comme Lamonde le fait remarquer, la liberté du peuple se conjugue pour eux avec la liberté des peuples.

Pour la seconde moitié du XIXe siècle, il réfute la thèse de l’effacement du courant libéral de la pensée canadienne-française comme on l’a longtemps affirmée. C’est cette opinion qui se retrouve par exemple dans Genèse de la société québécoise (Boréal, 1993) de Fernand Dumont pour qui le Québec s’enfonce dans « l’hiver de la survivance » où le conservatisme clérical occupe tout l’espace intellectuel jusqu’aux années cinquante. L’interprétation est reprise par Gérard Bouchard dans un ouvrage récent, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (Boréal, 2000), selon qui la faillite des Rébellions a plongé l’imaginaire collectif des francophones jusqu’à la Seconde Guerre mondiale dans le « paradigme de la survivance », ses élites valorisant la vie rurale, la religion catholique, la langue et les vieilles traditions françaises. Lamonde ne partage pas ce point de vue montrant que le libéralisme est loin d’être mort avec l’échec des libéraux radicaux (l’auteur aurait pu davantage mettre en relief la disgrâce dans laquelle le républicanisme est tombé à cause de la Guerre civile américaine). Une tradition libérale modérée s’est affirmée dans le domaine politique, incarnée par des figures de proue comme Louis-Hippolyte Lafontaine, Georges-Étienne Cartier et Wilfrid Laurier chez qui les libertés britanniques (l’obtention du parlementarisme en 1791 et du gouvernement responsable en 1848) répondent aux volontés démocratiques du peuple et assurent l’avenir du Canada français. C’est un courant qui est loin d’être marginal puisque toute la presse politique des partis conservateur et libéral au XIXe siècle est imprégnée de cette vision. Ainsi, pour Laurier reprenant les propos d’Hector Fabre, « si la France a donné au Canada français son existence, c’est la Grande-Bretagne qui lui a donné sa liberté ». Ce courant fait assurément contrepoids à l’influence cléricale (loi et procès pour « influence indue », interventions de Mgrs Conroy en 1877 et Merry del Val en 1897) et à son projet de société tout en permettant une alliance avec les milieux politiques anglophones. Ce dernier élément est très peu mis en relief par l’auteur au point où ses trois ouvrages peuvent donner l’impression que le Québec ne fait pas partie du Canada.

Dans les deux volumes qui font l’objet de ce compte rendu, Lamonde étend timidement son étude des idées au XXe siècle, période à laquelle il projette de consacrer un second tome de sa synthèse d’histoire intellectuelle. Mais sa connaissance très fragmentaire de la période qui va du début du siècle à la Révolution tranquille se manifeste à plusieurs égards. À son avis, l’influence française deviendrait alors prédominante tant en politique que dans les milieux intellectuels alors que le courant britannique s’effacerait avec la montée du nationalisme de Henri Bourassa. Les élites s’appliqueraient à dénoncer le matérialisme étatsunien et à faire valoir le rôle providentiel des Canadiens français en Amérique du Nord. On assisterait ainsi au triomphe du conservatisme sur l’héritage libéral qui connaîtrait finalement un nouveau souffle uniquement après la Deuxième Guerre avec Cité libre et la génération d’intellectuels antiduplessistes. La Révolution tranquille viendrait concrétiser l’ouverture des Franco-Québécois à la modernité.

Nous ne partageons pas cette vision. Le libéralisme, loin de s’affaiblir au tournant du siècle, connaît une nouvelle vigueur avec l’industrialisation qui génère de nouveaux lieux d’expression des valeurs libérales. L’admiration des institutions britanniques est toujours aussi présente chez les hommes politiques, notamment à travers le Parti libéral qui domine sans partage la vie politique au Québec. Rappelons que Laurier occupe le premier plan dans le paysage politique jusqu’en 1911 et que c’est au nom des libertés britanniques que Henri Bourassa remet en question la participation aux guerres impériales. De plus, le courant libéral peut compter sur l’expansion d’une bourgeoisie d’affaires francophone, présente dans la petite et moyenne entreprise et défendant ses intérêts par l’entremise des chambres de commerce qui sont assez nombreuses pour se fédérer en 1909. Comme l’a montré fort éloquemment Fernande Roy, la Chambre de commerce du district de Montréal fondée par des francophones dès 1886-1887 élabore un discours qui valorise le progrès économique, la liberté individuelle, la propriété privée, le système démocratique et la séparation de l’Église et de l’État. Cette nouvelle classe sociale a des idées précises sur son orientation et jouit d’une influence majeure sur le législateur québécois qui se montre ouvert au développement industriel et à la venue de capitaux étatsuniens (gouvernements Gouin et Taschereau).

Les milieux d’affaires et politiques, qui sont en symbiose quant à l’avenir du Québec, ont à leur disposition pour défendre leurs intérêts et diffuser leur pensée, outre les traditionnels journaux politiques, les quotidiens à grand tirage (La Presse, La Patrie, Le Soleil) de facture très moderne qui rejoignent un public lecteur considérable. Recrutant leurs lecteurs aussi bien parmi les élites qu’en milieu populaire, ces trois quotidiens vendent en moyenne près de 100 000 copies en 1910, 217 000 en 1920 (Audit Bureau of Circulation). Ouverts à la modernité et au progrès industriel, ils saluent avec bonheur les investissements étatsuniens (voir les travaux de Yves Roby et Claude Couture). On est loin de la dénonciation du matérialisme américain, opinion qui est plutôt l’apanage des intellectuels clérico-conservateurs et de journaux comme Le Devoir et L’Action catholique de Québec, nés précisément pour faire contrepoids à la presse libérale dont l’épiscopat craint l’influence pernicieuse auprès des masses.

En outre, l’influence américaine se fait sentir de façon beaucoup plus marquée dans la classe ouvrière francophone grâce aux journaux cités plus haut et notamment grâce à l’expansion des syndicats internationaux qui comptent environ 55 000 membres au Québec en 1921, dont les trois quarts sont francophones. Leurs leaders ont un discours qui « afflue au niveau de la conscience et de l’aveu », préconisant un programme réformiste de nature social-démocrate, inspiré du travaillisme britannique. Tout en apportant leur soutien aux institutions démocratiques, ils prônent un élargissement du rôle de l’État (nationalisation, programmes sociaux) et, en particulier, une réforme de l’éducation. Leur pensée est diffusée par leurs nombreuses instances au Québec et notamment par leur journal, Le Monde Ouvrier, fondé en 1916. C’est une variante du libéralisme que Lamonde ne devrait pas ignorer dans le prochain tome de son histoire intellectuelle du Québec.

Enfin, il est une dernière considération qui vise à marquer les limites de l’histoire intellectuelle. Au Québec, ce courant a connu une expansion formidable chez les historiens depuis les années 1970, ayant donné lieu à un nombre considérable de mémoires, de thèses et de volumes sur les idéologies. Mais les analyses de journaux, de revues et d’intellectuels ont porté largement sur le courant conservateur (on ne compte plus les travaux sur Le Devoir ou Lionel Groulx), laissant dans l’ombre la presse libérale et la pensée qui anime les politiciens. En conséquence, la mémoire collective a toujours du mal à sortir du prisme de la « grande noirceur » jusqu’à la Révolution tranquille. Par ailleurs, il ne faut pas surestimer l’influence de ceux qui s’expriment par écrit sur l’évolution de la société franco-québécoise (un travers qui frappe souvent les intellectuels que nous sommes). Les intellectuels ne sont pas les seuls à façonner son héritage et son identité. Hier comme aujourd’hui, d’autres milieux portés vers l’action plutôt que la réflexion influencent singulièrement son parcours. Je pense au milieu des affaires qu’on connaît encore bien mal et aux hommes politiques dont l’étude est victime du repli de l’histoire politique. L’historiographie québécoise souffre du mal du discours et de l’imaginaire et d’un éloignement de l’action et du réel.